Le Cordonnier d'Aubusson - Jacques Jung - E-Book

Le Cordonnier d'Aubusson E-Book

Jacques Jung

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Beschreibung

Et si Louis Ducral ne s'était pas suicidé ?

Louis Ducral, un cordonnier, est retrouvé dans son échoppe à Aubusson, une baïonnette plantée dans le thorax. Alors que les premières constatations se dirigent vers un suicide, l’inspecteur Castellon se souvient avoir croisé la victime dans l’affaire Maxime Ténégrier, une précédente enquête restée non élucidée et qui n’a pas cessé de l’obséder. C’est accompagné d’une jeune stagiaire qu’il retournera dans la Creuse, persuadé que les deux meurtres sont liés. Avec sa fraîcheur et sa vivacité, la jeune fille va bousculer les certitudes du policier aguerri et réussira à imposer sa place dans un monde machiste. L’action se déroule à la fin des Trente Glorieuses en ces années pompidoliennes marquées notamment par le cessez-le-feu au Vietnam, et en France par le combat des féministes pour le droit à l’avortement.

Suivez pas à pas l'enquête d'un duo détonant : l'inspecteur Castellon et sa jeune stagiaire, et plongez au coeur de l'époque des Trente Glorieuses !

EXTRAIT

— Oh là là ! ils sont distingués chez toi ! Pourquoi se servir d’un vulgaire pistolet quand on peut utiliser une baïonnette ? Bon, sérieusement, Larapine est un freluquet d’un mètre soixante, cinquante kilos tout mouillé. Il est aussi impressionnant qu’un vermicelle. Il aurait choisi un autre moyen. Un mousquet ! Alors ça… – rire –, on aura tout vu !
— Oui, eh bien, ton gringalet a quand même menacé la victime, on va le cuisiner.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Jacques Jung est retraité d’une carrière dans la fonction publique au service de la défense du consommateur, il a également exercé les activités de correspondant de presse et de chroniqueur radio. L’auteur a déjà publié un roman historique La Brême d’Or sur l’histoire tourmentée d’une famille en Moselle. Ce roman figurait dans la première sélection du Goncourt lorrain 2013 (prix Erckmann-Chatrian). Il vit à Saint-Gély-du-Fesc (34).

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AVERTISSEMENT

Ce roman est une pure fiction, le crime ainsi que l’enquête policière qui y sont relatés n’ont jamais existé et toute ressemblance avec la réalité ou avec des personnes vivantes ou ayant vécu serait pure coïncidence et totalement fortuite.

Il n’existe aucun lien entre les lieux et les événements décrits.

LUNDI 19 FÉVRIER 1973

Ginette, la blonde secrétaire, pénétra dans le bureau des inspecteurs, la corbeille du courrier à la main :

— Un pli pour toi, Diégo.

L’inspecteur Diégo Castellon n’y prêta pas attention, plongé dans la rédaction d’un rapport destiné au ministère, une corvée qu’il avait hâte d’achever. Il n’ouvrit l’enveloppe qu’en fin de matinée. Une lettre du parquet de Guéret accompagnait un dossier constitué de pièces agrafées. Il parcourut rapidement le premier feuillet, fronça les sourcils et regretta de ne pas s’y être intéressé plus tôt. L’affaire Maxime Ténégrier, vieille de trois ans, ressurgit dans sa mémoire, avec la spontanéité des choses qui demeurent en vous parce qu’elles conservent une part d’ombre. Le commissaire principal Edgar Pignocheur avait noté au crayon à papier, en haut à droite, l’immuable « Castellon, m’en parler SVP », qui laissait présager les ennuis à venir.

Le procureur indiquait que Louis Ducral, un cordonnier âgé de 48 ans, avait été retrouvé mort, affalé sur une chaise, dans son échoppe à Aubusson, une arme tranchante, type baïonnette ancienne, plantée dans le thorax. Le rapport de police concluait à un suicide. Ce Louis Ducral, l’inspecteur le connaissait, il l’avait croisé dans l’affaire Ténégrier, un paysan assassiné dans un bois, dont la femme avait été fiancée à Louis Ducral, à son tour retrouvé mort aujourd’hui. Comment s’appelait-elle déjà ? Sophie, Sophie Ténégrier. Elle avait plaqué Ducral vingt ans auparavant, pour épouser Maxime Ténégrier. L’affaire restait non élucidée. À l’époque, Castellon avait écarté la culpabilité du cordonnier, considérant qu’après tant d’années le mobile de la jalousie était insuffisant. Ce nouveau crime serait-il un acte de vengeance lié au premier meurtre ?

Castellon consulta les photos. Le corps était derrière le comptoir, avachi sur une chaise, l’arme enserrée dans la main droite, plantée bien à la verticale en plein cœur. Une large flaque de sang inondait le sol. La boutique était assez fréquentée et les enquêteurs avaient renoncé au relevé d’empreintes. Émilie Frisch, la dernière cliente, avait vu Ducral en vie le samedi 17 février vers 17 h - 17 h 30, et c’est un policier venu récupérer ses chaussures qui avait découvert le corps à 18 h 50. Rien ne semblait avoir été déplacé, aucun tiroir n’avait été ouvert. Le rapport d’autopsie concluait à un décès instantané.

S’agissait-il d’un suicide ? Le procureur avait noté en marge « On ne se suicide pas avec une baïonnette » et demandait un complément d’information. Pour Castellon, aucun doute, les deux affaires n’en faisaient qu’une. Il allait pouvoir reprendre l’enquête du meurtre du paysan qui n’avait jamais cessé de l’obséder, car laisser l’assassin en liberté lui était insupportable. Son précédent chef, le commissaire Peuleux, lui avait interdit de le faire, quitte à laisser un crime impuni : il craignait que des vagues ne nuisent à sa carrière. Ce dossier, l’inspecteur l’avait posé sur l’étagère à droite de son bureau, il ne l’avait pas ouvert depuis longtemps, mais son regard s’y accrochait souvent. Aujourd’hui, Peuleux était divisionnaire à Nantes. Son successeur, le commissaire principal Edgar Pignocheur, était un grand type froid et maigre au front dégarni, aux joues creuses et au regard distant derrière de petites lunettes en métal. Il ne souriait jamais. Pour ne pas montrer ses vilaines dents asymétriques, plaisantaient les collègues.

On en savait peu sur Pignocheur. Il arrivait de Périgueux précédé par une mauvaise réputation. La photo posée devant lui le montrait avec deux jeunes garçons, sans doute ses fils, mais il ne parlait jamais de sa vie privée. Dans son bureau, le tintamarre de tic-tac de ses quatre horloges agaçait les visiteurs et leurs sonneries interrompaient sans vergogne les conversations tous les quarts d’heure.

— Entrez, entrez, inspecteur, fit le commissaire en tapant le fourneau de sa pipe dans le creux de sa main. Je voulais vous parler de cette histoire Ducral.

Castellon exposa longuement sa précédente enquête, dont le moindre détail était encore présent dans sa mémoire. Un paysan creusois mort dans un bois, le jeune Réunionnais mis en examen, puis relâché par manque de preuves. Sophie, la femme de la victime, et son amant, Charles Moulin, condamnés par la cour d’assises, puis relaxés après plusieurs mois d’incarcération. Le commissaire écoutait attentivement, tout en bourrant sa pipe et en acquiesçant de la tête. De temps à autre, il levait un regard brun intéressé vers l’inspecteur.

— Et depuis ? fit-il en ramassant de sa main le tabac tombé sur son bureau.

— Rien.

— Rien ?

Diégo se racla la gorge :

— Votre prédécesseur m’avait demandé de ne plus perdre mon temps avec ce dossier, estimant que des tâches plus importantes m’attendaient.

— Eh bien, avec moi, vous allez reprendre l’enquête. Je vais passer un coup de fil à Antonin, mon ami commissaire à Aubusson, pour l’avertir et vous ferez tandem avec Martine Malicette, une stagiaire qui vient d’arriver.

L’inspecteur perdit son sourire. S’encombrer d’une novice ne lui plaisait guère :

— Est-ce vraiment nécessaire ?

— Oui, c’est vraiment nécessaire, on a la responsabilité de sa formation pratique, vous ferez un excellent maître de stage.

— Nous avons les crédits ? C’est dans la Creuse !

— Ne vous tracassez pas pour ça, je m’en occupe. Appelez-moi cette jeune fille, ensuite vous la mettrez au parfum.

L’inspecteur vit poindre avec appréhension la vigoureuse poignée de main du commissaire, dont il connaissait les effets dommageables sur ses phalanges.

Martine avait 21 ans. Elle était assez grande, mince, et ses longs cheveux noirs et souples ondoyaient sur ses épaules. Ses yeux bleus rieurs égayaient son visage aux joues rebondies parsemées de taches de rousseur. Elles ajoutaient, s’il en fallait, une note d’espièglerie à sa frimousse.

Diégo préférait travailler seul, il n’aimait pas davantage voir arriver des femmes dans son métier. Mais rien ne pourrait entamer son ardeur, il allait enfin trouver ce qui n’avait pas marché dans l’enquête Ténégrier, le seul échec de sa carrière. Et il ne l’avait pas encore digéré.

La jeune fille était ravie de commencer enfin un travail concret. À midi, son tuteur lui remit l’énorme dossier Ténégrier, sans lui fournir la moindre explication.

Elle arriva au bureau en début d’après-midi, bien en avance, chargée de deux sacs de voyage pleins à craquer. Elle prit place derrière une petite table placée dans un recoin du couloir où elle pourrait attendre l’inspecteur. Elle commença la lecture du dossier Ténégrier en prenant des notes. Elle avait conservé sa casquette, dans laquelle elle avait enfoui sa chevelure, et portait un ample pull mauve sur une longue jupe à fleurs de style hippie.

Soudain, la porte s’ouvrit : Castellon apparut au fond du couloir, une valise en fer à la main droite et une sacoche en similicuir noir pendue à l’épaule gauche. Elle se leva d’un bond pour se précipiter sur ses talons. Il scruta ironiquement la jupe de la jeune fille qui descendait jusqu’à ses pieds.

— Seriez-vous chargée de balayer le sol ?

Martine ne répondit rien, elle enfila son maxi-manteau de couleur rouille et suivit la canadienne noire et la casquette à carreaux de Castellon.

En voyant l’Alpine coupé GT 4 places bleue, un modèle de 1966 acheté d’occasion, elle s’extasia :

— Ouaouh ! La classe !

La remarque irrita l’inspecteur car elle faisait écho à l’appréciation que le commissaire Peuleux avait cru bon de mentionner dans sa notation annuelle : « Utilise un véhicule tape-à-l’œil non adapté à la fonction d’enquêteur. »

Ils placèrent leurs valises dans le coffre situé à l’avant du véhicule et prirent la route, par un temps gris et froid.

Après quelques kilomètres dans un silence de plomb, Diégo mit les choses au point :

— Je vous avertis, vous n’êtes pas la bienvenue, vous êtes dans cette voiture parce que le commissaire me l’a imposé. Alors, restez à votre place, n’intervenez pas pendant les interrogatoires, contentez-vous de prendre des notes, un point c’est tout. Compris ?

— Compris. Je ferai bien comme vous dites, je porterai votre sacoche et je vous tendrai même le stylo. C’est bien ça, le chef devant et, derrière, la godiche de service, termina la stagiaire avec un grand sourire.

Ce trait d’humour détendit l’ambiance. Diégo ne s’attendait pas à cette répartie, cela ne lui déplaisait pas que la petite ait du caractère. C’était bon signe pour exercer dans ce métier où il ne faut pas se laisser impressionner. Il enchaîna :

— Vous venez d’où ?

— Je suis creusoise, de La Souterraine, mon père est coiffeur. J’ai fait mes études au lycée de filles à Guéret jusqu’au bac B, puis deux ans de psycho à la fac de lettres à Clermont. J’ai rencontré mon copain qui faisait Sup de Co. Lorsqu’on s’est quittés, j’ai passé le concours de la police.

— Et maintenant, un nouveau fiancé ?

— Non, je veux d’abord être titularisée.

— Je vois, vous faites partie de cette nouvelle génération de filles qui privilégient leur carrière.

— Comme vous, les hommes.

— Ça ne m’a pas réussi. Ma femme a divorcé à cause de mes absences, du travail de nuit, des dimanches et du reste. J’vous dis ça pour que vous sachiez bien où vous mettez les pieds.

— Et si j’épouse un flic ?

— Ce sera pire, vous ne serez jamais ensemble !

Le silence s’installa ; la jeune fille aurait bien continué à bavarder, mais Diégo n’était pas d’humeur à raconter sa vie. Elle n’osa pas le contrarier et fredonna l’air de San Francisco, ce qui agaça le chauffeur qui le lui fit comprendre par des regards appuyés et noirs.

— Je peux quand même vous parler du dossier ? osa Martine, la gorge un peu nouée. On est en voiture, on ne peut pas faire grand-chose d’autre, alors autant en profiter, non ?

Bien que se sentant un peu bousculé, Diégo reconnaissait qu’elle avait raison, un regard neuf sur l’affaire Ténégrier ne pouvait avoir que des avantages. Alors, pourquoi ne pas commencer tout de suite ?

— Bon, je vous écoute. Qu’est-ce que vous en pensez ?

— Je ne comprends pas pourquoi vous n’avez pas continué à enquêter sur André Roure, le Réunionnais. Il n’y avait pas de preuves, d’accord, mais son innocence n’était pas prouvée non plus. Il restait même le principal suspect.

— Ce garçon a été déraciné en métropole, il a été maltraité par la famille Ténégrier. Dans un premier temps, il était le principal accusé ; soupçonné d’assassinat, il a été jeté en prison, sans preuves, puis relâché. Je trouvais que ça suffisait. Tout était trop facile, trop rapide, on avait le coupable idéal, celui qui arrangeait tout le monde. Moi, j’ai voulu voir un peu ailleurs.

— Je suis persuadée qu’il est l’assassin. J’en mettrais ma main à couper.

— Vous avez tort ! Les certitudes issues du seul dossier sont dangereuses, aussi accusatrices soient-elles. Vous devez maîtriser et conduire votre enquête, avancer plusieurs hypothèses et chacune vous mènera plus loin.

— Bien, monsieur. Pourquoi allons-nous à Chénérailles alors que le cadavre a été trouvé à Aubusson ? J’en déduis que vous faites un lien entre les deux affaires et que vous pensez que Ducral a été assassiné.

— Exactement, et il habitait à Chénérailles. Nous avons deux chambres réservées à l’hôtel où j’ai l’habitude d’aller ; vous verrez, on y est bien, les repas sont excellents, c’est parfois bruyant, mais ça ne devrait pas trop vous gêner à votre âge.

Diégo gara la voiture sur la place du champ de foire. L’obscurité naissante transformait les marronniers du jardin public en ombres mystérieuses.

Au bar, ils fendirent l’épaisse fumée de cigarette qui stagnait en apesanteur. Des adolescents chevelus chahutaient autour du flipper, dont les ricochets de la boule tintaient sur fond de La Musica de Patrick Juvet au jukebox.

La serveuse Marie-Chantal, une petite femme boulotte que tout le monde appelait Chantou, promenait sa grosse tête et ses yeux globuleux, se tournant tour à tour vers chaque client. La petite quarantaine, elle exhibait un décolleté insolent, riait à marche forcée et distribuait généreusement des tapes dans le dos. Derrière le comptoir, elle servit une mominette à un poivrot à moitié endormi sur ses coudes. Elle chantait en montant la gamme : « do ré mi fa sol la si do », puis en descendant : « gratte-moi la puce que j’ai dans le dos », puis à nouveau en montant : « si tu l’avais fait plus tôt », et enfin en descendant : « elle ne serait pas montée si haut ». Au terme de son récital, elle s’adressa à Diégo :

— Oh ! qu’est-ce que vous êtes bel homme, vous !

— Donnez-nous deux thés à la menthe, s’il vous plaît, fit le policier d’un ton neutre.

— C’est sympa ici, commenta Martine, rieuse, vous avez déjà une touche ! Je comprends mieux pourquoi vous teniez tant à revenir !

Arriva le marchand de bestiaux Charles Moulin, l’ex-amant de Sophie Ténégrier qui avait été condamné avec elle dans la précédente affaire. Après avoir séjourné plusieurs mois en prison, ils avaient été relâchés grâce à un témoignage providentiel.

L’homme salua tout le monde, passa derrière le comptoir comme s’il était chez lui. Engoncé dans un long pardessus des années cinquante, il avait repris l’embonpoint perdu en détention. Il claqua la bise à la patronne, Mme Pham, une petite dame brune de type asiatique. Il sursauta en voyant Castellon, le policier qui l’avait fait condamner, se dirigea vers lui et crâna sur un ton qui se voulait assuré, trahi par une voix éraillée :

— Inspecteur ! Tiens donc, vous êtes de retour, et en charmante compagnie cette fois.

Jaugeant d’un regard curieux la jeune fille, il continua :

— Vous venez arrêter un autre innocent ?

Son bras droit désigna l’ensemble des clients d’un mouvement circulaire :

— Tenez, choisissez quelqu’un au hasard. Lui là-bas devant sa mominette, il ne vous posera pas de problèmes, il est tellement bourré qu’il avouera tout ce que voudrez. Vous trouverez bien un bon motif, avec vos scénarios à la noix.

— Écoutez, mon ami, n’en faites pas trop, vous avez mis fort longtemps pour conforter votre alibi. Votre conversation avec l’Italien dans le bar de Montluçon a bien tardé à vous revenir en mémoire. Alors ne la surjouez pas, si erreur il y a eu, la responsabilité est partagée, c’est quand même vous qui étiez à Montluçon ! Personne ne vous avait vu dans ce bistrot, même pas le patron.

Énervé, Castellon changea de sujet :

— Vous semblez bien connaître les nouveaux patrons de l’hôtel !

— Oui, j’ai fait l’Indochine, comme ce sont des Nhà Quê, on est vite devenus amis. En attendant, pour en revenir à votre erreur judiciaire, parce qu’il s’agit bien d’une erreur judiciaire, il aurait mieux valu m’écouter au lieu de m’arrêter, Louis serait encore en vie. En prison peut-être, mais toujours en vie. Je vous le dis, moi, c’est lui qui a tué Maxime et quelqu’un a vengé ce premier crime. C’est de votre faute ça, mon petit père.

Castellon secoua la tête comme une chaloupe en pleine mer :

— Ça, mon vieux, vous n’en savez rien, on lui aurait peut-être coupé la tête. J’en déduis que vous ne croyez pas à son suicide.

— Ce que je crois ou rien, ça ne fait pas de différence, vous n’en tenez aucun compte. Je vous avais mis sur la bonne piste, et au lieu de m’entendre, vous m’avez foutu en taule !

— Sophie Ténégrier, vous la voyez toujours ?

L’homme se figea un instant avant de répondre un bref et faible :

— Non.

L’une des chambres réservées, très spacieuse, donnait sur la place, l’autre, exiguë, était derrière. Sans hésitation, Diégo opta pour le côté jardin. Martine le remercia pour ce qu’elle considéra comme de la galanterie, alors que l’inspecteur préférait simplement s’éloigner du champ de foire et de ses manifestations bruyantes. Embarrassé, il tourna les talons et lui fixa rendez-vous pour le souper à 19 h 30.

Les murs de sa chambre éblouissaient d’un vif bleu indigo. Le matelas et le sommier étaient exténués. En face du lit, un tableau représentait d’après sa légende une rue de Cholon, le quartier chinois de Saigon, avec un vélo-pousse en premier plan. Le policier alluma le plafonnier qui propagea une lueur blafarde, sortit quelques vêtements de sa valise, ouvrit la porte de l’armoire dont le grincement strident le fit sursauter.

Lorsqu’il redescendit, il resta en arrêt au milieu de l’escalier. Un chapeau conique et un casque colonial pendaient au mur, un endroit étrange pour exposer de tels objets, pensa-t-il.

Il retrouva Martine au bar. Leurs regards s’arrêtèrent sur un individu petit, maigre, au crâne recouvert de rares cheveux poivre et sel assez longs et lissés en arrière qui jouait Jingle Bells à l’harmonica. Il tapait la cadence de son pied droit pour reprendre en boucle le refrain entêtant. Il avait sapé la bonne humeur de Chantou :

— Tu vas pas arrêter de nous casser les oreilles ? Je ne peux plus le supporter, donnez-lui un sou, qu’il s’arrête !

Puis elle se tourna vers les policiers :

— Heureusement que la connerie ne se mesure pas au poids, sinon il n’arriverait plus à la porter !

— Ça vaut aussi pour elle, murmura Martine dans le creux de l’oreille de Diégo qui esquissa un sourire discret et un mouvement de tête affirmatif.

Au restaurant, deux routiers installés à la même table discutaient bruyamment et un voyageur de commerce était absorbé par la lecture de son journal. Deux photographies meublaient l’espace précédemment occupé par la télévision, l’une de la baie d’Halong au Vietnam avec ses jonques et l’autre de la rue Katina de Saigon au début du siècle.

La carte proposait des mets asiatiques mais les policiers choisirent une conventionnelle soupe à l’oignon, suivie de poulet au riz. Diégo détendit l’atmosphère en parlant de l’Espagne d’avant Franco, racontée par ses parents. Lui n’était jamais retourné dans son Andalousie d’origine et il regrettait de ne connaître de ce pays que quelques plages de la Costa Brava où, adolescent, il avait passé des étés en famille. Martine trouvait qu’il avait déjà bien de la chance, elle qui n’était encore jamais partie en vacances, ni sortie de l’Hexagone.

Pour terminer, ils prirent un café au bar. L’établissement s’était doté d’un percolateur, au grand regret de Castellon qui préférait les cafés filtres à l’ancienne servis avant.

MARDI 20 FÉVRIER

Leur petit déjeuner terminé, les policiers sortirent en direction du garage. Survint alors l’un de ces épisodes singuliers dont l’établissement conservait le secret. Un personnage hors du temps les interpella. Il portait une cape, un pantalon gris rayé tenu par une ficelle en guise de ceinture et un chapeau à large bord, façon épouvantail à moineaux.

— Je suis Octavius Roquentin, le rémouleur, il y a un gars là-haut, j’comprends pas ce qu’y veut, y fait des grands signes.

L’harmoniciste de la veille gesticulait derrière une fenêtre du premier étage. Il tournait son index droit dans sa main gauche comme une vrille avant de le faire osciller en l’air vivement de gauche à droite, puis de droite à gauche, telle l’aiguille d’une boussole qui aurait perdu le nord.

— La serrure de sa porte est peut-être bloquée, interpréta Martine qui entra prévenir Mme Pham, suivie par Diégo.

La patronne sortit un passe de la poche de son tablier bleu et se précipita vers la chambre du malheureux client. Elle redescendit, précédant l’homme qui se rua vers les toilettes. Elle s’arrêta au milieu de l’escalier, le souffle coupé par le rire, les larmes aux yeux :

— Il n’arrivait pas à ouvrir sa porte et il avait une envie très pressante ! Je ne comprends pas, la serrure fonctionnait très bien !

— Et la fenêtre ? remarqua Martine. Au lieu de faire le mime, il aurait pu l’ouvrir et s’expliquer calmement !

Le long de la route d’Aubusson, les arbres déployaient leurs bras nus vers le ciel blafard.

Diégo rompit le silence :

— Que pensez-vous de Pompidou ? Il n’arrive pas à la cheville de De Gaulle !

— Ras-le-bol de la droite, j’espère que le Programme commun1 fera gagner la gauche.

— L’union de la gauche avec des communistes au gouvernement et ce clown de Georges Marchais2 qui n’arrêtera pas de bouffonner !

— Il a son franc-parler et dit haut et fort ce que des millions de gens pensent. Il est le seul à remettre ces journalistes corrompus à leur place. C’est plutôt en ce moment qu’il y a une panoplie de clowns au gouvernement.

— Un système comme le communisme où on est obligé de mettre des murs pour empêcher les gens de se sauver est mauvais. Et que pensez-vous de l’invasion de Prague par les Soviétiques3 ?

— Que pensez-vous de la guerre d’Algérie et de celle du Vietnam ? Je suis maoïste, le communisme en Chine n’a rien à voir avec le stalinisme, d’ailleurs les deux pays ne s’entendent pas, une guerre a failli éclater entre eux en 69. En Chine, les femmes et les hommes sont égaux.

— C’est une dictature, le « Grand Bond en avant », la « Révolution culturelle », c’est du pipeau tout ça, le peuple crève de faim.

Après un bref silence, la jeune fille s’amusa :

— Petite, je croyais qu’une fois élus, tous les présidents de la République prenaient automatiquement le nom de De Gaulle parce qu’à l’école on nous avait dit que la France s’appelait la Gaule.

Cette remarque fit rire Diégo ; il pensa qu’enfant, il ne se serait jamais posé ce genre de question.

Ils arrivèrent à Aubusson vers 9 heures. Le commissaire Antonin Lémeri, un type sec, le cheveu brun court, rajusta la veste de son costume trois pièces rayé et les invita à s’asseoir sur deux petits fauteuils face à lui. D’un geste nerveux, il repoussa ses grosses lunettes en écaille, pourtant bien amarrées à des oreilles en feuille de chou. Son bureau était plus encombré qu’une étude de notaire, des dossiers traînaient à même le sol.

Castellon commença, sans cacher son impatience :

— Dites-moi, je n’ai pas vu de relevé d’empreintes dans le rapport, qu’est-ce que ça signifie ?

Le commissaire répondit, sur la défensive :

— Pour quoi faire ? C’est un suicide. Et avec tous les clients qui passaient dans la boutique, ça n’aurait servi à rien.

L’homme ponctuait chaque fin de phrase d’un claquement de langue énervant.

— Vous avez déjà vu un type se suicider en s’asseyant tranquillement sur une chaise pour se planter ensuite tout aussi tranquillement une baïonnette dans le thorax ? Il faut faire ce relevé immédiatement !

— Vous retrouverez d’autres empreintes, notamment les miennes.

— Eh bien bravo ! Vous avez vraiment salopé le travail ! On le fera quand même. Vous avez recherché le reste de l’arme, notamment dans sa voiture ?

— Je m’en occupe avec l’identité judiciaire. Mais, franchement, c’est un suicide ; si on l’avait poignardée, la victime se serait défendue. Le cadavre ne portait aucune trace de blessure ni d’ecchymose.

— Tant que vous y êtes, vous ferez faire une autopsie. Où est le corps ?

— À la chambre funéraire, les pompes funèbres devaient l’emmener demain matin à La Châtre pour l’enterrement. Je vais faire reporter la cérémonie.

Le commissaire décrivit la victime comme un honnête homme sans histoires, très apprécié à Aubusson. Ses clients étaient contents de son travail. Plus jeune, il avait été maréchal-ferrant et bourrelier, mais le jour où les chevaux avaient cessé de travailler dans les fermes et de tirer des carrioles, il s’était retroussé les manches et reconverti, pour créer cette cordonnerie. C’était donc quelqu’un d’actif et de courageux.

Un gardien muni d’un jeu de clés les accompagna sur le lieu du crime, en traînant des pieds.

Dans la petite échoppe sombre située route de Clermont-Ferrand, un froid humide glaça leurs visages et transperça leurs vêtements. Rien ne semblait avoir été déplacé, ce qui confirmait l’absence de bagarre. Seule une tache de sang entourée d’un marquage à la craie blanche sous une chaise témoignait d’une violence passée.

Au fond, une porte pleine s’ouvrait sur un atelier sans fenêtre, où travaillait l’homme. Une ampoule nue poussiéreuse pendait du plafond craquelé. Dans un coin, un matelas était étendu, devant lequel se trouvaient un réchaud, une table et une chaise de camping. Diégo ouvrit la porte d’une armoire métallique qui contenait quelques boîtes de conserve empilées, un bocal de café soluble, une assiette, des couverts et plusieurs bouteilles de vin et d’anisette.

— Qu’en pensez-vous, Martine ? interrogea Diégo en parcourant la pièce du regard.

La stagiaire imita son chef, campée les mains sur la taille, et murmura avec une moue dépitée :

— Ça ne nous apprend rien.

— Logiquement, il aurait dû aller se suicider dans l’atelier, à l’abri des regards.

— Oui, c’est curieux, mais peut-on savoir ce qui se passe dans ces cas-là ? Vous savez, le désespoir, les circonstances conduisent souvent à des décisions irrationnelles.

— Et puis encore une fois, on ne choisit pas une baïonnette pour se la planter dans le thorax. Non, ça ne colle pas !

Castellon hochait la tête, convaincu d’avoir raison. D’un ton autoritaire, il décida de commencer par une enquête de voisinage à Chénérailles.

Un pâle soleil cherchait vainement à percer la voûte laiteuse. Ils ne croisèrent qu’une bétaillère jusqu’à Chénérailles. L’Alpine brinquebalait d’un trou à l’autre de la chaussée dégradée par le gel.

— Nous avons le temps de passer à la gendarmerie, estima l’inspecteur.