Une mallette flotte dans la Creuse - Jacques Jung - E-Book

Une mallette flotte dans la Creuse E-Book

Jacques Jung

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Beschreibung

Janvier 1976, Quai Vaveix à Aubusson, une mallette coincée dans un buisson au bord de la rivière attire l’attention d’Eugène Lecomte. Elle est vide, pas de quoi en faire toute une histoire. Cependant, son supposé propriétaire est introuvable, voilà qui change tout. Peu de temps après, un corps est découvert au fond d’un puits à Chénérailles, s’agit-il du disparu à la mallette ? Entre un détective privé digne de certains polars américains et un obscur expert-comptable aux pratiques douteuses, Martine et Diégo, les fins limiers du commissariat de Guéret, auront bien du mal à s’y retrouver… jusqu’au revers final qui démêlera le sac de noeuds. Les policiers parcourront une campagne creusoise plongée dans un décor hivernal et découvriront au travers de leur enquête les anciennes tailleries de diamants de Felletin, une page du patrimoine historique local.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Aujourd’hui retraité, Jacques Jung a grandi à Chénérailles dans la Creuse. Il a fait une carrière dans la fonction publique avant de devenir correspondant de presse et chroniqueur radio. Après un premier roman historique, Une mallette flotte dans la Creuse est son septième polar ayant pour cadre le département de la Creuse.

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Jacques Jung

Une mallette flotte dans la Creuse

Ce roman est une œuvre de fiction. Les personnages et les événements sont le fruit de l’imagination de l’auteur. Toute ressemblance avec des personnes réelles serait pure coïncidence.

Lundi 5 janvier 1976

Le commissariat de Guéret ronronnait dans une douce quiétude, chacun gérait au mieux ses douloureux lendemains de fêtes. Le silence était parfois interrompu par des bâillements qui s’enchaînaient, comme attirés les uns par les autres. Le principal Diégo Castellon avait passé Noël à Périgueux avec les parents de sa compagne, la greffière Liliane, et le Nouvel An à Clermont-Ferrand avec sa mère, veuve depuis peu.

L’inspectrice Martine Malicette était restée à La Souterraine, alternant les moments avec ses parents et ceux de son copain Jean-Claude, kinésithérapeute.

Son passage dans le couloir en pantalon beige et pull informe, les mains arrimées à un gobelet de café, réveilla Diégo de sa torpeur. Il se redressa sur son fauteuil et lui lança :

— Pour cette année, j’ai une bonne résolution pour toi. Élégance et raffinement.

— C’est vraiment gentil, mais l’éclat de ma jeunesse et mon sourire suffisent à me donner de l’allure. Et pour Nadine, t’as pas de petite résolution ?

La secrétaire, vêtue d’un ensemble corail au décolleté provocant, les lèvres fluorescentes et le regard de velours, se faufilait justement dans les bureaux pour offrir à chacun une bise, un chocolat et les relents de son parfum.

Le commissaire Claude Giraudin, dit Barbu Cendré, portait un costume trois-pièces à la coupe impeccable, gris à motifs prince-de-galles. Les réveillons avec sa femme et ses enfants l’avaient enchanté et le retour à Guéret le replongeait dans la nostalgie de sa Normandie. Ce poste de commissaire en Creuse, « petit département », il ne l’avait accepté que pour gravir un échelon, avec la promesse d’un retour rapide chez lui, à Rouen – un détail qu’il ne cessait de rappeler aux oublieux de la Direction générale. Le préfet, fatigué d’entendre ses jérémiades, lui avait assuré que les vaches creusoises valaient bien les vaches normandes.

Barbu Cendré se devant d’honorer la tradition, il avait chargé Nadine d’organiser l’immuable galette des Rois. Un bon chef cherchait à s’emparer de toute occasion pour maintenir l’esprit d’équipe, c’est-à-dire, selon Martine, obtenir le maximum des agents.

La parenthèse de ce lundi 5 janvier aurait dû s’étirer ainsi jusqu’au soir. La première réunion départementale de l’année se voulait sans ordre du jour pour laisser place à ce moment festif.

Les collègues d’Aubusson firent irruption vers quinze heures. Barbu Cendré perçut au premier coup d’œil les emmerdements à venir sur les traits tirés du visage de son homologue. Antonin Lémery, le mielleux commissaire d’Aubusson, grosses lunettes d’écaille arrimées à des oreilles en feuille de chou, commençait l’année comme il avait terminé la précédente : avec son costume en gros velours kaki qu’il portait du début à la fin de l’hiver.

Les deux plus hauts gradés, toujours assis côte à côte en tête de gondole pour diriger les réunions départementales, faisaient face aux agents, dont le regard amusé naviguait du costume haute couture de l’un à la veste en velours déformée et élimée aux coudes de l’autre. Dans ces assemblées, sous le discours des deux commissaires truffé de formules redondantes et d’autosatisfaction, le visage des agents se décomposait au fur et à mesure du temps qui s’écoulait, le menton tiraillé inexorablement vers le bas par des bâillements réprimés avec peine.

Enfin arrivèrent la conclusion et l’invitation tant attendue à engloutir la galette, lever le coude et laisser libre cours aux blagues et imitations. Jean Extrémis, agent du commissariat d’Aubusson, et Jocelyne, secrétaire, se lancèrent dans la parodie de la prestation télévisée des vœux du président Valéry Giscard d’Estaing et de son épouse Anne-Aymone, devant un feu de bois…

Jocelyne, à la coiffure brune qui ondulait jusqu’aux épaules, montra à la cantonade une feuille de papier représentant le fameux carré blanc censé avertir les parents d’un contenu inapproprié aux enfants. Ces derniers le considéraient quant à eux comme le signal d’un programme à ne pas rater. Jean Extrémis se coula dans une interprétation caricaturale du chef de l’État, accentuant le ton grave et solennel, la raideur monarchique. Il se tourna vers Jocelyne, première dame tout aussi raide et coincée que son époux, qui de sa voix haut perchée et chevrotante articulait avec peine les vœux de bonne année.

Les conversations tournèrent ensuite autour des repas des réveillons et des jouets du père Noël, devant une coupe de mousseux.

Les galettes avalées, les bouteilles de mousseux essorées, les reines et les rois affublés de leur couronne ridicule, tous s’employa à remettre en ordre la salle de réunion. Tous, à l’exception des deux commissaires, qui s’exonéraient de ces tâches ingrates, suivant une sorte de règle non écrite selon laquelle leur temps était trop précieux pour se perdre dans ces basses besognes. Ils se rendirent dans le bureau du chef et refermèrent doucement la porte. Rapidement, Barbu Cendré, de l’embrasure de la porte, héla Martine et Diégo, leur enjoignant de les rejoindre. Étonnés de se voir gratifier de tant de considération, mais heureux d’être dispensés de nettoyage, ils gagnèrent son bureau.

À leur entrée, Antonin Lémery leur jeta un bref coup d’œil et expliqua :

— Mme Ginette Debotte a signalé la disparition de son mari Joseph Debotte, expert-comptable, depuis le matin du 2 janvier alors qu’il se rendait à son bureau.

Barbu Cendré attrapa l’attaché-case posé sur l’étagère derrière lui et le déposa sur son bureau. L’objet de couleur marron passé était poisseux et endommagé sur un coin.

Les inspecteurs fixèrent la chose, incrédules.

Le commissaire Lémery poursuivit :

— Aujourd’hui, vers midi, alors qu’il rentrait chez lui à pied pour déjeuner, Eugène Lecomte, un comptable de chez Debotte, aperçoit quai Vaveix à Aubusson cette mallette dans la rivière, coincée par un taillis. Il pense reconnaître celle de son patron disparu depuis plusieurs jours. Il passe alors sur l’autre rive par le pont de la Terrade pour la récupérer, et avertit ensuite Mme Debotte par téléphone.

— Le porte-document était fermé, l’épouse l’a ouvert avec le double des clés que son mari conservait dans son bureau. Il était vide, précisa Barbu Cendré.

En même temps que ces paroles étaient prononcées, le commissaire Lémery ouvrait la mallette et présentait son intérieur encore dégoulinant à bout de bras et en pivotant pour attester ce qui venait d’être dit, mise en scène jugée théâtrale par les inspecteurs ahuris. Martine réprima un fou rire. Quelles simagrées pour un attaché-case vide sans doute jeté par un voleur !

L’inspectrice n’appréciait guère le commissaire d’Aubusson. Elle détestait ses manières mielleuses lorsqu’il s’adressait à ses subordonnés pour immanquablement leur fourguer un cas tordu.

— Tu me le laisses pour le moment, fit Barbu Cendré.

— Oui, on fait comme ça.

— C’est tout ? interrogea Diégo, un peu interloqué par le manque de matière de l’affaire.

— Oui, inspecteur. C’est tout pour le moment.

— ç'a le mérite d’être bref, tenta Martine amusée. Elle réprima les premiers soubresauts du nouveau fou rire qui la gagnait pour ajouter :

— Le dossier s’épaissira par la suite, c’est sûr.

Les Aubussonnais partis, les inspecteurs saisirent comme par jeu l’attaché-case à tour de rôle ; il comprenait deux compartiments, vides l’un comme l’autre.

Diégo passa sa main sur le pourtour et observa :

— Le flot l’a emporté contre les rochers ou d’autres obstacles, c’est ce qui explique les enfoncements sur ce bord et dans ce coin.

— Je mets ça de côté, commenta le commissaire. Pour le reste, wait and see, le bonhomme a peut-être décidé de prendre la poudre d’escampette pour quitter son boulot si peu palpitant et sa tendre épouse.

— Une bonne résolution pour le début de l’année en somme, conclut Diégo.

À peine de retour dans le couloir, Martine se retourna vers Diégo :

— Tu fermerais à clé une mallette vide, toi ? Et tu la jetterais ensuite dans la Creuse ?

Diégo répondit par un vague grognement, pas vraiment passionné par l’affaire. Il feignit l’étonnement ou l’intérêt, les sourcils en accent circonflexe accompagnés d’une moue censée exprimer la profondeur de son opinion.

Mardi 6 janvier

Barbu Cendré examinait la mallette à l’aide d’une loupe. Il y avait pensé une bonne partie de la soirée, seul dans son petit appartement de la rue Jean-Jaurès, devant sa télévision portable. Sa femme lui avait offert ce poste ridicule en forme de casque, appelé Vidéosphère, d’une couleur orange vif, un truc futuriste aux antipodes des goûts classiques du commissaire. Grâce à l’antenne télescopique, l’écran minuscule retransmettait des images allongées comme les ombres sous le soleil déclinant de fin de journée.

« Tiens, quelque chose est coincé dans le système d’ouverture », murmura-t-il.

Il approcha l’instrument grossissant puis l’éloigna.

« ça ressemble à deux cheveux blonds. »

Il plongea sa main au plus profond du premier compartiment, rien. Puis, son majeur accrocha un fragment resté collé à une autre paroi. Il détacha avec le plus grand soin ce qui lui semblait être une carte bristol. Le séjour dans l’eau l’avait désagrégée et il tenta de rassembler les morceaux comme un puzzle. Il s’agissait bien d’une carte de visite. Toujours muni de sa loupe, il déchiffra :

D....n Mc......m

Re......es et f...tures

Rue C...eau...er

Au.sson (C...se)

Il chercha à compléter les lettres manquantes de la première ligne, mais il avait toujours été nul au Scrabble et, peu patient, il abandonna. Il rangea les morceaux, puis se ravisa en entendant la voix rayonnante de Nadine dans le couloir. Vu le temps qu’elle passe sur ses mots croisés dès que j’ai le dos tourné, ça devrait être un jeu d’enfant pour elle, pensa-t-il tout en essuyant ses mains avec son mouchoir.

Nadine, flattée que le commissaire sollicite son aide, s’attela à la tâche.

— Ressources et fioritures, s’amusa-t-elle. Ressources et fritures.

Elle réfléchit :

— Non, ressources et filatures.

Puis elle s’écria :

— Recherches et filatures, bingo, je l’ai. Pour le début, je pense que c’est un nom.

— Bravo ! Pour le nom, je m’en charge.

— Je mériterais bien un petit coup de pouce pour ma notation.

— On verra, on verra…

Si, en début d’année, je l’assure de son demi-point supplémentaire, elle va lever le pied dès le 6 janvier, pensa-t-il.

Dylan McWilliam était un détective d’Aubusson bien connu des agents du commissariat qui ne tardèrent pas à déchiffrer sa carte.

Arrivé depuis peu à Guéret, le commissaire ne l’avait pas encore croisé. Son collègue Lémery d’Aubusson s’étouffa en entendant ce patronyme au téléphone :

— C’est une loque et un fouille-merde qui picole dur. Je ne l’ai jamais vu sobre, à croire qu’il a un alambic dans le ventre qui opère vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il paraît qu’il n’a pas été clair pendant la guerre. Entre lui et moi, ce n’est pas le grand amour. Il n’arrête pas de me balancer à la figure que je suis le fils d’un gendarme qui, en 42, a participé au regroupement de juifs à Boussac1. Autant dire qu’il refusera de me parler.

— D’accord, on s’en charge.

Une fois le téléphone raccroché, il haussa les sourcils, intrigué par ce qu’il venait d’entendre. Il se leva et, par la porte entrebâillée, appela Martine et Diégo.

— Un détective privé du nom de Dylan McWilliam, ça sonne plus Chicago qu’Aubusson, ricana le commissaire.

— Et il n’a rien à envier aux détectives des séries américaines : c’est un dépravé qui se fout des lois et des règles déontologiques, mais la comparaison s’arrête là. Il n’œuvre pas pour la veuve et l’orphelin, rendre justice aux plus faibles n’entre pas dans ses aspirations, poursuivit Diégo.

La R12 Gordini bleue des inspecteurs arriva à Aubusson vers onze heures. Ils avaient choisi l’ancien itinéraire par Alleyrat pour voir le lieu où la mallette avait échoué. Le quai Vaveix trace une courbe qui épouse le parcours de la Creuse, face à une barrière d’immeubles adossés à la colline.

Ils sortirent de la voiture et jetèrent un œil aux flots tumultueux. Martine se campa devant la rivière, le regard rivé sur les courants, interrogeant le grondement qui s’en échappait, comme s’il s’agissait d’un témoin qui détiendrait la clé du mystère.

— McWilliam n’est pas joignable, commenta l’inspectrice.

La voiture reprit son chemin pour quelques mètres seulement, jusqu’au quai des Îles, près du syndicat d’initiative2. Place Jean-Lurçat, l’inspectrice désigna du doigt la rue Châteaufavier.

— Tu sais qui était Jean Lurçat ?

— Oui, répondit Diégo, je crois que c’est un type qui faisait des tapisseries.

— Un grand artiste à la fois peintre, céramiste, décorateur et écrivain. Sa renommée est mondiale avec ses tapisseries créées à Aubusson.

L’étroite rue escarpée Châteaufavier coupe les jambes du piéton le plus alerte. On l’aborde d’un pas ferme en pensant qu’on va l’engloutir en un rien de temps, puis peu à peu le corps devient pesant, la tête est inexorablement attirée vers le sol et les fesses pointent vers l’arrière. La marche se ralentit, permettant de profiter tout à loisir des gaz d’échappement des voitures en pleine accélération.

Martine, première arrivée en haut, éclatante de fraîcheur, se retourna pour toiser d’un œil narquois Diégo qui arrivait le souffle bruyant.

— Peut-être que je devrais adopter des tenues plus… disons plus féminines, mais toi tu devrais arrêter la clope. Et tu n’as que quarante-cinq ans !

Diégo agita la main, incapable de sortir une phrase.

Un ronflement d’aspirateur s’échappait de l’intérieur ; les inspecteurs poussèrent la porte entrouverte et pénétrèrent dans l’unique pièce, plongée dans la pénombre. Malgré l’obscurité, ils discernèrent le plafond crasseux et craquelé ainsi que la noirceur du papier peint, dont certains lés pendaient. Au sol, le linoléum rouge déchiré ne relevait pas l’aspect de l’ensemble.

L’appareil assourdissant se tut et une frêle femme à l’abondante chevelure brune bouclée, vêtue d’un tablier bleu clair, émergea du fond de la pièce.

La femme de ménage déclara avec un accent chantant espagnol qu’elle n’avait pas vu Dylan McWilliam et pointa du doigt l’éphéméride restée ouverte sur la page du 2 janvier.

Les policiers actionnèrent l’interrupteur et, sous une lumière blafarde, leurs regards s’attardèrent au fond de la pièce sur le tas de bouteilles de whisky vides échouées sur un fauteuil au cuir rouge fatigué.

Sur le bureau de ministre en bois se côtoyaient pêle-mêle un téléphone noir, des sachets de chips, des paquets de gâteaux secs éventrés, dont des miettes restaient éparpillées, de nombreuses bouteilles de bière ainsi que deux cendriers débordant de cendres et de mégots. Nul dossier ne venait embarrasser le meuble, seuls quelques classeurs pendaient dans une armoire métallique aux portes entrebâillées.

— Avec toute cette saleté, la femme de ménage a du pain sur la planche, fit Diégo de retour dans la rue.

— Elle doit être nyctalope, ria Martine.

Il répondit par un vague « bah » et se promit que, dès son retour au commissariat, il se précipiterait sur le Larousse de Nadine à la recherche de la définition du mot nyctalope.

Le petit restaurant où ils échouèrent grouillait de clients attirés par son plat unique, côtes de porc-frites, et son prix imbattable.

Martine cessa d’essayer de couper sa viande avec un couteau si peu affûté qu’elle pensait s’être trompée de côté. Elle précisa :

— Mon compagnon m’a offert le dernier Goncourt pour Noël.

— Attends, le titre va me revenir. Ce n’est pas La Vie devant soi ?

— Exact, d’Émile Ajar3. Ça se passe à Belleville, c’est l’histoire d’enfants abandonnés et accueillis par une vieille femme, madame Rosa.

— Et toi, qu’est-ce que tu lui as offert ?

— Une tunique indienne bariolée. Quand je l’ai vue en vitrine dans la Grande Rue à Guéret, j’ai craqué.

— Original pour un kiné.

— Pourquoi ?

— Moi, je n’irais pas chez un kiné qui se pointerait en tunique indienne.

— Pourquoi ? Tu rigoles ?

Leur café avalé, ils marchèrent jusqu’au commissariat d’Aubusson situé quai des Îles, dans un immeuble ancien face à la rivière4.

Jocelyne, la secrétaire imitatrice d’Anne- Aymone Giscard d’Estaing, les y accueillit. Elle dédaignait l’appellation de secrétaire, trop réductrice à son goût, et préférait celle de fonctionnaire administrative, qui laissait supposer des fonctions plus importantes. Elle tenait mordicus à ce titre, ignorant les moqueries de ses collègues.

Elle leur ouvrit la voie dans l’escalier aux marches grinçantes qui évitaient au commissaire Lémery d’être surpris en cours de sieste. Il n’avait pas mis d’ordre dans son bureau depuis la dernière visite des inspecteurs, qui datait de plusieurs années. Des dossiers traînaient au sol, d’autres au fond de la pièce grimpaient en piles adossées au mur, entre deux armoires.

L’homme aux oreilles en feuille de chou et drapé dans sa veste en velours aux coudes élimés évoluait comme un poisson dans l’eau au milieu de son capharnaüm. Il repoussa de l’index ses grosses lunettes en écaille sur le haut de son nez, un tic qu’il adoptait pour se donner de la prestance et intimider ses interlocuteurs.

— J’ai des informations sur McWilliam, j’ai retrouvé son dossier monté par mon prédécesseur.

Le commissaire expliqua que le père du détective, John McWilliam, était arrivé en France en 1917 comme lieutenant de l’armée américaine. Il avait rencontré une jeune fille qu’il avait épousée à l’armistice, et, pour rester en France, il s’était fait embaucher dans la police.

— Le fils Dylan a raté ses études, continua-t-il. La guerre lui a offert une porte de sortie : il a réussi à décrocher une autorisation d’exercer comme privé en 42.

— Sous Vichy ? s’étonna Diégo. C’était un collabo. Pas très glorieux, ça.

— Oui, il a saisi sa chance. À l’époque pour obtenir sa carte, il suffisait en gros de prouver qu’on n’était pas juif.

— Notre bonhomme aurait traqué les juifs et les résistants, observa Martine. Voilà un mobile, peut-être.

— Je n’ai rien là-dessus, précisa Lémery. Je ne crois pas à une vengeance suite à ses agissements de cette époque, il n’a pas brillé par son efficacité. Ce qui est fort, c’est qu’il me reproche d’être le fils d’un gendarme qui a servi sous Vichy !

— Il n’a pas eu d’ennuis à la Libération ?

— Non, il a rejoint la 2e DB de Leclerc en 44, en août.

— Résistant de la dernière heure, histoire de se racheter une bonne conduite, reprit Martine. Et après ?

— Il a continué une carrière militaire en Indochine et en Algérie, où il a terminé avec le grade de capitaine.

Le commissaire tourna une page du classeur qu’il avait sous les yeux. Il termina en ajoutant que McWilliam avait quitté l’armée en 1961. Ses états de service lui avaient valu d’être engagé par le service de documentation extérieure et de contre-espionnage5.

— Voilà pour la version officielle, ou le côté face, confia Lémery. Pour le côté pile, il semble qu’il ait aussi fricoté avec les Barbouzes et le SAC6.

— Depuis quand est-il à Aubusson ?

— Il a ouvert son cabinet de détective privé le 3 mars 1969. On doit pouvoir le trouver à son domicile, rue Jules-Sandeau. C’est près de l’hôpital7.

— Allez, c’est parti, fit Diégo.

Personne ne répondit à la sonnette actionnée de manière persistante par Diégo, ni aux coups donnés à la porte. La boîte aux lettres débordait de journaux et de prospectus.

Les inspecteurs quittèrent les lieux et reprirent la direction de Guéret avec le sentiment peu agréable d’être dans une impasse.

Martine alluma l’autoradio. Les dernières paroles d’Il voyage en solitaire, de Gérard Manset, raisonnèrent dans l’habitacle.

— Ouf, on se sera épargné cette rengaine, soupira Diégo.

— ça me plait, je ne vois pas ce que tu lui reproches.

— D’être une litanie

— C’est doux, poétique, ce gars qui part pour se retrouver après un chagrin d’amour.

— Une chanson doit avoir du rythme, donner la pêche, sinon c’est comme un zèbre sans rayures, c’est terne.

— « Un homme sans culture ressemble à un zèbre sans rayures », c’est un proverbe africain. Justement, tu devrais y réfléchir et t’efforcer d’écouter des chansons à texte. L’amour est un thème universel.

Diégo fit la moue :

— Je m’éclate au Sénégal, si tu veux parler d’Afrique, c’est quand même plus marrant.

Avisé, l’autoradio gouailleur entonna La Bonne du curé d’Annie Cordy.

Les inspecteurs parcoururent le couloir du commissariat au pas de charge, Diégo ouvrait la marche et Martine tentait de maintenir le rythme sans réellement savoir la raison de tant de hâte, puisque l’enquête patinait. Ils stoppèrent devant la porte du bureau du commissaire, toquèrent et entrèrent.

Barbu Cendré, déjà au courant de leur déconvenue, devisa :

— Un homme qui s’évapore, son attaché-case retrouvé dans la Creuse avec la carte de visite d’un détective tout aussi introuvable, c’est curieux. Mais les deux faits sont-ils liés ? Avec un pédigrée pareil, McWilliam doit croiser autant d’ennemis sur son chemin qu’un poilu de 14 sortant de sa tranchée pour monter à l’assaut !

Les comparaisons hasardeuses de Barbu Cendré pouvaient surprendre. Les inspecteurs attendirent en vain des instructions qui ne vinrent pas, et ils repartirent déconcertés.

Martine s’apprêtait à gagner son bureau lorsqu’elle vit Nadine occupée à défaire le sapin de Noël. Tailler une petite bavette lui changerait les idées.

— J’ai appris que la tradition du sapin de Noël est récente en France : c’est la belle-fille du roi Louis-Philippe, Hélène de Mecklembourg, qui l’a importée. Le Mecklembourg fait partie de l’Allemagne de l’Est.

Nadine ne dit mot et rangea les décorations du sapin de Noël d’un geste nerveux, remuant plus que nécessaire les emballages. Au lieu de faire la maligne, elle ferait mieux de me donner un coup de main. Il faut tout faire ici, pensait-elle.

L’inspectrice s’éloigna l’esprit léger, sans remarquer l’agacement de la secrétaire.

Tout paraissait au point mort. Cette maussade journée prenait fin sans que rien ne laisse présager un retournement rapide de la situation.

1. Guinot Robert, « Le centre de regroupement provisoire de Boussac restitué par Laurent Beaufils », La Montagne, 2014

2. Il a déménagé depuis. à l’époque il occupait le kiosque où se trouve aujourd’hui un marchand de journaux.

3. Émile Ajar est le pseudonyme de Romain Gary qui ne sera dévoilé qu’après sa mort en 1980, ce qui lui a permis de décrocher deux fois le Goncourt (avec Les Racines du ciel en 1956).

4. Immeuble situé au 14 quai des Îles, à proximité de la passerelle qui enjambe la Creuse. L’endroit est aujourd’hui occupé par l’Adapei, il n’y a plus de commissariat de police à Aubusson.

5. Le SDECE devenu la DGSE en 1982.

6. Section d’Action Civique.

7. L’ancien hôpital, rue Jules-Sandeau.

Mercredi 7 janvier

Il était environ dix heures lorsque le commissaire invita les inspecteurs à s’asseoir face à lui :

— Lémery vient de m’appeler, les gendarmes de Chénérailles ont retrouvé un corps au fond d’un puits au Relais Routiers. Il vous y attend.

Barbu Cendré avait opté pour la pipe, ce qui lui donnait un look de père tranquille, en décalage avec le choc apporté par son information.

Un gros bonnet de laine rouge et bleu marine enfoncé jusqu’aux yeux, Martine suivait Diégo qui traversait le parking à vive allure, expectorant des nuages de brume. Dans la voiture, elle se précipita sur la molette du chauffage.

À la sortie de l’agglomération, après le pont sur la voie de chemin de fer, un paysage figé d’hiver se dessina au détour d’un virage. Le gris d’argent du ciel où s’égaraient de temps à autre les fumées grises des cheminées des maisons faisait écho à la blancheur des prés. Tout n’était que frimas, arbres nus, rachitiques et transis de froid.

— Cette atmosphère me frigorifie et me sape le moral, commenta Martine.

— Pourtant ces paysages d’hiver ont inspiré les peintres flamands qui en ont tiré des chefs-d’œuvre, remarqua Diégo.

— C’est beau… en peinture, soupira Martine, morose.

La voiture laissée sur le côté de la bascule à Chénérailles, Diégo actionna la sonnette de nuit de l’hôtel, car l’établissement était fermé sur ordre des gendarmes. La serveuse Chantou, de son vrai nom Marie-Chantal, ouvrit la lourde porte en bois et les fixa d’un regard las et triste. Mme Pham, la patronne, surgit derrière elle et les guida jusqu’à la cour. Le puits à eau était équipé d’une manivelle reliée à une chaîne où pendait un seau.

Le corps extirpé du fond par les pompiers gisait à terre, le haut de la tête emballé dans une bande Velpeau. Les joues étaient boursoufflées par le séjour dans l’eau.