Le faux pas d'un maçon creusois - Jacques Jung - E-Book

Le faux pas d'un maçon creusois E-Book

Jacques Jung

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Retour dans les années 70 en Creuse, où toutes nos certitudes voleront en éclats...

1973, dans les environs de Bourganeuf en Creuse, un maçon tombe d’un toit. Plus de deux ans ont passé lorsque la sœur de la victime fait part de ses soupçons au commissaire de Guéret. Pour elle, il ne s’agit pas d’un accident.
Elle ne convaincra pas le policier…. Jusqu’au moment où un indice validera la thèse de l’agression. Pepito Rossi n’avait pas d’ennemis, pourquoi l’a-t-on assassiné ? Les pistes seront nombreuses, elles amèneront Martine et Diégo à sillonner une nouvelle fois les petites routes creusoises à bord de la tapageuse R12 Gordini. Les rebondissements conduiront les inspecteurs dans le milieu des tailleurs de pierre de Sardent, puis dans les gangs marseillais et grenoblois des années 70…

Retrouvez Jacques Jung dans cette nouvelle enquête aux multiples rebondissements !


À PROPOS DE L'AUTEUR


Jacques Jung est retraité d’une carrière dans la fonction publique au service de la défense du consommateur, il a également exercé les activités de correspondant de presse et de chroniqueur radio. L’auteur a déjà publié un roman historique « La Brême d’Or » sur l’histoire tourmentée d’une famille en Moselle. Ce roman figurait dans la première sélection du Goncourt lorrain 2013 (prix Erckmann-Chatrian). Il vit à Saint-Gély-du-Fesc (34).

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Jacques Jung Le FAUx pasd’Un MAçon creusois

Ce roman est une œuvre de fiction. Les personnages et les événements sont le fruit de l’imagination de l’auteur. Toute ressemblance avec des personnes réelles serait pure coïncidence.

©– 2021 – 79260 La Crèche

Tous droits réservés pour tous pays

Lundi 6 octobre 1975

Onze heures du matin, les pas rapides de Nadine, la secrétaire du commissariat de Guéret, résonnèrent dans le couloir. Du sommet de ses escarpins noirs, elle ouvrit la porte sans frapper, se planta devant les inspecteurs Martine et Diégo la mine renfrognée, le regard sombre pour grommeler :

— Le chef veut vous voir maintenant et tous les deux.

Elle tourna les talons sans plus de commentaire.

— Hum, elle s’est levée du pied gauche, commenta Martine.

— Quelque chose la contrarie, j’en suis sûr, renchérit Diégo.

— J’ai ma petite idée, elle a raté son concours de secrétaire principale ! C’est la soupe à la grimace assurée pour plusieurs jours.

Le principal Diégo Castellon et la jeune inspectrice Martine Malicette travaillaient en équipe depuis plusieurs années. Les vingt ans qui les séparaient et leurs méthodes de travail divergentes avaient nourri bien d’âpres débats entre eux. Au fil du temps leurs discordes s’étaient transformées en une collaboration efficace, en duo de choc.

Le commissaire Claude Giraudin, surnommé Barbu Cendré pour sa barbe blanchissante, arrivait de Rouen et espérait bref son passage dans ce « petit département », une étape nécessaire pour accéder à des responsabilités prestigieuses, dignes de ses hautes compétences. Il en était convaincu. « Bien faire et le faire savoir », telle était sa devise.

Aussi n’avait-il pas tardé à prendre sa première décision importante, à la hauteur de ses responsabilités : il avait fait installer une horloge dans le bureau du secrétariat. Une bonne secrétaire devait respecter les horaires et son chef devait le lui rappeler. Il suffirait qu’il pointe son doigt vers la pendule au moindre écart.

Quand elle levait les yeux en direction de l’horloge, Nadine haussait les épaules et se moquait de lui. Il n’était pas matinal et n’arrivait guère avant dix heures, ce qui laissait à la secrétaire une grande latitude. à ce petit jeu, elle n’était jamais perdante. Dans peu de temps il me mangera dans la main s’il veut que son travail avance ! songeait-elle.

Lorsque les inspecteurs arrivèrent dans le bureau de Nadine, des cris perçants s’échappaient de la porte du commissaire.

— ça barde là-dedans ! lança la secrétaire aux inspecteurs, agitant rapidement sa main pour souligner sa remarque.

En bras de chemise, debout, arc-bouté, Barbu Cendré peinait à contenir les assauts d’une matrone ébouriffée à la voix de stentor. La brune à la coiffure tombant en longues mèches dans le cou portait un manteau noir avec un col en fourrure mode années 1950. Les visages se défiaient dans un face-à-face rapproché, joues écarlates pour la femme dodue, blêmes comme une statue pour le commissaire. Les inspecteurs hésitèrent à pénétrer dans le champ de bataille.

— Entrez, éructa Barbu Cendré, les apercevant hésitants devant la porte. Je vous présente Francesca Bournier, continua-t-il, s’affalant sur son siège dans un long soupir. Il y a deux ans, son frère s’est tué en tombant accidentellement d’un toit, il exerçait le métier de maçon à Sardent.

— Pas accidentellement ! coupa la matrone comme électrisée, je m’échine à vous expliquer qu’il a été poussé. Vous ne m’écoutez pas !

La pointe de son nez bourbonien disgracieux montait et descendait au gré de ses paroles, accrochant le regard de ses interlocuteurs.

— Vous vous pointez ici deux ans après les faits, dénonça Barbu Cendré sur le même ton acerbe, pourquoi devrais-je vous croire ?

— Au début, je ne me doutais de rien. Le soupçon s’est insinué dans ma tête au fur et à mesure après le décès.

La femme était assise au bord de sa chaise, trop pressée de raconter pour s’installer vraiment. Martine quitta la pièce et réapparut avec le magnétophone qu’elle mit en route. Cette interruption calma les esprits.

Le frère de Francesca dirigeait une entreprise de maçonnerie. L’activité était florissante, Pepito Rossi employait une dizaine de salariés et avait acquis du matériel moderne, deux camions, un fourgon Peugeot, une 404 bâchée et une 4 L fourgonnette.

— Tout se passait bien sauf que sa femme Anne-Marie le trompait avec un des employés, mon frère l’a alors renvoyé sous un faux prétexte.

— Quel prétexte ? interrogea le commissaire.

— Pepito disait qu’il ne foutait rien, la vérité c’est qu’il avait tout découvert. à la campagne, tout se sait tôt ou tard.

— Le nom de l’amant ?

— Fernand Strouble.

— Bon, continuez, soupira Barbu Cendré, allez à l’essentiel.

Le regard brun de la femme s’anima :

— Fernand n’a même pas attendu l’enterrement de son patron pour s’installer chez ma belle-sœur Anne-Marie. Ils sont partis ensemble à l’église et au cimetière le jour même des obsèques. Tout naturellement, il a pris la tête de l’entreprise, il a commencé à se pavaner en costume trois-pièces et foulard de soie, jouant au patron dans un accoutrement de malfrat. Quant à Anne-Marie, jusque-là c’était une femme à la mise simple, à la silhouette empâtée, elle ne mettait jamais les pieds chez le coiffeur. Du jour au lendemain, elle a soigné sa ligne et porté des vêtements de luxe pour déambuler au bras de ce malappris comme une pin up, ou dans leur Alpha Roméo rouge décapotable.

Le débit rapide et sans hésitation laissait penser qu’elle avait ressassé tous les détails bien des fois.

Elle se tut, plantant son regard sur le commissaire. à ses yeux, cette indécence des amants prouvait à elle seule leur culpabilité dans le décès de son frère Pepito.

— Je comprends que vous soyez blessée par leur attitude, les gens ont parfois un comportement infâme, mais où voulez-vous en venir ? s’impatienta Barbu Cendré, quelque peu agacé par ce qu’il estimait être une perte de temps.

— Il ne s’agit pas de moi, mais la rapidité avec laquelle cette nouvelle vie s’est mise en place m’interpelle, c’est une preuve, non ? renchérit Francesca.

Elle reprit, le souffle court :

— L’entreprise n’a pas fait long feu. Jusque-là prospère, elle a sombré en quelques mois, entraînant avec elle la perte de la maison. Les créanciers ont tout saisi. Le couple a éclaté, Fernand est retourné vivre chez sa mère dans l’attente d’un nouveau coup à monter et ma belle-sœur s’est installée dans une HLM à Guéret. Maintenant elle fait le ménage au lycée de filles.

— Bien, soupira le commissaire, soucieux de mettre un terme à ce qu’il considérait de plus en plus comme une construction tout droit sortie de l’imagination de cette femme qui cherchait désespérément un responsable à son malheur. Nous allons vérifier tout ça, vous auriez dû venir nous faire part de vos doutes plus tôt, aujourd’hui ce sera plus difficile, mais je vous promets de reprendre l’enquête.

— Agile comme un funambule, mon frère n’est pas tombé tout seul d’un toit, conclut Francesca.

Le commissaire se leva pour signifier la fin de l’entretien, il raccompagna Francesca Bournier et referma la porte derrière elle.

—  Tout ça m’apparaît bien léger.

Il jeta un œil interrogateur en direction des inspecteurs, dont la mine exprimait le même doute quant au sérieux de l’affaire.

— Allez, enquête de routine, on verra bien ce qu’il en ressortira. On commence par les gendarmes pour connaître les circonstances de l’accident et ensuite, on enchaînera avec une visite aux anciens amants.

Pour gagner du temps, Martine et Diégo prirent leur repas à la cantine. Après avoir ingurgité une entrée de carottes râpées baignant dans une vinaigrette à l’acidité redoutable même pour les estomacs les plus blindés, Martine se contenta de triturer les morceaux de viande qui nageaient dans une sauce brune sans pouvoir identifier la nature du plat :

— Bœuf bourguignon, lança Diégo qui leva vers elle un regard incrédule.

— Ah oui ?

— Tu veux vérifier ? interrogea Diégo en lui tendant le menu du jour.

Ils se promirent de retourner dans leur gargote favorite, Les routiers sont sympas, en référence à la célèbre émission de Max Meynier diffusée le soir sur RTL. Elle était située au bord de la RN 145 vers Ajain et la bande d’habitués qui avait pour habitude de s’y retrouver se donnait rendez-vous « Chez Maxim’s », en référence au chef Maxime Legot qui était aux fourneaux.

— Commençons par les gendarmes, proposa Diégo tout en filant à vive allure sur l’avenue de la Sénatorerie au volant de sa R12 Gordini. Martine accrochée à la poignée de la portière tentait désespérément de repérer les lieux qui défilaient à toute vitesse.

L’automne avait revêtu son manteau gris. Au loin, les vallons aux formes douces flottaient dans une brume tenace. C’était le type même de journée au temps immobile. Les heures s’égrenaient sans qu’on distingue le matin de l’après-midi.

— Quel décor morne ! bâilla Martine, le regard planté sur la campagne. Calée sur son siège, elle ne tarda pas à sentir une douce torpeur l’envahir comme si la ouate de la brume avait fini par entrer dans l’habitacle et la pénétrer tout entière.

Jeune, maigre et pète-sec au visage osseux, Rufus Smart, chef de la brigade de Pontarion, les reçut dans son bureau. Il prit place dans son fauteuil et invita d’un geste les inspecteurs à s’asseoir face à lui. Le képi qu’il venait de quitter et de déposer sur son bureau exposa au grand jour une large calvitie.

Le gendarme ouvrit un dossier jaune d’un geste rapide et commença la lecture du procès-verbal de constat : « Le mercredi 6 juin 1973, à 17 h 35, nous nous sommes transportés sur les lieux d’un accident du travail survenu sur le territoire de la commune de Janaillat. Eugène Kaopicrin, propriétaire d’une habitation à Sardent, route de Pontarion, nous avait informés de la chute mortelle du couvreur chargé de réparer le toit de sa maison. Aux jours et heures susindiqués, le docteur Loussiard se trouvait sur les lieux et venait de constater le décès. Le corps gisait dans une grande flaque de sang répandue sur le béton d’une cour près d’une échelle probablement tombée du toit. Une seconde échelle était restée sur ledit toit (photos en supra). Le véhicule utilitaire type Renault Super Goélette à benne basculante de couleur bleue de la victime stationnait à proximité. »

Il tourna la page et reprit : « L’homme au sol se nommait Pepito Rossi, artisan maçon. Interrogé dans la soirée à son domicile à Sardent, Raoul Mangin, un de ses employés, nous a déclaré qu’il s’agissait d’un travail rapide et que le patron avait préféré s’en charger lui-même plutôt que d’envoyer un ouvrier. 

La résidence secondaire appartient à Eugène Kaopicrin, absent des lieux au moment des faits.

La chute par accident ne fait aucun doute, et l’absence de dispositif de sécurité genre harnais ou cordage l’a rendue mortelle. »

— Qu’est-ce qui vous amène ? L’intonation de la voix laissait transparaître son étonnement. Il continua : D’habitude, nous traitons directement ce type d’accident, la police ne se déplace pas.

— Dans cette affaire, la famille conteste la thèse de l’accident. Plus précisément, la sœur de Pepito Rossi, Francesca Bournier, affirme que son frère a été tué. Vous la connaissez ?

— Négatif, c’est curieux qu’elle ne soit pas venue nous voir. Les accidents de ce type ne sont pas rares, la famille a souvent du mal à l’accepter. Un manque d’attention et vous vous retrouvez six mètres plus bas.

— Nous souhaitons emporter le dossier pour étudier les photos, indiqua Diégo.

— Affirmatif, répondit le gendarme. Faites un tour à la mairie, moi je n’ai pas d’autres informations, je n’étais pas encore en poste ici à l’époque, je connais peu la famille.

à la mairie de Sardent, une jeune femme brune au visage empâté les accueillit. Aussitôt leur requête formulée, elle interpella l’homme mince d’une cinquantaine d’années qui passait non loin de là. Il souleva et reposa rapidement son béret sur la tête :

— Bonjour, Agostino Romani, adjoint aux finances, que puis-je pour vous ? questionna-t-il en tendant une main calleuse.

Après s’être présenté, Castellon lui demanda de décrire Pepito Rossi.

L’élu dodelina de la tête.

— Pepito ? lança-t-il le regard vif. Un brave gars, son entreprise tournait bien. Nous avions les mêmes origines, nos parents ont fui le fascisme des années 20 en Italie. Nous parlions souvent du pays, des difficultés que nous rencontrions en France, les sobriquets de rital ou de macaroni qu’il fallait supporter. Yves Montand a très bien parlé de ces choses avec sa simplicité chaleureuse. Nos pères sont communistes, celui de Pepito s’appelle Mario Rossi, un vieux madré celui-là. Ils travaillaient ensemble dans les carrières pour des salaires de misère, des travaux de forçats, ils cassaient la pierre par tous les temps, y compris lorsqu’il gelait dur. Le boulot était risqué, des éclats de granit pouvaient provoquer de graves blessures, quand il n’y avait pas d’accidents mortels. Le travail harassant les usait, les rendait parfois infirmes1. Voilà notre histoire, Pepito n’a pas voulu rester carrier, j’ai fait pareil, j’ai repris un commerce de vente de matériel agricole.

— Anne-Marie, sa femme, vous la connaissez ?

— Les gens ne l’appréciaient guère, elle est partie.

— Mais encore ?

— On n’aime pas les manières à la campagne, s’habiller comme une Parisienne, ça ne plait pas ici.

— On dit qu’elle n’a pas porté le deuil bien longtemps.

— Je vois qu’on vous a déjà tout dit, sourit d’un air entendu Agostino Romani. L’amant a occupé la place encore tiède du mari, sans aucune gêne. Les gens ont jasé.

— Dernière question, Rossi a-t-il encore ses parents ?

— Oui, mais ils ne sont plus ici. Sa mère a hérité d’une maison en Corrèze, du côté d’Ussel, à Saint-Angel précisément. Ils s’y sont installés pour la retraite.

— Bon, on rentre, déclara Diégo en actionnant le contact du démarreur, mais avant, je dois faire le plein.

Martine se redressa :

— Passe à la station Antar, ils offrent des porte-clés et le gamin d’une copine en fait collection.

— C’est parti pour Antar.

La station Antar élue n’avait plus de porte-clés en stock ce jour-là.

1. Compagnie Le Chat Perplexe, Cogner le granit, Italiens tailleurs de pierre en Creuse, Les Ardents Éditeurs, novembre 2015.

Mardi 7 octobre

Les inspecteurs prirent place en voiture vers quatorze heures, Anne-Marie Rossi les attendait à son domicile, HLM Champegaud. Alors qu’ils étaient arrêtés au feu rouge de la place Bonnyaud, Martine observa le manège du conducteur d’une Simca 1000 qui patientait en face, boulevard Carnot. Le jeune homme venait de lancer par la fenêtre pour la seconde fois l’emballage des bonbons dont il se goinfrait sans répit.

— Regarde ça, il va jeter tous ses papiers sur le boulevard. Il y a du travail à faire ! observa-t-elle.

— Les jeunes maintenant font des études et pourtant ils sont moins éduqués que leurs aînés. Ils refont le monde en brandissant de grandes idées, mais de la parole aux actes, il y a un bon bout de chemin.

Martine préféra ne pas relever. Ce n’est qu’un petit con, pas de quoi tirer des conclusions générales.

Après la zone pavillonnaire se dressèrent les barres de la cité HLM Champegaud. Bien que de taille modeste, elles dominaient le quartier résidentiel proche du plan d’eau de Courtille.

Postées devant l’entrée de l’immeuble, deux jeunes filles pointèrent du doigt l’appartement d’Anne-Marie situé au quatrième et dernier étage.

Diégo s’éclipsa vers le fond du couloir avant de réapparaître, l’air dépité :

— Si je te dis qu’il n’y a pas d’ascenseur, tu ne vas pas me croire !

— Quatre étages, c’est rien, s’élança Martine. C’est un bon exercice pour les gars de ton âge qui ont tendance à s’empâter.

Parvenu devant la porte d’Anne-Marie Rossi, le principal soufflait comme le blizzard canadien.

Une femme élancée, blonde à la chevelure abondante leur ouvrit. Parée de bijoux, elle portait un chemisier blanc en satin tape-à-l’œil au col largement ouvert et une jupe courte en cuir noir. Ses yeux noisette brillaient au-dessus de deux joues lisses et rebondies qui lui donnaient un aspect juvénile. Anne-Marie ne paraissait pas ses 30 ans. Les inspecteurs, encore essoufflés, traversèrent le couloir jusqu’à la salle à manger au parquet en chêne et s’installèrent autour de la table en acajou sur laquelle traînait la revue Femmes d’Aujourd’hui. Anne-Marie qui les avait précédés se dirigea vers le buffet recouvert de marbre bleu turquin :

— C’est du marbre d’Italie, mon beau-père nous l’a offert, commenta-t-elle en lissant la surface de la main.

Elle sortit un verre qu’elle leva en direction des inspecteurs :

— Un whisky ?

Après leur refus, elle se rendit vers la cuisine et les policiers entendirent tinter les glaçons projetés dans le verre. Elle les rejoignit et se versa une dose d’alcool.

— Jamais pendant les heures de service, taquina-t-elle.

— Ni en dehors, répondit sèchement Martine, en préparant le magnétophone.

— Désolés de rouvrir une page douloureuse, commença Diégo, mais nous avons été saisis d’une requête de votre belle-sœur. Pour parler clairement, elle conteste la version de l’accident dont aurait été victime son frère.

Anne-Marie Rossi, en guise de réponse, afficha un sourire enjôleur découvrant une dentition blanche et régulière. Sans quitter Diégo de son regard de velours, elle déposa délicatement une joue dans sa main droite. Comme attrapé dans ce jeu incongru de séduction déployé par la jeune femme, l’inspecteur jeta un œil inquiet à sa collègue.

— Francesca ferait bien de soigner ses crises de névrose, déclara-t-elle la mine boudeuse. Elle a toujours été jalouse de moi.

Martine, incrédule, était stupéfaite de son culot et de ce grand dadais qui tombait tête baissée dans le panneau !

Son exaspération culmina lorsque la femme passa ses doigts voluptueusement dans sa chevelure. Elle poussait le bouchon un peu loin. Et celui-là qui est complètement hypnotisé comme un lièvre pris dans les phares d’une voiture, pensa-t-elle à la vue de Diégo sous le charme.

— Parlez-nous un peu de votre mari, reprit-elle.

Anne-Marie n’était pas femme à se laisser manipuler, encore moins par une fille comme Martine, en pull-pantalon. Elle s’empara de son étui à cigarettes posé sur la table, en sortit une Marlboro Light qu’elle plaça entre ses lèvres peintes et avança doucement son visage pour quémander du feu. Flatté, Diégo chercha fébrilement son briquet et alluma la cigarette sous les yeux hallucinés de sa collègue.

— Hum, répondez à la question, articula-t-il faiblement.

— Mon Pepito était sous anesthésiant, il est probable qu’il ait eu un malaise sur le toit.

Elle tira une longue bouffée de sa Marlboro et tout en exhalant la fumée, elle poursuivit :

— Ses parents ont fui le régime de Mussolini dans les années 20. En France, son père devint tailleur de pierres à Sardent. Pepito a travaillé à ses côtés jusqu’au début des années 60.

Elle tira sur le filtre de la cigarette, la bouche en cul de poule, puis continua dans un halo de fumée :

— Puis un jour il en a eu marre. Le travail était dur, dangereux et surtout mal payé. Il a pris un bar à Marseille en gérance, je pense que c’est là qu’il a commencé à boire pour accompagner les piliers de bar. Il est revenu ici en 68.

— Et vous dans l’histoire ? interrompit Martine, masquant à peine son ressentiment. Tout ce cinéma, le whisky, la drague appuyée et maintenant le coup de la cigarette… Elle s’imagina une fraction de seconde, lui arrachant sa cigarette de blonde de pacotille. Cette vision lui fit un bien fou, ses nerfs se relâchèrent, comme par enchantement.

— Nous nous sommes rencontrés dans un bal à Chénérailles en 69. J’assurais le secrétariat, la gestion des formalités, des devis et la comptabilité. Nous nous complétions, notre affaire marchait bien.

— Vous parliez d’anesthésiant, il avait des problèmes de santé ?

— Pepito était alcoolique et abstinent depuis son retour en Creuse. Il était sujet à des crises d’angoisse et souffrait d’insomnies. Francesca a toujours nié ses problèmes. Pour elle, c’était plus simple de m’accuser de tous les maux et raconter que les troubles nerveux de son frère remontaient à notre rencontre. C’est faux, il buvait avant de me connaître, je l’ai aidé à surmonter son addiction.

— Que prenait-il précisément ? interrogea Diégo.

— Du Valium, il se plaignait de vertiges et de pertes d’équilibre avec ce médicament.

— L’entreprise de votre mari a été reprise par un salarié, un certain Fernand Strouble.

— Oui effectivement il avait travaillé un temps avec Pepito, puis suite à un désaccord, mon mari l’a licencié.

— Comment se retrouve-t-il à diriger l’affaire ? demanda Martine.

— Après l’accident, Fernand a su me parler, il m’a épaulée et remise debout. J’étais désemparée.

— Si je comprends bien, il est arrivé au bon moment, reprit Diégo.

— Je ne comprends pas votre insinuation. Il était normal qu’après l’accident, Fernand reprenne contact, il savait que la disparition de mon mari mettait en péril la survie de l’affaire et l’emploi des neuf salariés. Tout s’est enchaîné naturellement, il a organisé les chantiers, pris les décisions, j’ai laissé faire, j’ai continué à m’occuper du secrétariat et de la comptabilité.

— En résumé, il était resté dans le coin, il n’avait pas retrouvé de travail, il était disponible ? railla Martine.

Anne-Marie Rossi écarquilla les yeux :

— Je ne vois pas ce que vous voulez dire.

L’entretien s’acheva par la remise d’une photo de Pepito, elle montrait un homme brun et trapu.

Arrivée sur le parking, Martine soupira :

— Elle n’a rien lâché sur sa relation avec Fernand.

— C’est peut-être difficile pour elle de reconnaître avoir tourné la page aussi vite.

La trompette de Jean-Claude Borelly couvrait le vrombissement du moteur de la Gordini avec Dolannes mélodie. Alors qu’ils attendaient derrière une file de voitures rue Ingres, Martine fit remarquer :

— Une femme de maçon qui se la joue en femme du monde, c’est ridicule, voire pathétique. Je me demande bien quelle mouche l’a piquée. Après une existence simple, tout à coup elle se met à mener la grande vie.

— C’est l’ivresse de l’amour retrouvé, rigola Diégo. Pour la femme du monde, tu repasseras, elle ressemble à un plumeau.

— Et je suis sûre qu’elle a payé cher son coiffeur pour obtenir ce résultat, renchérit Martine.

— Elle claque de l’argent en toilette, elle change son style de vie, c’est peut-être le contrecoup du décès tragique de son mari. Elle veut en profiter.

— Pour toi, son comportement est normal alors.

— Je dis simplement que ce constat ne nous mène nulle part. Il n’y a pas forcément d’explications à ce changement.

— Certains s’effondrent et d’autres font la java si je comprends bien, ironisa Martine un peu agacée par l’apathie de Diégo.

Le commissaire tournait les pages du maigre dossier des gendarmes tout en écoutant Diégo exposer le déroulement de la visite. Encore sous le charme déployé par Anne-Marie, le principal la dépeignit comme une femme courageuse, énergique et sympathique.

Martine, agacée par ce portrait enjolivé, rectifia :

— C’est le numéro qu’elle nous a joué. Rien ne dit qu’il n’y a pas une face cachée en elle, celle d’une intrigante prête à tout pour mener la grande vie.

— Dans une HLM ? marqua le commissaire.

— C’est la conséquence de son train de vie après la mort de son mari. En tout cas, elle nous a appris que Pepito prenait du Valium qui lui provoquait des vertiges et des pertes d’équilibre, c’est important pour le reste, expliqua Diégo.

Barbu Cendré soupira :

— Tout ça, c’est peau de balle, il n’y a pas de quoi se faire claquer les bretelles, on clôt l’affaire.

L’inspectrice ne partageait pas cette conclusion, elle emporta le dossier chez elle pour un réexamen minutieux qui la conforterait dans ses doutes.

Mercredi 8 octobre

Martine avait mal dormi, elle avait eu beau passer au crible le dossier, elle n’y voyait pas plus clair. Seul le profil d’Anne-Marie lui paraissait nettement être celui d’une manipulatrice jouant à outrance de ses charmes pour mieux perdre son interlocuteur. Un point avait néanmoins attiré son attention, elle avait hâte de le partager avec Diégo.

Arrivée avec peu d’entrain au commissariat, elle soupira et entama avec Nadine une conversation de bureau salvatrice lorsque Luc, le facteur, fit irruption. Après un sonore bonjour, le petit moustachu plongea sa main potelée dans sa sacoche pour en extraire un pli recommandé. Il rentrait d’une longue absence suite à une opération de hernie discale.

— Je suis content de reprendre, confia-t-il.

— Tu es bien remis ? s’enquit Nadine.

— Oui. Mais je ne veux plus avoir affaire à la faculté, j’ai eu ma dose !

Le préposé marqua un silence pour savourer son effet avant de rabâcher son histoire pour la quinzième fois depuis le début de sa tournée. Les regards interrogateurs de ses interlocutrices le ravirent :

— à la première consultation, le chirurgien, mi-figue mi-raisin, m’a dit en souriant : « Je vais voir ce que je peux faire. » Je n’ai pas trop goûté son humour de potache ! Il faut dire que je n’étais pas d’humeur et c’était de ma colonne vertébrale qu’on parlait. à mon réveil, je n’arrivais pas à respirer, je m’étranglais avec ma salive, l’anesthésiste me criait dans l’oreille : « Respirez, respirez, Monsieur. » C’était épouvantable, j’étais dans le potage mais je l’ai entendu grommeler : « Oh là là, j’aurai eu toutes les merdes aujourd’hui. Celui-là qui s’étouffe maintenant ! »

La porte s’ouvrit de manière énergique sur Diégo qui lâcha à la cantonade un bref « bonjour »