Le cri de la méduse - Christine Payeux - E-Book

Le cri de la méduse E-Book

Christine Payeux

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Beschreibung

« On fait des enfants pour les perdre, nous étions toutes prévenues, cessons nos lamentations. Mais ça fait un mal de chien, comme un mal du corps. Tiens ! dit la fille, je te laisse le placenta, c’est bon pour les rides. Il y a des nuits où je ne sais pas comment ne plus t’aimer. J’écris des mots écran, des mots distance entre toi et moi, des mots qui me phrasent et me donnent mon tempo. »

Ce récit poignant a la force du cri. Aurélie, la mère de Sylvia, vit dans sa chair la douleur d’une rupture avec sa fille.

Après ses deux derniers livres, Elle hurle, nous jouons, où elle dessinait un superbe portrait de femme et de mère, et Père semper, où elle soumettait le père à son regard aigu d’enfant révélant toutes les ambiguïtés de la relation père-fille, Christine Payeux s’attache cette fois à cerner la douleur secrète des mères dans les déchirements et les remous de la relation mère-fille, ce mélange de chagrin et de colère muette.

Si le mythe de la bonne mère est mis en pièces, ce qui s’écrit puissamment ici, dans une langue lyrique, rythmée, violente et non dénuée d’humour, c’est l’amour fou d’une mère pour sa fille.

À PROPOS DE L'AUTEURE

Musicienne concertiste, Christine Payeux a participé à l’enregistrement d’une trentaine de CD de musique baroque (viole de gambe). Elle signe ici son quatrième roman.

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Christine Payeux

Le cri de la méduse

De la même auteure

– Janus Africa

Editions Incipit en W, janvier 2017

 

– Elle hurle, nous jouons

Editions L’Escampette, janvier 2018

 

– Père semper

Editions L’Escampette, janvier 2019

 

 

« Cette séparation me fait une douleur au cœur et à

l’âme que je sens comme un mal du corps. »

 

Madame de Sévigné – extrait de Lettres à sa fille.

 

Je ne pensais pas que ça m’arriverait, cette histoire, c’était bon pour les autres, les mauvais pères, les mauvaises mères, qui n’avaient pas su y faire, avec leurs enfants. Et une sale petite pensée commune et ordinaire m’effleurait que c’était de leur faute, aux parents. Un jour l’enfant claque la porte, c’est violent, sans appel, on ne sait pas quand il reviendra, ni même s’il reviendra, il ne donnera pas de nouvelles avant longtemps ou même il ne donnera plus de nouvelles du tout. Silence radio. Rideau. Je compatissais. Mais ce sale petit jugement en forme d’épluchure de pomme de terre roulait sous ma langue de pute : Il a bien dû y avoir quelque chose, tout de même, pour en arriver là. On a les enfants qu’on fabrique, je pensais, moi j’ai fait mieux ha ha ! ma fille est parfaite notre famille est parfaite notre communication est parfaite, nous, on n’a jamais eu de problèmes avec notre fille et on n’en aura jamais pourquoi on en aurait, elle a toujours été indépendante et autonome, on l’a toujours laissée libre, on ne l’a jamais pressée de venir nous voir le dimanche, ni à Noël, ni à la fête des mères, on n’est pas très famille, nous, on a lu Mort de la famille, on lui fiche la paix à notre fille, parlait en moi la bonne-mère-confitures-à-la-framboise-caillots-de-sang-en-gelée.

 

On s’était fait une fête de te revoir, mais les fêtes sont parfois imparfaites, comme ce soir-là, à minuit, où tout a dérapé.

 

Et maintenant je crie mon déchirement, avec les louves, avec les mères qui hurlent dans le silence de leurs entrailles.

 

En tout cas, tu es toujours là,

Souffle fébrile au bout de ma ligne,

Rondeur aqueuse qui se précipite,

Ravie, reconnaissante, sur la perche que

je n’ai pas tendue

Sylvia Plath – extrait du poème Méduse.

 

Je vous salue entrailles bénies entrailles maudites,

mères méduses aux rondeurs aqueuses

mères précipitées dans l’arrachement,

que sont-ils devenus, vos petits, où s’en sont-ils allés, vers quelles amours meilleures que votre amour tronqué de pauvres impuissantes ?

Pluton vous a ravi votre Proserpine, votre fille adorée

s’est laissé séquestrer pour fuir les assauts de votre tendresse écrasante, brandissant son époux entre elle et vous, entre elle et votre miroir déformant.

 

Je vous salue fils et filles de méduses, fruits d’entrailles béantes retournées sur du néant,

rejetons des mères de tous les pays aimantes trop aimantes pas assez aimantes toujours mal aimantes mais qui vous aiment d’un amour inconditionnel,

inconditionnalité de leur amour qui vous pèse tant,

glue étouffante, don vous enchaînant irrémédiablement à l’obligation du guerredon,

vous voudriez tant la haïr, votre mère, à cause de ça,

rien que pour ça,

de vous aimer inconditionnellement aveuglément obstinément sans vous laisser d’air entre les adverbes qui vous martèlent les tympans,

vous voudriez les effacer, ces entrailles obscènes, avec une robe dessus.

 

Je te salue mater amorosa, mater dolorosa, mater amère, répudiée, rejetée, ravagée, mère adorée, admirée, haïe

mais aimée tout de même,

mère-courage,

montagne, arbre, dune,

louve, lionne,

oiseau de proie,

belle hirondelle.

 

Et toi aussi je te salue, père chagrin, père silence, père maudit, révéré, trop aimé, abhorré,

père colère qui cognes tes sanglots en feuilletant les pages d’un livre aux heures blêmes de la nuit pour voir si tu n’es pas tout seul.

 

Et toi, ma fille, je te salue, toi qui ne me liras pas, puisque tu as décidé de te tenir à distance, et de garder le silence.

 

Je t’écris à voix seule,

du fond de ma forêt, de ma savane, de ma steppe,

de mon territoire déserté.

 

Tu ne m’appelles plus maman depuis longtemps, tu m’appelles par mon prénom Aurélie, qui est le nom de la méduse translucide des mers chaudes, aurelia aurita, qui pique,

et donne des boutons.

Je m’appelle Aurélie mais ne suis pas méduse, ni la gorgone maléfique qui pétrifie de son regard mauvais,

une méduse n’a pas mal, même pas le mal de mer,

je suis la mère blessée, l’amoureuse délaissée.

 

On fait des enfants pour les perdre. Nous étions toutes prévenues, cessons nos lamentations. Une histoire banale, la séparation. Mais ça fait un mal de chien, un mal de chienne.

Je suis la chienne douloureuse.

Comme si c’était facile, de se séparer, comme si c’était facile, ton silence brutal. Le mal du corps, qu’est-ce que j’en fais, je lui donne corps dans un sonnet ? Ce n’est plus l’heure du sonnet, c’est l’heure du cri, prose ou poésie, qu’importe, c’est la forme de mon cri. Je suis la folle hirondelle qui cherche à attraper son aile.

 

Plus jamais,

trois syllabes,

à mourir.

Le temps dans son gouffre,

petit air d’enfer.

Plus jamais comme avant.

L’amour passé comme une petite robe de fête.

La mère unique crie sa fille unique et toutes les dentelles surannées.

Cru de la vie, vif des viscères,

tu cracheras sur ma tombe,

il est où mon bébé.

 

Je suis la mère avec son amour pour rien,

mère en rade radeau vogue mer scélérate mère de rien

de ne plus rien pouvoir, ni dire, ni faire. Être sans être mère, bien sûr la mère n’est pas qu’une mère, elle n’a qu’à faire des dessins, des cases, des compartiments :

là je suis l’épouse j’aime mon époux,

là je suis l’amie j’aime mes amies,

là je suis l’écrivaine j’aime les mots,

là je suis la jardinière de légumes je suis un légume,

là je suis la voyageuse j’aime voyager – sans toi, ma fille, chacune ses émois.

Bien sûr je ne suis pas qu’une mère, je suis moi, je suis moi !

Pourtant c’est comme si je ne respirais plus

que d’un seul poumon.

Ma fille, ma fille n’est plus ma fille ?

 

Ce matin je me suis occupée du jardin, j’ai taillé mes petits buis, pour personne, pour moi seulement, pour ton père et pour moi, pas pour toi qui aurais pu venir nous voir bientôt, dans un mois ou deux, comme avant, et qui aurais admiré mes petits buis bien taillés, c’était doux, ce jardin, le sens de ce jardin, qui était aussi le tien, avec ses petits buis, que je taillais ce matin, mille insectes volaient en tous sens, un papillon est venu, s’est posé, cinq fois, sur ma jambe, est reparti. Ton père aussi était triste en tondant la pelouse, sa pelouse pour toi, pour moi et pour lui seulement, maintenant. Nous avons eu la même pensée, lui et moi, et notre maison nous a semblé, comment dire, à demi morte.

 

Parole de colère, silencieuse et secrète : est-ce que, dans ta toute-puissance, il t’est arrivé de te retourner pour contempler les cendres que tu laisses derrière toi ?

Parole tue.

 

Je voulais te dire : je comprends, je comprends la nécessité de te séparer, je comprends ton besoin de nous tenir à distance, de ne plus nous voir, de ne plus nous parler, je comprends ton besoin d’une rupture symbolique, brutale, le temps de te construire – j’ai pensé : le temps de nous détruire. Peur de cette phrase, qu’est-ce que j’en sais – Mais pourquoi ce minuit troué par tes paroles agressives, pourquoi le basculement vertigineux d’une si belle soirée dans un gouffre irréel, je ne voulais pas y croire, Ceci n’a pas eu lieu me disais-je, ceci est une fiction, la vraie vie va reprendre, la vraie vie, normale, comme avant, et pourquoi aujourd’hui tes mots de minuit résonnent-ils encore en moi comme des mots de haine… ah, l’idée que tu puisses me haïr… mais non, tu ne me hais pas, la haine donne des yeux secs, avec des couteaux dedans, toi, tu pleurais un flot de paroles retenues depuis longtemps.

Pourquoi, depuis, ton silence si cruel.

 

Je voulais te dire : je comprends que tu aies besoin de temps mais j’espère que ça ne durera pas trop longtemps, je ne suis pas éternelle.

 

J’aurais voulu te dire, une phrase seulement, qui t’aurait dit, au cas où tu n’y penserais pas, que j’ai mal, de t’avoir perdue, comme si tu étais morte. Je sais, tu n’es pas morte, séparation seulement, non, pas morte. Je me sépare, tu te sépares, je ne te tue pas, tu ne me tues pas. Je plonge seulement dans l’abandon et les ailes me tirent.

 

Mais tu n’as pas besoin de ma douleur. Qu’est-ce que ça vient faire, la douleur d’une mère dans la vie d’une fille, cette douleur qui n’est pas la sienne et dont elle ne veut pas, surtout pas, je le sais bien, moi qui suis la fille la plus adulte des deux. Moi aussi, je l’ai rejetée, ma mère, et son amour de mère. « Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça » : la plainte qui m’aurait fait ricaner, fin de non-recevoir Ah voilà ma mère la victime, fait chier j’aurais pensé, si elle m’avait dit ça, ma mère, si elle m’avait écrit son déchirement son mal de chienne, sans ponctuation ni signature ni je t’aime. Mais elle ne m’a pas écrit, elle ne m’a rien dit. Elle pleurait dans sa cuisine en faisant la vaisselle. Le père rentrait. Elle allait au salon. Elle parlait d’autre chose, ou de sa détresse, ou de son attente Qu’est-ce que tu veux que je te dise, il disait. Lui aussi, il avait mal, lui aussi se sentait rejeté, mais il avait autre chose à penser, J’ai bien assez de soucis comme ça. Alors elle ne lui parlait plus de rien.

Oui, Sylvia, moi aussi, ma mère, je l’ai fait pleurer, dans sa cachette, sa grotte, son cloître de mère et de silence, elle ne m’en a pas soufflé mot, je l’ai su bien plus tard, bien après sa mort.

Qui ne dit mot accuse le coup, courbe l’échine,

ravale sa morve,

crie dans le désert des entrailles.

Mais je ne suis pas ma mère et je ne veux rien avaler, ni morve ni couleuvres.

Le silence est un étouffoir. Je redresse l’échine.

Mes mots se pressent, je les dresse

comme on dresse une table pour une belle fête,

avec soin.

 

L’histoire se répète, on sait. Mais je ne pensais pas que ça m’arriverait, l’histoire des mères. Je ne suis pas une mère moi, ma fille, je suis une fille, comme toi !

Mais non tu n’es pas comme moi, Aurélie, tu es ma mère et je ne veux pas être comme toi, je ne veux plus rien de toi, je cherche après moi, tu ne comprends donc rien ? sors de mon sang, laisse-moi être une femme, laisse-moi être moi, laisse-moi être ma propre chair, avec mon clito, mon vagin, mon utérus, mes seins de femme et mes mots d’amour pour d’autres que toi, laisse-moi être la femme que je choisis d’être, même si je choisis d’être une femme avec ma bouche peinte en rouge pour sourire à d’autres que toi, tu ne fais plus partie de ma vie, tu n’es plus ma vie mon amour, hors de moi, j’accouche de ma mère bon débarras,

tiens ! je te laisse le placenta c’est bon pour les rides.

 

Ton hostilité ce soir-là m’a fait penser que tu avais de l’aversion pour moi, pour ton père et pour moi,

de l’aversion,

mot terrible, mot de mère arrachée, imagination paranoïaque perverse de mère pétrifiée,

qui redoute ton hostilité,

qui aurait envie de te gifler, qui te frapperait avec force, son geste serait un cri ;

de l’aversion,

le mot de Madame de Sévigné :« Je n’ose vous dire à quel point a été ma folie. J’ai cru que vous aviez de l’aversion pour moi, et je l’ai cru parce que je me trouvais, pour des gens que je haïssais, comme il me semblait que vous étiez pour moi ; et songez que je croyais cette épouvantable chose au milieu du désir extrême de découvrir le contraire, et comme malgré moi. »

Mais à quoi bon te parler de Madame de Sévigné, à quoi bon te parler de mes peurs et douleurs, à quoi bon te dire que je vis l’arrachement et que j’ai un mal de chienne Ah voilà ma mère qui cherche encore à me culpabiliser, avec son mal de chienne, et moi, je n’ai pas un mal de chienne peut-être ? Tu dirais Ma mère la chienne, c’est bien elle, ça, c’est bien ça, ma mère la faible, ma mère la pleureuse, Aurélie l’écorchée, je ne veux pas être faible comme toi ma mère, je suis forte,

bats les pattes chacune sa merde.

Et d’abord, pourquoi faudrait-il toujours aimer sa mère ?

 

Je crois avoir entendu cette phrase assassine : Et d’abord, pourquoi faudrait-il toujours aimer sa mère. Je ne me souviens plus. Peut-être as-tu dit seulement Et d’abord, pourquoi faudrait-il toujours vous aimer, ou bien Et d’abord pourquoi faudrait-il toujours aimer. Aimer tout court.

Pourquoi l’amour.

Entrailles glacées sous ma petite robe.

J