L'évasion des filles vierges britanniques - Christine Payeux - E-Book

L'évasion des filles vierges britanniques E-Book

Christine Payeux

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Beschreibung

« Réussir ou mourir », telle est la devise de l’Institut où vivent cloîtrées les demoiselles sans nom, vierges et orphelines au Royaume imaginaire du Barokistan. Vouées à l’apprentissage de la peinture et de la musique baroques, elles subissent la tyrannie d’un despote ubuesque. Leur diplôme final leur sera fatal en cas d’échec : viol et éventration au château d’un mystérieux baron sanguinaire et milliardaire, voyou de l’évasion fiscale. Les demoiselles sans nom se rebellent. Réussiront-elles leur Evasion Collective et Solidaire ?
Christine Payeux signe ici un roman impertinent à l’imagination débridée, une dystopie à l’humour féroce et décalé. Se jouant des correspondances entre peinture et musique, son écriture, réflexive et critique, adopte le style de l’outrance baroque. Dans un foisonnement de situations tragi-comiques, elle sonde les émotions paradoxales, interroge les enjeux de la représentation et les trompe-l’œil de la société du spectacle. Ce texte jubilatoire, aussi loufoque que poignant, nous plonge dans un univers dont l'absurdité et le chaos se font l’écho de notre monde contemporain.


À PROPOS DE L'AUTEURE


Musicienne à la viole de gambe et romancière, Christine Payeux a participé à de nombreux concerts et à l’enregistrement d’une trentaine de disques de musique baroque. L’Evasion des Filles Vierges Britanniques est son cinquième livre.

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Christine Payeux

L’ÉVASION DES FILLES VIERGES BRITANNIQUES

 

La mise à mort ne s’arrête jamais parce que la concupiscence des hommes mène les femmes à la pierre du sacrifice.

 

Yannick Haenel, Tiens ferme ta couronne.

 

Mon rêve en musique serait d’entendre la musique des guitares de Picasso.

 

Jean Cocteau

PROLOGUE

On est le 1er juin. Les journalistes reporters du Barokistan s’impatientent devant les grilles du château. Le Baron Karl Nhissane rentre d’exil. Le scoop à ne pas rater. À l’approche de la limousine jaune citron, c’est la bousculade, chacun se rue sur sa caméra, son micro, son appareil photo. La limousine ralentit, s’immobilise. Le Baron KN baisse sa vitre. Il arbore devant les caméras un sourire scintillant des mille feux de ses dents serties de diamants.

– Monsieur le Baron, vous revenez de six mois d’exil fiscal, quelles sont vos impressions ?

– Monsieur le Baron, vous organisez des concerts privés et… des jeux avec les jeunes vierges musiciennes de l’ISBN, vous confirmez ?

– On dit que vous déplacez votre immense collection vers des sociétés offshore aux îles vierges britanniques en corrigeant l’évaluation de vos tableaux pour éviter de verser des millions d’impôts au Barokistan, que répondez-vous à ces accusations, Monsieur Nhissane ?

– Monsieur le Baron, quelles sortes de jeux ? pouvez-vous nous préciser ?

– Qui participe à vos jeux Monsieur le Baron ?

– Écoutez, je vais vous dire une chose : nous n’inventons jamais rien, ni vous, ni moi. Reproduire, c’est ce que nous faisons tous. Depuis la nuit des temps, in secula seculorum, on enlève et on viole les femmes à tour de bras. L’enlèvement des Sabines par les fils d’Enée, c’était quoi, à votre avis ? Je n’ai rien à me reprocher. Vous savez, j’ai bâti mon empire à la force du poignet. Je suis riche, très riche. Je dois ma fortune à la création de mes Instituts d’Éducation pour la jeunesse tels que l’ISBN, l’Institut Supérieur Baroque Nhissane, spécialisé dans l’élevage de vierges bio vouées à la production de concerts et à la reproduction des tableaux de l’époque baroque. Je le finance à hauteur de 98 %. J’ai bien le droit de m’amuser un peu, non ? Et comme je dis toujours, entre la verge et la vierge, il n’y a jamais qu’une voyelle, nous sommes faits l’un pour l’autre…

– Monsieur le Baron, s’agit-il de viols collectifs ?

– Monsieur le Baron, on dit que des filles disparaissent ?

– Il faut regarder les choses lucidement : quand on joue avec une vierge, ce n’est plus une vierge, c’est une pute. Et une pute doit disparaître : imaginez qu’elle tombe enceinte, je ne voudrais pas que mon fils soit le fils d’une pute, j’aurais honte d’être le père d’un fils de pute, tout le monde peut comprendre cela.

– Monsieur le Baron, on dit que des filles meurent par éventration ?

– Vous déformez la réalité. J’offre à ma Cour les vierges de l’ISBN en échec scolaire, uniquement en échec scolaire, hein. Celles qui réussissent sont épargnées puisqu’elles sont destinées au mariage. Les autres, que voulez-vous, c’est leur destin… Réussir ou mourir… il n’y a pas de happy end au Royaume du Barokistan.

– Je précise pour nos auditeurs que la Cour de Monsieur le Baron Karl Nhissane est exclusivement constituée de la SNOB, Secte des Nantis Obscurantistes du Barokistan, dont vous êtes le Grand Commandeur, Monsieur le Baron…

– C’est exact…

–… et de la BAVE, Barok Association for Viol and Éventration, présidée par le Cousin du Roy du Grand Ordre des Lampadaires, le GOL. La BAVE est une association plus… confidentielle ?

– En effet. C’est aux nantis de la BAVE que j’offre des vierges, pour leurs amusements… ou plutôt, comment dire, pour leur recherche sur le Vrai de la Mort. C’est le jeu du pouvoir, vous comprenez. Le pouvoir, pour le conserver, il faut faire des sacrifices, tout le monde sait cela et faire des sacrifices, c’est le pouvoir de tuer.

– Monsieur le Baron, vous arrive-t-il d’éprouver des remords ?

– Des remords ? Ecoutez Monsieur, soyons sérieux. Les hommes sont humains, les animaux non humains et les vierges hybrides. Si nous considérions les vierges comme des humains nous ne pourrions pas les tuer. Et puis je vais vous dire une chose : les vierges sont des salopes, des allumeuses, des vicieuses, il faut les briser, ces sales putes. Je crois pouvoir affirmer que leur mort ne nous touche pas, ni moi, ni mes hommes de la BAVE, parce que nous sommes tous déjà morts, je ne sais pas si je me fais bien comprendre. Allez, suffit ! coupez vos caméras, dégagez ! dégagez ! Chauffeur, avancez !

Un sourire intérieur éclaire son visage. Il contemple la grille infranchissable de son château, symbole de la séparation entre le monde d’un milliardaire et le monde des ratés. Après tous ces mois d’exil fiscal obligatoire, revoir le symbole de sa réussite lui procure une joie indicible. Home, sweet home. La grille dorée s’ouvre lentement. Au moment où la voiture pénètre dans l’enceinte du château, il lève les yeux vers l’horloge située en haut de la corniche à modillons : il est 19 h 20. Le soleil n’est pas encore couché. Munis de leurs hallebardes, les laquais en livrée – pantalon moulant blanc, guêtres, veste bleu ciel avec dorures, tricorne blanc – lui font une haie d’honneur tandis que le DJ envoie l’Ouverture à la française d’une tragédie de Lully au rythme affirmé et royal. Le Baron Karl Nhissane marche sous les applaudissements de sa Cour réunie sur les marches du Grand Escalier de marbre.

Pour fêter son retour, il y a bal ce soir, comme chaque année. Mais il est fatigué et il a mal aux pieds. Au diable l’étiquette, il montera directement dans ses appartements. Qu’ils bouffent et dansent et se bourrent la gueule sans lui. Il n’a qu’une hâte : organiser sa fête d’anniversaire. Dans dix-huit jours, il a soixante ans ! Il a l’intention de dépenser sans compter. La dépense, c’est le potlatch qui lui assure le pouvoir et l’autorité. Il s’apprête à visionner en boucle le clip de son dernier anniversaire, diffusé sur tous les médias du Barokistan, pour en traquer la moindre imperfection. Sa fête devra être une fête éblouissante et parfaite. Être un jubilaire royal ou ne pas être. D’un geste impérieux il fait cesser les applaudissements et, après les salutations d’usage, se retire dans ses appartements où il commande aussitôt du champagne. Dans sa hâte, il en oublie d’enlever ses chaussures, qui pourtant lui font mal aux pieds.

PREMIÈRE PARTIE

1 L’ISBN, tragédie de Lully

 

Lundi 1er juin, 12 h 30. Violette s’apprête à manger son ragoût de bœuf aux haricots rouges quand la Capitaine Cuiller-à-vent, la surveillante de cantine, se plante devant elle, les poches de sa blouse pleines de portions de vache qui rit.

– Mademoiselle, dit-elle, le Gouverneur Conmolto vous attend dans son bureau.

Violette repose sa fourchette et se lève précipitamment. Elle jette un regard à Faustina mais Faustina l’ignore, trop occupée à parler avec ses voisines de table en agitant comme des moineaux ses mains fines et blanches. Elle se presse. Le talon étroit de ses chaussures rend sa marche délicate et inconfortable. Elle les désirait depuis longtemps, ces chaussures d’été bleu marine avec ses trois tresses, une sur les orteils, une sur le coup de pied, une autre transversale reliant les tresses ensemble, elles lui font un joli pied et lui donnent une démarche féminine. Elle les a achetées pour trois fois rien à l’Emmaüs de l’ISBN samedi dernier, en même temps que la petite robe bleue à motif cachemire et surpiqûres dorées qu’elle porte aujourd’hui, au tombé fluide et souple, qui vole gracieusement autour de ses jambes nues. L’été, c’est tellement agréable de sentir la caresse du tissu, lui avait dit la belle Faustina en se caressant la cuisse et en la regardant droit dans les yeux. Violette, qui voulait lui plaire, avait donc acheté la robe et les chaussures. C’est comme ça, quand on veut plaire, on guette les signes d’amour, on finit par croire que ce que l’on ne désire pas (des chaussures à talons et une petite robe bleue à surpiqûres dorées), on le désire.

Elle se hâte sur ses talons incertains en direction du Bâtiment Administratif. Le Gouverneur Conmolto l’a convoquée, quelle faute aura-t-elle donc commise ? Elle respire profondément : elle n’a rien fait, elle n’a rien à redouter du Gouverneur. Pourtant sa gorge reste nouée.

 

2 Le jardin intérieur, andante

 

Elle traverse le jardin intérieur sans le voir et c’est dommage, parce que c’est un jardin d’une luxuriance inattendue dans ce décor austère. Bientôt elle aperçoit l’angle du Bâtiment Administratif appelé communément le BâtAd.

Contrairement à ce qu’en disait son père, la forteresse est une très belle construction d’architecte composée de quatre bâtiments identiques reliés par des fortifications : le Bâtiment Vermeer (BâtVer) réservé aux filles vouées à la peinture, le Bâtiment Lully (BâtLu) réservé aux filles vouées à la musique et le Bâtiment Divers (BâtDiv) réservé aux filles diversement vouées. La musicienne Violette et la peintre Faustina ne logent donc pas dans le même bâtiment, ce qui ne facilite pas les rencontres. Chaque bâtiment est pourvu d’une coursive intérieure recouverte de lauze à l’ancienne, de tours à toits pointus en ardoises, de tours coupées à toits monopentes couverts de panneaux solaires et de tours à toits plats en torchis équipés de caméras de surveillance. Les toits plats en torchis, c’est un caprice ou plutôt une connerie de l’Architecte en Chef des Monuments du Royaume du Barokistan (ACMRB) qui a eu le souci de mêler matériaux anciens et contemporains sans réfléchir aux conséquences de ses choix : les filles du commun vouées à l’entretien des toits en torchis ne rigolent pas tous les jours. Les torchis ne résistent pas à la pluie, les caméras de surveillance plantées sur des fers à béton s’effondrent, il faut tout refaire, consolider, revisser, réparer, réencastrer, et tout ça pour un salaire de misère : 3 binches seulement. Elle lève la tête vers les caméras de surveillance, longe la coursive intérieure du BâtAd, lit machinalement la devise inscrite en frontispice du bâtiment : Quand on veut on peut, et pousse la lourde porte d’entrée. Aussitôt l’odeur du bâtiment lui pince le cœur, le même pincement que le jour de son arrivée dans l’Institut : elle avait huit ans, sa mère venait de mourir, son père venait de se remarier parce qu’il avait besoin de quelqu’un pour lui repasser ses chemises et qu’il ne supportait pas de vivre seul. Il lui tenait la main, il la serrait trop fort, elle avait mal. Il marchait vite. Il portait sa viole de gambe ténor – un cadeau de son grand-père. Elle, elle portait son petit sac à dos Decathlon avec, ficelée par-dessus, sa couette dans sa housse – un cadeau de sa mère morte dont elle ne voulait pas se séparer. Son père était mécontent, à cause d’elle peut-être, ou à cause de rien, il était toujours mécontent et râlait tout le temps. Il avait levé la tête vers le sigle ISBN gravé en frontispice de la forteresse, au-dessus de la porte d’entrée, une porte d’au moins sept mètres de haut.

– Mais qu’est-ce qu’ils peuvent être cons ! Y pouvaient pas l’écrire à hauteur humaine ? C’est impossible à déchiffrer, comment y font les gens qui ont de l’arthrose cervicale ? Un peu plus et on passait à côté !

Passer à côté d’une forteresse comme celle-là, il faut être aveugle. Une bâtisse énorme en béton et aluminium dans le style château fort avec ses douves asséchées, ses fortifications et ses hautes tours, une forteresse d’une dizaine d’hectares plantée au milieu de nulle part, sur un plateau aride entre la Ville d’en Haut et la Ville d’en Bas, on ne peut pas la manquer.

Il disait que c’était bien pour elle, cet Institut Supérieur Baroque créé par le célèbre Baron Karl Nhissane, un conservatoire des Beaux-Arts pour orphelines où on allait la former au métier de musicienne. Bon, d’accord, elle n’était qu’à moitié orpheline, et alors.

Son père l’avait poussée à l’intérieur de la bâtisse et lui avait fait ses adieux devant le bureau de la Lieutenante Dixdixhuit chargée des admissions, allez sois sage, travaille bien, je viendrai te rechercher le jour de tes douze ans. Elle a attendu, il n’est pas venu, elle en a dix-sept aujourd’hui. Le salaud. Il a toujours menti.

L’ISBN, certaines pensionnaires y demeurent toute leur vie. Ses talons résonnent sur le carrelage noir et blanc du couloir. Elle bifurque à droite, dépasse la porte de l’ascenseur dont l’accès est strictement réservé au personnel administratif, et commence à gravir les marches qui mènent au bureau de Conmolto. Elle sent le flottement de sa robe sur ses cuisses nues et sa caresse sur ses mollets. Elle n’est plus qu’une enveloppe bleue à motif cachemire et surpiqûres dorées. Faustina ne lui a même pas jeté un regard ! elle est devenue froide et distante, elle la méprise, oui, sans doute. Mépris ou dégoût. Tout avait pourtant si bien commencé. Et puis il y avait eu le baiser, et depuis, plus rien. Le rejet, ça lui fait comme un mal du corps. Elle se souvient de l’arrivée de Faustina comme si c’était hier. C’était un jeudi d’avril, jour du fish and chips. Ce jour-là…

 

3 Le petit Mozart à papillons, allegro ma non troppo

 

… elle avait fait une entrée remarquée. La Capitaine Cuiller-à-vent venait de terminer sa distribution de vache qui rit bio lorsque le Gouverneur Conmolto était arrivé au réfectoire, poussant devant lui la nouvelle, qui le dépassait d’une tête. Ce fut une apparition éblouissante : elle portait une petite robe à papillons dans un camaïeu de jaune orangé et semblait jaillir d’un tableau de Bronzino avec son visage ovale et lumineux, ses grands yeux clairs sous de fins sourcils arqués, ses cheveux aux reflets cuivrés remontés en chignon et sa bouche joliment ourlée. Aussitôt Violette avait senti ses viscères s’agiter, ses neurones s’éparpiller, ses joues devenir rouges comme des pommes d’api. Faustina était restée d’un calme olympien quand Conmolto, vêtu de son uniforme kaki d’ex-colonel de l’armée morte à épaulettes bleu ciel étoilées, avait tiré en l’air trois coups de feu pour obtenir le silence ; elle avait esquissé un sourire énigmatique de Joconde au moment où le petit homme s’était redressé en bombant le torse de façon toute militaire pour paraître plus grand et faire son discours, lequel s’était perdu dans un raclement de chaises, toutes les pensionnaires s’étant promptement levées pour le saluer :

–… acclamez de vos youyous la chanteuse et spécialiste du Caravage, Mademoiselle Faustina dell’Caravage, votre nouvelle compagne…

On avait donc youyouté la nouvelle avant de se rasseoir bruyamment comme une seule femme en fredonnant l’air de la vache qui rit de Wagner.

La belle aux papillons avait été placée d’office à la table des quatorze ans, à côté de Violette dont le cœur s’était aussitôt emballé, allegro con fuoco, et les mains à trembler tellement que sa vache qui rit bio en était tombée par terre. Elle était arrivée le matin même, sous la haute protection du sous-directeur de la Secte des Nantis Obscurantistes du Barokistan à laquelle appartenait son père, peintre à la cour du Roy Hourra IV, mort dans un accident de jet privé avec sa mère qui était impotente.

– Mon père était peintre à la cour du Roy, il est mort dans un accident de jet privé avec ma mère qui était impotente, avait-elle dit avant même d’entamer son ragoût entre-temps devenu très, très tiède.

Le coup du jet, ce devait être sa carte de visite. À la table des quatorze ans, on était tout excité. On l’avait pressée de questions auxquelles elle avait répondu aimablement. Elle était peintre, peintresse avait-elle précisé, spécialiste du Caravage, et soprano, elle allait donc suivre une double formation en peinture et chant. Sa voix était mélodieuse et bien placée comme le sont les voix des chanteuses. Elle avait parlé posément, en prenant son temps, sans la crainte d’être interrompue, avec une sorte de froideur ou de distance, ce truc de classe qui donne l’aisance et qui fait paraître intelligent. Elle ne lui avait posé aucune question, ni à Samia, ni à Pêche Melba, ni à qui que ce fût. Violette aurait bien voulu pourtant. Elle n’attendait que ça, de faire défiler en accéléré le film de sa vie pour capter l’attention de la fille d’un peintre à la Cour du Roy, elle le lui aurait raconté en speed watching, le début, le milieu, la fin, sa mère morte, son père qui l’avait abandonnée quand elle avait huit ans, qui devait venir la rechercher le jour de ses douze ans mais qui n’était pas venu, le Sieur Plumechat, son maître de viole de gambe, l’affreuse Colonelle Toc Toc et Pan, et surtout, surtout, elle lui aurait parlé de ce don qu’elle avait depuis toujours d’animer les personnages des tableaux, oui, surtout ça, ce don exceptionnel qui la rendait différente des autres, qui la rendait unique, car elle mourait d’envie d’être remarquée, de plaire, d’être aimée, d’être l’élue de celle dont le moindre geste était empreint d’une élégance incomparable : sa façon de tenir sa fourchette, de s’effleurer le front, de refaire son chignon… Elle était si belle, avec son côté statue grecque, un peu froide, tellement inaccessible.

Dès ce premier contact, Violette aurait pu déceler l’impossibilité d’une amitié ou d’un amour fusionnel avec un personnage aussi égocentré, si elle n’avait été subjuguée, envoûtée, hypnotisée par son sourire de Joconde, son calme, son self-control et sa voix bien placée de soprano lyrique.

– Cette fille-là se prend pour une œuvre d’art, avait jugé de façon péremptoire Samia dell’Virginal, sa voisine de cellule. Une œuvre d’art ne s’intéresse pas aux autres.

Contrairement à Samia, la jeune violiste manquait de discernement : à penser trop à la musique, à ne penser qu’en notes, ça vous laisse des trous dans le cerveau et les trous vous empêchent de réfléchir. Peut-être était-elle décervelée ?

Qu’est-ce qu’une décervelée ?

Une décervelée, c’est une fille qui flotte à la surface du monde parce qu’elle pense que le monde n’est pas fait pour elle.

Une décervelée, c’est un corps sans cerveau secoué par les émotions, un aboli bibelot, un petit animal de compagnie.

Une décervelée accomplit toute chose sans y toucher, sans en pénétrer les lois. Elle fait de la figuration et prend des petits sourires ravis. Elle est en représentation. Son corps est son seul trésor, elle en a le souci, elle est coquette, elle doit être jolie.

Était-elle suffisamment jolie pour plaire à Faustina dell’Caravage ? Les jours suivants, elle l’avait guettée, la suivant de loin dans les allées, s’asseyant à côté d’elle pendant les cours, se livrant de façon intime dans l’espoir d’obtenir quelque confidence. Et la belle au sourire de Joconde s’était confiée. Elle lui avait parlé de tant de choses que les gens taisent si souvent, de la honte, de l’échec, de l’envie, de la jalousie, de l’orgueil, de sa vanité et de ses rêves de grandeur, de ses robes qui ne sont jamais assez belles, de ses voyages en jet, de son cheval Ulysse, de son espoir de trouver un mari riche, beau et cultivé. Elles avaient parlé de tout, du passé, du présent, du passé surtout, pour se dire, se dévoiler. À tout moment la musicienne avait été tentée de mentir pour lui plaire, de lui dire qu’elle aussi pensait au mariage (faux). Faustina avait ri de son agitation, de son débit fougueux en speed talking, de sa manière d’être précipitée. Puis elle lui avait parlé de sa peinture du Caravage avec légèreté : pour distinguer ses copies des originaux, elle se permettait quelques fantaisies, s’amusant à supprimer ici ou là un détail : un sablier ou une tête de mort posée sur un guéridon, un pendentif au cou d’une dame, symboles du temps qui passe et des vanités de ce monde, un chien au premier plan du tableau, symbole de la sexualité, qu’elle supprimait, parce que la sexualité l’effrayait – mais pas le mariage. Cette fille était d’une audace inouïe ! Je suis une faussaire, avait-elle ironisé dans un éclat de rire troublant que Violette avait qualifié in petto de cristallin, ignorant que c’était un cliché. Elle avait aimé son rire cristallin, elle aima la talentueuse et exceptionnelle Faustina la faussaire. Elle l’aimait ou l’admirait, elle ne savait pas trop, elle l’aimait et l’admirait, oui, sûrement les deux à la fois. La belle Faustina s’était livrée. Violette avait été sa confidente, elle en était fière. Puis elle s’était laissé caresser les épaules, elle s’était laissé embrasser, tranquillement, comme si elle n’était pas concernée, et soudain elle l’avait repoussée violemment : Mais qu’est-ce que tu fais avec ta langue ! Les jours suivants, elle avait fait comme si elle n’existait pas. Son regard la traversait sans la voir, pire, était dirigé vingt centimètres au-dessus de sa tête vers quelqu’un d’autre, derrière elle. Elle sait bien que toutes les orphelines vivent la blessure de l’abandon, qu’elles sont toutes taraudées par cette question : suis-je fille de césar ou fille de rien ? Elle, elle sait de qui elle est la fille, mais ça ne l’avance pas à grand-chose. Elle reste écorchée par le premier accroc de l’amour et le rejet de Faustina ravive sa blessure.

À vrai dire elle ne pense pas en ces termes : accroc, rejet, blessure : elle « pense » en affects, comme la musicienne qu’elle est, avec ses trous dans le cerveau ; elle ressent, comme un animal, et son mal inexprimé flotte sans contours, sans les mots pour le dire, il flotte à l’intérieur de sa petite robe bleue avec ses surpiqûres dorées : son enveloppe avec personne dedans.

Toute à ses souvenirs nostalgiques, Violette continue de gravir les trente-neuf marches qui mènent au bureau du Gouverneur, trente-neuf marches interminables. Elle se voit comme un personnage tragique, elle s’identifie aux personnages de la tragédie classique successivement déchirés, recousus, enflammés, perdus, qui gémissent, sanglotent, se lamentent et se frappent la poitrine, car elle aime les larmes, la plainte et se frapper la poitrine. L’angoisse, d’un seul coup, à l’intérieur de sa petite robe bleue, tandis qu’elle s’avance dans le long couloir désert, l’angoisse en forme de sac de cuir dur clouée au carré dans les viscères, qui vous donne une présence floue vibrant sous la peau.

Elle ignore quelle faute elle a pu commettre, cependant elle redoute la sanction. Le Gouverneur est un homme imprévisible, fantasque et dangereux. C’est un despote. Elle le craint. Elle déteste son uniforme d’ex-colonel de l’armée morte, son rire guttural, ses dents jaunes qui se chevauchent, ses favoris broussailleux en forme de merguez, l’odeur de ses cigares Montecristo et sa façon de poser les pieds sur son bureau. Elle est effrayée par son pistolet, dégoûtée par son air salace. Ne pas avoir peur. Il n’y a aucune raison qu’elle soit sanctionnée pour une faute qu’elle n’a pas commise.

 

4 Le martyre de Saint Matthieu, de Claudine dell’Vignon

 

Sissi, une fille du commun préposée aux photocopies se tient en faction devant la porte entrouverte du bureau. Rousse, queue-de-cheval fine comme une queue de ratte, c’est pour sa petite taille qu’elle a été choisie : de quoi il aurait eu l’air, Conmolto, avec une grande bringue à côté de lui. Violette lui adresse un sourire, frappe discrètement à la porte et entre. Debout à distance respectueuse, mains derrière le dos, elle attend que le Gouverneur lève le nez de ses papiers. Elle observe sa tonsure, son uniforme vert kaki, ses épaulettes bleu ciel parsemées d’étoiles dorées, son col de chemise rigide noué d’une cravate noire, ses sourcils broussailleux, son long nez pointu plongeant vers la bouche et ses épais favoris en forme de merguez. Le petit homme appose un tampon ici, un tampon là, place une feuille sur la pile de droite, une feuille sur la pile de gauche. Derrière le bureau, une cheminée imposante à piédroits dans le style Louis XIV, moulurée et surchargée d’angelots joufflus tenant des corbeilles de fruits, le trumeau disparaissant sous une reproduction du Martyre de Saint Matthieu de Claude Vignon. Dans le coin droit de la pièce un fauteuil en cuir marron tourné face au mur. Les rideaux de velours aux motifs exotiques : palmiers, perroquets, ananas. Rien de changé depuis la dernière fois, sauf un nouveau canapé rouge.

 

5 Le don psychokinétique de Violette, récitatif

 

Mais voici qu’au moment où Conmolto lève enfin la tête vers elle on frappe à la porte. Entrent Proserpine dei Meubles, une fille du commun toute en muscles et en tendons vouée au transport des meubles, Claudine dell’Vignon, l’artiste peintre qui a réalisé la copie du Saint Matthieu, et Blanche dell’Théorbe, une luthiste qui vient aussitôt se placer aux côtés de Violette et l’interroge du regard. Violette hausse furtivement les épaules avec une mimique qui signifie que non, elle ne sait rien. Blanche a son look androgyne habituel : chemise d’homme blanche très décolletée et jean moulant bleu délavé ; elle a des yeux de chat derrière ses lunettes rondes aux fines montures dorées et de longs cheveux blonds et dorés comme les fines montures de ses lunettes rondes. Elle est très belle.

Brusquement le Gouverneur se redresse de toute sa petite taille et se dirige à grands pas vers la fenêtre qu’il ouvre brutalement. Il sort son pistolet et tire trois coups de feu en l’air. Visiblement soulagé, il reprend place devant son bureau sans un regard pour les filles.

– Il fait trop chaud ici, dit-il en s’adressant à son bureau.

Il siffle Sissi, qui accourt. Il lui tend une liasse de feuilles.

– Photocopies, quatre exemplaires !

Elle sort en courant, resurgit peu après, lui tend la liasse respectueusement avant de quitter le bureau.

– Je suis à vous dans un instant, finit par dire Conmolto.

Les musiciennes esquissent un petit sourire timide (Blanche) et craintif (Violette). Claudine dell’Vignon et Proserpine dei Meubles restent de marbre. Toujours absorbé dans ses paperasses, l’uniforme tamponne, empile des feuilles à droite, à gauche. Parfois il semble réfléchir : il penche légèrement la tête sur le côté en se grattant le nez ou en se tripotant les merguez. Patienter, sourire, se montrer aimable. Elles n’ont rien à se reprocher. Proserpine fixe le mur, l’air mauvais. Violette fixe des yeux le tableau accroché au-dessus de la cheminée, la copie du Vignon réalisée par Claudine qui depuis son entrée regarde la pointe de ses chaussures en se mordillant la lèvre inférieure ; son regard va et vient entre l’épée du soldat musclé enfoncée dans le ventre du martyr, et la tonsure du Gouverneur ; entre les pieds nus et sales du martyr à genoux, et les oreilles décollées du Gouverneur. Elle se concentre, fixant des yeux les personnages du tableau pour leur insuffler la vie. Ça marche : ils s’animent peu à peu. Le sang de Saint Matthieu s’est mis à couler hors du cadre : une flaque rouge s’est formée sur le parquet, un très beau parquet en bois debout couleur acajou. Comment ça se nettoie, du sang sur du parquet. À l’eau oxygénée ? Le Gouverneur est toujours absorbé dans son labeur de paperasserie. Percevant soudain un froissement de tissu, Violette se retourne et reconnaît la Colonelle Toc Toc et Pan jusqu’alors dissimulée au fond du fauteuil en cuir tourné face au mur.

– Mesdemoiselles, dit enfin le gouverneur au moment précis où le bourreau tourne la tête vers Violette en retirant du ventre de sa victime son épée ensanglantée – avec peut-être l’intention criminelle de retourner son arme contre l’une d’entre elles, ou même contre le gouverneur ? allez savoir – Mesdemoiselles, comme vous savez, toute infraction au règlement est sanctionnée. Or vous avez fait ce que vous avez fait sans autorisation, en conséquence de quoi je me vois dans l’obligation de vous sanctionner. Autorité et discipline, c’est ma vocation.

– Qu’est-ce qu’on a fait ? proteste Proserpine.

– Taisez-vous ! Vous êtes ici pour écouter et vous taire, pas pour poser des questions : article 4 de l’annexe V du règlement. Et appelez-moi Il magnifico maestro ! Et baissez les yeux quand je vous parle, vos oculus ad carrelagem !

–… c’est pas du carrelage c’est du parquet, marmonne Proserpine.

– Madame la Colonelle, à vous de jouer.

La Colonelle se lève, marche lourdement vers Proserpine, s’appuyant sur son parapluie qui lui sert de canne et de bâton de gendarme, et la frappe à la tête, plusieurs fois, en poussant des grognements. Puis elle regagne sa place en se dandinant comme un canard.

– Vous me ferez deux jours de garde à vue, improvise Conmolto, j’ai bien dit deux jours de GAV à la cave. Quant à vous, Mademoiselle Claudine dell’Vignon, vous savez bien pourquoi je vous ai convoquée, et vous aussi Mesdemoiselles les musiciennes, inutile de prendre vos airs de saintes-nitouches : je vous soupçonne d’avoir eu l’intention de faire une entorse au règlement et ceci relève de la sanction A de l’annexe 18 au règlement intérieur de l’ISBN. De votre bonne conduite dépendent mon honneur et la survie financière de notre institution. Vous serez donc sanctionnées comme il convient. Rompez !

Il agite la liasse de feuilles photocopiées par Sissi.

– Petit 1 : vous apprendrez par cœur les lois de l’ISBN depuis l’Article III, 1-1 « Il est interdit de peindre La Lettre à Elise du dépose-bébé » jusqu’à la fin de l’Article XXI « Il est interdit de Jouer l’air de La jeune fille au virginal de Vermeer ». Vous les réciterez aux Contrôleurs de Compétence qui me feront un rapport détaillé de votre performance. Pas de petit 2. C’est tout pour aujourd’hui. Quia nominor leo, quia deus ex machina, hé ! hé !

Il Magnifico Maestro aime se gargariser d’expressions pseudo-latines, il a entendu le Baron Karl Nhissane le faire, c’est donc que ça se fait, ça vous pose son homme.

– Et maintenant je compte jusqu’à dix et vous disparaissez. 1…, 2… Ah, encore une petite chose…

Il se cale dans son fauteuil, adoptant la posture décontractée d’un cow-boy, le pied droit calé sur la cuisse gauche, et allume un cigare Montecristo dont il tire trois bouffées consécutives. Il fixe d’un regard lubrique les seins de Claudine dell’Vignon.

– Je suis sûr que vous lui plairez…

Le téléphone l’interrompt. Les filles n’osent pas bouger. Le Gouverneur Conmolto s’énerve au téléphone au sujet d’AlinePetitechose, une fille du commun vouée aux petites choses, qui n’a pas fait ce qu’il fallait, une fois de plus. Ses oreilles tressautent sur chaque voyelle ouverte.

– Bon, on verra ça plus tard (ses oreilles tressautent trois fois). Ah, j’oubliais ! pour le prochain concert /…/ oui, le Juditha triumphans /…/ vérifiez que les filles du commun vouées à la teinturerie ont bien fait leur boulot /…/ mais évidemment le voile de gaze noir ! on fait comme d’habitude, vous le poserez vous-mêmes sur la grille de la salle des concerts, et aussi, trouvez-moi une costaude capable de remplacer Proserpine dei Meubles pour accrocher dans la loge du Roy le Judith décapitant Holopherne du Caravage, c’est son préféré /…/ Oui, oui, je sais, c’est aussi le préféré du Baron KN, mais le baron passe après le Roy, on lui mettra le Véronèse /…/ Mais non, elle n’est pas malade /…/ oui, rien du tout, deux jours de Garde à Vue à la cave ce sera bien fait pour sa grande gueule /…/ qu’il eût fallu que je sursisse ? /…/ mais voyons /…/ ah oui /…/ bon /…/ pas du tout /…/ bien /…/ et ordonnez en cuisine de préparer la hure de sanglier sauce Suzuki…

Violette jette un coup d’œil au bourreau-soldat. Il a replongé son épée – et son regard – dans le ventre du saint, ouf. Elles se demandent si elles peuvent partir, Conmolto n’ayant pas encore compté jusqu’à dix. En haut du tableau, l’ange à moitié nu a repris sa position allongée, tendant langoureusement une plume à Saint Matthieu. « Langoureusement », c’est l’interprétation erronée de Blanche, qui est quelqu’un de très sensuel et qui ne s’y connaît pas beaucoup en peinture. Violette dirait plutôt… enfin, elle a une autre interprétation de l’ange, et de la plume.

Le petit Gouverneur est toujours pendu au téléphone. Il ordonne ceci, il ordonne cela, se donne des airs importants. On attend. Violette garde les yeux fixés sur Saint Matthieu, sur le bourreau et sur l’ange qui à présent la regarde et lui tend sa plume en souriant, prêt à sortir du tableau pour venir vers elle.

– Bon, on verra ça plus tard, dit-il pour la deuxième fois en se grattant le nez. Comme je dis toujours, quand on veut on peut.

Il émet un petit rire guttural qui agite en cadence sa tête comme si elle acquiesçait de façon indépendante.

Fascinée par l’ange et par son sourire, fascinée par la plume qu’il lui tend, fascinée par le sang du martyr qui coule goutte à goutte du manteau de la cheminée sur le plancher en bois debout couleur acajou, fascinée par les muscles du soldat, Violette est tendue comme si elle était dans le tableau, à l’intérieur du cadre, compressée avec les trois personnages entassés comme des poules en cage dans l’espace saturé du tableau, comme elles, les demoiselles sans nom, poules encagées cloîtrées entassées cadenassées dans leur cellule à travailler leur instrument ou leur peinture jusqu’à l’épreuve du Diplôme Supérieur Final et c’est dans dix-sept jours exactement ! et si elles échouent, elles aussi tendront les bras vers le ciel, vers l’ange, elles, à genoux comme Saint Matthieu mourant qui écarte désespérément les doigts dans le style maniériste du XVIIe siècle. La scène du crime peinte par Vignon n’est pas une représentation mais l’implacable présentation de leur avenir proche. Violette entend le râle d’agonie du martyr. Son cœur tambourine, cogne dans la prison de ses côtes contre l’écran de sa poitrine, lui aussi veut sortir du cadre. La tête lui tourne. Elle résiste contre une force qui lui enfonce les creux poplités pour l’obliger à s’agenouiller, elle résiste, résiste, jusqu’à ce que Saint Matthieu se lève tandis que l’ange allongé en haut du tableau dresse une plume menaçante en direction du soldat-bourreau armé de son épée. Elle redoute une scène de carnage dans le bureau du Gouverneur, tout le monde va y passer, c’est sûr.

–… nous en reparlerons plus tard, dit Conmolto au téléphone, ma journée est très chargée, examen du budget, conseil de surveillance, rédaction des sanctions, évaluations des carnets de suivis, établissement des formulaires d’évaluation des potentialités, fiches de bonne conduite, certificats de virginité, fichiers Excel, visionnements des caméras de surveillance, introspection des objectifs et perspectives, rédaction et distribution de mes flyers… oui oui… on verra ça plus tard, je vous salue, quia nominor Il magnifico maestro.

Il raccroche enfin, se frotte l’oreille gauche en fronçant les sourcils. Puis il ouvre un tiroir de son bureau et en sort une boîte dorée.

– Tenez Mesdemoiselles, prenez donc un Choco ISBN.

À ces mots, la Colonelle Toc Toc et Pan s’approche de son pas emphysémateux et, allongeant une main jaune comme une patte de poulet cuite, se sert prestement : quatre Choco d’un coup qu’elle croque comme un hamburger.

– La sanction sera inscrite dans votre casier judiciaire, un sacré malus pour votre Diplôme Supérieur Final, Mesdemoiselles les artistes… si vous allez jusque-là, ricane-t-il en découvrant des dents jaunes qui se chevauchent.

Son rire, coincé dans l’arrière-gorge, peut se traduire ainsi : Waer waer waer waer. Ses grandes oreilles, mises en valeur par sa coupe de cheveux galvanized iron (G.I.) sautillent en cadence.

– Je compte jusqu’à trois et vous fichez le camp. Et soyez à l’heure à l’enterrement d’Adélaïde dell’Cembalo, je vous ai à l’œil, et pas le bon ! 1… 2…

Blanche et Violette font la révérence et se hâtent de sortir à la suite de Proserpine, Claudine sur les talons. Dans leur précipitation elles heurtent une fille du commun vouée aux chaussures du Gouverneur, Rackel delle Chaussures, une brune aux cheveux courts et bouclés, aux paupières hautes qui lui donnent l’air étonné d’un enfant qui attend qu’on lui demande quelque chose. Elle apporte à Conmolto une nouvelle paire de chaussures pointure 49. On entend le petit homme hurler :

– Petite sotte, je vais vous couper la langue !

Toutes les quatre s’éloignent d’un pas vif et dévalent les escaliers, laissant Violette à la traîne, avec ses chaussures à talon. Elle n’a toujours pas compris le motif de sa punition, mais elle est soulagée : elle n’est pas toute seule.

 

6 Une histoire d’ange et de balançoire, adagio

 

Une lumière blanche et crue la cueille à la sortie. Sous ce trop de lumière, les remparts de la forteresse et les grands arbres du jardin – d’une luxuriance inattendue dans ce décor austère – sont presque blancs, comme au bord de disparaître. Les filles sont déjà loin. Ce qu’elle vient de vivre, elle n’est pas sûre que cela lui soit vraiment arrivé, mais elle est sûre d’une chose : ses chaussures d’été bleu marine lui font mal aux pieds. Elle s’avance en claudiquant sur l’allée de graviers blancs et s’arrête un peu plus loin, près du bac à sable, pour les ôter. Elle échange quelques mots avec Mia dell’Balançoires, vouée à la surveillance des balançoires et du bac à sable pour les petites. Assise sur une chaise pliante en toile à rayures orange et beige, Mia tricote, elle lui sourit en retroussant sa lèvre supérieure. À côté d’elle, une fillette de cinq ou six ans aux cheveux bruns ébouriffés comme l’ange du tableau se tient immobile ; elle ne joue pas, elle ne sourit pas. Mia tricote sans regarder son tricot, elle parle, elle parle sans arrêt, une histoire de colis que les Filles Vierges Britanniques, les FVB de la Blanchisserie, auraient reçu le matin même, un colis inquiétant, en provenance du château, une histoire de nappe, de sang sur une nappe, ou d’excréments, ou de vomi, ou d’on ne sait quoi qui n’intéresse pas du tout Violette – entre nous, elle a tort : cette nappe, c’est la pièce à conviction n° 1 des crimes du Baron Karl Nhissane, une preuve accablante. Elle n’écoute pas. Elle voit la bouche de Mia bouger, elle voit ses lèvres se retrousser par-dessus ses dents toutes petites, dévoilant sa gencive rose pâle qui lui donne un air niais – ce qu’elle n’est pas – elle regarde les cheveux de Mia, frisottés, châtain clair, s’agiter autour de ses joues comme les oreilles d’un cocker, elle voit, mais elle n’entend pas, elle pense à la sanction de Conmolto, elle ignore le jour et l’heure de la venue des Contrôleurs de Compétence qui jugeront de sa performance et elle pense qu’elle doit travailler sa viole, c’est urgent, à dix-sept jours du Diplôme Final Supérieur, mon Dieu, dix-sept jours seulement ! et elle pense à Faustina : que fait-elle en ce moment ? Faustina qui ne l’a même pas regardée, Faustina qui ne l’aime plus ! et elle doit aller à cet enterrement, et c’est dans dix minutes. Elle a remis ses chaussures et s’apprête à repartir lorsque la petite qui ne joue pas, qui ne sourit pas, s’approche d’elle et lui tend son présent : deux pâquerettes sans queue. Tenant entre le pouce et l’index les deux minuscules fleurs, Violette s’éloigne, se retourne vers la petite pour lui faire un signe de la main quand un mouvement dans le ciel attire son regard : c’est l’ange du tableau, très haut dans le ciel, qui monte à tire-d’aile, sa plume à la main.

 

7 Les filles du commun, aria

 

Cette expression filles du commun plaît bien au petit Gouverneur. C’est ainsi qu’on appelait les ouvrières à l’Ospedale della Pietà de Venise au XVIIIe siècle, une sorte d’hospice conservatoire qui recueillait les orphelines et enseignait la musique aux plus douées d’entre elles, les moins douées étant vouées aux basses besognes. Figlie del comun, ah ! baragouiner l’italien mâtiné de faux latin, ça lui plaît, ça, au Conmolto. C’est qu’il a des origines italiennes ! Et puisque l’ISBN est voué à reproduire le modèle vénitien, plusieurs siècles après comme si les siècles n’étaient pas passés, alors parlons comme autrefoué ma foué, se félicite le nabot. Entorse à la tradition : ici on enseigne non seulement, non solum, la musique baroque, mais aussi, sed etiam, la peinture baroque. Quant aux filles du commun, ouste, direction sous-sol : cuisine, couture, lessive, repassage, plomberie, rangement, coiffure, lutherie, menuiserie, chiottes sèches et travaux en extérieur divers, ramassage du petit bois, héliciculture, potager, élagage, affinage de la Fourme d’Ambert… Évidemment la vocation n’est jamais tout à fait choisie, ni à Venise ni ailleurs… bon, errare humanum est : il reconnaît que les filles sont vouées à leurs sacerdoces – musique, peinture, affinage de la Fourme d’Ambert… – un peu à la va comme je te pousse. Les plus moches, il a tendance à les diriger vers les communs sans trop réfléchir, on ne peut pas réfléchir à tout. L’essentiel, c’est qu’elles y croient, au mythe de la vocation, c’est un mythe d’une importance capitale dans n’importe quel Institut, un mythe tenace, et qui doit le rester. Où va-t-on, je vous demande un peu, si une fille du commun doute de sa vocation et se met à vouloir faire de la musique ! Bref, chacune à sa place, on appelle un chat un chat sinon c’est la pagaille, on ne peut plus rien contrôler.

Là-bas, à l’Ospedale de Venise, on appelait les pensionnaires les orphelines, les vierges ou les demoiselles sans nom. On les appelait aussi les filles à marier, les putte en italien, ah ! waer waer waer waer, ça le fera toujours rigoler, les putte… Il a lu dans un vieux manuscrit mangé aux termites la liste des noms des musiciennes : Lucieta dal Contralto, Paulina dalla Viola… Comme il est loin d’être con, il a tout de suite compris l’embrouille : leur nom, c’était celui de l’instrument dont elles jouaient. En deux temps trois mouvements, le petit malin a pris sa décision : il fera pareil ! Comme dit toujours son cher Baron Karl : On n’invente jamais rien, on reproduit ! Pêche Melba dell’Violin, Samia dell’Virginal, Mirabelle dell’Trompette… – celle-là, il allait devoir la mater. Les peintres, ça c’est innovant, les peintres, ça n’existait pas du tout à la Pietà : Faustina dell’Caravage, Clémentine dell’Vermeer, Claudine dell’Vignon – il a bien fait de la sanctionner, elle, depuis qu’il lui a fait l’honneur d’accrocher son Martyre de Saint Matthieu dans son bureau, elle salope son travail, ses copies sont pleines de bavures, il n’y a pas de profondeur, ça va mal finir pour elle. Il se félicite : on peut dire qu’il s’en sort plus qu’honorablement. Les propos diffamatoires des médias sur le milliardaire et ses démêlés fiscaux – sans parler du reste… – n’atteignent pas la blanche colombe : l’Institut Supérieur Baroque Nhissane a gardé une excellente réputation et, de tout l’archipel du Royaume, on se presse pour venir écouter les concerts de ses très talentueuses orphelines, ou acheter cher, très cher, leurs tableaux (copies d’anciens). Il n’y a pas à dire, il gère.

Violette a rejoint les autres devant le cimetière au sous-sol. La cérémonie funèbre va commencer, les chanteuses alignées dos au mur sont prêtes à chanter, les pleureuses recouvertes d’un voile noir prêtes à pleurer. Cette pauvre Adélaïde. Elle aperçoit Faustina à côté de Blanche, au premier rang, à quelques pas de la Comtesse Arebours, elle aussi voilée. On attend Conmolto.

– Alors, comment ça s’est passé ? demande Pêche Melba.

– Blanche ne vous a pas raconté ? Bah… on a toutes été sanctionnées, plus ou moins, comme d’habitude.

– Quel connard, dit Samia, c’est sa jouissance, surveiller et punir, il passe quatre heures par jour vissé sur son siège devant ses caméras de surveillance. Baissez vos stores.

 

8 Petit topo sur le mythe de la vocation

 

Être vouées à, est l’expression consacrée pour désigner les vivantes et les mortes. D’année en année, d’enterrement en enterrement, c’est toujours la même cérémonie, la même formule, le même discours sur la vocation.