Le destin de Léa - Patrick Lagneau - E-Book

Le destin de Léa E-Book

Lagneau Patrick

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Beschreibung

Pour ses vingt ans, Léa est invitée par son grand-père au cinéma puis au restaurant. Ses parents, Pierre et Marie, lui préparent une surprise pour le lendemain et reçoivent pour dîner, Régis, le frère de Pierre, ingénieur dans l'intelligence artificielle. Il leur présente le cadeau qu'il envisage d'offrir à Léa : un deepfake, vidéo manipulée, dans laquelle leur mère, décédée depuis quinze ans, souhaite un bon anniversaire à sa petite-fille. Mais les deepfakes sont-ils vraiment des cadeaux ? Une histoire dramatique, base d'une réflexion sur la manipulation humaine par l'intelligence articicielle.

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Seitenzahl: 275

Veröffentlichungsjahr: 2025

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À Nino,

La création de l’intelligence artificielle serait le plus grand évènement de l’humanité. Mais il pourrait aussi être l’ultime.

Stephen Hawking (2014)

Astrophysicien

Sommaire

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24

ÉPILOGUE

1

Samedi 2 juillet 2022

— Allo ?

— ...

— Oui, elle est là. C’est de la part de ?...

— ...

— Je vous la passe... Léa, c’est pour toi...

— C’est qui ? répond Léa en se levant de table.

— Je ne sais pas, répond Pierre, son père, en lui tendant le combiné, la personne m’a dit que c’était une surprise.

— Tu lui passes le téléphone sans savoir qui est à l’autre bout du fil ! semble s’insurger Marie, sa femme...

Alors que Léa saisit le combiné, Pierre et Marie s’adressent un sourire de connivence.

— Allo, oui ?

— ...

— Papy ! Mais que... C’est Papy, lance-t-elle à ses parents. Pourquoi tu ne me l’as pas dit, Papa ? Oui, oui, pardon, Papy, vas-y, je t’écoute...

— ...

— Quoi ? Oh, trop bien ! Tu es super, Papy ! En plus, demain, c’est samedi et je n’ai pas cours... Oui, oui, 15 h 30 à la maison, bien sûr, pas de problème. Oh, franchement, Papy, tu es trop gentil. C’est vraiment top ! Oui, oui, je serai prête. Bisous, Papy, à demain.

Léa repose le téléphone et se tourne vers ses parents sans rien dire, avec juste un regard suspicieux.

— Vous le saviez, hein ?

— Comment ? Que devait-on savoir ?

— Déjà, tu aurais pu me dire que c’était Papy. Ne me dis pas que tu ne l’avais pas reconnu...

— Bon, admettons que je l’aie reconnu... Qu’est-ce qu’il te voulait ?

— Il m’emmène demain au cinéma, puis au restaurant pour mes vingt ans et...

En voyant les sourires complices de ses parents, elle comprend tout.

— Non seulement vous saviez que c’était Papy au téléphone, mais, en plus, vous saviez tous les deux où il allait m’emmener, hein ? Je me trompe ?

— Non, tu as raison, réplique Pierre en sou-raint. Il avait besoin de savoir, un, si tu étais libre demain, et deux, si nous, nous avions prévu quelque chose pour ton anniversaire...

— Donc, vous n’avez rien prévu ?

— Mais si ma grande, dit Marie. Mais, comme tu sors avec Papy demain, nous reportons ta surprise à dimanche midi.

— Trop bien ! C’est quoi ?

Sourire silencieux de sa mère.

— Oh, allez, tu peux me le dire...

— Non. C’est une surprise.

— Allez, Maman, s'il te plaît !

— Rien du tout ! Profite déjà de ta journée avec Papy ! Dimanche est un autre jour...

— Il t’a dit quel film vous alliez voir et dans quel restaurant il t’emmenait ? lui demande son père.

— Parce que ça, vous l’ignorez ?

— Ah, il ne nous a quand même pas mis au courant de tout.

— Il ne m’a rien dit de plus. Bon, eh bien, je vous raconterai demain.

— Pour l’instant, venez à table terminer votre fromage, je vais apporter le dessert, conclut Marie.

***

Le soir dans son lit, Léa ne peut s’empêcher de penser à son grand-père. Elle l’adore. Il a toujours été génial avec elle. Une autre pensée lui revient à l’esprit, mais elle n’en a jamais parlé à personne. Lorsque Mamy Geneviève, sa grand-mère, est décédée suite à une longue maladie quand elle avait cinq ans, elle a toujours eu l’impression que son grand-père reportait sur elle, son unique petite-fille, toute son affection, comme un ange protecteur. Mais elle s’est bien gardée d’en parler à quiconque, comme si elle considérait que c’était un secret entre son grand-père et elle. Et le fait qu’il l’emmène au cinéma puis au restaurant pour son anniversaire cimente encore plus profondément son sentiment.

Le sourire aux lèvres, elle se laisse aller dans les bras de Morphée.

***

Quand elle ouvre les yeux, elle voit à travers les rideaux tirés de la fenêtre qu’il fait jour. Elle s’étire, et rien que la pensée de ce qui l’attend aujourd’hui avec son grand-père, l’inonde de bonheur.

Elle regarde son réveil...

— Mince, 10 h 30 !

Elle bondit hors du lit, sort de sa chambre et voit sa mère qui gravit l’escalier vers elle.

— Ah, tu es debout ? Je venais pour te réveiller...

— Tu as vu l’heure ? Tu aurais dû venir avant, je vais être en retard...

— Bon, ça va, n’en fais pas trop non plus ! Papy ne vient qu’à trois heures et demie. Tu viens déjeuner ?

— Ah non, non ! Je ne déjeune pas, je vais aller prendre ma douche et me faire belle pour Papy.

— Oh là ! Tu es amoureuse, toi !

— De Papy, tu rêves ou quoi ?

— Mais non... je rigole...

— Ben, ce n’est pas drôle ! Je me fais belle parce que c’est mon anniversaire, et que...

— Ah oui, au fait, viens dans mes bras, ma grande ! Bon anniversaire, ma chérie ! lui dit-elle en l’enlaçant et en l’embrassant affectueusement.

— Merci, Maman ! Bon, je vais à la salle de bain.

Pierre, le père de Léa, sort de son bureau.

— Eh bien, vous en faites du bruit toutes les deux.

— Ah, tu étais là, Papa... Je ne savais pas...

— Hé ! Encore du boulot pour le lycée. Au fait, viens voir un peu ici, toi !...

Léa va vers son père qui lui tend les bras et ils s’embrassent.

— Bon anniversaire, ma grande ! Vingt ans ! Ça ne nous rajeunit pas.

— Merci Papa ! Bon, allez, je vais prendre une douche…

— Tu ne veux même pas un café, d’abord ?

— Pas tout de suite, Maman ! Mais promis, quand j’aurai fini, je prendrai un expresso.

— Alors, bonne douche !

***

— Wouah ! La princesse ! Heureusement que je sais que tu n’es pas amoureuse de ton grand-père...

— Mais, arrête avec ça, Maman. C’est juste pour...

— Ah toi, alors ! Tu marches à tous les coups !

— C’est malin !

Marie appuie sur le bouton de la machine à expresso et, une fois la tasse pleine, la dépose sur la table, devant Léa qui vient de s’assoir.

— Merci, Maman ! Tu sais, je me demande quel film Papy va m’emmener voir et dans quel restaurant on ira dîner. Tu me promets que tu n’es pas au courant ?

— Mais non, on te l’a dit hier, ton père et moi n’en savons absolument rien.

— Bon, alors ce sera la surprise !

Alors qu’elle se dirige vers la cuisine, Marie jette un oeil par la fenêtre.

— On dirait qu’il va pleuvoir. Je vais aller au marché. Tu veux venir avec moi ?

— On sera rentrées pour Papy ?

Après un soupir en pinçant les lèvres, Marie ajoute :

— Je te signale que le marché ferme à treize heures...

Léa jette un oeil au cadran de l’horloge comtoise.

— Onze heures vingt ! Bon, on a le temps. Mais on part tout de suite, des fois que Papy arrive plus tôt que prévu...

— Tu ne crois pas que tu en fais un peu trop là ?

Léa sourit.

— C’est ma journée. Je ne voudrais pas la rater.

***

Plus tard, après être revenue du marché et avoir déjeuné avec ses parents, Léa est montée dans sa chambre pour réviser son anglais, en attendant que son grand-père arrive. Soudain, elle entend sa mère.

— Léa ! Voilà Papy ! Tu vois, il est toujours à l’heure...

Léa se lève, descend les escaliers et se précipite dans le couloir pour ouvrir la porte et accueillir son grand-père qui la prend dans ses bras.

— Tu sais, Papy, je voulais te dire...

— Non, c’est moi qui vais te dire quelque chose... Bon anniversaire, ma grande !

— Merci, Papy, si tu savais comme je suis heureuse de partager ce moment avec toi.

— Eh bien, comme ça, on est deux, réplique le grand-père avec un sourire qui illumine son visage. Bonjour, Marie, vous allez bien ?

— Bonjour Jean ! Oui, merci. Léa était impatiente que vous arriviez...

— Bon, eh bien, ça fait plaisir. Pierre n’est pas là ?

— Si, il est dans son bureau en train de corriger les dissertations de ses élèves. Je l’appelle...

— Non, ne le dérangez pas ! Je le verrai plus tard...

— Oh, ben si ! Si je ne l’appelle pas pour vous dire bonjour, il ne sera pas content... Pieeerre !

Une voix se fait entendre à l’étage.

— Oui ?

— Ton père est là !

— J’arrive.

Ils entendent une porte qui s’ouvre et les pas dans l’escalier. Pierre apparaît tout sourire.

— Salut Papa ! Ça a été la route depuis Verdun ?

— Oui. C’est samedi et personne ne travaille. J’avais quasiment la route pour moi tout seul.

— Sinon, tu vas bien ?

— Comment pourrais-je ne pas aller alors qu’une belle jeune fille va sortir avec moi, répond Jean avec un sourire à l’attention de Léa.

— C’est gentil de ta part, tu sais.

— C’est ma petite-fille, il est normal que je la gâte, non ?

— Vous allez voir quoi comme film ?

— Je ne peux pas te le dire, c’est une surprise que je réserve à Léa. Elle te le dira quand nous serons revenus.

— Et si cela ne lui plaît pas ?

— Alors là, pas de danger ! Mais chut, je n’en dis pas plus ! Tu es prête, Léa ?

— Juste mon manteau à enfiler...

— Si tu as un imperméable, mets-le ! Il a déjà commencé à pleuvoir un peu...

— Non, je n’en ai pas. Maman, je peux prendre ton parapluie ? On ne sait jamais...

— Bien sûr ! Mais ne l’oublie pas au cinéma ou au restaurant...

— Mais non, ne t’inquiète pas !

Léa se dirige vers le placard du couloir d’entrée, enfile une veste trois-quarts estivale, puis prend le parapluie de sa mère et se tourne vers son grand-père.

— Voilà, je suis prête...

— Alors, c’est parti...

— Vous pensez être là vers quelle heure ? demande Pierre.

— Je ne sais pas... Après le restaurant. On va prendre notre temps. Je pense vers dix heures et demie, onze heures maxi...

— Si tu veux dormir dans la chambre d’amis, il n’y aura pas de problème. Ça t’évitera de rouler de nuit pour retourner chez toi.

— Tu ne m’en crois pas capable ?

— Si, bien sûr !

— Ouf, tu m’as fait peur !

— Non, mais, comme demain, nous avons une surprise pour l’anniversaire de Léa, tu pourrais te joindre à nous...

Jean réfléchit à la proposition de son fils.

— Eh bien, je n’ai rien de prévu demain. Pourquoi pas !

— Oh, trop bien ! explose Léa en se jetant dans ses bras.

— Ah zut ! non, ce n’est pas possible !

— Pourquoi ? demande Léa.

— Je n’ai pas ma brosse à dents !

Éclat de rire général.

— Marie t’en donnera une, va, elle en a toujours d’avance.

— Je sais. On peut rire un peu, non... Bon, eh bien, d’accord ! Je dormirai ici, et demain... je serai avec vous pour la surprise de Léa.

— Cool ! lance Léa.

— Bon, allez, piote, il faut y aller. Ce serait bête que le film soit déjà commencé.

Jean a à peine terminé sa phrase qu’elle a déjà la main sur la poignée de la porte.

— Allez, passez une bonne soirée ! lance Marie à sa fille et à son beau-père.

— Amusez-vous bien ! ajoute Pierre.

— Ne vous inquiétez pas, répond Léa, je connais Papy. Ça va être un super moment ! Allez, bisou !

— Ben alors, lance Marie, le bisou n’est plus qu’un mot ?

Léa grimace et revient embrasser son père et sa mère.

— Non, mais c’est juste que je ne voudrais pas rater le début du film. À quelle heure est la séance, Papy ?

— Quatre heures et demie !

Un coup d’oeil à l’horloge comtoise.

— Mince, il est déjà quatre heures moins vingt... Et je suppose qu’on doit aller à Verdun !

— Eh oui, le film est programmé là-bas !

— Bon, alors il faut y aller... On en a pour une bonne demi-heure !

— C’est parti !

***

La porte à peine refermée sur le grand-père et sa petite-fille, Marie ne peut s’empêcher de lancer à Pierre :

— Ces deux-là s’entendent comme larrons en foire.

— Tu sais, depuis que maman est partie, Papa aime Léa pour deux. Franchement, ça me fait plaisir de les voir comme ça...

— À moi aussi, tu penses...

— Bon, je vais terminer de corriger mes copies...

— Tu en as pour longtemps ?

— Oh, environ deux heures...

— Tu vois, tu aurais dû être prof d’arts plastiques, comme moi, plutôt que prof de français... Pas de copies !

— Oui, bon, tu me l’as déjà faite celle-là ! Tu pourrais changer un peu...

— Ah, non ! Je reste prof d’arts plastiques !

Pierre ne peut retenir une grimace explicite.

— C’est malin !

— Bon, allez, file corriger tes copies ! Il faut que je prépare le repas de ce soir avant l’arrivée de ton frère. Et si j’ai le temps, je commencerai à m'avancer pour demain...

— Combien serons-nous au fait ?

— En comptant Régis, les quatre amies de Léa qui sont à l’école d’infirmière avec elle, ton père, nous, et bien sûr, Léa, ça fera neuf.

— OK ! À tout à l’heure !

2

— M’man, je peux prendre la bagnole ?

— Pour aller où ?

— On se retrouve chez Victor avec des potes pour fêter le bac. Ses parents sont en vacances. Ils lui ont laissé la maison. Ils sont au courant de notre petite fête.

— Victor ? Victor Durieux ? Mais il habite à Stenay, non ? Ça fait au moins soixante kilomètres, ça...

— De Belleville, quarante-cinq exactement ! Il faut quarante minutes...

— Tu seras prudent ! Tu ne boiras pas, hein, tu conduis...

— Mais non, ne t’inquiète pas !

— Les clefs sont dans la commode dans l’entrée.

— Merci, M’man !

Mathieu ouvre le tiroir, s’empare des clefs et des papiers de la voiture. Prêt à sortir, il ouvre la porte...

— Mathieu ?

— Oui ?

— Tu rentres vers quelle heure ?

— Je ne sais pas. Dans la soirée, je pense...

— Pas plus tard que minuit, hein !

Mathieu souffle, agacé.

— Mais non, ne t’en fais pas ! Allez, à plus !

— Amuse-toi bien !

— Oui, merci !

Alors qu’il va franchir la porte, la voix de sa mère le freine encore une fois.

— Mathieu ?

— Qu’est-ce qu’il y a encore ?

— N’oublie pas de mettre ton « A » de jeune conducteur. Tu sais où il est ?

— Ah ben non, tiens, je ne sais pas ! Mais enfin, Maman, bien sûr que oui, c’est moi qui le range dans la boîte à gants chaque fois que j’ai fini de conduire.

Dernier soupir tout en retenue, pour ne pas s’énerver. Il n’attend pas la réaction de sa mère, se précipite vers les escaliers qu’il dévale, parvient à la porte d’entrée, l’ouvre, la franchit, la claque derrière lui, se retrouve sur le trottoir et...

— Mathieu !

Oh, purée !... Quoi encore !...

Il lève la tête et voit sa mère penchée à la fenêtre et se retient pour ne pas être désagréable.

— Oui, M’man, qu’est-ce qu’il y a ?

— Tu as pris les papiers ?

Mathieu soupire.

— Mais oui, M’man, ils étaient avec les clefs...

Sans attendre la réaction de sa mère, il se retourne, laisse passer deux voitures, traverse la rue du Général de Gaulle et rejoint la place sur laquelle est garée la 208. Il ouvre la portière qu’il claque après s’être installé à l’intérieur. Démarrage, marche arrière, marche avant, un regard vers la fenêtre...

Fermée ! Ouf ! Vite, Mathieu, tire-toi avant qu’elle ne revienne encore...

Il laisse passer un camion, puis engage la 208 sur la voie de circulation, direction Stenay...

En principe, Charlotte sera là aussi... C’est ce soir ou jamais...

***

Trois quarts d’heure plus tard, Mathieu parvient directement à la villa de Victor à Stenay grâce au GPS. Plutôt genre manoir bourgeois, elle est un peu isolée à l’écart de la ville. Plusieurs voitures de bacheliers sont déjà garées sur les allées gravillonnées qui sillonnent un vaste espace vert agrémenté de fleurs et de cyprès bien taillés.

Le paradis ! songe Mathieu en se garant derrière une Mercédès. Sans doute celle du père de Jérôme. Il est chirurgien et plein aux as !

Alors qu’il descend de sa voiture et qu’il verrouille la porte, une voix l’interpelle.

— Salut Mathieu ! Tu viens boire un coup avec nous ?

Six de ses copains de terminale, dont Éric, son meilleur ami, sont assis sur la pelouse, une bière à la main.

— Ça ne se passe pas à l’intérieur ?

— Oui, mais on n’a pas encore le droit de rentrer. Victor finit de préparer avec Alicia. On pourra y aller quand tout le monde sera là.

— Viens t’assoir avec nous, je vais te chercher une bière ! lance Éric. Elles sont dans le coffre de ma bagnole. J’ai pensé à en prendre .

Mathieu serre la main à tout le monde et, à peine assis, Éric lui apporte une canette.

— Tu verras, c’est top. C’est une bière corse ambrée !

Alors qu’ils parlent de l’année qui s’est écoulée, avec ses bons et ses mauvais souvenirs, surtout les plus drôles, d’autres élèves, filles et garçons, garent leurs voitures dans les allées de plus en plus encombrées.

Mathieu repère immédiatement Charlotte qui est venue avec son frère Daniel. Elle l’aperçoit aussi et lui adresse un léger signe de la main.

Dire que je n’ai jamais osé lui dire, songe Mathieu, sous le charme de Charlotte. J’espère que ce soir...

Ses pensées sont interrompues par l’apparition de Victor en haut de l’escalier qui mène à l’entrée principale de la villa. Il compte les voitures garées dans la propriété en pointant du doigt chacune d’elles, puis, dès qu’il a terminé, il annonce :

— Eh bien, je crois que tout le monde est là. Allez, les amis, vous pouvez entrer...

Ravis, tous se dirigent vers l’escalier. Alors qu'ils sont parvenus au pied des marches, il leur fait signe de s’arrêter des deux mains.

— Eh, les gars, je ne doute pas une seconde que les bières étaient bonnes, mais ce n’est pas une raison pour laisser les cadavres sur la pelouse. Si mon père les trouve là en rentrant, je vais me faire engueuler.

Tous se retournent et constatent, effectivement, qu’une dizaine de canettes en aluminium sont éparpillées sur le gazon parfaitement tondu.

— Vous les ramassez et vous les mettez dans la poubelle qui se trouve là, sur le côté, dit-il en indiquant du bras la droite de la maison.

Trois garçons s’exécutent. Une fois que c’est fait, Victor reprend :

— Allez, maintenant, il me faut six volontaires, filles ou garçons, peu importe...

— Pour faire quoi ? demande un des garçons.

— Ça, c’est une surprise, mon pote !

Trois filles et trois garçons s’engagent dans l’escalier. Victor leur ouvre la porte de la villa par laquelle ils pénètrent pour disparaître à l’intérieur.

— Ne bougez pas, les gars ! Je reviens vous chercher, lance-t-il aux autres.

Victor entre également et referme la porte derrière lui.

— Qu’est-ce qu’il manigance ? demande un autre garçon.

— Tu connais Victor. Il a l’art de la mise en scène. Bon, de toute façon, il ne va pas nous laisser dehors pour...

Sa phrase à peine terminée, la porte de la villa s’ouvre à nouveau et Victor réapparaît.

— Bon, allez, c’est à vous...

Tous gravissent rapidement l’escalier, jusqu’au palier où se trouve Victor.

— Dans quelques secondes, vous allez entrer. Les volontaires vous attendent. Allez vers eux ! Ils ont quelque chose pour vous. Prêts ! Allez, on y va...

Tous s’engouffrent derrière Victor, qui les bloque une dernière fois à l’intérieur. Les volets des fenêtres sont fermés et les tentures tirées. La salle est éclairée par des luminaires ornés de pampilles en cristal, donnant à l’ambiance l’impression d’un petit Versailles. Tous remarquent que les volontaires sont derrière une longue table couverte d’une nappe blanche, sur laquelle se trouvent des seaux à glace dont on ne voit dépasser que le goulot des bouteilles.

— Ils sont prêts à vous servir une coupe de champagne. Choisissez votre serveur... ou votre serveuse !

Tous se dirigent, enthousiastes, vers la table, selon les indications de Victor.

Pour la première fois depuis qu’ils ont quitté le lycée, le baccalauréat en poche, Mathieu se retrouve face à Charlotte qui faisait partie des volontaires. Elle lui sert sa coupe de champagne.

Ils se regardent dans les yeux, se sourient timidement, puis elle remplit le verre d'un autre garçon à ses côtés.

— Attendez que tout le monde soit servi avant de boire, lance Victor. Les volontaires, bien évidemment, vous vous servez une coupe également, hein, vous n’allez pas nous regarder...

Une fois que tous ont leur coupe en main, ils rejoignent leurs camarades au milieu de la salle.

— Bien ! Ce champagne est offert par mon père pour fêter notre réussite au bac. Alors, mes amis, levons nos verres et... AU BAC ! À NOUS !

— AU BAC ! À NOUS ! reprennent en choeur tous les garçons et les filles.

Puis, sans attendre, chacun trempe ses lèvres dans sa coupe en dégustant le vin pétillant de la fête.

Mathieu semble hésiter avant de boire la sienne.

— Tu ne bois pas, Mathieu ? demande Charlotte.

— Si, si ! Mais je voulais juste trinquer avec toi...

— Pourquoi moi ? demande timidement Charlotte.

— Heu... j’avais envie...

— C’est gentil ! Bon, alors... tchin ! dit Charlotte en souriant.

Les deux coupes tintent légèrement.

— Tchin ! réplique Mathieu.

Le champagne est dégusté sans qu’ils se quittent un instant des yeux.

— J’ai vu que tu es venue avec ton frère ?

— Oui, mais on ne restera pas longtemps, parce que ce soir, il a un match de basket.

Sans réfléchir, Mathieu réplique :

— Si tu veux, je pourrais te ramener...

— Tu... tu ferais ça ?

— Ben oui, pour que... pour que tu profites de la soirée jusqu’au bout...

— Bon, attends, je vais le lui dire... Ah, tiens, il est là... Daniel, viens voir !

Évidemment, Mathieu connaît bien le frère de Charlotte, car, comme tous les invités, il était dans la même classe. Daniel se dirige vers eux.

— Oui, qu’est-ce qu’il y a ?

— Mathieu m’a proposé de me ramener après la soirée. Comme ça, je pourrai rester un peu plus longtemps.

Daniel réfléchit deux secondes en regardant Mathieu.

— Tu seras prudent, hein !

— Au volant, toujours !

— Pas trop tard quand même...

— De toute façon, moi, je dois être rentré pour minuit.

— Bon, OK. Moi, je serai de retour à la maison vers une heure. Nos parents sont en week-end à Paris. Ils ne rentrent que demain soir. C’est moi qui suis responsable de ma soeur.

— Hé, je suis plus vieille que toi, hein...

— Ouais, bon, pas de beaucoup !

— Tu trinques avec nous ? lui demande-t-elle.

— Ah, ben non, pas d’alcool ! J’ai mon match ce soir...

— Alors, toi, tu es vraiment sérieux, lui glisse Charlotte en l’embrassant sur la joue.

— Hé ! Je n’ai pas envie de zigzaguer sur le terrain, lance-t-il en riant. En plus, je serais capable de marquer des paniers contre mon camp...

— Tu es bête ! Quand même pas !

— Mais non, bien évidemment ! Mais pour un sportif, l'alcool est déconseillé. C’est plus sain. Bon, je vous laisse, je vais retrouver mes potes... Allez, bonne soirée !

— Et toi, bon match ! réplique Mathieu.

Une fois que Daniel s’est éloigné, Charlotte fait une confidence à Mathieu.

— J’adore mon frère. Tu sais qu’on est jumeaux ?

— Ah ? Vous ne vous ressemblez pas, pourtant...

— Non, c’est vrai. Mais le point commun entre nous, c’est juste la date de naissance. Je suis née à 18 h 05 et lui à 18 h 16 !

— Ah non, je ne savais pas. Comme vous étiez en classe avec moi, j’avais bien capté que vous aviez le même nom et que vous étiez frère et soeur, mais je pensais qu’il avait quelque chose comme deux ans de plus que toi. Il fait un peu plus vieux...

— Ça, ça vient du sport. Il s’est étoffé et musclé. C’est pour ça qu’il paraît plus âgé que moi.

C’est à cet instant que Victor interrompt les conversations.

— Bon, du champagne, il y en a. Pour ceux qui le veulent, il y a aussi du café et du whisky. Vous pouvez vous servir autant que vous voulez. Maintenant, nous allons faire un truc d’anciens. Un, j’éteins les lustres...

Joignant le geste à la parole, les lumières s’éteignent. Seules de petites lampes d’ambiance restent allumées.

— ... deux, je mets un slow...

Victor sort son téléphone portable, appuie sur l’écran, et, par la magie du Bluetooth, des enceintes diffusent les premières notes de musique.

— ... sur lequel dansaient nos parents.

— Hé ! Je connais... C’est « Hôtel California », non ? lance quelqu’un.

— Yes ! C’est un morceau des Eagles, un groupe américain de leur époque. Tout le monde est prêt ? C’est très facile, vous allez voir. Les garçons, vous invitez une fille...

Victor prend la main d’Alicia, sa petite amie officielle.

— ... ou les filles, vous choisissez votre cavalier...

— Si nous, on est des cavaliers, les filles sont des juments, alors ? lance un des garçons, déclenchant l’hilarité générale.

Victor coupe la diffusion de la musique avec son téléphone.

— Ne sois pas idiot, Fred, le cavalier, c’était le nom de l’homme censé conduire la fille pendant la danse.

— Mais oui, je sais bien ! C’était une vanne...

— Allez, tout le monde en place.

Mathieu et Charlotte, toujours côte à côte, se sourient. Mathieu lui tend la main. Charlotte y pose la sienne et ils se mettent en position.

C’est la première fois qu’ils sont si proches l’un de l’autre, et de plus, avec un premier contact corporel qui ne les laisse pas indifférents.

— Tout le monde est en place ?

Un regard sur tous les couples.

— Bien. Je vais relancer le slow. Il suffira de vous laisser aller au rythme de la musique.

Une touche sur l'écran du téléphone et les premières notes montent à nouveau dans la salle. Tous les couples se mettent à se mouvoir doucement. Certains rient, d’autres sont plus gauches ou gênés.

Charlotte et Mathieu, eux, sont conscients de vivre un moment d’une rare intensité. Sous l’effet de la musique lente et envoûtante, ils se rapprochent instinctivement, se pressent l’un contre l’autre, ressentant enfin avec émoi l’instant magique d’une promiscuité sensuelle dont ils avaient rêvé, chacun de leur côté.

3

Alors que Marie commence à dresser la table, Pierre la retrouve dans la salle à manger.

— Tu as fini de corriger tes copies, chéri ?

— Oui, et ce n’est pas un mal. Bon, au moins, je serai tranquille pour le week-end.

— Tu as remonté le vin de la cave ?

— Alors là, tu me vexes, répond Pierre en surjouant sa réaction. Bien sûr, depuis ce matin. J’ai mis la bouteille de blanc au frais, et celle de Saint-Émilion est ouverte dans le bar afin que le vin soit aéré. Tu sais bien que Régis est un spécialiste du Bordeaux. Si je ne le lui sers pas parfaitement chambré, il ne sera pas content... Tiens ! Quand on parle du loup...

Régis se gare devant la maison, sort de son Audi A6, la verrouille machinalement, se dirige vers la porte et s’apprête à sonner sans en avoir le temps, car la porte s’ouvre et Pierre se présente pour l’accueillir.

— Salut, frangin ! lui lance-t-il tout sourire.

— Salut Pierre ! Je ne suis pas en retard au moins ? lui répond-il alors qu’ils s’embrassent.

— Mais non, ne t’inquiète pas, on avait dit sept heures et il est sept heures dix... On ne va quand même pas chipoter. Allez, viens, entre ! Donne-moi ta veste !...

Alors qu’il la range dans la penderie du vestibule, Marie les rejoint.

— Bonsoir, Régis ! Tu vas bien ? lui demande-telle en l’embrassant.

— Bonsoir, Marie, oui, merci. Toi aussi ?

— Ça va. Un peu de boulot avec la surprise qu’on prépare pour fêter l’anniversaire de Léa demain. Elle sera super contente que tu sois là.

— Elle ne le sait pas ?

— Ah, non ! Tu fais partie de la surprise...

— Moi aussi, j’en aurai une pour elle...

— Tu nous expliqueras ça plus tard. Pour l’instant, on va aller prendre l’apéro... Un ricard, comme d’habitude ?

— Non, je vais prendre un verre d’eau...

Pierre se retourne vers lui, surpris.

— Avec du ricard et des glaçons, ajoute-t-il en souriant.

— Ah, tu m’as fait peur... Allez, venez au bar !

***

Un peu plus tard, alors qu’ils sont à table et terminent le hors-d’oeuvre maison de Marie, Pierre relance le sujet sur l’anniversaire de Léa.

— Alors, tu nous as dit que tu avais une surprise pour demain...

— Oui, et une chouette surprise ! Vous voulez la voir ?

— Tu veux vraiment qu’on la voie avant elle ?

— Oui, j’aimerais bien. Je l’ai conçue chez moi pendant plusieurs soirées et j’aimerais bien avoir votre avis.

— Eh bien, vas-y ! lâche Marie, plus curieuse qu’elle ne voudrait le laisser paraître.

— On peut monter dans ton bureau, Pierre ? J’aurais besoin de ton ordinateur...

— Ça ira pour ton plat, Marie ?

— Oui, pas de problème. Ma viande et les légumes sont au chaud. Ça peut attendre.

— Bon, alors, allons-y ! dit Pierre. Vous me suivez ?...

***

Alors que Régis est assis devant l’ordinateur, Pierre et Marie sont derrière lui.

Après un code d’accès tapé par Pierre, Régis ouvre la plateforme « Youtube », se connecte avec son mot de passe, puis clique dans le sommaire sur « Mes vidéos ». Plusieurs écrans s’affichent, dont un intitulé « 20 ans-Léa ».

— Voilà, je suis prêt.

Il se retourne et s’aperçoit que son frère et sa belle-soeur sont debout derrière lui.

— Ce n’est pas pour vous commander, mais je vous conseille de prendre une chaise et de vous as-soir.

— Pourquoi, c’est long ? demande Marie.

— Non, environ une minute.

— Une minute ? Eh bien, alors, pourquoi veux-tu qu’on s’assoie ?

— Parce que je pense que ce que vous allez voir risque de vous surprendre. Et assis, vous gérerez mieux votre émotion...

— Qu’est-ce que tu as encore concocté, toi ? le soupçonne Pierre, en approchant deux chaises qu’il place de chaque côté du siège de Régis, et sur lesquelles Marie et lui-même prennent place.

— Une surprise, frangin ! Pour Léa ! Allez, vous êtes prêts ?... C’est parti...

Régis clique une première fois pour agrandir l’image de la vidéo à la taille de l’écran de l’ordinateur. Lorsque c’est le cas, il dit une dernière fois :

— Soyez concentrés ! Ça ne dure qu’une minute !

Avec la souris, il clique une nouvelle fois, sur la flèche blanche de lecture positionnée au milieu de l’écran pour lancer la vidéo.

L’écran est noir pendant quelques secondes, puis le titre apparaît…

BON ANNIVERSAIRE, LÉA !

... alors qu’est diffusée la mélodie « Happy birthday to you », sans les paroles.

Nouveau noir silencieux à l’écran de deux secondes, puis une femme âgée assise dans un fauteuil, regarde la caméra en souriant...

Pierre manque de s’étrangler...

— Ma... c’est... ma... maman ?... Elle...

— Chut ! Écoute ! l'interrompt Régis.

« Bonjour, mes enfants, et surtout bonjour à toi, ma petite Léa, qui n’est plus si petite que ça, d'ailleurs, puisque tu as vingt ans aujourd’hui. Vingt ans ! Tu te rends compte ? Te voilà maintenant devenue une femme, et je suis vraiment contente d’être là pour fêter ton anniversaire avec vous. Je n’ai pas pu te faire de cadeau, c’est dommage, mais, grâce à ton oncle Régis, j’ai pu être un peu à tes côtés. Amusez-vous bien et... ne buvez pas trop de champagne ! Je vous aime tous mes chéris. Je vous embrasse. »

Dès qu’elle a terminé, elle affiche son sourire initial quelques secondes, puis l’écran redevient noir. Régis se tourne successivement vers Marie et Pierre.

— Alors, vous pensez quoi de...

Il se tait, car il s’aperçoit que son frère et sa belle-soeur ont les larmes aux yeux et restent silencieux.

— Je vous avais dit qu’il valait mieux être assis parce que ce serait émouvant... Apparemment, à vous regarder, je ne me suis pas trompé...

Après s’être essuyé les yeux, Pierre ne peut s’empêcher de lui poser la question qui le taraude.

— Comment as-tu fait ça ? Maman... on a vraiment l’impression qu’elle était là... Avec quinze ans de plus, mais c’était bien elle... Tu as dit que tu avais bossé là-dessus plusieurs soirées... Comment as-tu... Attends... Je crois que j’ai trouvé... Avec ton job dans l’informatique, je parie que tu as utilisé les capacités de l’intelligence artificielle... hein, c’est ça ?