Les voyages temporels d'Archibald Goustoquet - Tome II - Patrick Lagneau - E-Book

Les voyages temporels d'Archibald Goustoquet - Tome II E-Book

Lagneau Patrick

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Beschreibung

Un an a passé. Julien, installé à New York afin de poursuivre ses études, a rendez-vous avec Angie pour aller voir une comédie musicale à Broadway. Elle ne vient pas. Le FBI retrouve son corps dans un lac du New-Hampshire. Vous est-il déjà arrivé de vouloir remonter le temps, rien qu'une fois, pour revoir des êtres chers qui ont disparu ? De retour à Nancy, complètement abattu et errant sans but, c'est ce que va demander Julien au professeur Goustoquet qu'il retrouve pas hasard à l'Excelsior. Mais le refus d'Archibald est sans appel, car il a promis à Miraldine, son épouse, de ne plus jamais utiliser la Time Boy, source de noeuds temporels inextricables. Mais si... Juste si... Alors, avec la bénédiction de Miraldine, Archibald et Julien se lancent dans une enquête policière invraisemblable. À situation complexe, résolution complexe pleine d'émotions et de revirements imprévisibles et déconcertants.

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Pour Shirley,

Il n’y a d’homme plus complet que celui qui a beaucoup voyagé, qui a changé vingt fois la forme de sa pensée et de sa vie

Alphonse de Lamartine

Extrait de Voyage en Orient

Sommaire

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Épilogue

1

Quelque part aux Etats Unis

Mardi 8 juin 2010 – 4 h 00

Première impression, la brume. Un brouillard épais. Un tourbillon vaporeux et nauséeux à hauteur d’homme dans lequel on marche en tentant désespérément de sortir la tête pour respirer. Une suffocation angoissante. Très proche de la panique.

Seconde impression, le froid. Glacial. À l’extérieur du corps et à l’intérieur.

Troisième impression, le silence. La nuit et le silence. Pas le moindre bruit. Pas le moindre bruissement. Pas le moindre signe d’existence. Un état voisin de…

LA MORT.

Le cœur s’emballe. La respiration s’affole. Calme. Calme. Concentre-toi ! Tu vis. Ça cogne trop fort dans ta poitrine. Et puis… tu penses. Donc tu es. Comme disait Pascal. Pascal ou Descartes ?

L’université ! Mon Dieu !

La brume a disparu. Où suis-je ? Vite, respirer. Respirer.

Elle entrouvrit ses lèvres sèches pour avaler goulûment une profonde bouffée d’air pur. A la première inspiration, un goût amer saisit ses papilles en même temps qu’une odeur infecte ravivait une douleur effroyable dans son crâne. A la seconde, il lui sembla qu’un étau de glace comprimait ses poumons alors que sa gorge se consumait. Une irrépressible toux explosa violemment. Une nausée souleva son estomac et elle ne put réprimer un vomissement épouvantable. Elle sentit qu’elle allait perdre conscience, et dans une dernière étincelle de lucidité, elle eut la présence d’esprit de rouler sur le côté.

Quand elle revint à elle, il lui sembla respirer à peu près normalement. Il y avait bien toujours cette odeur de… d’hôpital… de… d’éther… oui, c’est cela, cette odeur reconnaissable, c’était bien de l’éther. Et puis ce mal de crâne lancinant… Elle ouvrit les yeux et se tourna sur le dos pour éviter d’avoir le nez au-dessus de ce qu’elle avait régurgité. Elle était étendue sur un matelas posé à même le sol. Il faisait sombre. Elle tenta de rassembler ses souvenirs pour comprendre ce qu’elle faisait là. Elle voulut étirer ses bras ankylosés, mais comprit à cet instant qu’ils étaient liés derrière son dos. Ses jambes également. Entravées aux chevilles. Une vague de terreur enfla dans sa poitrine et explosa en une secousse sismique dans un cri strident qui déchira l’obscurité. Des convulsions hystériques secouèrent son corps furieusement dans un débordement de larmes et de sanglots spasmodiques. Epuisée, elle se relâcha puis retrouva un calme relatif pendant lequel elle tenta de réfléchir.

Pour le moment, il lui était impossible de se remémorer quelque image susceptible d’alimenter un embryon d’explication. Elle ignorait où elle se trouvait. Elle prêta l’oreille attentivement et entreprit de recenser tous les sons perceptibles, en commençant par les plus proches. Des oiseaux. Des pépiements, des chants, des notes tenues, des gazouillis, des ramages et autres babillements se mélangeaient dans une symphonie… pastorale fut le mot qui lui vint à l’esprit. Non, il était lié à « symphonie » dans la mémoire collective à l’œuvre de Beethoven. C’est la raison pour laquelle elle y avait pensé machinalement. Là, ce serait plutôt une symphonie… forestière, oui, elle devait se trouver dans une forêt. Kidnappée et enfermée dans une maison, seule, au milieu d’une forêt. Elle frissonna et des larmes lui vinrent aux yeux. Elle écouta à nouveau. Dans la douce cacophonie de l’orchestre ornithologique, elle entendit cancaner... Des canards ? Dans l’orchestre ? Loin de rire à cet involontaire jeu de mots, elle déduisit rapidement qu’elle était proche d’un point d’eau. A cet instant, comme pour lui donner raison, elle reconnut, au loin, le halètement poussif si caractéristique du moteur d’un petit bateau… Son cœur bondit aussitôt.

- Au secours ! Au secours ! Aidez-moi !...

Au gargouillis qui était sorti de sa gorge nouée, elle sut qu’il était impossible que quelqu’un puisse l’entendre… Comme pour lui donner raison, le halètement s’essoufflait… Le bateau s’éloignait. Elle voulut crier si violemment qu’une nouvelle quinte de toux la terrassa sur son matelas. Quand elle retrouva son souffle, le bruit du moteur s’était noyé dans la cacophonie paradoxalement réconfortante des chants d’oiseaux. Réconfortante, car tant qu’elle les entendait, c’est qu’elle était vivante. Pour combien de temps ?

Bon. Il était temps de faire le point. Il fallait raisonner. Elle avait été enlevée. L’éther témoignait d’une anesthésie violente qui annihilait tout souvenir, c’était évident. Mais ce trou noir était une insulte à sa personne, à son intégrité, à sa vie. C’était un viol moral. Le mot entraîna une image beaucoup plus terrible encore. Et si son agresseur l’avait enlevée pour ça justement ?… Pour assouvir des instincts bassement sexuels… L’horreur absolue… Dans un sursaut d’énergie pour sa survie elle tenta de forcer ses entraves aux poignets et chevilles. En vain. Elle réalisa à cet instant, que ses liens étaient du ruban adhésif commercial du même genre que celui qu’on utilise pour fermer les cartons. Ça collait tellement bien, qu’elle sut qu’il lui serait impossible de se délivrer. Avec des cordes, on pouvait encore espérer glisser une main, même si les chairs des poignets étaient brûlées, entamées. C’est du moins ce qu’on voyait dans les films ou qu’on lisait dans les romans. Mais là, sûr, avec ce ruban adhésif, ce n’était même pas la peine d’y penser.

Mais qu’est-ce qu’elle faisait là ? Pourquoi elle ? Elle n’était qu’une fille comme les autres. Un viol probable télescopa à nouveau son esprit. L’idée lui était insupportable. Non. Ce n’était pas possible. Elle devait faire un cauchemar. Elle allait certainement se réveiller. Le temps que cette pensée chemine, elle savait déjà qu’elle ne dormait pas. Si au moins elle se souvenait de quelque chose. Qui elle était… Où elle habitait… Ce qu’elle faisait de sa vie… Quelque part dans sa tête, une voix la rassura. Si elle ne se focalisait pas sur sa perte de mémoire, les souvenirs allaient sûrement remonter à la surface. Il suffisait de laisser vagabonder son regard autour de ce qui l’entourait. La preuve… le ruban adhésif… il l’avait bien renvoyée à cette fermeture de carton. Mais ça se passait quand ? Où ? Calme-toi ma grande !... ? Pas ces questions ! Pense à autre chose ! Regarde autour de toi et essaye de nommer les choses que tu devines… Dans le noir, tu parles si c’est facile…

Elle regarda autour d’elle, scruta l’obscurité et c’est là qu’elle eut son premier espoir. Oh, pas grand-chose ! Pas une promesse de délivrance, non ! Juste un petit espoir de vie, qui prenait la forme d’un rai de lumière qui s’immisçait dans son univers clos par un interstice entre deux planches disjointes. Pas une lumière électrique… Pas une lumière artificielle… Non ! La lumière du jour … Elle en déduisit qu’on devait être le matin. Le matin ? De quel jour ? De quel mois ? De quelle année ? Allez, réagis ! Ne te laisse pas encore une fois submerger par ces questions auxquelles tu ne trouveras pas de réponses dans l’immédiat. Progressivement, elle commença à distinguer des formes. Une étagère. Un seau. Un établi avec des tiroirs. Au-dessus, fixé au mur, un panneau en bois, des outils : une scie, un marteau, des tournevis, quelques clefs, des pinces… Une chaudière qui ne fonctionnait pas. Des skis de fond. Un ancien modèle apparemment. Alors peut-être était-elle à la montagne… Elle poursuivit son investigation visuelle qui prenait maintenant la forme d’une minutieuse enquête. Elle trouverait peut-être les clefs de l’énigme. Son regard s’arrêta sur du matériel de camping : un sac de couchage roulé en boule, la toile d’une vieille tente jetée sur un fil tendu en travers de la pièce, des piquets rouillés, un sac à dos dont elle estima, à la poussière et aux toiles d’araignée qui le recouvraient, qu’il n’avait pas dû servir depuis belle lurette, des chaussures de randonnée dont une sans lacet… Elle fut confortée dans sa première impression d’être à la montagne… Un chalet de montagne au bord d’un lac… La lumière, par l’interstice, s’infiltrait un peu plus dans sa prison et réchauffait en même temps son esprit. Ça faisait du bien au moral. Toujours d’après ses déductions, elle se hasarda à émettre l’idée que le chalet, du moins, le mur de la pièce par où pénétrait le rayon lumineux, était orienté plein est. À la faveur de cette source d’éclairage supplémentaire, elle remarqua tout au fond, encore légèrement dans la pénombre, un tas de bûches empilées contre le mur, au-dessus duquel était accrochée une paire de raquettes de neige dépareillées. Pas de doute. Elle était à la montagne.

La montagne… Nouveau flash… Elle était devant un feu de bois dans la cheminée en pierres du chalet de son père, à Hunter Mountain, après une journée de ski, loin des turpitudes de New York pendant l’un de ces week-ends bien méri… Le nom la fit chavirer. Elle renoua un fragile contact avec son passé. New York… sa ville… une rue… personne… si… quelqu’un qui l’agrippe par-derrière… un chiffon… un chiffon avec cette odeur d’éther… ses efforts pour tenter de se libérer… en retenant sa respiration le plus longtemps possible… puis plus rien… néant… rideau…

Alors qu’elle essayait de remonter dans ses souvenirs au-delà de cette agression, elle retint son souffle. Un moteur au loin… Elle l’identifia comme celui d’une voiture. Contrairement au bateau quelque temps auparavant, elle se rapprochait. D’abord euphorique, elle faillit crier mais un réflexe relié à une sonnette d’alarme intérieure l’en empêcha. Et si au lieu d’un sauveur potentiel, il s’agissait de son ravisseur ?

La voiture roula sur des gravillons, s’approcha tout près du chalet. Le moteur s’arrêta. Une portière s’ouvrit. Claqua. Des pas rapides sur les gravillons. Puis assourdis, comme si on marchait sur de l’herbe.

Son cœur battait la chamade.

Elle était suspendue au moindre bruit. Ne respirait plus. Elle guettait. Les pas reprirent sur des marches d’escalier vraisemblablement en bois. Une quinzaine. Un déplacement sur ce qui devait être une terrasse. En bois également….

Un trousseau de clefs que l’on sort d’une poche. Une clef que l’on cherche dans le trousseau. Qu’on introduit dans la serrure d’une porte. Que l’on retire parce que ce n’est pas la bonne. Une nouvelle clef. Cette fois, la serrure est déverrouillée… Une porte s’ouvre. Se referme. Des pas. Juste au-dessus d’elle. Puis plus rien. Silence.

La chamade ? De la rigolade… C’était un roulement de caisse claire, son cœur… Celui qui précède le triple saut périlleux du voltigeur entre les deux porteurs qui se balancent sur leurs trapèzes opposés dans leur mouvement pendulaire millimétré…

Les pas à nouveau…

Une autre porte s’ouvrit. Toute proche d’elle. Juste au-dessus. Elle tourna la tête en direction d’un escalier qu’elle n’avait pas encore remarqué, et qui lui était apparu avec l’ouverture de porte. La lumière qui irradiait dans la pièce du haut, projetait une ombre massive contre le mur de la descente d’escalier qui s’anima dès que les pas se posèrent sur les marches en bois. Une lampe torche s’alluma. Elle entendit une respiration rauque. L’homme, car c’en était un, elle n’avait aucun doute là-dessus, descendait vers elle. Elle se mit à trembler. Comme si cela pouvait éloigner le cauchemar, elle ferma les yeux. L’homme parvint en bas de l’escalier. Elle fit un terrible effort de concentration. Ses tremblements cessèrent aussi rapidement qu’ils étaient apparus. Elle décida de faire la morte et d’attendre. Elle se surprit elle-même, dans ce contexte, d’avoir pu trouver suffisamment de ressources pour que son corps puisse simuler une relaxation absolue. Elle sentit le faisceau de la lampe balayer son visage, et elle ne put empêcher ses paupières de tressaillir, rien qu’une fois. Juste ce qu’il fallait pour que l’homme ne soit pas dupe.

- Ah, tu es réveillée…

Elle ne broncha pas. Yeux clos. Il remarqua qu’elle avait vomi. Il réprima une nausée.

- Et merde, marmonna-t-il dents serrées.

Il posa la lampe sur l’établi, s’empara du seau, le remplit à moitié d’eau à un robinet au-dessus d’un bac en résine moulé, scellé au mur par deux fixations branlantes, et s’empara d’un balai brosse. Il jeta l’eau sur le sol et entreprit de le nettoyer, en grimaçant. Il posa ses ustensiles et revint braquer sa lampe sur la fille.

- Je sais que tu es réveillée… Tu as faim ?

Pas un geste. Paupières toujours baissées.

L’homme s’approcha, se pencha vers elle et lui secoua le bras.

- Hé, tu m’entends ! Je sais que tu ne dors pas, je te dis…

Elle sursauta à ce contact inattendu et écarquilla les yeux.

- Ah, ne me touchez pas, hein ! Sinon… Sinon…

- Sinon quoi… ma jolie ?

- D’abord je ne suis pas votre jolie. Qui êtes-vous ? que me voulez-vous ?

Elle cligna plusieurs fois des yeux, éblouie par l’intensité de la lumière. Elle ne distinguait absolument rien. Juste une silhouette derrière le halo aveuglant. La question resta sans réponse. L’homme se redressa tout en continuant de braquer sa torche sur son visage.

- Tu as faim ?

Un grondement abdominal lui rappela qu’elle n’avait rien mangé depuis… un certain temps… Elle décida qu’elle pourrait mieux agir le ventre plein si l’opportunité se présentait.

- Oui.

- Bien. Je suis allé faire des achats en ville exprès pour toi. Il m’a fallu tourner plus d’une heure avant de trouver un magasin ouvert. Ne bouge pas ! Je reviens…

- Et comment voulez-vous que je bouge, rugit-elle ?

Elle sentit une confusion dans sa réponse.

- Euh, c’est une façon de parler. J’ai acheté des saucisses, du bacon, des œufs, de la marmelade et du pain. Saucisses grillées ou œufs au bacon ?

Elle resta muette, comme pour mieux lui faire comprendre l’absurdité de sa question. Dans un moment pareil, lui proposer un choix de menu… Elle lui jeta un regard qu’elle aurait souhaité noir. Elle ne vit pas le léger rictus de l’homme, mais entendit juste un bref ricanement qui engendra un frisson glacé le long de sa colonne vertébrale. L’homme fit demi-tour et remonta lourdement une à une les marches en bois de l’escalier. Elle l’entendit marcher dans la pièce au-dessus d’elle. Elle tenta désespérément de libérer ses mains mais elle savait que sa lutte contre l’adhésif était vouée à l’échec. Son mal de tête s’accrut avec son effort, et elle relâcha ses muscles pour s’affaler sur le matelas. Des gouttes de sueur perlèrent sur ses tempes. Sa hantise, c’était le viol. Elle se mit à trembler à cette nouvelle évocation. Elle imaginait l’homme sur elle alors qu’elle ne pourrait pas se défendre mains et pieds… liés ? Une lueur d’espoir s’alluma dans son esprit. Pour que l’homme puisse passer à l’acte, il serait obligé de lui délier les chevilles, évidemment. Alors elle lui balancerait un coup de pied dans l’entrejambe, comme elle l’avait appris dans ses cours de self-défense à l’université. Cette pensée suffit à lui redonner du baume au cœur. Et peut-être que…

L’homme redescendait, précédé par le faisceau de sa lampe. Il s’approcha d’elle. Elle ne distinguait toujours que sa silhouette derrière le voile lumineux de la torche. Il la poussa sur le côté. Elle hurla de terreur, ce qui provoqua une nouvelle quinte de toux.

- Calme-toi ! Je vais juste te bander les yeux…

Ça y est… C’est maintenant, pensa–t-elle avec effroi…

- Je vais t’emmener déjeuner en haut. Tu vas être très sage. Je vais détacher tes chevilles pour que tu puisses marcher, et je vais t’installer à table pour que tu puisses avaler ton repas. Mais je te préviens… au moindre mouvement, je te descends… Tu as compris ?

Sa crise s’atténua. Elle hocha la tête. L’espoir renaissait.

Il posa une serviette roulée sur ses yeux et la noua derrière sa tête. Ensuite, elle sentit qu’il coupait le ruban adhésif autour de ses chevilles avec un couteau. Quand ses jambes furent libres, elle les frotta machinalement l’une contre l’autre. Bien qu’elle fût maintenant aveugle, paradoxalement, elle se sentait moins exposée.

L’homme passa ses mains sous ses bras. Elles se posèrent sur ses seins sur lesquels elles s’attardèrent une seconde. Une onde de désir parcourut sa colonne vertébrale. Il fit glisser rapidement ses mains sous ses aisselles. Il sentait la transpiration. Elle frissonna de rejet et se retint de crier. Ne pas lui montrer qu’elle avait peur. La peur excite les obsédés sexuels. Il l’aida à se relever puis lui agrippa une épaule pour la guider vers l’escalier.

- Allez, avance ! Doucement ! Attention, il y a une marche… Ok, c’est bon ! Monte maintenant !...

Elle se retrouva rapidement en haut de l’escalier. Elle devait être dans la pièce du dessus. Il l’invita d’une légère poussée à avancer. Puis elle ne sentit plus son contact.

- Bon. Assieds-toi maintenant !

Elle hésita. Les mains liées et les yeux bandés, s’asseoir devenait un acte périlleux. Il suffisait d’amputer l’esprit de ses habitudes mécaniques et de ses repères, pour que ce soit la plus grande confusion et que l’action se transforme en un défi insurmontable, déclencheur d’une montée d’adrénaline.

- Eh bien, qu’attends-tu, lui lança-t-il impatient en approchant une chaise derrière elle ?

Elle sentit le contact du siège derrière ses genoux, et tout sentiment de danger et de peur disparut aussitôt. Elle fléchit ses jambes et se retrouva en position assise, juste sur le bord. Difficile de faire mieux. Ses bras derrière le dos l’empêchaient de s’appuyer contre le dossier. Elle entendit qu’il approchait une chaise. Quelque chose que l’on pose sur une table. Juste devant elle. Des couverts que l’on manipule…. Les dents d’une fourchette contre une assiette… Le craquement d’un aliment que l’on coupe…

- Ouvre la bouche !

Elle tourna légèrement la tête sur sa gauche, dans la direction de la voix de l’homme. Elle sentit sa respiration toute proche.

- Ouvre la bouche ! Je te donne à manger…

- C’est quoi ?

- Saucisse grillée.

Elle desserra ses lèvres, et sentit le morceau de viande sur sa langue. Etait-ce le jus de la saucisse lorsqu’elle croqua le morceau entre ses dents, était-ce l’afflux d’air en ouvrant la bouche, en tout cas un relent d’éther remonta de ses poumons et lui arracha un gémissement en même temps qu’une nausée qui lui fit recracher le morceau de viande. Elle se mit debout.

- S’il vous plaît… emmenez-moi aux toilettes ! J’ai envie de vomir…

Il se leva d’un bond et l’y conduisit. Il l’aida à s’agenouiller, puis referma la porte. Comme son estomac était vide, elle laissa échapper un filet de bile dans un spasme qui lui comprima violemment l’estomac. Puis la crise s’estompa. Alors qu’elle reprenait son souffle, une idée germa dans son esprit en même temps que sa vessie se rappelait à son bon souvenir.

- S’il vous plaît ?...

La porte s’ouvrit.

- Ca va mieux ?

- Oui, merci. Mais j’ai envie de… d’uriner…

- Eh bien… tu es au bon endroit…

- Excusez-moi ! Mais les mains attachées, je ne vois pas comment faire…

Il la regarda avec suspicion et elle sentit qu’il ne savait pas comment agir.

- Bon, je vais te détacher les mains, mais je te préviens, il vaut mieux pour toi que tu restes sage...

- Il y a une fenêtre dans vos toilettes ?

- Euh… ben, non…

- Alors comment voulez-vous que je me sauve ? Dépêchez-vous s’il vous plaît… Je vais faire sur moi…

Elle l’entendit s’éloigner puis revenir vers elle. Il lui fit faire un demi-tour. Elle sentit qu’il coupait le ruban qui entravait ses poignets avec un couteau. Elle se les massa rapidement. Elle attendit quelques instants sans bouger.

- Eh bien, tu attends quoi ?

- J’attends quoi ? Mais que vous fermiez la porte ! Vous ne croyez tout de même pas…

- Ça va ! Mais pas d’entourloupe hein !...

Il referma la porte. Elle n’en revenait pas. Elle était là, seule, dans les toilettes, pieds et mains libérées. Elle ôta prestement la serviette qui lui bandait les yeux. Elle tourna le verrou. D’abord, se soulager, puis réfléchir, vite. Alors qu’elle était assise sur la cuvette, elle échafauda un plan. Ouvrir la porte et sous l’effet de surprise, se sauver en courant… Lui foncer dessus et le renverser… Elle avait aperçu l’ombre de sa stature dans l’escalier… Elle ne ferait pas le poids… Soudain, elle cessa de respirer… La ruse… Comme le renard…

L’homme n’osait pas s’éloigner de la porte des toilettes. C’est sûr, la fille ne pouvait pas se sauver. Il n’y avait pas d’issue. Mais elle avait mis le verrou. Ça, ça l’inquiétait. Il allait lui demander si elle en avait encore pour longtemps mais fut pris de court.

- Monsieur ! Monsieur ! Vite ! À l’aide… Au sec…

Un bruit sourd contre la porte. Puis plus rien. Silence. Il se jeta sur la poignée mais la porte était fermée de l’intérieur.

- Merde ! Hé ? Qu’est-ce qui se passe ? Tu m’entends ?...

Il tapa plusieurs fois du plat des deux mains sur la porte, mais aucune réponse ne lui parvint.

L’homme commença à s’affoler. Finalement, il opta pour un coup d’épaule dans la porte qui, contrairement à ce que l’on voit au cinéma, ne céda pas. Il se massa l’épaule en grimaçant. Il se rappela que le verrou n’était pas de première qualité, et qu’il suffisait que la poignée soit baissée pour qu’il saute d’un simple coup de pied. Il prit quelques pas d’élan, et lança sa jambe contre la poignée de manière à ce qu’elle se baisse, et sous le choc, le verrou sauta. La porte s’entrouvrit à peine, car quelque chose l’obstruait. Il réussit à la pousser de quelques centimètres, suffisamment pour se rendre compte que c’était le corps de la fille allongée sur le sol qui l’empêchait de l’ouvrir.

- Nom de… Hé, ça va ? Tu m’entends ?

Pas de réponse.

La fille serrait les dents. Quand l’homme avait défoncé la porte, elle se l’était prise dans les reins. La douleur avait été si violente qu’elle avait failli crier. Des larmes avaient humidifié ses yeux sous ses paupières fermées, mais elle avait réussi à les contenir.

L’homme s’arcbouta sur la porte et réussit à l’ouvrir d’une dizaine de centimètres supplémentaires. Suffisamment pour qu’il puisse passer un bras et soulever une des jambes de la fille et la passer par-dessus l’autre. L’espace qu’il se ménagea ainsi, tout en forçant un peu plus sur la porte, lui permit de se glisser dans les toilettes.

À cause de la porte qui appuyait contre son dos, la fille faillit hurler de douleur mais dans un effort surhumain de concentration, elle parvint à se glisser tout au fond d’un refuge où elle s’inventa des espérances de salut. Elle se sentit soulever et se laissa faire.

L’homme, en ahanant, réussit à la mettre assise sur la cuvette et à la maintenir d’une main dans cette position, tout en ouvrant entièrement la porte. Il entreprit ensuite de retourner la fille, et de la tirer par les poignets dans la pièce du chalet. Il soufflait comme un phoque, et dans cet effort, ou sans doute à cause de lui, il ne remarqua même pas qu’elle avait ôté la serviette de ses yeux. Elle remercia mentalement son professeur de sophrologie qui lui avait appris à se relaxer, et donner ainsi à son corps l’illusion d’une masse accrue. Ne disait-il pas d’ailleurs qu’une personne évanouie était plus lourde qu’à l’état de veille ?

L’homme réussit en trois étapes à l’allonger sur un divan qui trônait au milieu de la pièce. Il l’observa attentivement tout en cherchant à reprendre sa respiration. Cette fois-ci, il n’y eut pas le moindre tressaillement de paupière. Elle était suffisamment parvenue à faire le vide, et à paraître complètement sans connaissance. Elle l’entendit se déplacer dans la pièce. Elle maintint ses yeux mi-clos et tenta de repérer les lieux. L’homme, de dos, approchait d’un évier où il fit couler de l’eau avec laquelle il s’aspergea le visage. Puis il attrapa une serviette avec laquelle il s’essuya. Pendant ce temps, la fille avait pris la mesure de son environnement. Il s’agissait bien d’un chalet. Les murs étaient en bois. Le parquet, vernis. La pièce unique, baignée par la pâle lumière du jour naissant, était à la fois une cuisine, un living et un salon. En face d’elle, un téléviseur éteint. Sur sa gauche, un bureau avec un ancien modèle de chaîne hifi et quelques CD en vrac. Puis à côté, une porte fermée. Sans doute une chambre. Sur sa droite, la table à laquelle elle avait dû s’asseoir pour manger. L’assiette, dans laquelle se trouvaient une fourchette et un couteau, était encore là avec la saucisse grillée qu’elle n’avait pas du tout appréciée. Une carafe d’eau. Un verre. Et derrière la carafe, elle LE vit. Sur une planche en bois, une large miche de campagne entamée, et à côté, elle ne voyait plus que LUI. Avec sa longue lame pointue, un couteau était l’objet de toute sa convoitise. Elle regarda en direction de l’homme. Il repliait la serviette pour la pendre à un porte-serviettes mural fixé par des vis à bois à têtes rondes et rouillées. Elle ne sut pas pourquoi elle remarqua ce détail. Peut-être à cause de cette rouille qui contrastait avec l’éclat de l’inox de la lame du couteau. Elle le fixa à nouveau. Un coup d’œil rapide vers l’homme. Toujours face à l’évier. Elle bondit s’un seul coup sur ses pieds et se jeta vers la table pour s’emparer de l’arme providentielle. L’homme se retourna aussitôt, et en une fraction de seconde comprit son intention. Alors qu’il plongeait littéralement vers elle, elle eut le temps d’empoigner le manche et de se propulser contre le mur, juste avant que l’homme, pas très grand et plutôt rondouillard que corpulent, ne s’affale sur la table qui, sous son poids, céda dans un fracas de bois brisé. Maintenant qu’il savait qu’elle l’avait dévisagé, sa vie était en danger. Elle eut le réflexe de bondir à nouveau pour se précipiter vers la porte d’entrée. La fuite. La liberté. Elle eut à peine fait deux pas, que, à sa grande surprise, l’homme, avec une souplesse inattendue, se retrouva debout, bien campé sur ses deux jambes, entre elle et la porte. Elle n’avait plus peur. Le couteau bien en main, elle ne le quittait pas des yeux. Lui non plus. Bien qu’il fût prêt à tout pour l’empêcher de s’enfuir, il lut dans ses yeux la hargne d’un sanglier dont une hypothétique blessure décuplait la volonté de se battre pour sauver sa vie. Cette détermination le déstabilisa. Il n’osait plus bouger. Elle crut percevoir de la peur dans son regard. Mais ce ne fut qu’un éclair. Avant qu’elle ait pu tenter quoi que ce soit, il s’élança vers elle en jouant sur l’effet de surprise pour tenter de l’immobiliser. Elle évita la charge en se jetant de côté tout en se protégeant avec le couteau. L’homme, entraîné par son propre poids, perdit l’équilibre et alors qu’il levait son bras gauche pour se retenir contre le mur, le couteau traversa sa chemise et entailla son triceps. Il cria plus de rage que de douleur et se cogna la tête contre le mur. La fille profita de son avantage, et bondit à nouveau vers la porte. Elle était fermée. Elle secoua la poignée, mais la porte refusa obstinément de s’ouvrir.

- Salope ! hurla l’homme en se relevant à moitié groggy.

Il avança vers elle en titubant. La fille continuait à secouer la poignée de porte quand elle se rendit compte qu’une des clefs d’un trousseau était introduite dans la serrure. Elle la tourna fébrilement. Un tour. La poignée. Porte toujours fermée. L’homme n’était plus qu’à deux mètres. Encore un tour. Poignée à nouveau. La porte s’ouvrit enfin. Elle s’engouffra à l’extérieur. Un pas. L’air pénétra dans ses poumons et elle ressentit comme une purification après ce qu’elle avait inhalé. Un second pas. Avec horreur, elle sentit deux mains se cramponner à ses chevilles. En déséquilibre, elle chuta lourdement vers l’avant sur son bras plié dont la main tenait encore le couteau. La lame pénétra dans sa poitrine sans un bruit, en douceur, comme dans du beurre. La douleur fut fulgurante puis disparut aussitôt. Elle sut que la lame s’était enfoncée dans son cœur. Un voile rosé embua aussitôt son regard qui surfait au loin sur un miroir argenté où mourut sa toute dernière pensée.

- J’avais raison… Il y avait bien un lac… Je ne serai pas à mon rendez-vous…

- Je t’ai eue, salope !

L’homme, surpris qu’elle ne rue pas, qu’elle ne cherche pas à se dégager, attendit quelques secondes.

- Allez, viens ! Sois sage ! Je vais te ramener gentiment sur ton matelas…

Toujours pas de réaction. Il était toujours allongé sur le sol. Les mains sur les chevilles de la fille. Deux corps dans un alignement parfait. Il avait mal au bras. Respirait difficilement car sa cage thoracique était écrasée par sa propre masse contre le parquet. La fille ne bougeait pas d’un poil. Il crut d’abord à une nouvelle ruse.

- Tu ne m’auras pas deux fois, tu sais. C’était bien vu le coup des toilettes. Tu pourras te vanter de m’avoir berné… Hé ! Tu m’entends ?...

Il s’aventura à lui lâcher une cheville. Pas de réaction. Puis la seconde. Toujours pas de réaction. Sûr, elle était bonne comédienne. Donc méfiance. Il se mit à genoux tout en gardant un œil sur elle, prêt à lui sauter dessus, puis se redressa. La fille n’avait toujours pas bronché. Décidément, c’était une fille non seulement de tempérament, mais de plus, bonne actrice.

Il donna un léger coup de pied contre sa cuisse.

- Allez, ma jolie, lève-toi, ton cinéma a assez duré…

Pas de réaction. Il commença à s’énerver.

- Cette fois, ça suffit. Allez, debout !

Il se pencha vers elle et entreprit de la retourner. Il se plaqua une main sur la bouche pour contenir le cri qui naissait dans sa gorge et qui allait exploser. Le couteau était planté dans sa poitrine jusqu’au manche. Son chemisier blanc, sous son blouson en jean était maculé de sang. Et ses yeux le regardaient fixement. Vides. Sans vie.

- Putain…. Merde ! Non, ce n’est pas possible…

Il se pencha vers elle et lui prit la tête entre les mains en la secouant.

- Non, ce n’est pas vrai, tu me joues encore la comédie, hein… réveille-toi ! Allez, ouvre les yeux ! Je ne voulais pas… Je te jure que je ne voulais pas… Je ne suis pas un assassin… Ce n’est pas moi qui t’ai tuée, hein, tu le sais… C’était un accident… Oh mon Dieu… Qu’est-ce que j’ai fait ? Qu’est-ce que j’ai fait ?...

Des larmes coulaient sur son visage. Il reposa la fille sur la terrasse en bois et regarda ses mains. Elles étaient pleines de sang, tout comme son pantalon quand il s’était agenouillé. L’horreur… Hagard, il regardait tout autour de lui… rien de particulier. Juste pour trouver dans le décor majestueux du lac, la confirmation qu’il n’était pas coupable… Il ne la trouva pas.

Puis soudain, une angoisse l’étreignit. Et si quelqu’un le voyait… Si quelqu’un remarquait le corps de la fille… Non, évidemment, le chalet était tellement isolé… Et puis la saison d’été n’avait pas encore commencé. On n’était que le mardi 8 juin. Pas de danger que des touristes se hasardent par ici en ce moment. En plus à cette heure matinale… Non, il n’y aurait personne avant le quinze du mois. Il renifla bruyamment, s’essuya le nez d’un revers de manche. Oui, bon, mais on n’était jamais assez prudent. Instinctivement, il jeta malgré tout un regard sur les alentours. Personne. Il regarda à nouveau la fille. Le couteau. En pleine poitrine. SON couteau. Il devait l’enlever. Non. C’est elle qui l’avait eu en dernier en main. Il y avait ses empreintes. Il raisonnait confusément. Il s’agissait d’un accident. Pas d’un meurtre. Mais si elle était là, elle n’y était pas de son plein gré. Une seule solution… Cacher le corps. Il tira la fille à l’intérieur du chalet par les pieds jusqu’à la porte de la cave qu’il ouvrit. Il était hors de question de la porter. Il la contourna, passa ses mains sous ses bras, la fit pivoter et en marche arrière entreprit de descendre, une marche après l’autre, au rythme des talons de la fille qui les heurtaient. Fasciné, il ne pouvait détourner son regard du couteau qui, à chaque secousse, semblait s’enfoncer un peu plus et libérer un filet de sang supplémentaire. A un moment, il sentit que le blouson en jean glissait sur le chemisier et qu’il allait lâcher prise. Il impulsa une secousse au corps de la fille pour mieux l’agripper, ce qui raviva la douleur de son bras gauche et lui arracha une grimace. Parvenu en bas de l’escalier, il la déposa sur le matelas qui se tacha instantanément de sang. En maugréant, il dépendit la vieille toile de tente de son fil et l’étendit sur le sol. Il tira le corps de la fille dans laquelle il l’enroula et qu’il ficela avec des sandows qu’il sortit d’un tiroir de l’établi. Il souleva le matelas taché qu’il redressa contre le mur en bas de l’escalier, poussa le corps de la fille emballé dans la toile dans un angle, à l’endroit où auparavant se trouvait le matelas. Dans la foulée, il entreprit de déplacer toutes les bûches du tas de bois et de les empiler pour dissimuler le mieux possible la preuve de son crime. Mais non, ce n’était pas un crime… Un accident… Juste un accident… Alors dans ce cas, pourquoi ne pas être allé à la police pour le signaler…

Il ricana.

Gros malin ! Et comment tu aurais expliqué la présence de la fille dans ton chalet ? Excusez-moi, Sheriff ! Une fille que j’ai kidnappée s’est planté un couteau dans le cœur en tombant, mais, je vous rassure Sheriff… c’était un accident…

Connard !...

Il n’empêche que maintenant il était dans de sales draps… Bon, allez ! Il fallait encore nettoyer la terrasse et le parquet là-haut, dont il se réjouit qu’autrefois son père ait eu l’idée de vitrifier. La tâche n’en serait que plus aisée. Et après, retour à la maison… Et personne ne viendrait dans le chalet… Il était tranquille…

Il détailla une dernière fois son camouflage, déplaça quelques bûches pour que le tas ne paraisse pas trop bien organisé, et remonta pour entreprendre son opération de nettoyage.

Une demi-heure plus tard le chalet avait retrouvé une allure tout à fait normale. Presque banale. Le genre d’endroit, au bord d’un lac, entouré de pins, d’érables et de chênes centenaires, où n’importe qui aimerait passer ses vacances.

Il remonta dans le chalet, se déshabilla entièrement, nettoya la plaie de son bras, somme toute superficielle, puis se doucha, choisit un pantalon en coton, un tee-shirt et un pull léger dans une armoire de la chambre. Dès qu’il fut changé, il descendit chercher le matelas qu’il alla jeter avec ses vêtements souillés au bord du lac, sur un tas de branches mortes, et qu’il arrosa copieusement d’essence. Il gratta une allumette, dont il regarda un instant la flamme pour s’assurer qu’elle n’allait pas s’éteindre, puis la lança. Le tas s’embrasa aussitôt dans une brève explosion.

Il alla s’asseoir sur un tronc d’arbre couché pour attendre que le bûcher se consume. Une demi-heure plus tard, il ne restait quasiment plus qu’un tas de cendres. Il décida qu’il était plus que temps de regagner New York. 7h00. Si ça roulait bien, il pouvait y être pour midi. Même s’il avait quelques minutes de retard, Juan ne dirait rien. Il entra pour aller prendre une veste en tweed dans l’armoire de la chambre, récupéra les clefs du chalet et ses papiers qu’il avait posés sur la table, s’assura qu’il ne négligeait aucun détail, puis referma la porte d’entrée à double tour avant de rejoindre sa vieille Buick qui l’attendait sur le chemin. Il s’installa au volant, alluma la radio. Des informations locales. Il chercha une autre station jusqu’à ce qu’il reconnaisse la voix de crooner de Sinatra… deep in my heart, that you're really a part of me, I've got you under my skin1… chantait langoureusement Frankie. Il lança le démarreur. Le moteur commença à ronronner doucement. Il jeta un coup d’œil dans le rétroviseur. Plus qu’une fine fumée blanche maintenant s’échappait du tas de bois consumé sur fond de lac caressé par les premiers rayons du soleil qui commençait à se hisser au-dessus des cimes des sapins… Il se rejeta contre l’appuie-tête et ferma les yeux. Il voyait les yeux bleus de la fille allongée… Qu’elle était belle… Si belle quand elle entrait au Starbucks avec ses grands anneaux qui pendaient aux oreilles… Et si vivante… Il tenta de chasser le souvenir du chemisier taché de sang, mais il était tenace. Il était bien gravé dans son esprit… Tatoué à vie… Il sut que dorénavant, il devrait vivre avec cet accident sur la conscience, jour et nuit. Ses mains commencèrent à trembler. Il serra le volant jusqu’à blanchir ses jointures phalangiennes et se concentra pour contrôler ses nerfs et faire le vide. Il relâcha ses mains. Bien. Elles ne tremblaient plus. Il appuya sur la pédale de frein pour enclencher la marche avant puis il accéléra doucement.

La vieille voiture américaine commença à avancer progressivement sur le chemin sous les arbres, au rythme des passages successifs des vitesses de la boîte automatique. Deux minutes plus tard, la Buick atteignit la route 28 sur laquelle elle s’engagea. Il traversa le centre de Wolfeboro, retrouva sur sa droite pour quelques minutes le lac Winnipesaukee, le port avec ses vedettes à moteurs et ses voiliers, qu’il abandonna et laissa définitivement derrière lui, pour poursuivre sur la route 28, et prendre la direction de New York.

1 ... au fond de mon cœur, que tu es vraiment une partie de moi, je t'ai dans la peau...

2

Nancy

Mardi 8 juin 2010 – 8 h 00

À l’Excelsior, Archibald dégustait son croissant tout en suivant des yeux les fantômes de l’inauguration de 1911 à laquelle il avait assisté lors de son premier voyage temporel. Une éternité… Il entendait le brouhaha des conversations mêlées. Il se revoyait, à quelques mètres à peine de sa banquette de prédilection, au milieu du groupe d’artistes de l’École de Nancy où l’avait convié Lucien Weissenburger. Il sourit en songeant à ses bourdes liées au décalage entre les deux époques. C’est qu’un premier voyage dans le temps, pour celui qui le vivait, ne permettait pas tout à fait de mesurer, d’une part, l’irrationalité de l’instant, et d’autre part, de surveiller la possible incohérence d’un discours lié, si l’on n’y prenait garde, à l’anachronisme inévitable qui en découlait. Il sourit encore, notamment quand il se remémora les regards dubitatifs de Majorelle et consorts, à son énumération des répercussions de la découverte de la radioactivité.

- Vous avez l’air de bonne humeur aujourd’hui, l’interrompit André, le serveur qui, du coup, mit un terme à l’évocation de ses souvenirs.

- Ma foi, il fait beau, l’été approche, et puis… j’ai une petite femme aux petits soins pour moi, alors…

- Vous devriez nous la présenter un de ces quatre…

- Peut-être un jour… Mais sûrement pas le matin, c’est sacré le matin… Cela fait combien de temps André que vous me voyez ici au petit-déjeuner ?

- Hou là… Je crois que je vous ai toujours vu ici depuis que je travaille… Je me demande même si vous n’êtes pas là depuis les débuts de la brasserie… Vous faites partie des meubles, ajouta-t-il en souriant.

- Vous devez avoir raison, enchaîna Archibald amusé par sa remarque. Je devais sans doute être là pour l’inauguration. Il n’empêche que si un jour j’amène Miraldine… c’est ma femme, elle s’appelle Miraldine… si un jour je l’amène, ce ne sera pas au petit déjeuner, mais à un dîner. A la rigueur à un déjeuner… Mais pas le matin…

- Sacré… le matin… compléta André d’un clin d’œil complice.

Archibald, sur la même longueur d’onde, lui décocha un sourire. Alors que le serveur allait chercher commande à une table voisine, Archibald selon un rituel immuable termina son croissant beurre, but son café, s’essuya les lèvres avec une serviette en papier qu’ensuite il froissa en boule pour qu’elle entre dans la tasse vide. Puis, il se leva, enfila une main à l’intérieur de sa veste pour en sortir son portefeuille, en sortit un billet de cinq euros qu’il déplia et qu’il déposa dans une soucoupe, salua de loin André de la main, et se dirigea vers la porte tambour de la sortie.

Bien que la journée s’annonçât radieuse, il aurait aimé inhaler autre chose que les gaz d’échappement des véhicules qui longeaient la place Thiers, soit dans un flot continu sur la rue Mazagran, soit lorsqu’ils étaient au feu rouge, au point mort. Il tourna les talons et descendit la rue Gambetta jusqu’à la Place Stanislas dont il ne se lassait pas. En passant devant la lourde porte de l’immeuble derrière laquelle il s’était volatilisé plusieurs fois avec Maréchal lors de sa tentative pour sauver son père de la Gestapo en 1943, il songea au pouvoir de la Time Boy, ce simple boîtier qu’il avait inventé, et qui lui avait permis de voyager dans le temps, seul ou à plusieurs, pour autant que les personnes qui l’accompagnaient fussent en contact avec lui-même. Mais cette période de voyages, de sauts dans le temps, de modifications impossibles du passé, oui, cette période était aujourd’hui révolue. Il en avait fait le serment à Miraldine. Oh, elle ne l’avait pas bousculé plus que cela pour qu’il prenne cette décision. Elle était latente au fond de lui. Cette frénésie à vouloir changer les choses, cette sensation de se sentir investi d’un pouvoir quasiment divin, dans tous les cas de figure, n’avaient jamais abouti. Si, une fois… L’explosion de l’avion… Et encore… Il ne l’avait jamais réellement vécue… Son double et celui de Julien la lui avaient racontée… Mais avait-elle eu lieu réellement ? Certes, il était en droit de le penser, puisqu’il avait tout de même assisté à cette mémorable fouille des bagages à l’aéroport de Roissy, au cours de laquelle la police avait retrouvé un explosif… Mais ça s’était passé deux années plus tôt… Et il prenait conscience que ses souvenirs avaient tendance à se disperser au gré des turbulences du temps qui passe…

Le temps… C’était bizarre tout de même. Y avoir consacré quarante ans de sa vie, pour terminer aujourd’hui, par ce manque d’intérêt, voire simplement de curiosité. Sans doute parce qu’il avait le sentiment diffus de jouer avec le feu… De défier Dieu… Et le combat était inégal…

Maintenant que tout était rentré dans l’ordre, il avait rangé définitivement la Time Boy, et passait environ deux heures par jour à rédiger ses mémoires sur les voyages temporels, mais dont le contenu et le style étaient plus littéraires que scientifiques, car enrichis par l’expérience et l’émotion du vécu. Un empirisme qu’il se devait absolument de consigner dans ses mémoires. Les théories, les formules, tout cela appartenait au premier volume qui l’aurait sans doute conduit à Stockholm pour recevoir son prix Nobel de physique, s’il était allé présenter son invention au congrès de New York. Mais son destin en avait décidé autrement. Et il n’en avait aucun regret. Sa tâche, dorénavant, consistait à rédiger ce qui ressemblait de plus en plus à une biographie plutôt qu’à des mémoires, d’ailleurs. Dans quel but ? Il ne le savait pas lui-même… Peut-être le besoin de la trace, celle qu’on laisse pour après… Un jour, peut-être, quelqu’un découvrira son travail, et pourra l’exploiter pour le bien de l’humanité… Peut-être… Lui était trop vieux maintenant. Ce qu’il avait vécu lui avait permis de se rendre compte qu’il était trop tard… il n’aurait plus le temps de se consacrer à la quête du bonheur universel… Rien que cette idée le ramenait toujours à cet équilibre précaire entre l’écriture pour la trace, et la prétention de pouvoir améliorer le sort de ses semblables… Mais finalement, la balance penchait toujours du bon côté, celui de Miraldine, balayant du même coup ses angoisses et ses doutes.

Il s’étonna de se retrouver devant le portail de la propriété ouvert au large. Il ne s’était pas vu traverser la Place Stanislas, ni la Place de la Carrière, ni les rues… Il avait été emporté par ses réflexions tout en suivant machinalement son parcours habituel, sans doute protégé par une vigilance inconsciente. Il devrait tout de même prendre garde, cela pouvait être dangereux.

Après avoir pris soin de refermer les deux vantaux, il remonta l’allée gravillonnée à pieds, le long des massifs fleuris en bordure de pelouse parfaitement tondue. Son attention fut attirée par le moteur d’un véhicule qui semblait venir de l’arrière de la maison, puis il vit surgir un camion dont les portières de la cabine étaient estampillées du logo d’une casse-auto locale, avec la « gauguinette » rouillée de Maréchal sur son plateau arrière. Enfin, il s’était décidé à la faire enlever… Depuis le temps que Miraldine le lui demandait… Le conducteur, un bras posé sur la portière dont la vitre était baissée, s’arrêta à sa hauteur.

- Bonjour ! Vous êtes Monsieur Fenouillet ?

- Ah, non ! Moi, c’est Goustoquet. Archibald Goustoquet.

- Ah, c’est votre dame qui nous a reçus alors… Elle nous a bien remis le certificat de vente et la carte grise barrée du véhicule, mais il manque la signature…

- Donnez ! Je vais signer pour lui…

- Désolé ! Il faut que ce soit le propriétaire. Vous pourrez lui dire de passer à l’occasion ?

- Bon, eh bien, je le lui dirai… Attendez ! Je vous ouvre…

Il retourna jusqu’au portail, suivi par le camion qui roulait au pas. Quand il fut ouvert, le conducteur s’engagea lentement.

- Allez, au revoir Monsieur !

- Bonne journée !

- À vous aussi.

Archibald referma le portail et gagna la maison par l’escalier frontal de gauche. Comme d’habitude.

A peine avait-il refermé la porte en chêne de l’entrée, que Miraldine fondait sur lui.

- On a un problème !

Archibald la connaissait bien. Il prit le temps de la regarder dans les yeux, et sut tout de suite que le problème l’inquiétait vraiment.

- Maréchal ! poursuivit-elle au regard interrogateur de son mari.

- Quoi, Maréchal ?

- Il est dans sa chambre. Prostré.

- Je pensais qu’il était absent.

Bras plié, poing fermé, il indiqua du pouce la porte derrière son dos.

- Il n’est pas descendu pour sa camionnette ?

- Non, il m’a juste dit que je m’en occupe… Il m’a donné les papiers. C’est tout.

- Mince alors ! Attends ! Je monte voir…

- Tu veux que je vienne avec toi ?

Il la regarda tendrement, s’approcha d’elle en souriant, posa les mains sur ses épaules et l’embrassa sur le front.

- Tu sais bien que dans ces cas-là, il vaut mieux rester entre hommes.

Elle fronça les sourcils et pinça ses lèvres.

- Allons, Miraldine, tu ne vas tout de même pas être jalouse… Plus maintenant…

- Bien sûr que non. C’est son comportement qui m’inquiète…

- Je monte. Je te raconterai. Je t’appellerai si j’ai besoin de toi, d’accord ?

Elle hocha la tête en signe d’approbation. Il regarda le haut de l’escalier et entreprit son ascension. Parvenu au palier intermédiaire, il leva la tête vers le tableau peint par Maréchal, représentant Miraldine et lui-même lors de leur voyage de noces à New York, un an plus tôt. Ils étaient représentés de dos au sud de Manhattan, accoudé au parapet qui longe la promenade de Battery Park le long de la baie. Le peintre avait mélangé des huiles épaisses qu’il avait diluées avec différentes essences, jusqu’à obtenir paradoxalement un rendu proche de l’aquarelle. De cette façon, il avait pu représenter l’aspect physique des corps, et leur donner en même temps une illusion de translucidité par laquelle on devinait la forme élancée de la Statue de la Liberté sur son petit bout de terre de Liberty Island. L’artiste avait de plus réussi l’exploit de couvrir entièrement la toile d’une sorte de brume sans altérer l’effet de transparence des corps, ce qui conférait à l’ensemble un effet surréaliste fascinant. C’est ainsi qu’il avait créé son mouvement qu’il avait appelé le temporalisme.

Archibald savait, pour en avoir discuté longuement avec lui, que son inspiration reposait sur les voyages temporels auxquels il avait participé, à l’origine plus par hasard que par volonté pure. Le temporalisme avait eu son heure de gloire et la toile fut considérée par les milieux artistiques comme un chef d’œuvre. Un mécène nancéen l’avait même introduit dans les sphères très fermées des grandes galeries parisiennes où son tableau fit sensation. Malheureusement pour lui, son inspiration avait été de courte durée, et il n’avait jamais pu en prolonger la force et l’originalité par la suite.

Son moral en avait pris un coup, et de dépit, il avait refusé de vendre cette toile unique à quiconque. Même pas à son mécène nancéen. Six mois après, plus personne ne parlait de lui. La couverture médiatique, au départ dithyrambique, était retombée comme un soufflé. C’est la raison pour laquelle, aujourd’hui, le tableau se trouvait accroché au mur du palier intermédiaire entre les deux étages. Archibald poursuivit son ascension et quand il enfila le couloir, comme à son habitude le parquet gémit sous son poids, immuable signal pour Maréchal qu’il allait avoir une visite. Bien que cette fois-ci Archibald ne fût pas invité à entrer, il n’eut qu’à pousser la porte entrouverte. Il fut attristé devant la position de son ami car il sut qu’effectivement quelque chose clochait. Miraldine avait vu juste.

Maréchal était assis au bord du lit, les pieds au sol. Ses avant-bras étaient posés sur ses cuisses, et son regard s’évadait au-delà de ses mains croisées entre ses jambes. Il ne releva même pas la tête à l’entrée d’Archibald dans la chambre atelier.

- Eh bien, mon vieux, tu n’as vraiment pas l’air dans ton assiette, lança Archibald sur un ton qu’il aurait voulu plus jovial.

Maréchal évita de croiser son regard, se rejeta en arrière, et s’allongea sur le lit en se tournant vers le mur.

- Oh là, songea Archibald, c’est plus sérieux que je ne le pensais.

Il s’assit sur le bord du lit, sans rien dire. Comme il le connaissait bien, il savait qu’il allait se manifester. Il attendit cinq minutes, et comme rien ne venait, il estima qu’il devait respecter son silence, sachant qu’il finirait bien par se confier à un moment ou à un autre. Ça allait venir plus rapidement qu’il ne le croyait.

Il se leva et se dirigea vers la porte.

- Archie !...

Archibald se retourna. Maréchal s’était allongé sur le dos et fixait le plafond.

- J’ai pris une décision… Je vais partir…

- Partir ?

- Oui. Partir. Ça me travaille depuis un bout de temps. Je sais bien, Miraldine et toi, que vous me considérez comme votre ami. Si ma position ici, avant votre mariage, avait sa raison d’être, notre rencontre, notre âge, notre bout de chemin ensemble au nom de l’amitié, aujourd’hui, je n’ai plus de raison de m’incruster…

- Mais…

- Laisse-moi continuer ! Pas un couple normal en ville n’accepterait de partager sa vie avec un ami sous le même toit. Vous, oui. C’est l’une des raisons de mon départ.

- Mais on ne t’a jamais…

- Je sais. Vous êtes de vrais amis. C’est vrai que vous ne m’avez jamais fait de remarques à ce sujet, c’est vrai qu’il n’y a jamais eu de discorde entre nous trois. Mais trois n’est pas un bon chiffre. Deux, c’est mieux. Quand Miraldine était à ton service, pas de problème. Nous étions la paire. Aujourd’hui, la paire, c’est vous deux. Et c’est normal. N’ai-je pas été le premier à me réjouir de votre union ? N’ai-je pas été ton témoin ? Alors voilà. Aujourd’hui, je ne veux pas prendre le risque de détruire soit notre amitié, soit votre amour. Même involontairement. Tu sais, les habitudes s’installent, et puis au bout du compte l’intrus s’infiltre sournoisement dans le quotidien, s’immisce dans les conversations, s’installe en toute innocence dans l’intimité, et patatras, un jour tu te retrouves pieds nus et l’autre installé dans tes charentaises, toi, à dormir sur le palier et lui dans le lit de ta femme… Non, je rigole…

- Euh… Excuse-moi ! Mais là, tu ne ris pas franchement…

- Laisse tomber ! C’est une image pour te faire comprendre qu’un ménage à trois, ce n’est pas ce qu’on a trouvé de mieux pour entretenir l’amitié. Ça, c’est la première raison de mon départ…

- Et tu vas aller où ?

- Attends ! J’allais te l’expliquer. Depuis ma déconvenue avec le temporalisme, j’ai beaucoup réfléchi. La peinture, c’est ma vie. Et mon maître sera toujours Gauguin. Pour l’éternité. Je sais que je peux créer, je sais que je peux être inspiré, pour autant que je perçoive ce que je vis, ce qui m’entoure. J’ai remarqué, chez moi, que l’événement génère la création. Alors je suis prêt Archie. Je vais retourner dans le Pacifique et sans doute m’y installer. Définitivement. Ça, c’est la deuxième raison.

- Dans le Pacifique ! Mais où ?

- Aux Marquises ! Gauguin y est enterré. Brel aussi. C’est sans doute que là-bas, pour chaque artiste, existe une muse. Alors pourquoi pas moi ? Je me sens prêt aujourd’hui à peindre Enua Enata, la Terre des Hommes dans la langue locale, sa lumière, sa végétation luxuriante dont le vert explose en harmonie avec le bleu obscur et mystérieux de l’océan. Ces paysages sont tellement figés depuis la nuit des temps qu’ils composent une symphonie intemporelle. Tiens, d’ailleurs, ajouta-t-il en souriant, peut-être que je trouverai suffisamment d’inspiration pour inventer cette fois-ci l’intemporalisme.

Archibald était contrarié. L’argumentation de Maréchal était troublante car il en émanait une sincérité évidente, et il sut, à la flamme qu’il avait perçue dans ses yeux, qu’il était déterminé.

- Et tu penses partir quand ?

Maréchal regarda par la fenêtre comme pour éviter que son ami ne lise dans ses yeux la véritable réponse.

- Dans le courant du mois, je pense…

Archibald baissa les yeux vers le parquet, sans le voir. Un voile. Une déchirure intérieure. Une rupture, même pour une amitié, même si elle n’était pas définitive, était douloureuse. Comme s’il lisait dans ses pensées, Maréchal ajouta :

- Mais ne t’inquiète pas Archie ! Mon départ n’est pas la fin de notre amitié. Au contraire. Les liens n’en seront que plus forts. Et puis, toi et Miraldine, vous viendrez me voir là-bas… Tu verras, c’est le paradis sur terre…

Archibald releva la tête. Oui, Maréchal avait raison. Il lui adressa un petit sourire triste, mais qui signifiait que le voile s’était entrouvert.

À soixante-dix ans, les cheveux emmêlés sur les oreilles et la nuque en mèches grisonnantes plutôt raides, un chandail marin en laine sans forme dont le col roulé pendait sous son menton, et un pantalon autrefois noir, à grosses côtes élimées avec des poches sous les genoux, Maréchal ressemblait vraiment à l’artiste bohême qu’il était dans l’âme.

- C’est ton choix, Maréchal, et je le respecte. Mais ne te précipite pas ! Nous ne te mettons pas à la porte. Et puis tu sais, quand tu seras là-bas, aux Marquises, si un jour tu te sens nostalgique… rappelle-toi qu’à Nancy, il y a une maison de la vieille ville avec une chambre atelier, et qu’elle te sera toujours ouverte…

Archibald avait prononcé cette dernière phrase avec une telle conviction que Maréchal se leva pour se précipiter vers lui. Les deux hommes tombèrent dans les bras l’un de l’autre, avec une émotion non feinte, en se tapotant mutuellement le dos.

- Allez, grand couillon ! Va retrouver ta petite femme…

- Oh, elle est sûrement partie acheter le pain. Je te laisse maintenant. Je descends à mon bureau.

- Ca me fait toujours drôle que tu appelles bureau ton ancien laboratoire…

- Hé, que veux-tu ? La fée Miraldine est passée par là… Et puis tu y es aussi pour quelque chose…

- Bof ! Mais on y a vécu tellement de moments forts… Tous ces sauts dans le temps… Tu te souviens de notre voyage en 1943…

- Bien sûr que je m’en souviens. Mais ça, c’est le passé. Ça l’était déjà avant, au sens historique du terme, ça l’est encore plus maintenant, car j’ai définitivement tourné une page sur toutes ces expériences.

- Je n’ai vraiment jamais compris pourquoi tu n’étais pas allé à ce congrès de physique à New York il y a deux ans, alors que tu étais allé jusqu’à l’aéroport à Paris…

Archibald réfléchit quelques instants au cours desquels il se remémora l’explosion que lui avaient relatée son double et celui de Julien.

- Disons, que je me suis mis à avoir peur de l’avion…

- Les terroristes ?

- Il y a de ça.

- Mais j’ai pourtant prévenu mon frère, et ils ont été arrêtés, non ?

- C’est vrai.

- Et l’explosif a été retrouvé dans les bagages…

- Tu as raison. Mais imagine, et ça je ne te l’ai jamais dit, que j’aie vécu l’explosion en plein vol, et que je sois devenu un double qui a remonté le temps pour l’éviter…

- Tu l’as vécue ?

- Moi, non. Mais mon double me l’a racontée. C’était terrible. Et c’est là, je suppose, qu’a pris racine ma phobie tardive de l’avion.

Maréchal hocha la tête en tentant de visualiser ce qu’Archibald sous-entendait.

- D’accord… D’accord, je comprends. Mais pourquoi ne m’en as-tu pas parlé à l’époque ? Tu as pourtant repris l’avion l’an passé pour ton voyage de noces à New York…

- C’est justement au retour, en regardant l’océan par le hublot quelques dix mille mètres plus bas, que se sont développées mon angoisse et ma phobie latentes. Tu ne te souviens évidemment pas car tu n’étais pas au même endroit que nous dans l’avion, mais Miraldine a demandé pour moi un calmant et un somnifère à une hôtesse afin de mettre fin à mes tremblements que je ne pouvais absolument pas maîtriser. Depuis je n’ai plus jamais pris aucun avion et je ne suis pas prêt à y remonter, crois-moi !

- Et c’est cela que tu consignes dans tes mémoires ?

- Non, parce que je n’ai pas vécu l’explosion. J’essaie de mettre en forme l’évolution de mes recherches depuis quarante ans. Une sorte de biographie, avec mes doutes, mes espoirs, mes erreurs, mes découvertes et mes expériences… Mais je m’arrêterai peut-être avant mon départ pour New York, je ne sais pas encore. L’avenir de mon travail ne m’appartient plus. Un jour, peut-être, je transmettrai cette biographie à quelque scientifique, dont je n’aurai aucun doute sur la moralité et l’intégrité, afin qu’il puisse prolonger mes théories sur les voyages temporels, et surtout éviter mes erreurs, et j’espère alors qu’il pourra faire bénéficier l’humanité de son travail.

- Dans quel sens ?

- Sur le plan économique, sur le plan politique. Que ma découverte soit mieux maîtrisée, et que ceux qui nous gouvernent aient l’intelligence de l’utiliser pour modifier les aberrations du passé, éluder les mensonges de la démagogie, mieux respecter la démocratie. Tout ce que je n’ai pas réussi à faire avec la Time Boy, parce que j’ai choisi la mauvaise option. Par égoïsme, je ne me suis tourné que vers ma propre famille pour en modifier l’histoire, au détriment de l’humanité à laquelle tout scientifique doit être dévoué corps et âme.

- Euh, tu ne crois pas que tu exagères un peu là ?