Le fantôme d’Agathe - Evguenia Lesade - E-Book

Le fantôme d’Agathe E-Book

Evguenia Lesade

0,0

Beschreibung

Lisandre est déchirée entre ce qu’elle avait cru, ce qu’aujourd’hui elle veut croire et la réalité crue de cette vie qui semble s’acharner sur elle. À la suite d’un drame familial, du haut de ses treize ans, en quête d’amour et de reconnaissance, elle se construit dans l’ombre du fantôme d’Agathe, sa sœur. En 2003, tentant vainement de découvrir ce qu’on lui avait caché à propos de cette dernière, elle mène une enquête. Seulement, vingt ans plus tard, le mystère demeure. Elle essaye de faire avec les trous de son histoire. Toutefois, elle a besoin de connaître la vérité pour savoir enfin qui elle est et surtout où elle va.


À PROPOS DE L'AUTEURE


Evguenia Lesade est initiée à la littérature par sa mère. Tout en partageant sa passion sur L’Univers d’Evguenia, son blog, avec Le fantôme d’Agathe, elle matérialise sa résilience en écho à son histoire et son cheminement vers l’acceptation.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 240

Veröffentlichungsjahr: 2022

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Evguenia Lesade

Le fantôme d’Agathe

Roman

© Lys Bleu Éditions – Evguenia Lesade

ISBN : 979-10-377-5819-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À Angélique Lesade

Il était environ 19 h. Je m’en souviens parce que le repas mijotait dans la cuisine et qu’on se souvient souvent de détails qui se révèlent insignifiants par la suite lors d’un drame. C’est comme si dans le chaos, nous essayions de nous raccrocher à quelque chose de réaliste. Il faisait chaud, même si ce n’était rien comparé aux jours de canicule qui allaient suivre. Le soleil s’éternisait, laissant des traînées roses, orangées, en ce 29 juillet 2003. La porte vitrée était grande ouverte, faisant profiter tout le voisinage des odeurs de la cuisine de ma mère. J’adorais les plats que préparait maman. Cependant, ce jour-là, je n’avais pas faim. Personne n’avait faim à la maison, mais tout un chacun faisait bonne figure devant les autres. Il fallait ingurgiter un minimum de nourriture pour que maman ne se sente pas inutile. Papa lui avait dit qu’il pouvait prendre le relais que ce soit à la maison ou à l’hôpital, mais elle tenait à garder le contrôle, c’est du moins ce dont elle se persuadait. Elle avait pris des congés pour pouvoir être auprès de ma sœur le plus souvent possible, qui d’ici peu se transformeraient en arrêt-maladie puis en invalidité. Mon père l’accompagnait après le boulot. Ils étaient à l’époque auxiliaire de vie pour ma mère et mon père travaillait en tant que conseiller pour une compagnie de gaz. Pour ma part, j’étais confinée entre le collège et la maison. Ils ne voulaient pas que j’aille lui rendre visite, tant que son état ne se serait pas amélioré. Seulement, il ne s’améliora jamais.

J’étais assise sur le bord de la terrasse, fixant mes baskets, pensant à tout et à rien mais surtout à l’inévitable. Je ne voulais pas que ma sœur me laisse seule entre nos deux parents. Je craignais l’ambiance régnant à la maison. Le cours de notre vie avait basculé et c’est bientôt notre famille qui sombrerait. Je le savais, parce que j’avais vu des papiers stipulant à mes parents d’envisager l’accompagnement en fin de vie pour ma sœur. Ils étaient dans la cuisine, mais seul le bruit des ustensiles me parvenait. Des larmes coulaient le long de mes joues, en silence.

Les minutes s’égrenaient et tout à coup, déchirant le silence, un cri de douleur surgit de la cuisine. Je n’avais même pas entendu le téléphone sonner, ni même l’un de mes parents répondre, rien que ce cri venu tout droit des enfers. Le diable en personne revenait nous faucher, il venait terminer son travail. Nous étions une banale famille catholique pratiquante, jusqu’à ce drame, qui mit entre Dieu et nous une indicible colère. Ma mère ne remit quasiment plus jamais les pieds dans une église, seulement lors de certaines occasions comme pour un mariage ou un enterrement. Mon père la suivit parce qu’il l’aimait plus que tout au monde et moi, je ne comprenais pas vraiment en quoi cela serait utile de croire en un Dieu qui nous faisait souffrir et en lequel je ne croyais déjà pas auparavant.

En entendant maman crier, j’ai bondi sur mes jambes détalant vers la porte de la cuisine. Quelques mètres la séparaient du salon, mais jamais aucune distance ne m’aura paru aussi longue à parcourir. J’aurais aimé pouvoir m’enfuir dans le sens inverse, me persuader que ce bruit ne venait que de mon imagination, mais mes jambes se sont stoppées devant l’encadrement de la porte. Fuir était l’unique mot résonnant dans tout mon être, partir très loin et m’imaginer une autre issue, celle où Agathe devenait une femme, se mariait, avait des enfants et était heureuse. Machinalement, j’avais ouvert la porte et il m’aura fallu quelques secondes pour saisir la scène qui se déroulait sous mes yeux. Son cœur aurait pu exploser sur le carrelage et la vie la quitter, il en aurait été de même. Pourtant, elle était bien vivante, ma mère, portant en elle une douleur qui n’en finirait jamais de l’écraser. Douleur qui viendrait envelopper et étouffer tout ce qui restait de notre famille.

Recroquevillée dans les bras de son époux, elle hurlait. Le monde autour d’elle n’existait plus, pas même mon père. Son dos se trouvait face à moi, je n’entendais que ses pleurs, avec pour seul pan sur cette nouvelle réalité le visage de mon père. Son regard croisa le mien. Ses yeux exprimaient une infinie tristesse, mêlée à un sentiment d’injustice. En une fraction de seconde, je compris.

Agathe venait de mourir.

Chapitre 1

Agathe sortait du cinéma de Saran accompagnée de ses deux meilleures amies Élise et Julie. Saran est une ville située à quelques minutes d’Orléans, dans le centre de la France. C’est une commune urbaine ayant une activité assez dense et attractive, en majeure partie due à sa proximité avec Orléans. Il y a également le fait qu’elle ait connu une occupation du IIe siècle jusqu’à nos jours sans interruption qui entre en jeu. Ce n’est donc pas une ville sans histoire, mais une histoire de cet acabit, ça n’arrivait jamais dans notre ville dite « tranquille », pour reprendre les mots de monsieur le maire. C’est ainsi qu’il avait catégorisé la ville après la tragédie que nous venions de vivre. Ce discours nous l’entendions tous régulièrement à la télévision, mais maintenant je saisissais à quel point ça n’avait aucun sens. Nous habitions dans cette même ville, depuis notre petite enfance.

Dans le communiqué de presse, on ne donne pas les noms de ses amies comme il n’est pas précisé qu’elle souriait, mais ce sont des éléments dont j’ai eu écho au fur et à mesure de l’enquête. Elle portait une robe, de la couleur d’un coucher de soleil, ses cheveux étaient lâchés et elle tenait un sac à main. Elle avait des sandales blanches aux pieds. Je le savais et, contrairement à tant d’autres tenues qu’elle a pu porter, celle-ci restera gravée dans mon esprit. De plus, elle m’avait demandé la veille si cette tenue conviendrait. Elle espérait, surtout, croiser Mathieu. La presse ne le savait pas et ça ne l’intéresserait jamais. Ce n’était que des détails en plus, venant s’ajouter au tragique accident et à l’enquête déjà en cours.

Ce qui était dit, ce matin-là, dans le journal du 25 juillet 2003, c’était que, la veille, une certaine Agathe Lessieur, âgée de dix-sept ans, s’était fait renverser par un chauffard roulant au-dessus de la limitation de vitesse. Il y avait eu délit de fuite, de la part du conducteur. Ses amies étaient sous le choc et elle, elle avait été de toute urgence transportée à l’hôpital d’Orléans. Son pronostic vital était engagé. Quelques jours plus tard, au moment d’annoncer son décès, une photo d’elle allait commencer à circuler jusqu’au procès. C’était une photo prise par ma mère, au moment des résultats des épreuves anticipées de première. Elle souriait, comme à son habitude, et elle était belle sans aucun doute.

Les réseaux sociaux n’étaient pas encore présents dans nos vies, mais ça n’a pas empêché le monde de nous faire part de ses condoléances. Le monde, c’était pour moi des élèves ou des parents d’élèves ayant côtoyé le même établissement que ma sœur, des personnes habitant la même ville que nous c’est-à-dire des visages sans nom. Ça m’avait mise en colère de lire ou d’écouter sur le répondeur, durant les premières semaines qui ont suivi le drame, qu’ils prétendaient connaître Agathe et partager notre peine.

Dès que mes parents ont été prévenus de ce qui venait de se produire, nous avons pris le chemin de l’hôpital. Ils étaient livides. Le trajet s’est fait sans heurts, dans le silence. À ce stade, je ne savais pas trop quoi penser, du haut de mes treize ans. Je ne pensais pas que la situation était si grave, on s’était contenté de me dire qu’Agathe s’était fait renverser par une voiture et qu’il fallait que je les accompagne à l’hôpital. Il me semble qu’on ne leur en avait pas dit beaucoup plus, non plus. Une fois garés, nous nous sommes rendus à l’accueil. On a commencé par prendre un ticket, pour faire la queue dans la file d’attente, jusqu’à ce qu’on soit appelés à un guichet, mais nous avons été appelés en priorité, ce qui eut pour effets quelques regards en coin de personnes qui patientaient. Nous allions nous asseoir, quand une infirmière nous a dit de bien vouloir la suivre. On s’est arrêtés quelques instants, pour décliner notre nom et on nous a indiqués que nous avions rendez-vous au service de réanimation pédiatrique. La secrétaire a passé un coup de fil. Elle a fait signe à l’infirmière que nous pouvions y aller. Le médecin était prêt à nous recevoir. Quand la petite bonne femme derrière son bureau avait prononcé le mot « réanimation », mon père avait posé une main sur l’épaule de ma mère et je les avais vus se vider encore un peu plus de leur contenu. Un mot délivré par un si petit être venait de les écraser comme un éboulement de pierres.

Après avoir arpenté plusieurs couloirs, pris un ascenseur, nous sommes enfin arrivés dans l’allée avec inscrit en grosses lettres au-dessus d’une porte battante « RÉANIMATION PÉDIATRIQUE ». Une pointe d’agacement s’insinua en moi. Je me souviens m’être dit qu’ils nous prenaient vraiment pour des idiots à insister autant sur ce terme, comme si nous ne savions pas déjà ce que cela voulait dire. Le médecin nous accueillit, congédiant l’infirmière et nous serrant tour à tour la main avec un sourire qui exprimait davantage la compassion que la joie. Ensuite, il se comporta comme si seulement mes deux parents figuraient dans la pièce et étaient surtout capables de le comprendre. À partir de ce moment, peut-être est-ce égoïste, j’ai eu l’impression de ne plus tout à fait exister en tant que Lisandre mais plutôt « sœur d’Agathe ».

Il nous accompagna jusqu’à son bureau. Le dossier de ma sœur était déjà sur celui-ci. On s’est tous assis. Il l’a feuilleté, s’arrêtant à certains moments, avant de le refermer. Avec du recul, je me dis qu’il avait parfaitement connaissance de l’état d’Agathe dans les moindres détails avant que nous mettions les pieds dans ce service. Il voulait gagner du temps pour se préparer mentalement à ce qu’il allait nous dire, se répéter une dernière fois l’ordre dans lequel il allait procéder. On n’est jamais prêt, même en tant que professionnel de la santé, et j’en sais quelque chose, pour annoncer une nouvelle aussi grave à une famille.

C’était un homme, avec un peu d’embonpoint, qui ne dépassait pas le mètre soixante-dix. Il portait une alliance à l’annulaire. Ses cheveux étaient grisonnants, j’en déduisais donc qu’il devait lui-même avoir des enfants d’à peu près l’âge d’Agathe ou du mien, voire plus jeunes ou plus vieux qu’en sais-je. J’en voyais des camarades de classe avoir plutôt un père qu’une mère frôlant la soixantaine. À défaut de vivre leur douleur, il pouvait sincèrement compatir en tant que parent et savoir qu’il serait dans un désespoir similaire s’il s’agissait du sien. Il n’y avait, pourtant, dans son bureau aucune photo ou aucun dessin indiquant qu’il aurait pu avoir ne serait-ce qu’un enfant. Je m’étais dit qu’il les réservait à son casier parce qu’il ne se voyait pas accueillir des familles parfois proches de l’endeuillement, avec des photos de lui, sa femme et leurs enfants en vacances à Bali. Il ne faisait que son boulot, du mieux qu’il le pouvait. Pourtant, je lui en voulais. Le simple fait de regarder cet homme, assis calmement derrière son bureau me mettait en colère. J’avais envie de le secouer et de le forcer à cracher le morceau. Je voulais qu’il me dise que ma sœur allait bien, qu’elle n’avait que quelques égratignures et qu’elle serait bientôt de retour à la maison.

« Je ne vais pas vous annoncer de bonnes nouvelles. Cependant, sachez que votre fille est entre de bonnes mains et nous faisons tout notre possible pour qu’elle ne souffre pas. Durant le transport, du lieu de l’accident au centre hospitalier, les ambulanciers ont dû procéder à une réanimation, c’est-à-dire que le cœur avait cessé de battre et qu’il a fallu le faire repartir à l’aide d’un défibrillateur. Agathe a eu le poumon droit perforé à cause du choc provoqué par la vitesse à laquelle elle a été percutée. Elle est sous assistance respiratoire et plongée dans un coma artificiel. Elle a également plusieurs fractures, dont la plus importante reste celle de son bassin. Nous verrons pour la réduire, lorsque son état nous le permettra. Madame, Monsieur, nous ne pouvons d’ailleurs pas nous prononcer quant à l’amélioration possible de son état de santé. Nous n’avons encore aucune connaissance des dégâts neurocognitifs qu’il pourrait y avoir et il y a des risques qu’elle s’enfonce dans le coma et ne s’en réveille pas. Évidemment, il est trop tôt pour affirmer quoi que ce soit dans un sens ou dans l’autre, mais je me dois de vous faire part de toutes les éventualités possibles… »

J’ai fini par décrocher de la conversation. J’entendais mes parents pleurer, poser des questions, mais seule l’intonation de leurs voix me parvenait sans en distinguer les mots. J’en avais déjà assez entendu, pour me rendre compte de l’étendue de la gravité de la situation. Tout était blanc, trop blanc dans ce bureau. Il y avait trop de tristesse, il faisait trop lourd et j’avais besoin d’air. Je suis sortie de la pièce, sans que personne ne me remarque ou alors tout le monde avait fait comme si et on s’occuperait de mon cas, plus tard. Tout était aussi blanc et avec un aspect deux fois plus aseptisé à l’extérieur, mais au moins je n’étais plus confrontée à cette horrible réalité. Des gens déambulaient sans me voir, alors rapidement je m’étais mis en tête de retrouver Agathe. Je pensais la trouver avec plus de facilité, si personne ne m’interrompait en s’apercevant que j’étais une mineure non accompagnée. Cependant, ne la trouvant pas, je me mis à trottiner.

Une main se posa sur mon épaule et me retint. La pression n’était pas violente, mais surprenante bien que je restasse sur mes gardes, prête à ralentir l’allure, au moindre doute sur une présence humaine. Je ne l’avais pas vu venir, ayant à peine franchi une intersection. Je n’y avais aperçu personne des deux côtés du couloir. C’était silencieux, donc le moindre pas aurait dû m’alerter. Je m’étais vivement retournée et j’avais croisé le regard le plus doux et le plus bleu qu’il m’ait été donné de rencontrer. Une jeune femme, qui aurait pu être celle que je deviendrai une dizaine d’années plus tard, me souriait en me demandant où je me rendais. La même main et le même sourire que je posais sur l’épaule de la petite Elsa, vingt ans plus tard. Après un sursaut et un bafouillement inaudible, j’arrivais à prononcer :

« Je cherche la chambre d’Agathe… Agathe Lessieur. C’est ma sœur et elle est dans ce service.

— Tes parents ne sont pas avec toi ? Quel âge as-tu ?

— Ils discutent avec le médecin, de son état de santé. Euh… et, j’ai treize ans.

— Viens, je vais t’y conduire. »

Nous avions marché jusque devant une grande baie vitrée. Depuis, que nous nous étions mises en route pas un mot n’avait été prononcé, mais maintenant elle restait là comme si elle savait déjà ce que j’allais ressentir et que j’aurai besoin d’une épaule sur laquelle pouvoir m’appuyer quelques instants. J’ai tourné mon regard vers la vitre. À perte de vue, il y avait du blanc que ce soit le sol, les murs, le plafond, le mobilier, les draps… et au centre, Agathe, reposant sur le lit. Elle semblait si petite, elle qui mesurait pas loin d’un mètre soixante-quinze. Ses cheveux avaient perdu leur éclat, en l’espace de quelques heures. Un bruit attira mon attention, il se faisait régulier et provenait de l’intérieur de la chambre. Une grosse machine reposait à quelques pas du lit, plus tard, je saurais que ce à quoi elle était reliée pour la maintenir en vie était une oxygénation par membrane extra-corporelle. Les membranes à oxygénation prenaient naissance au niveau de la machine et se prolongeaient jusque dans la bouche de ma sœur.

Je ne pouvais pas la quitter des yeux. Il m’avait été difficile de la reconnaître, au début, et surtout d’accepter que ce soit elle. Il y a encore quelques heures, elle rayonnait pleine de vie et de bavardages incessants sur les copines, le maquillage, les garçons… Maintenant, elle était comme endormie et son esprit plongé je ne sais où. Le discours du médecin prenait, peu à peu, tout son sens dans mon esprit et en la regardant je me doutais qu’elle ne se réveillerait pas. Alors, une immense douleur m’a envahi, m’obligeant à me maintenir contre le rebord de la vitre. Je me sentais incapable de vivre, sans elle. Il m’était inconcevable de rentrer à la maison, sans elle. À cet instant, j’aurais voulu me faire renverser par le chauffard, à sa place. Heureusement, la jeune femme au sourire qui était une psychologue, était à mes côtés et m’a soutenue quand je me mis à basculer dans de longs sanglots. Elle me prit dans ses bras. J’appris plusieurs années après en faisant à mon tour mon cursus de psychologie, que c’était contraire au règlement tant d’élan envers un enfant ou un jeune. Il se dégagea de son être une chaleur bienveillante, le temps que je me calme. Elle me tendit un mouchoir et me dit :

« Lisandre, les évènements que tu vis n’iront pas tout de suite en s’arrangeant. Cependant, tu es une jeune fille plus solide que tu ne le penses et il faut que tu prennes soin de toi, pour ensuite devenir une femme heureuse et épanouie. Nous avons besoin de toi, ici-bas. Il est triste de ne plus rien pouvoir faire pour ta sœur, mais personne n’est coupable, que ce soient tes parents, toi ou elle, quoi que tu apprennes ne pense pas que nous l’ayons punie. Certaines choses sont indépendantes de notre volonté même à nous et je m’en excuse. Je vais te laisser, tes parents ne vont sûrement pas tarder à arriver. J’espère qu’ils sauront, eux aussi, ouvrir leur cœur pour être guéris. »

Aucun mot ne réussit à sortir de ma bouche. Je n’avais pas compris, tout ce qu’elle venait de me dire. Il me faudrait des années pour comprendre, ne serait-ce qu’une petite partie de ce mystère. Elle tourna les talons et bifurqua au bout du couloir. Mes pieds restaient de marbre et ma sœur n’avait pas bougé d’un cil. Le déroulement de ce jour et des suivants m’échappa, mais en ressortant de l’hôpital j’avais compris que je devais être forte pour mon entourage et plus particulièrement mes parents. Il m’était apparu évident que je ferais du métier de psychologue, ma vocation.

Je ne saurais dire combien de temps c’était écoulé, mais tout à coup j’ai vu ma mère se précipiter dans le couloir et mon père, tentant tant bien que mal de la suivre avec le médecin sur ses talons. Ils ne pleuraient plus, mais leurs yeux étaient rouges et bouffis. Le regard de ma mère exprimait même davantage de la colère plutôt que de la peine. Sans que je la voie venir, je reçus l’unique et mémorable gifle de ma vie. Elle se mit à me hurler dessus, ce qui fut l’une des rares fois et c’était même la première fois de toute ma vie, ce jour-là.

« Petite sotte, comment peux-tu te permettre de t’éclipser dans un instant pareil ? Tu te rends compte qu’on s’est demandé où tu étais passée. Comme si, nous n’avions pas assez de peine, il faut que tu te fiches de nous, me dit-elle en me secouant comme un prunier. Tu n’aimes donc pas assez ta sœur pour avoir un minimum de respect ? Tu aurais pu sortir dans la rue et te faire renverser comme elle, c’est ce que tu veux ? »

Mon père lui posa la main sur l’épaule, alors elle me lâcha et se réfugia dans ses bras pour se remettre à pleurer. Avec le temps, j’apprendrai à faire abstraction de son apparente indifférence et de ses volte-face émotionnelles. Pour l’instant, j’avais moi aussi envie de fondre en larmes, mais je n’allais pas me le permettre, pas devant elle. Je lui en voudrai longtemps de son comportement à mon égard. Je comprenais sa peine, mais je n’étais pas certaine qu’elle puisse comprendre la mienne. Mon père me fit comprendre qu’il serait mieux que j’aille les attendre dans la voiture. Dans la précipitation, je n’ai eu aucun regard en arrière et je n’ai jamais pu dire au revoir à Agathe.

***

Les jours qui suivirent, après l’accident et avant le décès de leur fille, mes parents ne se firent présents à la maison que lorsque c’était nécessaire. Ils mangeaient, dormaient et passaient prendre quelques affaires pour eux ou pour Agathe. Ça n’a pas empêché qu’elle nous quitte lorsqu’elle le choisit, seule, mais tous les trois ensembles. Plus tard, j’en suis venue à penser que c’était peut-être l’unique manière que ma sœur avait trouvée pour essayer de se racheter. Seulement, ce ne sont que mes propres espoirs, les rêves d’une petite fille face à la dure réalité de la vie.

Ils ont continué à subvenir à mes besoins primaires, mais je restais transparente à leurs yeux la plupart du temps. L’hôpital n’était pas une place pour une enfant, d’après eux. Alors, je tournais en rond dans la maison. Elle devenait vide et déprimante, et le resterait jusqu’à ce que je quitte le berceau familial. Mon adolescence fut partagée entre des milliards d’interdits, le cimetière et le monde extérieur si pétillant par rapport au foyer familial, ainsi que les amis avec qui déroger aux règles. Après les funérailles, mon père était venu s’excuser en son nom et celui de ma mère, de m’avoir mise de côté me disant qu’ils l’avaient fait en pensant me protéger. Il a reconnu s’être trompé, que je devais souffrir tout autant qu’eux du départ de ma sœur aînée et que j’avais dû me sentir seule durant ces quinze derniers jours.

Mon père ne parlait pas beaucoup. C’était un homme très amoureux de sa femme et complètement sous le charme de ses filles. On ressentait son amour dans ses gestes, ses attitudes, bien qu’on parlât peu de la vie ensemble. Il pensait, certainement, que maman suffisait pour nous enseigner la vie, ne voyant pas ce qu’il aurait pu ajouter. Je sais qu’il était sincère quand il me disait regretter son comportement et je ne lui en voulais en rien. Je savais que sa peine était immense, que cela ne l’empêchait pas de toujours autant m’aimer voir peut-être même davantage et qu’il n’était pas toujours facile d’être le mari de celle qui est ma mère. Depuis le drame et jusqu’à la fin de sa vie, elle s’est reposée sur lui. Il a encaissé sans rien dire. Je peine même à réaliser qu’elle lui a survécu. Nous nous sommes beaucoup aimés et soutenus, en silence.

Sous la chaleur étouffante de la canicule de 2003, le 3 août, arrivèrent les funérailles.

Chapitre 2

Je regarde le cercueil descendre dans la fosse. Il disparaît sous mon regard. Les quatre hommes qui le font coulisser jusqu’en bas remontent les cordes vides avant de se saisir de pelles et de commencer à reboucher le trou. Je ne pleure pas, mais quand bien même ça aurait été le cas personne ne le remarquerait étant donné le temps qu’il fait. La pluie et le vent sont de sortie, en adéquation avec mon cœur. Il y a ma mère, dans mes bras, agrippée à mes épaules, qui pleure tout en collant son visage à un mouchoir déjà poisseux. Elle porte la même tenue sombre qu’il y a vingt ans. Mes grands-parents se situent de l’autre côté, en face de nous. Il y a ses deux frères, quelques cousins dont il était proche et des amis de longue date, du moins ceux qui sont restés malgré les aléas de la vie.

Nous enterrons mon père, le meilleur être qu’il m’a été donné de connaître. Il aurait eu soixante-trois ans le mois prochain et à la fin de l’année prochaine, il serait parti à la retraite. Il ne connaîtra pas de repos dans cette vie-là. Mon père n’a toujours vécu que pour sa famille, la tenant à bout de bras lorsqu’elle s’effondrait. C’était un homme discret, qui s’en va comme il était venu, dans le silence. Pour ses funérailles, avec maman nous nous étions mises d’accord – pour une fois – qu’à son image la cérémonie aurait lieu en petit comité que ce soit à l’église ou au moment de l’inhumation. Ça m’était égal, puisqu’il ne serait pas présent, mais ma mère tenait à organiser un service commémoratif à la maison. Elle avait tout prévu, avant même de me faire part de son idée, le traiteur, les fleurs, la décoration et sans oublier de ressortir un tas de vieilles photos qui ont plus de vingt ans.

Mon père avait cessé de se rendre tous les dimanches à l’église, parce que c’était la décision qu’avait prise ma mère. Il y avait aussi stoppé ses réunions avec l’équipe du rosaire et il avait peu à peu perdu contact avec ses amis de la paroisse. Pourtant, la foi était le rocher de sa vie. D’ailleurs, je ne pense pas non plus que ma mère ait cessé de croire, mais elle est arrivée à saturation du message de l’Église catholique à la suite de la disparition d’Agathe. On lui vendait un Dieu qui ne connaît pas l’impossible, qui n’est qu’amour et miséricorde, mais sa fille venait quand même de mourir. Elle entendait déjà aussi venir les mots qui se voulaient réconfortants de ses amies, mais qui auraient eu le don de l’agacer. Seulement, elle avait imposé son choix à papa. Bien qu’elle ait tout de même tenu à ce qu’il puisse bénéficier d’une cérémonie religieuse.

Deux jours avant la cérémonie, tout était déjà prêt. Il ne manquait plus que le traiteur, qui passerait dans la matinée juste avant que nous nous rendions à l’église. Elle s’affairait sans relâche. Proposer mon aide aurait été inutile, il valait mieux lui laisser tout contrôler pour éviter un drame. Depuis l’annonce du cancer du pancréas de mon père, il y a neuf mois, elle avait pris tant bien que mal sur elle. Elle ne s’était jamais remise du décès d’Agathe, mais papa avait été son point de repère. Avant que mon père s’en aille, il m’a demandé de prendre soin de sa femme et il a ajouté qu’il aimerait beaucoup que les deux femmes de sa vie fassent la paix. Évidemment que j’avais été en colère contre ma mère. Maintenant, j’avais surtout de la peine pour la femme qu’elle était devenue.

« Ma chérie, excuse-moi, mais la femme qui te sert de mère et malgré moi a servi d’épouse à mon défunt fils m’exaspère. Ce n’est pas nouveau, mais elle dépasse les bornes avec cette grande réception sur mesure. Il s’agit d’un enterrement, pas d’une célébration de mariage. En plus, nous ne sommes pas plus de dix. Je sais très bien ce qu’en aurait pensé ton père, il aurait trouvé que c’était de l’argent dépensé inutilement et il n’aurait pas eu tort.

— Je sais, Mamie, mais elle ne pensait pas à mal. Elle voulait lui rendre un hommage digne de sa personne et certainement pas t’offenser.