Le fil des destins - Tome 1 - Dominique Jézégou - E-Book

Le fil des destins - Tome 1 E-Book

Dominique Jézégou

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Beschreibung

Deux femmes, deux époques, deux continents. D’un côté, Marie, une domestique lyonnaise confrontée aux injustices sociales de la France du XIXè siècle. De l’autre, Shana, une institutrice d’origine Métis qui se bat pour la reconnaissance de son identité culturelle dans le Manitoba des années 1990. Une histoire commune, marquée par les secrets, les amours interdites et les drames, lie ces deux femmes, toutes deux victimes d’une société sans concession. Pendant 130 ans, les destins de leurs familles, façonnés par les bouleversements de l’Histoire, vont se croiser au gré des passions, drames et rivalités, sur fond d’évolution industrielle, textile et ferroviaire, en France et au Canada.


À PROPOS DE L'AUTRICE

Longtemps journaliste dans la presse écrite, Dominique Jézégou a notamment vécu et travaillé en Afrique ainsi qu’en Polynésie française. Après "Vin de Tahiti, jusqu’au bout du rêve", l’histoire d’un vignoble, publiée aux éditions Féret, elle a ensuite écrit un roman "Le secret derrière le mur" qui a reçu le Prix Anne Bert en 2021. Avec "Le parfum des mangues et autres poèmes", carnet poétique paru en 2022, elle a choisi de souligner toute la beauté et la singularité de Tahiti. Son nouveau roman "Le fil des destins" invite cette fois le lecteur à découvrir une incroyable fresque familiale, marquée par les bouleversements historiques et industriels, en France et au Canada.

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DOMINIQUE JÉZÉGOU

LE FIL DES DESTINSTOME I

MARIE

Du même auteur

– Le parfum des mangues, recueil de poèmes

5 Sens Editions, 2022

 

– Le secret derrière le mur, roman

5 Sens Editions, 2019

  

 

« La transmission nécessite justement que chacun refasse le chemin pour son propre compte. »

Jean-Pierre Durif-Varembont

 

« Délivrer le passé un peu de sa répétition, voilà l’étrange tâche. Nous délivrer nous-mêmes – non de l’existence du passé – mais de son lien, voilà l’étrange et pauvre tâche. Dénouer un peu le lien de ce qui est passé, de ce qui s’est passé, de ce qui se passe, telle est la simple tâche. Dénouer un peu le lien. »

Pascal Quignard

 

« Ouvrez la porte, ouvrez,

Marie, ma mignonne,

C’est un beau mari qui vient vous chercher,

Allons ma mie, laissons-les entrer. »

La Mare au Diable, George Sand

Avant-propos

La plupart d’entre nous croient qu’un secret restera à jamais enfoui dans les méandres du passé. Sauf qu’il resurgit au moment où l’on s’y attend le moins. En réalité, je le sais aujourd’hui, ni les années qui passent, ni les enfants qui naissent, n’effacent un secret de famille. C’est comme un passager clandestin de notre arbre généalogique, une sorte d’héritage invisible dont nous restons prisonniers, et auquel il faut se confronter, pour s’en débarrasser.

 

Ma vie ne fut plus jamais la même, après ce fameux jour, où Louise, ma grand-mère, m’appela un matin de septembre, il y a des années de cela. Bien qu’elle m’ait rassurée sur sa santé – elle était dans une forme étonnante pour une personne de 98 ans –, quelque chose d’inhabituel dans le ton de sa voix me préoccupait. Elle ne m’en dit pas davantage, mais je la connaissais assez pour deviner que quelque chose n’allait pas. Je sentis qu’elle avait besoin de me voir, mais elle ne me l’aurait jamais demandé. Je ne le lui avais pas proposé non plus même si je l’aimais profondément. Ce fichu orgueil familial… Je m’étais inventé du travail, des articles à écrire m’empêchant de me déplacer, autant de mauvaises raisons qui me laissèrent finalement une sensation désagréable au creux de l’estomac. Lorsque je raccrochai, un horrible sentiment de culpabilité m’envahit et je compris que je ne pouvais pas la laisser ainsi. Depuis mon installation à Paris, mes visites à Louise étaient rares et il avait fallu ce coup de téléphone inattendu et pour le moins étrange, pour que je me décide finalement à la rappeler et à prendre le premier train, le lendemain matin pour la Bretagne.

Lorsque j’arrivai quelques heures plus tard, je retrouvai la ville où j’avais grandi avec ce sentiment de ne l’avoir jamais quittée. Je m’étais toujours dit qu’en partir n’avait pas d’importance, mais je réalisai soudain combien cela m’avait manqué. Un taxi m’amena jusqu’à la maison, le long de la côte et lorsque j’en descendis, je sentis l’odeur de la lande, de la mer au loin. Je souris malgré moi et des souvenirs affluèrent. J’aimais cet endroit plus qu’aucun autre, c’était un condensé de mon enfance. Je poussai le portillon du jardin, remontai l’allée où le parfum des troènes me chatouilla les narines. Encore de douces réminiscences de mes venues chez Louise…

Je frappai, mais le silence me répondit. J’appelai. Pas de réponse. Cela ne me surprit pas outre mesure, car ma grand-mère entendait de moins en moins bien. Malgré son âge avancé, elle vivait seule depuis longtemps et n’avait jamais voulu qu’une personne vienne l’aider. Encore une expression de son caractère affirmé. Toutefois depuis quelques mois, une voisine passait plusieurs fois par semaine pour voir si tout allait bien. Face au silence persistant, je décidai donc d’entrer. À l’intérieur, il n’y avait pas un bruit. Je reconnus les meubles et la décoration vieillotte, familière, qui rendaient l’atmosphère chaleureuse. Un élan me traversa : comme j’aimais cet endroit ! Il était associé à tant de souvenirs qui avaient bercé mon enfance puis mon adolescence.

Je traversai les pièces et aperçus enfin Louise. Elle était assise dans la cuisine, près de la fenêtre. Elle paraissait assoupie. Le soleil d’automne éclairait ses traits fanés et ses cheveux tout blancs noués en un maigre chignon, brillaient dans la lumière douce de cette fin d’après-midi. Je remarquai sa silhouette un peu trop mince et elle me parut encore plus petite que la dernière fois que nous nous étions vues. Il y avait trop longtemps, songeai-je avec un léger remords. Pendant quelques secondes, l’inquiétude me frappa en la voyant ainsi immobile puis je vis sa poitrine se soulever légèrement. Ma grand-mère somnolait, les yeux mi-clos, les mains posées au creux de sa jupe de laine… Le rythme léger de sa respiration était perceptible. Je réprimai un sourire en voyant qu’elle portait invariablement son châle de mohair et ses petites bottines fourrées. C’était la personne la plus frileuse que j’ai jamais rencontrée. Elle avait toujours été nostalgique du climat aux influences méditerranéennes de cette région de la Drôme, où elle avait vécu, enfant. Je la regardai attendrie.

Si son visage était resté beau malgré les années, elle paraissait de plus en plus fragile et vulnérable. Sa peau parsemée de rides était fine et translucide. On aurait presque pu écrire dessus, comme les moines autrefois sur les parchemins. Comme pour raconter une histoire lointaine… Je sentais confusément que ma grand-mère avait été, il y a bien longtemps, une autre personne que cette petite femme mélancolique, assise dans sa cuisine. Une adolescente, puis une jeune femme, avec des rêves et des désirs. Mais aussi des chagrins et des regrets. Je réalisai subitement que je n’avais jamais osé la questionner sur son passé et que je gardais depuis longtemps mes interrogations au fond de moi.

Mon regard s’arrêta sur un album et un petit livre, posés sur la table. Intriguée, je saisis le plus épais des deux, un vieil album photos aux coins usés, fatigués, que je n’avais jamais vu. J’en tournai lentement les pages. Certains clichés, aux photos jaunies, paraissaient très anciens. Il me sembla reconnaître quelques visages, mais la plupart de ceux qui peuplaient ces pages m’étaient inconnus. Je ne m’étais jamais vraiment intéressée à mes ancêtres et à qui ils étaient. En les voyant, là, sur ces photos en noir et blanc ou sépia, ils me firent penser à des fantômes, lointains. Mes yeux se posèrent sur un portrait féminin. Un daguerréotype, comme c’était l’usage à l’époque, qui représentait une jolie femme souriante, aux beaux cheveux brillants. Debout, posant de trois quarts, la main sur le haut dossier d’un fauteuil. Les traits étaient familiers et je supposai qu’il devait s’agir de la mère de Louise. Mon arrière-grand-mère. En observant le cliché, j’éprouvai subitement l’envie d’aller à la rencontre de celle dont l’existence s’était comme figée, à jamais, entre ces pages. Après un léger coup d’œil à Louise, toujours assoupie, je me penchai à nouveau sur le daguerréotype. La jeune femme du portrait souriait, mais il me sembla percevoir comme une ombre dans ses yeux. Comme une douleur secrète. Que cachait-elle ? Une pensée me traversa : seule Louise pourrait me guider vers ce que j’aspirais à connaître du passé.

Le petit livre, ancien et recouvert de cuir, attisa ma curiosité. Je passai la main sur la couverture en maroquin bleu et sur le dos lisse qui s’ornait de délicates arabesques à la dorure fanée.

Je m’apprêtais à le feuilleter, lorsque je réalisai soudain que Louise avait ouvert les yeux. Elle cilla, surprise de me voir, puis son visage ridé s’éclaira. Elle me saisit alors la main et la serra avec une vigueur étonnante, tout en plongeant son regard délavé dans le mien. Je me penchai vers elle et l’embrassai tendrement. Je me rassis à ses côtés. Nous échangeâmes quelques nouvelles puis son regard se voila, ses lèvres se contractèrent, comme en proie à un vif débat intérieur et je compris qu’elle voulait me parler de quelque chose d’important. Je pris sa main, caressai ses doigts minces. Ma grand-mère les libéra doucement, détourna la tête, laissa son regard errer sur les livres posés sur la table, puis au loin, à travers la vitre. Lorsqu’elle se tourna à nouveau vers moi, elle semblait déterminée et ses yeux brillaient d’une lueur étrange. Elle parla de quelque chose d’important qu’elle voulait me confier, avant que sa mémoire ne vacille complètement. « Il faut que tu saches, dit-elle. Il est temps que tout cela s’arrête. » Je la regardai sans comprendre. Elle posa sa main sur la mienne et ajouta : « Avec toi, je veux que notre mémoire soit libérée. » Un frisson me parcourut, mais je la laissai parler. « Longtemps j’ai pensé que le passé resterait enfoui. Je sais à présent que je me suis trompée. Il est toujours là, avec son cortège de souvenirs douloureux. Cette histoire ne m’appartient plus. Ce passé est aussi le tien. Je dois trouver en moi, la force de raconter. »

Je la regardai, m’efforçant d’ignorer les battements de mon cœur, de cacher mon inquiétude. Ses yeux rencontrèrent à nouveau les miens. Pour la première fois depuis de très nombreuses années, Louise remonta doucement le temps et s’immergea peu à peu dans les limbes de son passé. Au fur et à mesure que les mots venaient, j’eus le sentiment que ses souvenirs se faisaient plus clairs, plus précis. C’était étrange : autant les évènements récents lui semblaient se déliter de jour en jour, autant les plus lointains lui venaient avec évidence et netteté. Après les avoir refoulés si longtemps, à présent, Louise paraissait les accueillir avec une sorte de réconfort.

Son regard se posa sur la table et je vis ses yeux s’embuer en regardant le petit livre à la couverture en maroquin bleu. Elle se tut pendant quelques minutes puis elle me raconta l’histoire à laquelle il était attaché. Traversée par une multitude d’émotions, j’écoutais, à la fois incrédule et bouleversée. Je compris alors la raison de l’ombre dans le regard de la femme du daguerréotype et mon cœur se serra. Ce petit livre symbolisait, à lui seul, le terrible traumatisme encrypté dans la mémoire familiale. Le cœur battant, je laissai Louise poursuivre son récit et me dévoiler ce que j’ignorais. Ma grand-mère évoqua son enfance à Lyon. Elle ferma les yeux. Elle se remémorait le parfum des roses dans leur jardin, l’allée de gravier blanc, le sourire de sa mère, le souvenir de son frère, qu’elle avait tant aimé et de ses sœurs. Elle évoqua son mari, ses enfants. Les guerres et les chagrins qu’elles avaient engendrés. Enfin, cet ami si cher, parti loin. Si loin.

Totalement bouleversée, j’écoutais se dévider, tel un écheveau de soie, cette histoire lointaine, souvent douloureuse. Il me semblait presque distinguer des silhouettes, des visages et des voix, disparus depuis longtemps. À un moment, ma grand-mère se tut, comme pour reprendre son souffle et lorsqu’elle prononça le nom de son père, sa voix s’étrangla. Je refrénai mon émotion. Nous n’étions plus seulement deux dans la pièce : la petite Louise s’était invitée, malgré elle. Lorsqu’elle eut fini de parler, l’obscurité avait pris possession des lieux. Je vis les yeux de mon aïeule qui brillaient dans l’ombre. Je me penchai vers elle et l’étreignis longuement. Nous mêlâmes nos larmes. C’était un véritable voyage de mémoire que nous venions d’accomplir ensemble. Tous ces souvenirs, mis sous scellés pendant si longtemps, venaient enfin d’être mis au jour. Ma grand-mère demeura longtemps immobile, dans le silence qui emplissait la pièce. Je savais qu’elle était épuisée par toutes les émotions qu’elle avait libérées en parlant, mais elle semblait aussi étonnamment apaisée, comme si un poids énorme venait de lui être ôté. Je compris qu’elle n’était plus prisonnière de ce qui l’habitait depuis tant d’années et qui s’était répercuté sur les générations suivantes, sans que nous le sachions. À un moment, elle plongea la main dans sa poche et en sortit un mouchoir noué. Elle en défit les coins d’une main tremblante et je vis apparaitre une petite médaille. Je savais à présent à qui elle était associée et je souris à Louise. Je vis que sa poitrine montait et descendait avec difficulté. Je fis un pas vers elle et l’enlaçai.

Il était tard, nous dînâmes légèrement puis je l’accompagnai à sa chambre. Je restai à ses côtés, le temps qu’elle s’endorme. Ma main serrant la sienne. Lorsque j’allai à mon tour me coucher, j’eus du mal à m’endormir. Je me sentais dans un étrange état d’esprit. Longtemps, ses mots résonnèrent en moi. Le lendemain, nous regardâmes ensemble les photos du vieil album et elle répondit aux dernières questions que je me posai. Lorsque je rentrai à Paris quelques jours plus tard, cette histoire me poursuivit, jusqu’à m’empêcher de me concentrer sur mon travail, me réveillant parfois la nuit. Je me sentais à présent comme un vaisseau qui portait les histoires et les identités des membres de ma famille. Je mesurais aussi l’étendue des ravages causés par les évènements dramatiques, qui s’étaient transmis de génération en génération. Un mois plus tard, Louise s’éteignit dans son sommeil. Mon chagrin fut immense, mais au fil des jours je compris aussi qu’elle s’en était allée apaisée, libérée de tous ses souvenirs qui la bouleversaient depuis trop longtemps. Le jour de ses funérailles, je m’approchai d’elle et les yeux rougis, contemplai son visage désormais immobile. Sa vue fit ressurgir ma peine. Elle allait tellement me manquer. J’étouffai un sanglot puis doucement, je pris sa main et refermai ses doigts sur le mouchoir noué contenant la médaille. Comme pour veiller sur elle pendant cette traversée, ce dernier voyage qu’elle allait accomplir…

Louise m’avait demandé de « libérer notre histoire familiale ». Que voulait-elle dire par là ? Raconter tout cela, allait-il permettre d’enlever à notre famille ce poids qui pesait sur nous tous depuis des générations ? Un matin, je n’y tins plus et décidai de coucher tout ce qu’elle m’avait confié, sur le papier. Je savais à présent que j’allais évoquer l’histoire de ma famille, raconter comment cet héritage invisible avait bouleversé à jamais nos existences. Depuis cinq générations. Posés sur mon bureau, le petit livre en maroquin bleu et le vieil album photos attiraient mon regard. Ils paraissaient m’appeler. Je souris, songeant tendrement à Louise puis je me penchai vers ma machine à écrire et sous les touches, les mots se mirent à courir. Peut-être contribuerais-je à briser la chaîne, qui sait ? J’avais envie d’y croire. Cela suffisait à me donner de la force et de l’espoir pour l’avenir. Raconter leur histoire, était le seul moyen de libérer l’inconscient familial, de ces transmissions invisibles. Et nous libérer, nous les captifs du souvenir, du poids des absents.

Prologue

C’était un après-midi de printemps, mais il faisait une chaleur lourde et la jeune femme n’avait qu’une idée en tête : trouver une ombre fraîche et s’isoler loin des regards…

Elle s’arrêta dans la petite ruelle, s’appuya quelques minutes contre le mur, prit une longue inspiration et attaqua la volée de marches de pierre. Elle se retrouva sur le sentier qui longeait le ruisseau, où elle était venue parfois se promener.

Là, elle serait seule, personne ne la verrait… Elle posa une main sur sa poitrine, la respiration courte et baissa les yeux. Sa grossesse était déjà avancée et depuis quelques semaines, elle sentait l’enfant qui bougeait en elle. La jeune femme s’appuya contre un arbre, posa une main au creux de son dos et grimaça. Elle tenta d’étouffer un petit cri, mais vacilla et s’écorcha le poignet contre l’écorce. Elle se laissa tomber sur l’herbe. À présent, des larmes roulaient sur ses joues, mais elle ne songeait même pas à les essuyer. Elle fixait l’eau mouvante face à elle, les doigts crispés sur une touffe d’herbe, arrachée dans sa chute. Cela faisait des semaines qu’elle se doutait de quelque chose. Quand il le lui avait dit, elle avait cru que son cœur se brisait. Dieu du ciel et si c’était sa faute à elle ? Elle avait l’impression que tout le monde, autour d’elle, savait ; elle croyait sentir les regards gênés ou plein de pitié, posés sur elle, lorsqu’elle croisait des connaissances… Elle réprima un sanglot. Elle aurait souhaité échapper à ce désespoir sans fond dans lequel elle avait plongé depuis des semaines. Mais rien n’y faisait, elle avait l’impression d’être engloutie.

Plus rien n’avait d’importance, même pas cette petite vie, en elle. Elle savait que c’était mal, mais elle en arrivait parfois à vouloir en finir, disparaître… Elle frissonna, épouvantée par les pensées terribles qui l’assaillaient. Elle songea soudain à son aînée, à son garçon, à sa dernière fille…

La jeune femme poussa un gémissement. Comment la petite allait-elle supporter cela, elle qui adorait son père ? Et les deux autres ? Elle regarda autour d’elle, comme hébétée. Comment une telle chose était-elle possible ? Il faisait si beau, l’air embaumait… Une si belle journée de printemps.

Elle avait longtemps pensé que le malheur avait cessé de l’accompagner, lorsqu’elle l’avait rencontré. Lui. Depuis, elle avançait dans la vie, avec une sérénité teintée de fierté, rendue solide par l’amour de cet homme qui avait mis de la couleur dans sa vie et lui avait presque permis d’oublier ce douloureux secret qu’elle portait en elle, depuis l’enfance. Elle avait cru un temps qu’il appartenait au passé, mais avec les derniers évènements, elle comprenait désormais que c’était comme une tache, une souillure, qu’elle devait porter, pour toujours, telle une malédiction.

Chapitre I

Marie n’en croyait pas ses yeux en contemplant la façade de la magnifique demeure. Elle avait à peine dix-huit ans et venait d’entrer comme domestique dans cette grande maison de Lyon, la plus belle de la région. Située sur une colline qui bordait la rive sud de la ville, c’était une bâtisse aux murs de pierre blonde, avec de hautes fenêtres et des lucarnes en œil-de-bœuf.

Devant les portes-fenêtres en arc cintré s’étendait le parc, avec la pelouse d’un vert tendre et les arbres bien taillés. De la terrasse entourée de balustres, on apercevait d’un côté, les rives du fleuve et de l’autre, toute la campagne alentour, champs et vallons verdoyants.

Propriété des Delamare, une grande famille détenant les plus importantes filatures et usines de tissage de la région, cette demeure somptueuse, incarnait à elle seule, le symbole de la réussite lyonnaise, dont l’histoire était liée depuis des siècles à l’industrie de la soie.

La première fois qu’elle avait franchi le seuil de la propriété, Marie avait été très impressionnée. Elle était entrée par la porte de service, mais tout en traversant les interminables couloirs, elle avait pu apercevoir par les portes ouvertes, les grandes pièces parquetées, les hautes fenêtres décorées de tentures de velours et les murs couverts de tableaux. Au loin, de la musique s’échappait en sourdine d’un salon. Un lieu magique, qui contrastait avec la vie rustique qu’avait toujours connue la jeune fille. Cette maison donnait l’impression de vivre hors du temps, dans un faste permanent.

Au fil des jours et en dépit des lourdes tâches domestiques qui lui étaient confiées, l’émerveillement de Marie, devant le luxe qui émanait des lieux, n’avait pas faibli. Le soir, les pièces illuminées brillaient d’une clarté presque surnaturelle. Plusieurs fois par semaine, des voitures de livraison s’arrêtaient devant le perron et les domestiques en sortaient d’élégants paquets griffés, destinés à la maîtresse de maison. Le passe-temps favori d’Alexandra Delamare consistait à se faire confectionner des toilettes, à s’acheter des bijoux et à organiser des réceptions. Quant à son époux, Charles, lorsqu’il n’était pas à ses bureaux ou en voyage d’affaires, il passait son temps à la chasse ou à cheval. Il adorait aussi les nouvelles inventions. Sa dernière lubie était une automobile à vapeur qu’il avait fait venir directement d’Angleterre.

Marie savait aussi que ce monde-là n’était pas pour elle et qu’elle devait rester à sa place. C’était ce que lui avait répété Madame Henriette, l’intendante, qui l’avait reçue lorsqu’elle s’était présentée. Chargée de diriger la domesticité féminine et de gérer les dépenses de la demeure des Delamare, cette femme sévère, crainte par tout le personnel, travaillait et vivait dans « la grande maison » depuis plus de vingt-cinq ans. Avec le majordome, Monsieur André, qui s’occupait des domestiques masculins, tous deux supervisaient le bon fonctionnement de la maison.

Assise dans le bureau de l’intendante, Marie l’écouta énumérer la longue liste de règles que devait suivre le personnel.

– Vous devez vous rendre « invisible », insista Madame Henriette, si l’on vous questionne, répondez brièvement, ne donnez votre avis que lorsqu’on vous le demande – ce qui est rarissime – et surtout soyez ponctuelle. Madame est très attachée à l’exactitude du personnel. N’ayez pas l’impudence d’imaginer quoi que ce soit, même si les maîtres sont aimables avec vous. N’oubliez pas qui vous êtes et d’où vous venez. Cultivez l’art de vous faire « oublier », tout en servant parfaitement.

Elle l’observa un instant, toussota, puis pinça les lèvres.

– Vous avez un joli minois.

Surprise, Marie baissa les yeux en rougissant sous le compliment.

– Mais c’est tout autant une grâce qu’un fardeau, ajouta Madame Henriette sèchement, surtout pour quelqu’un de votre condition. Sachez donc vous tenir et rester à votre place de domestique. J’exige de la rigueur dans votre comportement. Ne vous attardez pas à causer, ni à trainasser. Votre temps est précieux.

L’intendante toisa la jeune fille avec sévérité.

– Si vous étiez surprise à « fraterniser » avec la gent masculine, cela aurait des conséquences fâcheuses et vous seriez immédiatement renvoyée.

Le visage de Marie se contracta tant ce discours la mettait mal à l’aise tandis que l’intendante poursuivait.

– Vous allez commencer comme « petite bonne ». Je vous donne votre chance. Comme vous n’avez aucun état de service et pas de certificat de moralité, vous avez tout à apprendre : maintien, langage, service. Vous allez vous partager le travail avec Cécile, l’autre « bonne à tout faire ». Elle est parfois un peu indolente, ajouta-t-elle en poussant un soupir agacé, donc vous ne serez pas de trop. Vous vous occuperez toutes les deux des gros travaux de la maison qui consistent, entre autres tâches, à faire chauffer l’eau des bains et des lessives, entretenir les parquets, faire les vitres, laver le linge, cirer les chaussures, vider les pots de chambre, effectuer les corvées de bois et de charbon. Si vous faites l’affaire, peut-être aurez-vous le privilège, dans quelques années, de devenir femme de chambre ou camériste. Tout dépendra de vos compétences. Est-ce que vous avez bien saisi ce que j’ai dit et vous en sentez-vous capable ?

– Oui, Madame, assura Marie en acquiesçant vigoureusement.

– Parfait. De toute façon, si vous ne convenez pas, vous le saurez très vite. Je ne passerai sur rien. Les règles ici sont strictes et doivent être respectées. Je tiens à vous préciser qu’il vous est formellement interdit de pénétrer, sans autorisation, dans certaines pièces de la maison, telles que le boudoir, la salle à manger, le jardin d’hiver, le grand salon, le fumoir, mais aussi la bibliothèque ou encore le bureau, ainsi que dans les appartements privés des maîtres, à l’étage. Vous percevrez un tablier, une coiffe et des bottines. Soyez toujours propre et portez les cheveux attachés en chignon. Madame ne supporte pas le laisser-aller dans la tenue et l’absence d’hygiène. Je suis moi-même très exigeante sur ce point. Concernant vos gages, vous toucherez un salaire mensuel de quinze francs, vous aurez vos dimanches et on vous accordera chaque mois, une demi-journée de repos.

Elle se tut et la toisa d’un regard froid.

– Une dernière chose…

– Oui, Madame.

– Ne me décevez pas.

Le cœur battant, Marie avait hoché la tête et prit congé, tout en esquissant un petit salut. Elle avait commencé deux jours plus tard. Le travail était dur, mais elle préférait travailler comme domestique plutôt que de se retrouver dans ces couvents ateliers1, des alentours de Lyon, où peinaient des centaines de filles surveillées par des religieuses. Elle apprit que la famille Delamare, propriétaire des usines de filature, de moulinage et de tissage, était – par une ironie du sort –, à l’origine de ces établissements installés le long des petites vallées longeant le Rhône 2. Marie avait fait la connaissance de l’autre petite bonne avec laquelle elle allait travailler. Cécile, une jeune paysanne comme elle, employée dans la maison depuis deux ans. C’était une brave fille à la large figure, ronde et rose, aux yeux hardis et clairs. Elle accueillit Marie avec un certain soulagement et lui raconta qu’elle avait dû venir chercher du travail en ville, pour subvenir aux besoins de son père veuf, tombé malade et de son petit frère, Antoine. Marie rencontra aussi les autres domestiques. La cuisinière, Amélie, qui régnait en maîtresse femme dans la vaste cuisine de la maison, ainsi que les femmes de chambre, valets de pied, garçons de courses, palefreniers, cochers, jardiniers, qui peuplaient la maison et ses quartiers. Les deux jeunes filles logeaient, comme la plupart des domestiques, au dernier étage de la maison où elles partageaient une soupente, froide et mal éclairée. Marie fut d’abord formée par Madame Henriette, aux tâches qui l’attendaient. Cécile la conseilla et la guida du mieux qu’elle put. Toutefois, en dépit de la bonne volonté et de l’énergie que déployait Marie, le travail était harassant. Levée à cinq heures, elle avait juste le temps de faire un brin de toilette et de se coiffer. Puis elle descendait allumer les foyers, avant de préparer les petits déjeuners. Elle allait ensuite brosser les vêtements et nettoyer les chaussures. Enfin, avec Cécile, elle faisait les chambres, portait les brocs d’eau dans les cabinets de toilette, montait le bois ou le charbon et descendait les ordures. À la fin de la matinée, elle mettait le couvert pour le déjeuner des maîtres. Elle n’était pas autorisée à servir, mais devait remettre en ordre la salle à manger, laver et ranger la vaisselle, puis nettoyer les ustensiles de cuisine. Comme si cela ne suffisait pas, Cécile et elle, étaient également chargées d’exécuter un travail supplémentaire, avant les préparatifs du diner, chaque jour de la semaine. Le samedi était consacré au nettoyage de la cuisine et de ses accessoires, le lundi, à celui du salon et de la salle à manger, le mardi, au lustrage des cuivres et de l’argenterie, le mercredi, au savonnage et le jeudi au repassage. Au fil des semaines, Marie devint plus expérimentée et gagna en efficacité. Elle était consciencieuse et l’ouvrage ne lui faisait pas peur. Une telle rigueur, plutôt inhabituelle chez une fille aussi jeune, avait surpris Madame Henriette, qui la félicita au bout de quelques semaines, pour la qualité de son travail et sa promptitude à effectuer ses tâches. Marie ne put s’empêcher de rosir de fierté, sachant combien cette dernière était habituellement avare de compliments.Satisfaite, au bout d’un mois, l’intendante lui demanda de participer à la préparation du déjeuner. Selon de strictes directives, la jeune fille était chargée de mettre un tablier blanc et une coiffe pour le service, en ayant soin, au préalable, de s’être lavé les mains. Madame Henriette lui expliqua qu’elle lui confiait une tâche, que seules les bonnes « confirmées », étaient autorisées à accomplir. Elle considérait que Marie avait beaucoup de chance de servir à table. La jeune fille, hocha la tête avec reconnaissance. Elle savait que la charge de travail allait être encore plus lourde, mais elle se sentait fière d’être ainsi « appréciée » par Madame Henriette. Marie ne regimbait jamais, ce qui plaisait particulièrement à l’intendante, qui exigeait des domestiques – plus que l’accomplissement des tâches ménagères –, un dévouement total. Elle se réjouissait d’avoir trouvé en Marie, une petite « ombre », invisible, mais pourtant omniprésente. Le soir, lorsque la jeune fille se mettait au lit, elle avait à peine le temps de poser la tête sur l’oreiller, qu’elle dormait déjà. Au fil des semaines, Marie prit l’habitude d’effectuer de façon presque mécanique, ce travail épuisant qui ne lui laissait aucun répit. Un jour, alors qu’elle achevait d’essorer un drap dans la cour, la jeune fille leva les yeux et vit la silhouette d’un jeune homme, se détacher dans l’encadrement de la porte de l’arrière-cuisine. Elle devina qui il était, elle l’avait déjà aperçu depuis son arrivée mais il venait rarement de ce côté de la maison. C’était Paul Delamare, le fils des maîtres. Toutes les filles de la maison en parlaient, à voix basse. Il était beau à en faire battre le cœur, élégant et avait cette assurance des jeunes gens bien nés. Rougissante, tout intimidée en le voyant, Marie se leva d’un bond et s’essuya les mains tout en contemplant le sol. Le jeune homme la regarda, sembla vouloir dire quelque chose, puis se ravisa et tourna les talons. Marie reprit son travail, toute troublée. Plusieurs fois, par la suite, elle le croisa, s’étonnant de l’apercevoir dans des endroits où il ne venait jamais auparavant. Il lui avait lancé un regard franc et si amical, qu’elle en avait été totalement déroutée. S’il ne l’avait pas regardée ainsi, rien qu’une fois, elle n’aurait jamais laissé l’image de ce garçon prendre de telles proportions dans son esprit. Étendue sur son matelas, la tête en feu, elle songea qu’une femme comme elle, ne devait pas faire de sentiment avec un homme de cette condition. Il est si beau… murmurait une petite voix dans sa tête. Marie avait l’impression d’une lueur rouge qui s’allumait, quelque part dans son esprit, comme un signal pour la mettre en garde, lorsqu’elle le croisait. Ne sachant que faire, elle l’évitait autant qu’elle le pouvait. Pourtant, avec la naïveté d’une jeune fille de son âge, elle pensait sans cesse à lui. L’expression de son visage, sa silhouette élancée, lui tournaient la tête. Peu à peu, elle réalisa qu’elle le trouvait, à présent, un peu trop fréquemment sur son passage. Il la regardait avec insistance à chaque fois, tandis qu’elle détournait les yeux, rougissante. Marie, toujours si sérieuse et rigoureuse dans son travail, devint distraite et rêveuse. Lorsqu’elle fut sèchement réprimandée par l’intendante, elle comprit qu’elle devait se reprendre et cesser de penser à un homme tel que lui. Même Cécile s’étonna de son changement d’attitude.

– Qu’est-ce qui t’arrive Marie ? s’écria-t-elle en fronçant les sourcils. Ces derniers jours, je ne t’ai pas reconnue… que se passe-t-il ?

– Je suis désolée, Cécile, répliqua Marie, d’un air contrit, je vais me reprendre. Je ne me sentais pas très bien depuis quelques jours…

L’expression réprobatrice de Cécile se dissipa.

– Allons, essuie tes yeux, ça va passer, bougonna-t-elle. Moi aussi, au début, j’étais tellement vannée, que je pensais que j’allais m’endormir debout. Tu aurais dû me dire que tu étais fatiguée. Mais tu verras, tu tiendras…

Elle entoura d’un geste un peu brusque les épaules de la jeune fille. Marie la regarda embarrassée, un peu surprise par l’affection maladroite de Cécile. Dans leurs milieux, les manifestations de sentiments étaient rares et elle en fut désarmée, mais aussi touchée. Elle ne voulait pas non plus ralentir Cécile, qu’elle soit réprimandée à cause d’elle dans le travail qu’elles devaient effectuer.

Au cours de la journée, les regards qu’elles échangèrent, signifiaient que la jeune bonne ne lui en voulait pas. Pourtant, au fond d’elle-même, Marie culpabilisait. Elle avait caché à Cécile, les pensées folles qui l’agitaient. Elle savait qu’elle jouait avec le feu et que si elle continuait à songer à Paul, elle allait finir par se brûler. Il fallait qu’elle se raisonne. Quelques jours plus tard, elle fut chargée par Madame Henriette, d’aller épousseter les livres de la bibliothèque. Elle pénétra dans la pièce où elle n’avait jamais été autorisée à entrer et se figea, stupéfaite. Des centaines de livres reliés de cuir, aux nerfs dorés, couvraient les rayonnages. L’éclairage des deux lampes d’appoint conférait à cet endroit une atmosphère de beauté tranquille. Émerveillée, la jeune fille laissa son regard courir sur les murs de la pièce. Au bout de quelques minutes, elle se ressaisit, attrapa son chiffon et s’approcha lentement de la bibliothèque. Elle s’accroupit et entreprit d’essuyer avec précaution, le dos de cuir, la tranche et la couverture de chaque livre. Elle remonta peu à peu vers les étagères du haut, prenant son travail à cœur, comme toujours. Concentrée, occupée à sa tâche depuis près d’une demi-heure, elle entendit à peine la porte s’ouvrir. Un léger toussotement la fit se retourner. La surprise se peignit sur son visage, en apercevant Paul Delamare qui la regardait, penché au-dessus du bureau. Son cœur battit un peu plus vite. Elle se redressa, embarrassée. Il contourna le bureau et s’avança vers elle.

– Bonjour…

– Bonjour Monsieur, rougit-elle, lâchant son chiffon et esquissant un petit salut poli.

– Je vous ai croisée à plusieurs reprises… vous êtes nouvelle ?

Sa réflexion l’étonna : comment pouvait-il avoir remarqué qu’elle était arrivée depuis peu, parmi le bataillon de domestiques qui peuplait la maison ?

– Oui, Monsieur, répondit-elle en baissant les yeux.

– Comment vous appelez-vous ?

– Marie, Monsieur…

Paul Delamare la regarda avec un léger sourire.

– Vous plaisez-vous ici ?

– Oui, Monsieur.

Il leva légèrement la tête et contempla les rayonnages autour d’eux. Son regard balaya les volumes qui tapissaient les murs de la bibliothèque.

– Aimez-vous les livres ?

Marie fronça les sourcils. Il souriait toujours. Elle ne répondit pas tout de suite, se demandant s’il se moquait d’elle. Mais il répéta, tout en continuant à l’observer.

– Je suis sûr que vous aimez les livres… Pas vrai ?

La jeune fille ne comprenait pas qu’il puisse lui demander une telle chose. Mais déconcertée par son insistance, elle hocha lentement la tête. En réalité, il avait raison, elle aimait les livres. Elle les avait toujours aimés. Comment l’avait-il deviné ? Mais il y avait bien longtemps qu’elle n’y pensait plus, comme à des sources de plaisir et de connaissances. Plus jeune, elle était bonne élève et le vieil instituteur de son village l’aimait bien. Elle avait eu la chance qu’il lui prête quelques livres, dans lesquels elle s’était plongée avec délice. Elle avait savouré le pouvoir évocateur des mots, une sensation nouvelle doublée d’une expérience merveilleuse. Elle avait compris aussi que c’était une sorte de refuge pour une petite fille solitaire comme elle… Mais les livres étaient des objets de luxe et ses parents ne pouvaient se permettre une telle acquisition. Ils considéraient aussi que la lecture était une perte de temps qui engendrait l’oisiveté. A-t-on besoin de lire pour gagner son pain ? lui avait lancé sa mère, d’un ton aigre. Depuis ce jour, Marie avait compris qu’il était inutile d’insister et il avait bien fallu qu’elle se raisonne. Elle avait donc renoncé à lire et dès qu’elle avait été en âge de travailler, elle s’en était allée chercher de l’ouvrage, en ville. Marie resta perdue quelques instants dans ses réminiscences, jusqu’à ce qu’elle constate que Paul Delamare la fixait d’un air perplexe. Il se tourna soudain vers les rayonnages, fit glisser son doigt le long d’une rangée de livres. Il parut hésiter quelques secondes, tapota le dos de l’un d’entre eux et s’en saisit.

– Je suis certain que vous allez aimer celui-ci, murmura-t-il en lui tendant un volume à la couverture rouge. Il y a plusieurs tomes, mais si l’histoire vous plaît, vous pourrez lire les autres.

Marie le fixa, incrédule. À nouveau, elle pensa qu’il se moquait d’elle et sa bouche se crispa.

– Allez-y, prenez-le ! insista-t-il.

La jeune domestique regarda le livre, déconcertée.

– Je ne peux pas, bafouilla-t-elle.

– Bien sûr que si, vous pouvez !

Il se mordit brusquement les lèvres, comme saisi d’un doute.

– Mais, peut-être, ne savez-vous pas…

Marie comprit ce qu’il sous-entendait et se redressa, piquée au vif.

– Si, je sais lire, Monsieur, fit-elle, en pinçant les lèvres.

Elle était vexée et Paul Delamare la regarda, amusé par sa réaction, un peu enfantine. Lorsqu’il lui glissa le livre, presque d’autorité, entre les mains, une sorte d’étourdissement la saisit.

– Mais que dira Monsieur votre père ? balbutia-t-elle.

Le jeune homme émit un petit rire.

– Croyez-vous qu’il s’en apercevra… ? s’exclama-t-il avec cynisme. De toute façon, il n’a pas aimé celui-là, il dit qu’il a été écrit par un socialiste 3 !

Marie ne comprenait pas bien ce qu’il voulait dire et le regarda, embarrassée, avec un sourire contraint. Sa proposition était tentante… mais elle secoua la tête.

– Je ne peux pas accepter, Monsieur, murmura-t-elle. Je ne suis pas autorisée à lire…

– Je vous en prie, Marie.

La jeune fille laissa échapper une exclamation, lorsque Paul Delamare lui saisit les mains doucement et les referma sur le livre. Un frisson la parcourut.

– Allons, acceptez, j’en serai très heureux.

Marie contempla le volume relié de cuir avec stupéfaction. Sa bouche s’ouvrit, mais ne laissa échapper aucun son. Paul Delamare se dirigea vers la porte.

– À bientôt, Marie, ajouta-t-il.

Il posa la main sur la poignée puis il s’arrêta, avec un léger sourire au coin des lèvres.

– Quand vous l’aurez lu, je tiens à ce que vous me disiez ce que vous en avez pensé. En attendant, ce sera notre secret…

La jeune fille hocha la tête lentement, sans dire un mot. Il lui fit un petit signe amical puis sortit. Toujours incrédule, Marie pressa doucement le livre contre son cœur. C’était la première fois qu’on l’autorisait à tenir quelque chose d’aussi beau entre ses mains. Elle lut le titre et le nom de l’auteur sur la couverture : Les Mystères de Paris, d’Eugène Sue.Et c’était lui, Paul, qui le lui avait prêté. Le cœur frémissant de joie,elle glissa le précieux objet dans sa poche et se remit à l’ouvrage. Elle se sentit légère et joyeuse toute la journée et ne cessa de penser au sourire de Paul Delamare. Son si beau sourire, ses belles mains soignées, son regard d’ambre posé sur elle… Plus tard, après son service, une fois dans sa chambre minuscule, là-haut, sous les combles, Marie prit le livre entre ses mains et le contempla, tel un trésor. Elle caressa le cuir de la couverture. Il était souple et doux. Elle osait à peine tourner les pages. C’était du beau papier comme elle n’en avait jamais vu. Rien à voir avec celui des livres de l’école. Elle effleura du doigt les lettres imprimées et commença à lire. Les mots tremblaient sous ses yeux. À part la Bible, il y avait bien longtemps qu’elle n’avait ouvert et lu un livre. Au début, elle buta un peu sur certaines phrases, puis, peu à peu, sa lecture se fit plus fluide et elle entra complètement dans l’histoire du héros, le mystérieux Rodolphe et les personnages qui l’accompagnaient. Elle était tellement plongée dans sa lecture, qu’elle sursauta en entendant la porte s’ouvrir. La silhouette de Cécile s’encadra sur le seuil. Marie glissa prestement le livre sous son oreiller. Dans la pénombre, la jeune bonne ne remarqua rien.

– Tu ne dors pas ? fit Cécile, en s’approchant d’elle.

Marie se redressa et simula un bâillement. Elle craignait que si elle lui racontait ce qui lui arrivait, Cécile ne parvienne à tenir sa langue et en parle autour d’elle… Marie serait alors perdue. C’était son secret et elle ne voulait pas le partager. Même si elle n’aimait pas cela, Marie préféra lui cacher la vérité.

– J’ai fait un peu de couture, inventa-t-elle, j’allais éteindre quand tu es entrée.

Cécile soupira, tout en dénouant son tablier.

– Madame a fait des essayages cet après-midi pour le prochain bal. Et évidemment, alors que je venais de finir mon service, l’intendante m’a donné des ourlets à faire… Je ne tiens plus debout !

Elle s’assit, ôta ses bottines et se massa les pieds.

– Elles m’épuisent ces deux-là, avec leurs exigences ! Je vais finir par regretter le travail aux champs…

Marie esquissa un sourire compréhensif et tapota doucement l’oreiller à côté du sien.

– Allons, viens dormir…

Tout en écoutant la respiration régulière de Cécile, qui avait immédiatement plongé dans le sommeil une fois la tête posée sur l’oreiller, Marie ne parvint pas à dormir malgré sa fatigue de la journée et songea à ce qui lui arrivait. Les mots échangés avec Paul Delamare et le cadeau qu’il lui avait fait. Ce livre sous son oreiller. Il fallait qu’elle lui trouve une cachette, car elle n’osait imaginer ce qui lui arriverait, si on la trouvait avec un tel objet en sa possession. Puis, ses pensées allèrent vers Paul, à nouveau. Elle trouvait étrange qu’un garçon tel que lui, soit si gentil avec une personne de sa condition. Il avait remarqué qu’elle était nouvelle. Les autres membres de la famille semblaient à peine la voir et lorsqu’ils avaient besoin d’elle, lui parlaient presque toujours avec rudesse. Paul Delamare semblait différent des autres… mais Marie savait aussi, qu’elle devait rester sur ses gardes. Tout en luttant contre les émotions qui l’envahissaient, elle s’endormit avec l’image du jeune homme lui prenant les mains et y glissant Les Mystères de Paris.

Chapitre II

La vie de Marie changea après cet évènement. Dès qu’elle avait un rare moment de libre, elle se mettait à lire, en cachette. La jeune fille avait tout de suite été happée par le roman d’Eugène Sue, cette histoire romanesque, pleine de mystère, mais aussi tellement réaliste sur le quotidien des gens du peuple. Des gens comme elle. Elle adora les héros du roman, mais aussi la galerie de personnages, hauts en couleur, qui le peuplaient. Elle comprenait mieux aussi ce qu’avait voulu dire Paul Delamare en parlant de « socialisme » et de son père, ce « patron de la soie » comme on le qualifiait, qui n’avait pas aimé cette histoire. Et pour cause : l’auteur prenait fait et cause pour la société ouvrière. Au fond d’elle-même, Marie était pressée de revoir le jeune homme et lui dire aussi, combien le livre lui avait plu. Toutefois, il se passa plusieurs semaines avant qu’ils se retrouvent face à face et elle s’efforça de ne pas trop penser à lui. Jusqu’à ce fameux matin où elle finissait de faire la chambre de la maîtresse de maison. Elle entendit un léger bruit et se retourna. Stupéfaite, elle vit que Paul Delamare était là. Il s’était glissé dans la pièce et avait refermé la porte doucement derrière lui. Un large sourire révélait sa dentition étincelante. Qu’il était séduisant !

– Je voulais savoir si le livre vous avait plu…

Marie rougit et baissa les yeux, mal à l’aise. Elle glissa discrètement son chiffon à poussière dans la poche de sa jupe. Paul s’avança vers elle. Marie sentit que son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine. Les mots ne parvenaient pas à sortir de sa bouche.

– J’ai beaucoup aimé, murmura-t-elle enfin, tout en serrant ses deux mains moites l’une contre l’autre.

Paul la regarda avec intensité.

– Qu’avez-vous aimé ? Dites-m’en davantage…

Elle sourit, d’abord timidement puis s’enhardit.

– J’ai aimé les personnages, l’histoire… tout ! Et l’auteur parle si bien des gens…

Son visage s’anima, il fit un geste vers elle.

– Des gens… du peuple ? Oui, c’est pour cela que le livre a eu un tel succès, parce que l’auteur en parle comme s’il était parvenu à les comprendre…

Marie acquiesça et baissa à nouveau les yeux. Elle sentit qu’il la fixait.

– Voudriez-vous lire les autres ?

Marie mourait d’envie d’accepter. Elle aurait adoré connaître la suite des aventures de Rodolphe, de Rigolette et de Fleur de Marie. Elle hésita pendant quelques secondes, puis elle secoua la tête. C’était déraisonnable, elle le savait.

– Non, je vous remercie pour celui-ci, mais il ne vaut mieux pas Monsieur.

Il plissa les lèvres, sembla déçu.

– Comme vous voulez, mais c’est dommage…

Marie était tiraillée par les émotions. À cet instant, des voix se firent entendre dans le couloir. Un sentiment de panique monta brusquement en elle. Il ne fallait pas qu’on les trouve, seuls, tous les deux dans cette pièce. En voyant le regard inquiet qu’elle lui jetait, Paul Delamare comprit et recula.

– Ne craignez rien, je m’en vais.

Il ouvrit la porte, jeta un œil rapide sur le seuil et sortit. Une fois qu’il fut parti, Marie se laissa tomber sur le bord du lit. Ce genre de situation ne devait pas se reproduire, elle devait éviter ce garçon à tout prix. Paul Delamare n’était pas pour elle. Et les livres non plus.

Mais quelques jours plus tard, en remontant dans sa chambre, elle trouva un volume posé devant la porte. Elle coula un regard terrifié autour d’elle et s’empressa de le glisser dans la poche de sa jupe. Il prenait trop de risques. Si elle se faisait prendre, ç’en était fini d’elle…

Mais il y eut d’autres livres. Les fois suivantes, elle en découvrit un dans son panier à linge, puis encore un autre, sous son tablier plié… Elle était, à la fois impatiente et angoissée de les trouver, dans des cachettes, souvent inattendues. Mais à son étonnement, elle remarqua que Paul savait exactement où les glisser, discrètement, sans qu’elle puisse être inquiétée. Elle finit par s’en amuser. C’était un petit jeu, un secret entre eux. Leur secret. Elle dévora les dix volumes des Mystères de Paris puis découvrit aussi des auteurs tels que Victor Hugo, Alexandre Dumas, Honoré Balzac, George Sand et se plongea avec bonheur dans leur univers… Elle était un peu effrayée, mais aussi émerveillée, par ces mondes, dans lesquels elle s’immergeait avec avidité. Elle retrouvait le plaisir de lire avec une immense joie et sentait aussi que quelque chose en elle changeait. La lecture comblait ses lacunes, enrichissait ses connaissances. Elle se découvrait des idées et des opinions sur des sujets auxquels elle ne pensait jamais auparavant. Elle savait ce qu’elle risquait si on la surprenait avec des livres en sa possession. Lorsqu’elle découvrit un accroc sous le matelas en refaisant son lit, elle comprit qu’elle tenait une bonne cachette. Elle tira légèrement sur le tissu qui se déchira, laissant apparaître une ouverture suffisante pour y cacher un livre, au milieu du crin. Elle fit ensuite une reprise dans la toile, qu’elle pouvait découdre à tout moment. Une fois lu, Marie replaçait discrètement le volume dans la bibliothèque. Heureusement, personne ne la surprit jamais.

Et puis, il y eut leurs rencontres. La première fois, Paul Delamare lui laissa un billet plié dans un livre, lui donnant rendez-vous au fond du parc, derrière un petit kiosque à musique, où personne ne venait jamais. Marie hésita un peu, mais le désir de partager un moment en sa compagnie fut plus fort que la raison. Il lui était interdit de sortir après son travail, mais un soir, une fois que la nuit fut tombée, elle s’échappa, discrètement, dans le parc. Lorsqu’elle arriva, elle fut étonnée de voir que Paul Delamare l’attendait, assis sous le kiosque, dans la pénombre. Elle s’avança vers lui, un peu essoufflée et sourit timidement. Il se redressa, l’air soulagé. Elle était en proie à une foule d’émotions contradictoires, à la fois heureuse et pleine d’appréhension. Ils firent quelques pas sous la lune. Paul Delamare parla le premier et elle l’écouta avec ravissement. Marie marchait près de lui, sans rien dire, tout intimidée. Elle ne savait pas comment expliquer à un homme tel que lui, qui avait toujours eu des livres à sa portée, combien ce qu’il lui offrait la comblait.

Au bout d’un moment, pourtant elle s’enhardit et lui avoua combien elle avait aimé le dernier livre qu’il lui avait prêté, l’histoire de cette jeune bergère, Marie, qui vivait dans la campagne du Berry. Les personnages de La Mare au Diable 4, mais aussi le lien avec la nature, l’avaient profondément touchée. Lorsque Paul Delamare lui apprit que, derrière le prénom masculin de l’auteur, George Sand, se cachait en réalité une femme 5, Marie cacha mal sa stupeur. Une femme écrivain ? Quelle chose extraordinaire, si peu commune ! Il en fallait du courage, selon elle, mais aussi du talent pour braver ce monde exclusivement réservé – et depuis si longtemps –, à la gent masculine. Paul acquiesça en la regardant, avec une surprise non feinte. Tout en discutant, Marie sentait parfois les yeux du jeune homme posés sur elle, qu’il ne détournait pas assez vite.

– Je vous offre celui-là, gardez-le, murmura-t-il, c’est un cadeau.

– Non, je ne peux pas accepter, c’est trop… s’exclama-t-elle. Et puis, si on le trouve en ma possession, on croira que je l’ai volé !

Paul Delamare secoua la tête et insista.

– Trouvez un endroit sûr. Je serais heureux que vous l’ayez.

Le cœur battant, tout en sachant ce qu’elle risquait, Marie finit par accepter. Il fallait toutefois qu’elle trouve une cachette plus sûre que l’intérieur du matelas qu’il lui fallait coudre et découdre sans cesse. Son petit manège allait finir par alerter Cécile. En inspectant la sous-pente, Marie découvrit une latte de parquet disjointe, dans un angle de la pièce et il lui vint une idée. Elle souleva sans trop de difficulté, le morceau de bois. L’ouverture sous le plancher était assez grande pour y dissimuler un livre. La jeune domestique laissa échapper un soupir de soulagement. Une vieille carpette élimée posée sur le sol, acheva de masquer parfaitement sa nouvelle cachette. Personne ne devinerait qu’il y avait à cet endroit, le plus beau trésor qu’elle ait jamais possédé.

Mais la jeune fille réalisait aussi que ces rencontres les poussaient davantage l’un vers l’autre. Cet élan qu’elle réfrénait tant bien que mal, était de plus en plus fort. De son côté, Paul fut surpris de l’impatience qu’il éprouvait, progressivement, à l’idée de retrouver Marie. Certes, la jeune fille était terriblement attirante, mais elle avait autre chose qui le désarçonnait et le séduisait. Cette personnalité qui faisait défaut à bien des femmes de son milieu, des coquettes agaçantes ou des bigotes ennuyeuses… Il aimait la spontanéité de Marie, mais aussi sa réserve un peu timide, tout comme son goût pour les livres. Peu à peu, ce qu’il avait considéré au début, comme un geste purement amical, avait évolué vers quelque chose de troublant. Comme un charme qui s’était glissé entre eux. Leurs silences, de plus en plus fréquents, parlaient d’eux-mêmes. Légèrement déconcerté, Paul avait d’abord tenté de chasser Marie de son esprit, mais sans succès. C’était un jeune homme idéaliste, qui faisait figure de cygne noir, au sein de sa famille, extrêmement fortunée, donc puissante et prestigieuse, obsédée uniquement par la réussite et l’argent. Paul Delamare ne se reconnaissait ni dans les idées ni dans les attitudes des gens de son milieu, notamment dans la personnalité de son père, Charles, avec lequel il était en fréquent désaccord. Ce dernier, dont les entreprises textiles étaient cotées en Bourse et qui faisait aussi de la politique, avait remporté des marchés colossaux et s’était enrichi d’année en année. Il avait donc investi dans de nouveaux secteurs qui allaient participer à l’essor de l’industrialisation de l’époque, tels que la sidérurgie, la chimie et la mécanique. Charles Delamare détenait fortune, pouvoir et influence. Mais il souhaitait à présent que son fils unique se prépare à prendre sa suite à la tête de cet empire industriel. Créé avant lui, par son père, Henri, Charles l’avait développé au point de maîtriser toute la filière textile et il était à présent l’une des plus grosses fortunes de l’Hexagone, figurant désormais parmi les dynasties d’entrepreneurs français. Une réussite dont Charles Delamare était très fier. Toutefois, à sa profonde contrariété, son fils refusait de poursuivre cette ascension familiale. Paul avait choisi d’entreprendre des études juridiques pour devenir avocat, ce qui avait suscité la contrariété paternelle. Il n’imaginait pas une seconde que son fils puisse faire autre chose que lui succéder. Il l’avait toutefois laissé faire, pensant que le jeune homme se lasserait et finirait par changer d’avis. Mais il se trompait, Paul avait poursuivi ses études, se passionnant de plus en plus pour le droit. À la faculté, il s’était également lié d’amitié avec certains étudiants, aux idées sociales et humanistes, ce qui ulcérait son père. Une fracture s’était donc creusée au fil des ans, entre les deux hommes. Aucun d’eux ne se retrouvait dans la personnalité de l’autre et leurs échanges se transformaient presque systématiquement en discussions houleuses puis en explosions de colère. Les relations de Paul avec sa mère n’étaient guère meilleures. Froide et distante, Alexandra Delamare ne s’était jamais vraiment intéressée à son fils. Paul avait été un enfant élevé sans amour, par des nourrices successives, sa mère veillant à ce qu’il ne s’attache à aucune d’elles. À présent que le jeune homme était devenu adulte, Alexandra ne souhaitait qu’une chose : qu’il fasse un riche mariage. Peu importait à cette dernière que l’élue soit agréable à regarder et de surcroît, intelligente, il fallait surtout qu’elle soit issue d’une excellente famille et bien évidemment fortunée. C’était une source de conflit entre eux. Paul Delamare ne supportait pas l’idée que ses parents puissent ainsi contrôler sa vie. Le jeune homme préférait donc la compagnie de ses amis universitaires, pleins de fougue et d’idéaux, aux fils d’industriels ou de banquiers qu’il exécrait et que voulaient le voir fréquenter ses parents. Sa rencontre avec Marie lui faisait prendre encore davantage conscience du manque d’ouverture des gens de son milieu, lesquels, pour la plupart, ne manifestaient qu’indifférence voire mépris, envers ceux qui n’appartenaient pas à leur caste. De jour en jour, Paul Delamare réalisait à quel point cette étonnante relation avec Marie lui était devenue précieuse. Un après-midi, il trouva la jeune fille dans le petit salon, alors qu’elle achevait de nettoyer le foyer de la cheminée. Lorsqu’il la vit agenouillée devant l’âtre, les mains souillées, brossant la dalle et versant les cendres dans un seau, pour la première fois, il prit conscience que de la voir effectuer ce travail ingrat, le mettait non seulement mal à l’aise, mais aussi l’attristait. Clairement, cela lui était insupportable. Il comprit alors qu’il était tombé follement amoureux d’elle. Cette pensée le foudroya, mais il décida de ne pas lutter. À cet instant, la jeune fille se retourna et l’aperçut qui la fixait. Une rougeur colora ses joues. Elle se redressa, tout en s’essuyant le front de sa main libre. Paul Delamare se dirigea vers elle, le cœur serré. Il se dit que, peut-être, sans le vouloir, quelque chose dans son regard, l’avait blessée. Il craignait de lui avoir fait de la peine, malgré lui. Marie frotta ses mains sur son tablier, puis lui fit face. Le jeune homme s’approcha, lui prit la main et la serra doucement dans les siennes. Pendant quelques secondes, Marie eut l’impression qu’une onde de chaleur se diffusait dans tout son corps et la pénétrait au plus profond. Son visage se crispa légèrement et elle tenta de retirer sa main. Paul Delamare la regarda et resserra ses doigts sur les siens.

– Qu’y a-t-il, Marie ?

La jeune fille prit une inspiration et elle le regarda cette fois, bien en face.

– Je… Je crois que vous ne devriez pas… Monsieur, je vous en prie.

En disant cela, Marie retira doucement sa main. Elle tremblait.

– Pourquoi ? murmura Paul en plongeant son regard dans le sien.

Marie sentit que ses joues la brûlaient.

– Parce que ce n’est pas correct… nous devrions cesser de nous voir et…

– Croyez-vous ?

Elle secoua la tête, refoulant ses larmes. Lorsqu’elle tourna son regard vers lui, elle vit qu’il la regardait avec intensité. Elle serra les lèvres, désemparée.

– Monsieur, ce n’est pas bien… vous le savez.

– Et moi, je sais seulement que vous êtes… tellement différente des autres femmes. Jolie, intelligente aussi…

Elle le regarda avec un mélange de stupeur et d’incompréhension.

– Pourquoi me dites-vous cela ?

– Parce que c’est vrai, s’exclama-t-il avec fougue, en saisissant à nouveau ses doigts.

– Je vous en prie, cessez Monsieur, fit-elle en se dégageant brusquement. Je ne suis pas de votre monde…

Paul Delamare secoua la tête, fronça les sourcils.

– Je me moque des conventions sociales, Marie. J’aime nos discussions et nos rencontres. Je… croyais que c’était réciproque… Mais, si je vous importune, dites-le-moi et je vous promets de vous laisser en paix.

Il resta à la regarder, d’un air désolé. À cet instant, la porte s’ouvrit et la maîtresse de maison entra. Elle se figea en les voyant. Si proches. Pendant quelques secondes, elle les observa. Une pensée fugitive lui traversa l’esprit. Quelque chose d’inconcevable. Elle s’empourpra de contrariété, à cette idée.

– Eh bien, Paul, fit-elle en haussant le sourcil, que fais-tu ici, dans le petit salon, alors que ton père t’attend ?

– Je voulais lui rapporter l’étui à cigares qu’il pensait avoir oublié ici. Je demandais justement à Marie, si elle ne l’avait pas trouvé… mais non, malheureusement.

La mère de Paul toussota.

– Fort bien. Quant à vous, ma petite, ne restez pas plantée là, il y a du travail…

La jeune fille inclina la tête, gênée.

– Oui Madame, répondit-elle en se baissant, pour attraper son seau et sa brosse.

Elle passa devant eux et sortit précipitamment. Une fois dans le couloir, elle réalisa qu’elle serrait si fort les mâchoires, qu’elle s’était mordu la langue. Elle sentait le goût ferreux du sang dans sa bouche. La tête lui tournait, ses oreilles bourdonnaient. Elle entendit les coups assourdis d’une horloge dans la maison. Ou étaient-ce les battements de son cœur ? Elle ne savait plus très bien. Mais elle était sûre d’une chose : malgré ses dénégations, elle avait aimé quand Paul avait pris sa main qu’il l’avait serrée dans la sienne. Son cœur s’était affolé, elle avait été comme traversée par quelque chose de fulgurant.

C’était la première fois qu’un homme s’intéressait à elle, la regardait ainsi. Les livres n’étaient qu’un beau prétexte. Elle le reconnaissait. Tout son être en était troublé. Mais Marie sentait aussi le danger autour d’elle, comme un animal rôdant dans la pénombre. Elle était partagée entre le désir de rencontrer Paul Delamare et le soulagement qu’il ne se montre pas. Elle devinait confusément que ce garçon serait aussi sa chute, si elle continuait à penser à lui. Mais elle avait beau lutter, c’était plus fort qu’elle : elle guettait le moment où elle le croiserait à nouveau. Elle essayait de se concentrer sur son travail, mais elle se prenait à espérer. Elle pensait à lui à toute heure de la journée, quand elle se levait, pendant son travail et quand elle s’endormait. Cela en devenait insupportable.

Un soir qu’elle était descendue à la cuisine pour se faire chauffer du lait chaud, elle entendit un léger bruit. Elle se retourna, se raidit légèrement en apercevant la haute silhouette de Paul Delamare face à elle.

– Bonsoir Marie, je voulais trouver le moyen d’être seul avec vous…

Elle se sentit gênée, qu’il la voie ainsi, en chemise de nuit, un châle sur les épaules et de vieilles pantoufles aux pieds. Lui, la regardait, profondément remué. Marie occupait à présent toutes ses pensées. Il avait réalisé qu’il n’avait jamais aspiré qu’à cela, rencontrer une jeune femme, comme elle. Sauf que tout les opposait, mais Paul Delamare n’en avait cure. Qu’elle soit domestique lui était égal. Il était déterminé. Marie était celle dont il rêvait. Intelligente. Désarmante de beauté et de simplicité. Là, devant lui, elle ne se rendait pas compte à quel point elle était jolie, les cheveux dénoués, avec son teint nacré et sa bouche aux lèvres ourlées, très roses. Évidemment, à mille lieues des jeunes filles que voulaient lui voir fréquenter ses parents, surtout sa mère, toujours en quête d’un riche parti. Paul Delamare s’approcha de Marie, plus près. La jeune domestique frissonna. Elle se souvint de la mise en garde de l’intendante quelques mois plus tôt… N’oubliez pas qui vous êtes et d’où vous venez. Sachez rester à votre place de domestique.

– Monsieur, je vous en prie, il ne faut pas…, fit-elle en serrant son châle contre elle, comme pour se protéger d’elle-même.

Le jeune homme s’avança et posa un doigt sur ses lèvres qu’il caressa doucement. Marie avait fermé les yeux et le laissait faire. Elle l’entendit chuchoter son prénom. Elle se mit à trembler lorsqu’elle sentit son souffle dans son cou puis il pressa sa bouche sur la sienne.

Ils s’embrassèrent d’abord presque timidement, puis avec fougue, oubliant toute la retenue qu’ils avaient exprimée jusqu’alors. Paul l’enlaça. Ils se regardèrent, se sourirent, comme incrédules. Ils avaient les yeux brillants d’émotion. Marie hésita quelques secondes et comprit qu’elle ne pouvait pas lutter contre les sentiments qu’elle éprouvait et le suivit. Elle le désirait tout autant que lui. Elle l’avait lu dans ses yeux et lui dans les siens. Paul lui saisit la main et la guida hors de la cuisine, puis dans les couloirs silencieux de la maison. Ils montèrent un escalier et gagnèrent les étages, sans bruit. À un moment, ils s’arrêtèrent devant une porte et se regardèrent, le souffle un peu court. Ils se sourirent un nouvelle fois. Paul la fit entrer dans sa chambre, ferma doucement la porte, puis l’attira à nouveau contre lui et l’embrassa. Incapable de lui résister, Marie répondit à son baiser. Ses lèvres étaient douces et chaudes.

Ils se regardèrent longuement sans parler. Ils voulaient la même chose tous les deux. Paul la prit dans ses bras et la porta jusqu’au lit. Un léger tremblement saisit Marie. Elle ne parvenait plus à penser clairement, même si elle pressentait que quelque chose allait se passer, d’irréversible. Ce qu’ils s’apprêtaient à faire était réprouvé, par son monde, comme par le sien. Ils savaient qu’ils pouvaient encore suspendre leurs gestes, mais en réalité, aucun d’eux ne le souhaitait. La jeune fille sentit peu à peu sa volonté l’abandonner et le désir qu’elle avait de lui, l’emporter sur tout le reste. Ils ne prononcèrent pas un mot.