Le fil des destins - Tome 2 - Dominique Jézégou - E-Book

Le fil des destins - Tome 2 E-Book

Dominique Jézégou

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Beschreibung

Deux femmes, deux époques, deux continents. D’un côté, Marie, une domestique lyonnaise confrontée aux injustices sociales de la France du XIXe siècle. De l’autre, Shana, une institutrice de la tribu des Métis qui se bat pour son identité culturelle dans le Manitoba des années 1990. Pendant plus d’un siècle, les destins des familles de Marie et Shana, façonnés par les bouleversements de l’Histoire et porteurs d’une histoire commune, vont se croiser au gré des passions, amours interdites, drames d’une société sans concession, sur fond d’évolution industrielle, textile et ferroviaire, en France et au Canada.




À PROPOS DE L'AUTRICE

Longtemps journaliste dans la presse écrite, Dominique Jézégou a notamment vécu et travaillé en Afrique ainsi qu’en Polynésie française. Après "Vin de Tahiti, jusqu’au bout du rêve", l’histoire d’un vignoble, publiée aux éditions Féret, elle a ensuite écrit un roman "Le secret derrière le mur" qui a reçu le Prix Anne Bert en 2021. Avec "Le parfum des mangues et autres poèmes", carnet poétique paru en 2022, elle a choisi de souligner toute la beauté et la singularité de Tahiti. Son nouveau roman "Le fil des destins" invite cette fois le lecteur à découvrir une incroyable fresque familiale, marquée par les bouleversements historiques et industriels, en France et au Canada.

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DOMINIQUE JÉZÉGOU

LE FIL DES DESTINS

TOME II

 

SHANA

 

 

« … Une petite fille se mit à écrire

Pour elle seule

Le plus beau poème

Elle n’avait pas appris l’orthographe

Elle dessinait dans le sable

Des locomotives

Et des wagons pleins de soleil… »

L’enfant précoce – René-Guy Cadou

 

« Il faut beaucoup d’efforts pour ne pas se figurer que le cheval de fer est une bête véritable. On l’entend souffler au repos, se lamenter au départ, japper en route, il sue, il tremble, il siffle, il hennit, il se ralentit, il s’emporte, il jette tout le long de la route une fiente de charbon ardent et une urine d’eau bouillante ; d’énormes raquettes d’étincelles jaillissent à tout moment de ses roues ou de ses pieds, comme tu voudras ; et son haleine s’en va sur vos têtes en beaux nuages de fumée blanche qui se déchirent aux arbres de la route… »

Lettre à Adèle – Victor Hugo

 

« Je suis né dans mes ancêtres, leurs os, leur sang, leur chair, leur esprit sont en moi. C’est pour cela que je sais que mes ancêtres sont encore très vivants. Ils sont morts et leurs esprits sont toujours vivants et c’est pour cela que je peux toujours parler avec mon grand-père et ma grand-mère. »

Voix indiennes – Wallace Black Elk

Chapitre I

Ce matin de juin 1912, Julien Mallard travaillait avec d’autres ouvriers des ateliers Oullers-Jousse au remontage d’une Compound mise en service pour la compagnie du PLM. La locomotive avait subi un choc important et devait être complètement révisée. La chaleur était intense et le vacarme assourdissant, mais le jeune homme n’y prêtait même plus attention, tant il était absorbé par son travail. Il leva le bras pour essuyer rapidement son front emperlé de sueur. C’était difficile, mais il était fier de ce qu’il accomplissait. En effet, le remontage d’une locomotive à vapeur était considéré comme un travail noble et gratifiant, le « chef-d’œuvre » que réalisent les équipes d’apprentis à la fin de leurs trois années de formation.

Comme Adrien Jousse s’y était engagé après l’accident fatal de Gilbert Mallard – l’ajusteur décédé lors de la grève de 1898 –, il avait aidé sa veuve, Lucette et pourvu à l’éducation de son fils, Julien 1. Il suivait depuis plusieurs années, discrètement, par l’intermédiaire de son notaire, la vie de la mère et de l’enfant. De son côté, Lucette n’avait jamais caché à son fils qu’ils devaient beaucoup au directeur des ateliers Oullers-Jousse depuis la mort de Gilbert. Pour cette dernière, rien n’importait plus que l’avenir de son enfant, qu’il puisse être nourri et vêtu correctement, mais aussi qu’il puisse aller en classe pour avoir un avenir. L’instituteur de Julien avait d’ailleurs souligné les prédispositions de ce dernier à l’école, mais le garçon voulait devenir mécanicien, comme son père. Au début, Lucette avait été déçue que son fils ne veuille pas poursuivre davantage ses études, mais devant son obstination, elle finit par céder. Lorsque Adrien apprit par son notaire, ce que souhaitait Julien, il décida de favoriser son apprentissage et le jeune garçon, à 14 ans, reçut donc une proposition pour entrer aux ateliers Oullers-Jousse. Il découvrit aussi ce que représentait ce fleuron lyonnais où l’on fabriquait et réparait des pièces de rechange pour locomotives, voitures et wagons. On y produisait également pour toute la compagnie du Paris-Lyon-Méditerranée, des pièces de matériel fixe, ponts métalliques, plaques tournantes, etc. Et lorsqu’il fallait les entretenir, c’était également les ateliers Oullers-Jousse qui étaient sollicités. Malgré ses trois années d’apprentissage, à tout juste 17 ans, Julien ne pouvait s’empêcher d’être toujours impressionné lorsqu’il voyait arriver de tels engins aux ateliers. Il était fier de participer au remontage de la machine après toutes les innombrables opérations de contrôle et de réparation. Rien ne devait être laissé au hasard lors de l’arrivée d’une locomotive à vapeur pour révision ou réparation aux ateliers.

Le jeune homme passa à nouveau le dos de sa main sur ses yeux. Il faisait très chaud sous l’énorme charpente de fer et de verre et la sueur le gênait pour travailler. Il dénoua le foulard autour de son cou, s’épongea le visage. Il contempla les essieux de la « grosse C », – comme on l’appelait –, dont l’équipe terminait les réglages. Il connaissait désormais la raison de la conception atypiquede cette locomotive, à l’étrave profilée, si caractéristique, qui avait réglé le défaut majeur de pénétration dans l’air des trains des années 1900. Le coupe-vent à l’avant, inventé par les ingénieurs de la compagnie du PLM, avait supprimé le problème d’aérodynamisme auquel la locomotive était confrontée sur la ligne Lyon-Méditerranée. En effet, le vent de la vallée du Rhône ralentissait sa lancée à pleine vitesse, parfois jusqu’à l’arrêt, malgré un régulateur grand ouvert. Pour la compagnie, il ne s’agissait pas de gagner de la vitesse, mais simplement de la maintenir face à un mistral capable de réduire à néant l’effort de traction.La Compound à bec était devenue l’une des locomotives les plus emblématiques au monde par son élégance et surtout ses performances.

Le PLM attendait donc que les ateliers Oullers-Jousse, connus pour la qualité de leur travail de précision, livrent des machines en parfait état. Les différentes pièces étaient réparties entre les équipes spécialisées, dans chaque atelier. La locomotive était d’abord soulevée à près de quatre mètres de hauteur à l’atelier de montage puis transportée dans le vide par les deux ponts transbordeurs jusqu’à la fosse de démontage. Là, elle était emportée à nouveau pour être désossée. Les essieux étaient d’abord ôtés, ensuite la locomotive était emmenée à l’atelier des roues, puis les ouvriers enlevaient l’abri arrière, le cendrier, les tôles formant l’enveloppe de la chaudière, les tuyauteries du tablier, les bielles, les pompes, la timonerie… Enfin, toutes ces pièces étaient déposées sur des plateaux et plongées dans un bain bouillant de lessivage à la potasse.

La chaudière, ensuite, se retrouvait installée sur un wagon spécial qui la transportait à la chaudronnerie de fer pour un grand nettoyage et d’éventuels réparations et remplacements de pièces. C’était sans doute le lieu le plus impressionnant des ateliers, un univers dantesque, tant par le bruit et la chaleur qui s’en dégageaient. Le travail des ouvriers qui travaillaient à la chaudronnerie était l’un des plus pénibles des ateliers. Là, les riveteurs, les « piqueurs de chaudières », comme on les appelait, se tenaient à plat ventre à l’intérieur des cylindres, les débarrassant, à l’aide de marteaux pneumatiques, du tartre et de la rouille qui y adhéraient en plaques épaisses. Une fois décapée et détartrée, la chaudière, presque comme neuve, retournait ensuite à l’atelier de montage, tout comme les autres pièces, où une équipe effectuait les ultimes opérations de remontage. À présent, la locomotive était dans sa dernière phase de vérification, après toutes les innombrables opérations de contrôle et de réparation. Sous le contrôle du chef d’atelier, d’ouvriers spécialisés et avec d’autres apprentis, Julien participait pour la première fois aux travaux de réglage. La machine passait sur les plateaux d’une bascule où les poids étaient répartis sur chaque roue. Après d’autres contrôles, vérifications et essais, la loco, comme on l’appelait familièrement, pourrait ensuite repartir, après avoir été envoyée à l’atelier peinture, à nouveau fringante sur les rails. En attendant, l’opération la plus complexe se déroulait, à savoir la répartition des charges par essieu et les mesures de symétrie. Malgré la concentration que le travail exigeait de lui, l’adolescent se retourna légèrement en entendant des voix qui se rapprochaient. Julien aperçut le directeur accompagné de son fils Émile, qui travaillait désormais à ses côtés et Jules Fourrier, devenu le bras droit d’Adrien depuis la disparition de Fernand Oullers. Les trois hommes s’approchèrent tout en commentant les ultimes vérifications et essais avec le chef d’atelier qui les avait rejoints.Ingénieur diplômé à 24 ans, Émile Jousse déterminait, avec son père et Jules Fourrier, l’organisation du travail et coordonnait l’activité de l’entreprise, du bureau d’études et des ateliers de chaudronnerie, de machines-outils et de fonderie. Les trois hommes observèrent les ouvriers à l’œuvre puis à un moment, Émilese pencha vers Adrien et lui murmura quelques mots.Ce dernier fit un geste d’assentiment. En entendant le jeune ingénieur poser une question au chef d’atelier, Julien comprit qu’il faisait référence à un déséquilibre qu’il avait observé sur les roues du bogie, le chariot sur lequel étaient fixés les essieux. Les ouvriers et les apprentis s’écartèrent tandis qu’Émile et le chef d’atelier examinaient le châssis. Pendant qu’ils s’efforçaient de résoudre le problème d’équilibrage, un peu en retrait, Julien observait du coin de l’œil le fils du patron, penché sur les roues de la Compound. Même si certains reprochaient à Émile Jousse de les prendre parfois de haut quand il s’adressait aux gars des ateliers, la plupart devaient reconnaître qu’il les impressionnait par ses compétences. Julien regarda le profil du jeune ingénieur, soigné de sa personne, le front haut, les cheveux lissés en arrière, la moustache bien taillée. Il se dit que tout le séparait de ce garçon. C’était le fils du patron qui se tenait là, si proche de lui, dans son costume bien coupé, aux chaussures parfaitement cirées, discutant avec Jules Fourrier. Ici personne n’ignorait l’histoire d’Adrien Jousse qui avait été autrefois l’un des leurs. Dans les propos des ouvriers, qui, pour la plupart, n’appréciaient pas les patrons, Julien avait aussi discerné, parfois, une forme d’admiration un peu embarrassée, voire de l’envie, devant le parcours étonnant de l’ancien mécano devenu directeur des ateliers. La mère de Julien ne lui avait jamais caché que son père, Gilbert, dans ses activités syndicales, avait été ouvertement en guerre contre la direction, mais elle lui avait également répété qu’après l’accident qui avait causé sa mort, Adrien Jousse avait été très bon pour eux et que, sans son aide, tous deux auraient fini dans la misère. Le notaire, qui avait rendu visite à Lucette, l’avait expressément demandé : « Monsieur Jousse voulait que les choses restent discrètes. » En plus d’un emploi fourni dans une blanchisserie, la mère de Julien reçut une petite rente mensuelle. Seul Lucien, un ami de son père, ayant jadis travaillé aux ateliers et qui leur rendait parfois visite, savait qu’Adrien Jousse les aidait depuis des années. À chaque fois qu’il pensait à cela, Julien éprouvait un sentiment diffus, de la gratitude mêlée de culpabilité. Mais le jeune homme était pragmatique, il se disait qu’on ne pouvait pas refuser ce que la vie vous offre et qu’il avait bien fait d’accepter de faire son apprentissage aux ateliers. Faire le même métier que son père, qu’il avait si peu connu, c’était ce qu’il avait toujours souhaité. Il regarda à nouveau en direction d’Adrien Jousse. Il aurait presque pu lui serrer la main s’il avait tendu le bras. Mais il savait qu’il aurait été déplacé qu’il le fasse.

À cet instant, il vit le patron s’éloigner et rejoindre son fils. Le problème d’équilibrage semblait réglé. L’adolescent perçut le regard empli de fierté qu’Adrien Jousse posait sur Émile tandis que ce dernier nettoyait soigneusement ses mains graisseuses avec le chiffon que lui tendait un ouvrier. Les trois hommes s’attardèrent quelques minutes dans l’atelier, échangèrent quelques mots avec le chef d’équipe et quittèrent les lieux.

Depuis la disparition de Fernand Oullers, cinq ans plus tôt, Adrien s’était installé dans la grande pièce surplombant les ateliers qu’avait occupée le vieil homme pendant des années. Au début, il éprouvait un sentiment de tristesse lorsqu’il entrait dans la pièce. Il avait l’impression qu’il allait y trouver Fernand, installé dans son fauteuil aux accoudoirs patinés, réfléchissant à une nouvelle machine ou se lamentant sur les exigences de la compagnie. Il se souvenait aussi de leurs discussions, à propos de décisions qu’il fallait ou non prendre. Assis devant le bureau de chêne où le fondateur des ateliers avait passé tant de temps, il avait fini par réaliser que son vieil ami ne reviendrait pas. La mort avait frappé Fernand Oullers alors que personne ne s’y attendait. Le 3 juin 1907, l’industriel s’était levé tôt, comme d’habitude, pour se rendre aux ateliers. Il avait lu les journaux tout en prenant un café dans son bureau puis il s’était entretenu avec Adrien, comme ils le faisaient quotidiennement et qu’ensemble, ils prenaient des décisions importantes pour le fonctionnement de l’entreprise. Lorsqu’il le quitta un peu plus tard, Adrien n’imaginait pas que c’était la dernière fois qu’il le voyait. On trouva en effet Fernand, une heure plus tard, sans connaissance, effondré près de sa table de travail. Mort d’un arrêt du cœur.

Adrien en fut profondément bouleversé. Il éprouvait une affection quasi filiale ainsi qu’une véritable reconnaissanceenvers celui qui, un jour, l’avait appelé pour lui faire cette incroyable proposition qui allait changer sa vie. Un temps pas si lointain. Adrien s’en souvenait avec gratitude doublée d’une certaine nostalgie. Madeleine Oullers, très affectée par la disparition de son père, lui délégua d’abord ses pouvoirs puis au bout de quelques mois, lui proposa de lui vendre ses actions. Elle ne s’était jamais intéressée à l’activité des entreprises et s’en sentait incapable. Avec Adrien, elle savait que l’avenir des ateliers était entre de bonnes mains. Celui-ci accepta donc la proposition de Madeleine. Il sut plus tard qu’elle était partie s’installer sur la côte, dans une très jolie villa sur les hauteurs de Nice, où elle vivait avec une amie. La disparition de Fernand avait marqué les ouvriers. Passé le choc et un certain désarroi, ils comprirent qu’une nouvelle ère s’ouvrait avec Adrien Jousse. Si Fernand Oullers avait créé les ateliers, il incarnait le passé, car il était devenu au fil des ans, plus réfractaire au changement, notamment à l’évolution des acquis sociaux. Le personnel n’avait pas oublié la grève de 1898 et son issue tragique. Adrien, même s’il était devenu lui-même patron, portait dans ses gènes, ce même sentiment qui habitait les ouvriers. Il comprenait les revendications ouvrières sans pour autant les approuver toutes. Pendant les années qui suivirent, il fut seul à diriger les ateliers. Il pouvait compter sur Jules Fourrier pour le décharger de certaines contraintes, mais en réalité, il décidait de tout. Et il y avait du travail. Pour répondre aux évolutions apportées par le nouveau siècle, mais aussi aux exigences de la compagnie PLM pour laquelle l’entreprise construisait à présent presque l’intégralité du parc de traction, celle-ci avait dû régulièrement s’agrandir et adapter ses locaux. Tout comme elle n’avait cessé de moderniser et d’accroître ses équipements de production et de manutention.

Cela correspondait à la personnalité d’Adrien qui, en entrepreneur avisé et ouvert aux techniques, s’était toujours passionné pour la mécanique et la technologie moderne. C’est ainsi qu’en quelques années, l’éclairage électrique, cette nouvelle énergie, fut installé à l’extérieur des bâtiments, et progressivement, tout le site fut équipé. L’éclairage au gaz prédominait seulement à l’intérieur des ateliers. Différents sites furent dotés de nouveaux équipements, tels que les compresseurs d’air à la chaudronnerie qui révolutionnaient le travail. L’air comprimé présentait en effet des avantages de puissance, de maniabilité et de sécurité, car il était notamment utilisé pour actionner certains moyens de manutention comme les palans, mais aussi les marteaux pneumatiques, pour le nettoyage ou la réparation de certaines pièces à l’atelier de chaudronnerie. Adrien avait privilégié l’usage de l’acétylène qui, associé à l’oxygène et comprimé dans des bouteilles, rendait le travail de raccord de deux pièces, bien plus simple et plus rapide, se substituant ainsi au rivetage. Cette vision moderniste favorisait l’image de l’entreprise. Les locomotives Oullers-Jousse étaient régulièrement citées dans le milieu ferroviaire français, désormais convoité pour la puissance et la rapidité des machines, jusque-là chasse gardée des Britanniques et des Américains. Mais, en souvenir de ce qu’il avait accompli entre ces murs, le portrait de Fernand Oullers, créateur de l’établissement, trônait désormais dans le bureau vitré.

Ce matin-là, après qu’il soit remonté de l’atelier de réglage, Adrien se carra dans le vieux fauteuil de cuir, laissa ses pensées vagabonder et un nuage de tristesse les traversa. Fernand lui manquait. Mais il savait également qu’il aurait été fier de lui et de ce qu’il avait accompli. Il ne doutait pas non plus que le vieil homme aurait apprécié d’apprendre qu’Émile épaulait désormais son père. En songeant au jeune homme, Adrien ressentit une bouffée de fierté. Il était très heureux de le savoir à ses côtés. Les choses n’avaient pas été simples depuis sa séparation d’avec Caroline. Il y avait eu tant d’occasions manquées avec cette dernière et puis finalement ce désastre conjugal. Heureusement, il avait rencontré Juliette. Mais il en avait payé le prix fort. Depuis des années, Caroline s’entêtait et refusait le divorce. Rien n’y faisait. Elle lui faisait payer son abandon. C’était sa vengeance. Adrien songea à son fils. La séparation de ses parents l’avait changé. D’exubérant et enthousiaste lorsqu’il était petit, Émile était devenu plus taciturne depuis qu’il vivait avec son père et sa belle-mère. Le jeune garçon s’était plongé dans les études, montrant peu à peu de belles dispositions qui permirent à Adrien d’envisager pour lui l’École centrale des arts et manufactures. Des études qu’il avait brillamment réussies.

Certains souvenirs de sa vie passée venaient parfois tourmenter Adrien. À son grand regret, il avait perdu de vue leurs amis, Robert et Irène Dumont. Peu après sa séparation d’avec Caroline, leurs relations s’étaient peu à peu délitées. Il se doutait que Robert réprouvait son attitude, mais il espérait toutefois qu’ils resteraient amis. Pourtant la vie en décida autrement. La brouille entre Caroline et Irène n’arrangea les choses. Adrien en fut chagriné, car il appréciait beaucoup le couple, mais il comprit aussi que la situation devait les embarrasser et leurs relations s’espacèrent peu à peu. Lorsque Émile obtint son diplôme d’ingénieur, Adrien l’annonça à Robert qui lui répondit gentiment, mais il ne renoua pas pour autant. Quelques mois plus tard, Adrien apprit que le couple s’était envolé pour l’Amérique. Une offre avait été faite à Robert par une compagnie ferroviaire de Boston, qu’il ne sut refuser. Adrien imagina sans difficulté combien le couple se plairait là-bas.

Il alluma une cigarette et songea à ce qui lui faisait le plus de peine même s’il n’en parlait jamais. La perte de ses filles qu’il ne voyait plus. Eugénie, sa grande fille si sérieuse, la petite Marthe qu’il connaissait si peu. Et Louise. Évidemment Louise. Sa Louise. Il revit ses yeux sombres, son visage enfantin et son sourire anxieux, à la fois plein d’espoir et de joie de le retrouver lorsqu’il allait les voir. Au fil du temps, il avait espacé ses visites et puis, progressivement, il cessa de venir. Parce qu’il passait tout son temps aux ateliers, mais aussi, il le savait bien, par lâcheté. Un poing glacé se referma autour de son cœur. Au fond de lui, il reconnaissait qu’il n’avait pas été à la hauteur depuis son départ. Comment aurait-il pu l’être d’ailleurs puisqu’il les avait abandonnées ? Rien ne pourrait jamais rattraper ce qu’il avait fait. Un jour, il avait réalisé qu’il ne pouvait plus supporter de vivre avec Caroline et il les avait sacrifiées. Pourtant, il ne voulait pas y penser. C’est sans doute pour éviter de faire face à leur regard qu’il n’allait plus les voir. Il tira avec amertume une dernière bouffée de sa cigarette. C’était toujours une blessure à vif. Qu’il taisait. Surtout à Juliette qui voulait entendre parler de sa famille le moins possible. C’était un sujet toujours sensible. Leur situation matrimoniale n’était toujours pas réglée et elle le lui reprochait encore. Adrien savait qu’il l’avait déçue. Il leva la tête et constata qu’au-dehors la pluie ruisselait sur les vitres. Il ne fallait pas que Louise sache combien elle lui manquait, songea-t-il, accablé de regrets. Jamais. Il soupira, se leva, s’approcha de la baie vitrée et contempla les ateliers où les hommes s’activaient. Il se souvint que lorsqu’il était descendu dans la matinée, avec Émile et Jules, vérifier les derniers réglages de la Compound, il avait été intrigué par un jeune adolescent, un apprenti, qui ne le quittait pas des yeux. Adrien avait discrètement interrogé Jules sur l’identité du jeune homme, lorsqu’ils s’étaient retrouvés seuls. En apprenant qu’il s’agissait du fils de Gilbert Mallard, il avait mieux compris alors le trouble qu’il avait ressenti en le voyant. Le passé avait ressurgi avec son cortège de souvenirs. La grève douze ans plus tôt, la mort de l’ouvrier ajusteur, mais aussi le départ de Lucien Mignard, éveillaient toujours chez Adrien, regrets et amertume. Et plus encore, une sensation d’échec. Sa volonté d’aider la famille de Gilbert Mallard n’était pas anodine, elle était guidée par une forme de culpabilité, car il avait échoué là où il avait cru pouvoir répondre efficacement. Il savait qu’il n’était pas totalement responsable de ce qui était arrivé. Il avait essayé de dialoguer, sans doute tardivement, mais Fernand avait refusé. Lorsque le drame était arrivé, les ouvriers lui en avaient fait porter, comme au vieil homme, toute la responsabilité. Aussi, avait-il été content d’apprendre que Julien Mallard s’en sortait plutôt bien dans son apprentissage. Le jeune homme lui inspirait un intérêt particulier et il avait bien l’intention de suivre son évolution dans l’entreprise.

Adrien l’ignorait, mais au même moment, Émile avait donné rendez-vous à sa sœur, Louise, dans une brasserie du centre-ville. Le frère et la sœur avaient conservé des relations et se voyaient de temps à autre. Le jeune homme était attablé près de la fenêtre du restaurant lorsqu’il vit apparaître Louise au loin et lui fit signe. Celle-ci pressa le pas, poussa la porte vitrée à tourniquet et le rejoignit. Mince, la silhouette élégante malgré sa mise simple, la jeune fille était jolie, mais semblait l’ignorer. Émile se leva, l’embrassa tandis qu’elle prenait place à ses côtés. Sa sœur portait une robe bleue qui rehaussait l’éclat de ses yeux noisette. Elle avait maigri depuis la dernière fois qu’ils s’étaient vus.

– Tu vas bien ? s’inquiéta-t-il.

Sa sœur poussa un soupir.

– Oui, c’est juste maman qui m’épuise…

Émile se rembrunit. Les années avaient passé, mais à l’évocation de leur mère, la tristesse l’étreignit. Il était un homme à présent, mais il ne parvenait pas à pardonner à Caroline de l’avoir laissé partir.

– Elle ne changera jamais, murmura-t-il.

– Non et c’est de pis en pis, à mon avis, répliqua Louise d’un ton sec en saisissant le menu.

Émile avait souffert d’être séparé de sa mère et de ses sœurs, mais reconnaissait qu’il avait aussi échappé au caractère difficile de Caroline en partant vivre avec Adrien. Ils n’avaient pas eu, non plus, la même existence. Le jeune homme savait bien qu’Adrien avait négligé les trois filles.

– Je compatis, dit-il, en effleurant affectueusement le bras de sa sœur.

Il observait Louise avec une gravité bienveillante, mais elle ne répondit pas et fit mine de se concentrer sur le menu. Dans ce genre de situation, elle devenait si distante qu’il avait l’impression d’être face à une inconnue. En fait, elle lui faisait penser à leur mère en réagissant ainsi, mais il ne le lui aurait jamais dit, sachant combien cela l’aurait contrariée. Il savait les relations houleuses entre les deux femmes.

– Et toi, comment vas-tu ? finit par demander Louise en levant subitement les yeux vers lui.

Au fond, elle s’en voulait d’avoir été si brusque avec son frère, pour lequel elle nourrissait une affection profonde. C’était comme des orages passagers qu’elle ne maîtrisait pas et qui venaient obscurcir son esprit. Son propre tempérament la déroutait parfois. Son frère sourit.

– Ça va, j’aime vraiment ce que je fais aux ateliers. Ce matin, nous avons terminé les réglages sur une grosse C.

– Ah oui, ce sont de belles machines ces locomotives ! sourit-elle.

Elle avait toujours aimé l’univers des trains et elle n’aurait jamais avoué qu’elle enviait parfois secrètement son frère de pouvoir y évoluer.

– Et avec… papa, ça se passe bien ? poursuivit-elle avec un petit air narquois.

– Oui, il a l’air content de mon travail, répondit Émile en jouant négligemment avec le pied de son verre.

À cet instant, le serveur vint prendre leur commande, ce qui évita à Louise de poursuivre sur ce sujet. Émile observa son visage tandis qu’elle levait les yeux vers le garçon. Il ne lui avait jamais dit qu’il avait fait des cauchemars pendant des mois après que leur père l’ait emmené. Il avait fini par éloigner ce chagrin qui l’avait consumé durant des années, tout en gardant de la rancune à sa mère, à laquelle il en voulait étrangement plus qu’à son père. Alors que c’était Adrien qui était parti, qui avait tout bouleversé. En réalité, sans s’en rendre compte, il reprochait à Caroline de l’avoir laissé s’en aller. Il lui rendait visite de temps en temps, mais leurs relations étaient compliquées. Souvent, elle finissait par se mettre à pleurer et cela exaspérait Émile. Mais la seule à n’avoir jamais changé était assise devant lui. Et il ne l’en aimait que davantage pour cela. À chaque fois qu’il voyait Louise, il se sentait moins seul. À cet instant, il aurait beaucoup donné pour faire disparaître cette ombre dans le regard de sa petite sœur. Il se mit à lui parler de banalités pour tenter de la faire sourire.

– J’ai rencontré quelqu’un, murmura-t-elle soudain dans un souffle.

Le visage d’Émile s’éclaira. Une émotion le parcourut.

– Qui est-ce ? Je le connais ?

– Non, comment le connaîtrais-tu ? rétorqua sa sœur avec un sourire mutin.

– Dis-m’en davantage, insista-t-il… C’est sérieux ?

Louise le fixa, un peu décontenancée, croisa et décroisa les mains.

– Je crois. Il me plaît et il est gentil. Il est mécanicien, il conduit des trains.

Émile se mit à rire. Décidément, les trains étaient une histoire familiale. Le visage de Louise s’éclaira, devinant ce qui suscitait l’amusement de son frère.

– Oui, je sais ce que tu penses. Mais le train, c’est un hasard…

Son frère la regarda et sourit.

– Comment s’appelle-t-il ?

– Il s’appelle Jean. Je n’en ai encore parlé à personne.

En l’observant, Émile eut le sentiment de retrouver la petite sœur d’autrefois. Quelque chose le traversa. Il était heureux pour elle.

– Et toi ?

– Quoi moi ? s’entendit-il répondre.

– Eh bien, tu fréquentes quelqu’un ?

– Non… pas pour le moment, répondit Émile en saisissant brusquement son verre pour y plonger ses lèvres.

Louise l’observa, ne dit rien puis se concentra sur son assiette. Un petit silence flotta entre eux.

Son frère regardait silencieusement devant lui tout en buvant une gorgée de vin.

Chapitre II

En 1914, la guerre éclata dans toute l’Europe. Déclenchée le 28 juillet, suite à l’assassinat de l’archiduc François Ferdinand d’Autriche, par un anarchiste serbe, ses causes étaient aussi économiques que politiques. Cela donna ainsi une excellente raison à l’Empire austro-hongrois pour attaquer la Serbie le même jour. Les Serbes voulaient en effet réunir tous les Slaves des Balkans dans un seul et même royaume et récupérer la Bosnie, annexée par les Austro-Hongrois, afin d’avoir un accès à la mer Adriatique. Cet évènement mit en marche un jeu d’alliances politiques vers une nouvelle Guerre mondiale. Dès le 30 juillet, la Russie se mobilisa pour la Serbie. L’Allemagne qui soutenait l’Autriche-Hongrie déclara la guerre à la Russie, puis à la France. Le Royaume-Uni s’engagea ensuite aux côtés de la France. Le 4 août 1914, lorsque les troupes allemandes entrèrent en Belgique, s’ensuivit la bataille des Ardennes. Trente-quatre ans auparavant, presque jour pour jour, la bataille de Sedan avait mis fin à la guerre de 1870. L’histoire se répétait. En ce chaud mois d’août 1914, des milliers de jeunes hommes quittèrent leur foyer, leur bureau, leur boutique, leur atelier, leur ferme et leurs champs pour revêtir l’uniforme de soldat. La plupart des soldats mobilisés avaient entre 17 et 24 ans. Pour nombre d’entre eux, venus de la campagne, cette guerre fut l’occasion d’emprunter pour la première fois le train. Car même s’il avait été utilisé partiellement en 1870, le chemin de fer allait devenir la clé de voûte de l’organisation militaire de cette nouvelle guerre. Le maréchal Joffre le dirait lui-même, « la guerre actuelle est une guerre du chemin de fer. » En effet, différentes lois avaient accordé à l’État français, le droit de réquisition immédiate, illimitée et sans formalités des chemins de fer en cas de conflit, les plaçant automatiquement sous l’autorité du ministère de la Guerre.Un arrêté avait défini le pourtour du réseau des armées qui englobait la totalité de la compagnie de l’Est, l’essentiel des chemins de fer du Nord et une partie du PLM. On utilisa massivement le chemin de fer. C’est ainsi que le matériel et le personnel des réseaux furent rapidement mobilisés et affectés au transport des troupes. Le train achemina également les unités, mais aussi le ravitaillement (vivres, armes, munitions, matériel), à proximité des champs de bataille. Le jeune Julien Mallard fit partie des premiers engagés des ateliers Oullers-Jousse. Un « bleuet » de 18 ans, dont le régiment fut envoyé dans les Ardennes. La première partie du voyage se déroula en train puis il fallut rejoindre à pied la frontière belge, située à 100 km, sous un soleil de plomb.Certains des soldats de la section de Julien succombèrent même d’insolation. Entre le 21 et le 23 août, sur un front d’au moins cent kilomètres, trois armées allemandes et trois armées françaises se livrèrent des combats extrêmement meurtriers. Le 22 août 1914, avec des dizaines de milliers de soldats, comme lui, tout juste mobilisés, épuisés par des jours de marche forcée, Julien avait brutalement connu son baptême du feu. Jamais il n’avait ressenti pareil sentiment. En avançant avec sa section, à travers la forêt des Ardennes, lui et ses camarades avaient les nerfs à vif, tandis qu’autour d’eux, ils entendaient passer les cavaliers Uhlans. Les soldats français n’avaient pas bu ni mangé depuis vingt-quatre heures et à un moment, à l’entrée d’un village, une femme et sa petite fille, sortirent d’une maison et vinrent leur apporter de l’eau. Au mépris de leur vie. Julien, reconnaissant, leur avait demandé comment s’appelait cet endroit. Rossignol, avait murmuré l’enfant avec un sourire timide. Un si joli nom, s’était dit le jeune homme. C’était quelques heures avant que ses camarades soient presque tous massacrés les uns après les autres.Les soldats français s’attendaient à une faible résistance du côté allemand, mais ils déchantèrent rapidement, car l’artillerie cachée dans les fourrés se révéla supérieure et bien plus mobile que la leur. Les cinq escadrons qui se trouvaient à Rossignol attendirent toute la journée un secours qui n’arriva pas. Les unités françaises furent massacrées. Plus tard, les Allemands envahirent Rossignol et achevèrent sans pitié les blessés. À la faveur de l’obscurité, quelques centaines d’hommes, dont Julien, pourtant gravement blessé au bras, purent, par petits groupes, s’échapper et rejoindre les lignes arrière. Le jeune homme fut envoyé dans un hôpital militaire pour y être soigné. C’est là qu’il apprit avec horreur que le lendemain de la bataille, le dimanche23 août, les Allemands avaient incendié le village de Rossignol. Quelques jours plus tard, une centaine d’habitants du village, accusés d’avoir aidé les Français ou tiré sur des soldats allemands, avaient été arrêtés, emmenés pour être fusillés par groupe de dix, le long d’un talus de chemin de fer, dans des conditions particulièrement atroces, les derniers étant obligés de grimper sur les corps des premiers fusillés pour l’être à leur tour. Julien songea à la femme et à la fillette qui les avaient aidés, et espéra, sans trop y croire, qu’elles aient survécu. Bien plus tard, on sut qu’il y eut lors de la bataille de Rossignol, 27 000 hommes tués en cette seule journée du 22 août 1914. Jamais dans l’histoire des conflits européens jusqu’à cette date, autant de soldats n’étaient morts en si peu de temps. Dans la nuit du 23 au 24 août, l’armée française abandonna le territoire belge pour se repositionner en vue de la première bataille de la Marne.Sa blessure au bras ne permit toutefois pas immédiatement à Julien de retourner au combat et il fut soigné dans un hôpital militaire français. Au bout de quelques semaines, presque incrédule, il obtint une permission de vingt-quatre heures. Il retourna à Lyon, revit sa mère et eut le temps de passer aux ateliers pour saluer ceux qui n’étaient pas partis au front. Il fut touché par la joie que manifesta le personnel de l’atelier en le voyant. Adrien, qui s’était joint à eux, comprit en observant le visage d’Émile, combien celui-ci regrettait de ne pas être, lui aussi, dans le feu de l’action. Mais c’était impossible, il le lui avait répété maintes fois, les ateliers avaient trop besoin de bras pour participer à l’effort de guerre, en produisant du matériel et des trains. La guerre faisait tourner à plein régime les ateliers Oullers-Jousse. Wagons, voitures et machines arrivaient régulièrement en très mauvais état. Les ouvriers travaillaient, pas moins de dix à onze heures par jour, pour les réparer. Julien était reparti au front, promettant à tous de revenir, sain et sauf. Certains anciens avaient les larmes aux yeux. En lui serrant la main, Adrien vit quelque chose dans le regard du jeune homme. Il n’aurait su dire quoi exactement. Il semblait tellement différent de celui qu’il avait connu. Julien avait vécu des choses là-bas, sans doute. Adrien le plaignait, si jeune et déjà marqué par les horreurs de la guerre. En apparence indemne, le jeune homme n’avoua jamais à personne qu’il ne dormait plus, depuis des mois, que ses cauchemars étaient peuplés du souvenir de l’horreur vécue à Rossignol, du sang et des cris de ses camarades, de l’odeur des cadavres, des balles qui pleuvaient autour d’eux. Julien voyait souvent le visage de la femme et de la petite fille qui leur avaient donné de l’eau. Elles le hantaient. Et son bras, qui le faisait toujours souffrir, l’empêchait d’oublier. Chaque fois qu’il chargeait son Lebel pour tirer, une douleur vive l’élançait. Alors, il songeait à ses copains de Rossignol et il se disait qu’il était chanceux. Il avait tutoyé l’abîme et il était toujours en vie. C’est pour cela qu’il avait rendossé le lourd barda, chaussé à nouveau ses godillots ferrés et qu’il y était retourné. Depuis la Marne en septembre 1914, les saisons ensanglantées se succédaient. L’utilisation de nouvelles armes très meurtrières, telles que l’artillerie lourde et les obus, transforma très vite ce qui était au début une guerre de mouvement, en guerre de position.

De bataille en bataille, on ne comptait plus la liste de tous ces noms, qui s’allongeait de mois en mois puis d’année en année. Ceux qui revenaient étaient abîmés, mutilés, l’esprit dévoré par les souvenirs d’horreur. L’insouciance d’avant-guerre, le souvenir des dimanches ensoleillés où l’on allait danser dans les guinguettes au bord de l’eau, avaient disparu, remplacés par celui du sang, de la boue et l’angoisse du lendemain. Des jours sans fin où chaque saison se ressemblait. Une guerre qui s’enlisait comme les hommes dans les tranchées. Pourtant, des soldats, il en fallait toujours plus…

Ce jour de février 1916, en franchissant la grille des ateliers, Adrien avait l’air sombre de mauvais jours. Toutes ses pensées étaient tournées vers Émile, qui à cette heure, remontait en train vers les champs de bataille de La Marne. Il avait fini par s’engager à son tour. Son père masquait son anxiété, mais était terriblement inquiet. Il y avait là de l’égoïsme, certes il le reconnaissait, mais c’était plus fort que lui. Le départ d’Émile le déchirait. Il avait lutté depuis le début de la guerre pour le dissuader de partir, mais n’avait pas mesuré à quel point cette situation culpabilisait le jeune homme. Il voulait servir son pays. Il le lui avait répété. Alors qu’ils s’entendaient si bien auparavant, c’était devenu une source de disputes entre eux. « Un jour ou l’autre, il faudra que je parte faire mon devoir », avait-il lancé un jour à son père. « Ton devoir, c’est de servir ton pays et tu es plus utile ici qu’au front », lui avait répondu Adrien, d’un ton plein de colère. Au fond de lui, il ne doutait pas que son fils excellerait comme soldat, mais s’était refusé jusqu’au dernier moment, à le voir prendre un tel risque. Et puis Émile lui avait annoncé, une semaine plus tôt, qu’il avait signé ses papiers militaires, sans l’en informer au préalable, bien sûr. Adrien ne dit rien, mais son visage s’empreint d’une gravité triste et accablée. Il savait aussi, en regardant son fils dans son uniforme de lieutenant, que cette décision lui appartenait, à lui seul, et qu’il ne pouvait plus lui dicter sa conduite. Cela devait finir par arriver. Tous les hommes valides partaient les uns après les autres. Au début, en ١٩١٤, chacun pensait que la guerre serait courte. Les premiers conscrits étaient montés dans les trains, vêtus de leur pantalon rouge garance et de leur redingote bleue, en chantant et en s’apostrophant en riant à la fenêtre des wagons. Se donnant rendez-vous dans une quinzaine de jours, le temps d’infliger une raclée aux Prussiens et récupérer au passage l’Alsace et la Lorraine… Ils étaient partis la fleur au fusil, comme on dit. Le cœur d’Adrien se serra. Depuis deux ans, tant de soldats vivaient au rythme des balles et des obus, de la charge des baïonnettes, dans la boue des tranchées. Il songea au jeune Julien Mallard qui était là-bas depuis le début. Il avait été promu caporal en 1915. Le jeune homme n’avait pas manqué, par sa bravoure, de se distinguer, à plusieurs reprises, d’après ce que lui avait raconté Jules qui avait croisé sa mère. Celle-ci ne vivait que dans l’espoir de quelques lettres. Du courrier qui arrivait parfois des semaines, voire des mois après. Des mots, souvent écrits entre deux batailles, où perçait le besoin de chaleur humaine, des mots, pleins du douloureux quotidien de ces hommes, des lignes griffonnées à la hâte, parfois juste avant la balle fatale. Adrien espérait du plus profond de son cœur qu’Émile, mais aussi Julien, reviendraient sains et saufs de cet enfer. Certaines voix, même si elles étaient clouées au pilori dès qu’on les entendait, s’élevaient toutefois de plus en plus pour dire que toute cette guerre n’avait pas de sens et son utilité ne paraissait plus aussi évidente. On sacrifiait tant de jeunes vies depuis deux ans et tout cela dans quel but, finalement ? Adrien se hissa jusqu’à son bureau, perdu dans ses pensées moroses. Il n’était pas allé accompagner Émile au train, trop contrarié de le voir partir. Il craignait aussi d’être submergé par l’émotion et ne voulait pas le lui montrer, mais il le regrettait déjà. Et s’il ne revenait pas ? En plus, Caroline, en apprenant qu’Émile s’était engagé, avait envoyé à Adrien, une lettre pleine de colère et d’invectives. Comme si cela ne suffisait pas, songea Adrien en soupirant. Il était également préoccupé par l’activité de la compagnie, qui avait été fortement impactée par le conflit. Le début de la guerre avait coïncidé avec l’exposition internationale qui avait débuté en mai 1914, dans le nouveau quartier industriel de Gerland et à laquelle la compagnie du PLM participait, notamment en exposant plusieurs machines. Celle-ci s’était beaucoup impliquée dans les préparatifs de cet évènement d’envergure, mais la déclaration de la guerre y avait mis un coup d’arrêt brutal. Le site fut rapidement converti pour les besoins de l’armée et notamment pour la fabrication d’armement, d’obus en particulier. Afin de contribuer à l’effort de guerre, la compagnie dut ouvrir des voies aux autorités militaires ou à des établissements et des administrations œuvrant pour la défense nationale. Si le trafic traditionnel du PLM diminua fortement, en revanche le transport militaire connut une croissance immédiate due à l’activité des établissements raccordés. Sur la ligne du PLM, plus de 4 000 trains avaient été mis en mouvement, du cinquième au trentième jour de la mobilisation. Certaines gares durent orienter jusqu’à 200 trains par jour. En conséquence, les principales se trouvaient dans un état de gêne permanent, provenant du stationnement des wagons des services de la guerre et des manœuvres nécessitées par la desserte des installations militaires. Cela générait aussi des retards de trains. Cette situation avait poussé les autorités militaires à se tourner vers d’autres modes de desserte. À Lyon, devant la crise des transports et l’engorgement des gares, les arsenaux s’étaient même raccordés au réseau de tramways. Ainsi, en ١٩١٦, des centaines de tonnes de marchandises transitaient sur le réseau urbain de la compagnie des omnibus et tramways de Lyon à destination du parc d’artillerie ou de l’arsenal de Perrache. Ce qui préoccupait Adrien était toutefois d’une autre nature. En effet, hormis les difficultés de circulation, les transports militaires connaissaient des risques supplémentaires dus au transit de matières explosives, considérables en temps de guerre, notamment parce que les transports de munitions avaient beaucoup augmenté depuis plusieurs mois. Un risque qui avait fait l’objet de remarques de la part de l’administration lyonnaise tolérant la desserte d’établissements militaires ou de défense nationale. Lors de l’installation d’un dépôt d’explosifs à Lyon, le gouverneur militaire s’était inquiété de la proximité de grands établissements et des dispositifs arrêtés pour éviter tout accident lors de leur transport. L’embranchement à destination de ce dépôt sillonnait un quartier dans lequel étaient situés un parc d’artillerie, une usine à gaz ainsi que d’importants locaux rassemblant près de 8 000 soldats. La crainte du gouverneur militaire de Lyon était donc justifiée. Des dizaines de tonnes de marchandises, dont des obus, des bombes, et du matériel d’artillerie lourde circulaient en effet depuis ١٩١٥. Il convenait donc d’être vigilant notamment parce que depuis le début de la guerre, de nombreux convois officiels de prisonniers de guerre transitaient par Lyon (opportunément placé sur l’axe d’évacuation privilégié des chemins de fer PLM), sans compter les arrivées de rapatriés isolés ou par petits groupes, les échanges de prisonniers et de blessés de guerre. Comme beaucoup d’autres industriels installés à proximité des voies, Adrien avait été informé de ce risque qui s’accentuait et souhaitait discuter avec les responsables de la compagnie, des dispositifs de sécurité envisagés. C’est dans des moments comme cela qu’il regrettait aussi l’absence de son fils. Émile savait toujours prendre les bonnes décisions. Adrien s’assit lourdement à sa table de travail. Le choix qu’avait fait le jeune homme de s’engager était dicté par l’honneur et l’intégrité. En signant pour servir son pays, il écoutait sa nature profonde. Quelque part, même s’il souffrait de la décision de son fils et de ce qu’elle impliquait, il en éprouvait aussi de la fierté. Émile n’avait jamais supporté la compromission. Adrien se mordilla la lèvre, tout en réfléchissant à ce qu’il allait écrire à la compagnie du PLM. Il prit une feuille de papier, saisit son stylo, dévissa lentement le capuchon. Il savait qu’un courrier ne changerait pas grand-chose, car il connaissait déjà la réponse : « Faites au mieux, Monsieur Oullers. Nous comptons sur votre sens des responsabilités. »

Il secoua la tête avec lassitude, hésita quelques secondes puis commença tout de même à écrire.

Chapitre III

Le cœur de Caroline se mit à battre la chamade. Elle venait enfin de recevoir une lettre d’Émile. La nouvelle de son engagement six mois plus tôt l’avait anéantie. Le destin s’acharnait sur elle, elle avait l’impression de vivre un cauchemar sans fin. « Qu’avait-elle fait pour mériter autant de chagrin depuis des années ? », s’était-elle demandé, sans parvenir à retenir ses larmes, en se disant qu’elle ne reverrait peut-être pas Émile. Elle avait longtemps imaginé qu’Adrien empêcherait leur fils de partir dans cet enfer, mais il n’y était pas parvenu, avait-elle songé alors, avec amertume. Lorsqu’elle l’avait appris, elle écrivit une lettre à son ex-mari, dans laquelle elle laissa libre cours à sa colère et son désespoir. Et s’il lui arrivait quelque chose ? Elle ne le supporterait pas. Elle n’avait jamais accepté le départ d’Émile des années plus tôt lorsque Adrien l’avait emmené en la quittant. L’absence de son fils avait laissé comme une marque au fer rouge dans sa chair. Il lui avait tant manqué toutes ces années. Aujourd’hui il était adulte et elle était si fière de lui, il avait si brillamment réussi. Elle avait regretté bien souvent de ne pas s’être battue davantage pour le garder auprès d’elle, mais à l’époque elle était si désemparée, si fatiguée par sa grossesse et l’abandon d’Adrien, qu’elle avait baissé les bras. Elle rejeta donc toute la responsabilité sur ce dernier, auquel elle ne parvenait toujours pas à pardonner. Elle refusait d’ailleurs de divorcer et n’avait jamais refait sa vie depuis qu’Adrien était parti. Elle vivait désormais seule avec Marthe, dans un petit appartement du quartier des Terreaux. Eugénie était mariée depuis plusieurs années et mère de famille. Juste avant la guerre, Louise avait épousé Jean, un mécanicien des chemins de fer. Depuis quelques mois, le couple habitait à Châlons-sur-Marne, une zone sensible, car tous les trains de munitions et de ravitaillement passaient par la gare, cible de fréquents bombardements. À tel point que l’armée avait décidé de construire une nouvelle ligne stratégique pour contourner la ville et protéger les habitants. De plus, très vite, le mari de Louise, qui était conducteur de locomotive, avait été mobilisé dans les chemins de fer de campagne pour transporter des munitions, des vivres et du ravitaillement sur le front de l’Est.

Les cheveux de Caroline, jadis châtain clair, grisonnaient à présent, encadrant un visage terne aux lèvres pâles. Sa beauté s’était enfuie depuis longtemps, se disait-elle parfois, avec amertume, en jetant un regard dur au petit miroir du cabinet de toilette. Le départ d’Adrien avait tout emporté, même cela. Elle était devenue une femme triste, aigrie. Elle s’assit sur le sofa aux ressorts fatigués et déchira l’enveloppe, fébrilement. Elle avait fait promettre à Émile de lui écrire régulièrement et il avait tenu sa promesse. Elle ne vivait que pour ses lettres, avec l’angoisse au coeur. Ses yeux s’embuèrent en déchiffrant les mots de son fils.

 

« Verdun, 1er août 1916

 

Ma chère maman,

 

J’espère que tu te portes bien. Je t’envoie ces quelques lignes alors que nous étions en avant-poste la nuit depuis plusieurs jours. Il pleut depuis une semaine, sans discontinuer. Je t’écris des abris où nous sommes au chaud et enfin tranquilles. J’ai grandement apprécié la paire de chaussettes chaudes que tu m’avais tricotée. Merci encore pour le colis avec le pâté, les biscuits et l’écharpe. Tu n’imagines pas à quel point ce que l’on reçoit ici nous fait du bien. Sans colis que deviendrions-nous ? Il y a des semaines que je ne me suis pas déshabillé, lavé un peu et je sens terriblement mauvais comme nous tous ici. Malgré tout l’ambiance est bonne, ne te fais pas trop de mauvais sang. Embrasse bien Marthe pour moi ainsi que Louise et Eugénie quand tu les verras.

 

Ton fils qui pense à toi

Au revoir et bons baisers

Émile »

 

Caroline ignorait qu’Émile ne voulait pas l’inquiéter et que les lettres qu’il lui adressait ne reflétaient en rien la réalité de son quotidien dans les tranchées. Les courriers les plus réalistes, les plus douloureux furent ceux que le jeune homme adressait à sa sœur Louise.

 

« Verdun, ١٥ octobre ١٩١٦

 

Ma chère sœur,

 

J’espère que tout se passe bien à Châlons. Je pense souvent à toi. Je me doute que ce n’est pas facile pour toi là-bas, dans cette ville qui est un point de passage important de nombreux trains de munitions et de ravitaillement depuis le début de la guerre et donc une zone à risques pour la population. As-tu de bonnes nouvelles de Jean ? T’es-tu fait des connaissances depuis votre installation ? Ici, le temps est abominable. Nous vivons dans la boue. L’eau suinte dans les abris, mouillant la paille où grouille la vermine. Tous nos effets sont souillés. Nous ne sommes plus que de pauvres loques boueuses et grelottantes depuis des jours et des jours. Le bleu de ma capote est devenu marron, il faut même employer le couteau pour la nettoyer tellement la boue a durci le tissu. Ta lettre m’a fait tant de bien, tu ne peux pas imaginer à quel point le courrier est important ici. Dans cette guerre, nous faisons notre devoir jusqu’à la dernière extrémité. Mais toi, ma chère petite sœur, je le dis à toi seule, pas à papa ni à maman, pour ne pas les inquiéter, sache que je ne suis plus le même homme qu’avant. Le patriotisme qui m’animait n’est plus aussi ardent, même si je continue à vouloir défendre ma patrie. Ici nous sommes tous exténués, usés. Il faut que je me maîtrise afin de rester un exemple pour mes hommes. J’ai besoin de te raconter afin de pouvoir tenir. C’est égoïste, j’en ai conscience, mais tu es la seule à laquelle je puisse me confier. Je ne te cache pas que nous sommes épuisés, physiquement et moralement. Nous avons perdu tellement d’hommes et de camarades ici. Il y a quelque chose qui m’a marqué, dans une tranchée menant au fort de Douaumont, l’un des points forts de la charnière défensive de la région fortifiée de Verdun, que les Allemands occupent depuis février 1916. C’est une image qui me poursuit, celle d’un petit gars, si jeune, dans le boyau de cette tranchée…Ce boyau, aucun Boche ne pouvait le franchir, tous les soldats étaient mitraillés par un petit gars de la classe 16. Un môme d’à peine 19 ans. Il n’en ratait pas un, mais à la fin, il était tellement fatigué qu’il pleurait en tirant. Il a fini par être relevé pour se reposer un peu, mais comme son remplaçant les loupait tous, le pauvre garçon est revenu et a continué sa destruction macabre. Je vois encore son regard rougi par les larmes et l’épuisement. Quand est-ce que tout cela finira ? Tout ce carnage. Il y a eu tant d’horreurs ici, nous avions tous eu le moral au plus bas aussi en juin dernier en apprenant qu’un bombardement allemand avait réduit en cendres une ferme transformée en infirmerie à Fleury-les-Douaumont. Il y avait des gars à nous là-bas, aucun n’en a réchappé. Quand on les a trouvés, ou plutôt ce qu’il en restait, c’était terrible. Ma chère Louise, il y a heureusement des nouvelles qui font du bien. Ici, j’ai retrouvé l’un de nos ouvriers aux ateliers, Julien Mallard, il est devenu caporal puis sergent depuis son incorporation en 14, entre-temps il a reçu la Médaille militaire. Il avait été gravement blessé au bras lors de la bataille de Rossignol dans les Ardennes, mais il s’en est sorti contrairement à tant d’autres. Déjà deux ans qu’il supporte cette horreur. Je suis impressionné, il est si jeune. Cela ne fait que mieux ressortir le courage de ceux qui affrontent cette guerre…

Parfois, je ferme les yeux et je revois les ateliers, les machines, je me transporte dans cet univers ferroviaire que j’aime tant. Je le confie à toi seule, mais cela me manque.

Mais sache que quoi qu’il arrive, j’accepte mon destin comme le jour où j’ai signé pour m’engager. Pour l’honneur. Sans regret, sans tristesse, si ce n’est de ne pas vous revoir. Je sais que j’ai changé ici. On change tous. Mais je vais tenir le plus possible. Ne t’inquiète donc pas, je suis en bonne santé même si je pue et que les poux me courent dessus…

 

Je t’embrasse affectueusement, ma chère sœur, ma chère Louise.

Donne le bonjour à Jean.

 

Écris-moi surtout

Ton frère Émile »

 

Pour la population qui traversait la guerre depuis deux ans, le courrier était devenu essentiel, non seulement pour soutenir le moral des troupes, mais aussi parce qu’une lettre constituait une preuve de vie de l’être cher. Le nombre de morts depuis le début de cette guerre était si grand que la crainte d’une issue fatale étreignait chaque Français. Adrien s’en était voulu d’avoir laissé partir son fils aussi froidement et avait écrit à Émile, peu de temps après son départ, en lui assurant qu’il était fier de lui et qu’il comprenait son choix. Il regrettait de s’être mis en colère, justifiant son attitude par l’inquiétude qui avait pris le dessus lorsqu’il avait appris son engagement. Le jeune homme s’était trouvé rasséréné par cette lettre et les deux hommes avaient retrouvé cette complicité qui les unissait, notamment lorsqu’il s’agissait d’évoquer le travail aux ateliers.

 

« Lyon, ١٧ octobre ١٩١٦,

 

Mon cher fils,

 

Je suis content d’apprendre que tu te portes bien. Je pense à toi et à tous ces malheureux garçons, pris dans cette odieuse guerre qui n’en finit pas. Ton départ a créé un grand vide aux ateliers, même si l’aide de Jules est précieuse.

T’avais-je dit que le PLM, suite à ma lettre concernant mon inquiétude liée au dépôt d’explosifs à Lyon et à l’armement qui transitait par la gare, m’avait dit qu’elle s’en remettait à mon bon jugement ? Cela porterait presque à sourire si ce n’était si alarmant… mais je ne m’en étonne pas et je pense que toi non plus… Il est loin le temps où nous contemplions ces belles Compound et Pacific qui sortaient de nos ateliers. Le matériel nous revient dans un état indescriptible… Si nous pouvons contribuer à ce que ce terrible conflit cesse et que vous reveniez tous en bonne santé, tant mieux.

 

Je t’écrirai plus longuement demain.

 

Je t’embrasse mon cher garçon, prends garde à toi

Ton père Adrien »

 

Dans ses lettres, le père d’Émile racontait le quotidien dans l’entreprise, où en plus de réparer des machines, on fabriquait désormais des obus ou encore des boîtiers de culasse de mitrailleuses. Il ne l’avouait pas ouvertement, mais Émile sentait bien qu’Adrien se désolait de voir ses ateliers devenir une usine