Le goût de la vie - Sylvia Munoz Roux - E-Book

Le goût de la vie E-Book

Sylvia Munoz Roux

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Beschreibung

Le goût de la vie constitue la suite de l’ouvrage Aux marches du palais paru en 2016, premier volet d’une saga qui relate la rencontre entre une jeune femme et son défunt père. La figure paternelle prend la forme d’un arbre afin d’établir une communication avec sa progéniture. Ce livre nous entraîne dans un périple aux confins de l’Indochine, explorant la frontière ténue entre existence et trépas, en vue de dévoiler l’essence authentique de la vie.


À PROPOS DE L'AUTRICE 


Sylvia Munoz Roux tire une grande satisfaction à célébrer la vie, y compris la sienne, qu’elle explore progressivement à travers ses lectures. Son ouvrage intitulé Le goût de la vie se révèle une véritable expérience cathartique qui lui a donné le courage de vaincre ses craintes.

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Sylvia Munoz Roux

Le goût de la vie

© Lys Bleu Éditions – Sylvia Munoz Roux

ISBN : 979-10-377-9919-7

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À nouveau réunis

— C’est un vide.
— Ce n’est pas toi.
— Papa, pourquoi m’imposes-tu ce silence ?
— C’est un silence encore trop bruyant. Cesse de me chercher. Cesse de m’appeler.
— Muy bien ! Te voilà de retour. J’attends que tu m’expédies ton charabia.
— Pourquoi demandes-tu toujours après elle ?
— Tu vois bien que c’est du charabia. Que veux-tu dire par « demander après elle » ? De qui parles-tu ?
— Tu sais bien que je parle de ta mère. Pose-moi donc cette question qui frappe depuis longtemps à l’intérieur de ta tête. À vrai dire, depuis notre première rencontre. Souviens-toi, lorsque l’impossible se dérobe, l’espace du vide peut me conduire jusqu’à toi. Dès lors, notre rencontre a la vocation d’une confidence.
— Comme une croyance ? La conviction que quelque chose d’autre, de je ne sais quoi, nous donne le goût d’une vérité oubliée ? Je ne sais pas papa. Je ne sais plus rien de rien.
— Détache-toi.
— De quoi dois-je encore me détacher ?
— De tes certitudes. Me vois-tu ?
— Mieux, quelques fois.
— Sens-tu l’approche imminente de notre rencontre ?
— Décidément, tu as la foi. Depuis que tu es mort, le Grand t’a transformé en un véritable adorateur.
— Je suis heureux de retrouver ton côté comique.
— Mille excuses Monsieur « MON PÈRE ! » qui êtes aux cieux, que votre règne…

Plus qu’en sourdine.

Chut.

Dire sans mot.

Chut.

— La réponse que l’on reçoit n’est pas toujours celle que l’on attend.
— Je n’ai pas eu de réponse, je l’ai appelée, elle est restée muette.
— C’est faux.
— Je te dis que jamais ma mère n’est venue. Jamais la passerelle n’est apparue, elle n’a jamais parlé à mes incertitudes.
— Je te dis, moi, que c’est faux. Seulement, tu manques d’expérience, et aussi de confiance, et de mémoire.
— J’ai tous les défauts.
— Tu as aussi des vrais…
— Ça commence bien…
— Rappelle-toi, un jour tu l’as implorée fort, très fort dans ta tête. Ton cœur débordait de sanglots. Ton corps était meurtri par son absence. Tu rêvais d’une quelconque manifestation de sa part, tant elle t’occupait. Je me souviens exactement des paroles cachées dans tes pensées.
— Elle n’a rien dit.
— Mais non, rappelle-toi, il y a un détail insolite.
— Lequel ?
— L’effluve volatile qui se répandait dans ta chambre ce jour-là. Ce parfum tendre et doux qui t’a enveloppée c’était elle.
— Le parfum ? Son parfum. Oui je me souviens de son parfum. Elle étendait Coco Chanel et partout dans la maison comme du linge sur un fil, il tournait et se retournait. Il se cachait derrière une porte pour nous renverser dans une valse volubile et inattendue.
— Ce voile parfumé insaisissable c’était elle.
— J’étais comme ivre, je me serais volontiers évanouie en son cœur.
— Tu étais évanouie en elle parce qu’elle s’était dissimulée en toi. Son parfum se déployait telle une onde parcourant ta chambre. C’était elle, c’était sa réponse.
— Elle n’a fait que m’effleurer, je suis totalement inassouvie.
— Que décides-tu ?
— Je ne comprends pas cette question. Que veux-tu me dire ?
— Es-tu convaincue ?
— De quoi devrais-je me convaincre ?
— Qu’il y a d’autres façons de communiquer avec…
— Avec ?
— Tu le sais bien.
— Ah non, je ne sais pas.
— Ne fais pas ta tête de mule.
— Communiquer, dialoguer, échanger, parler, blablabla !
— Je veux te l’entendre dire. Est-ce toi qui me contactes ?
— Peut-être que c’est moi. Peut-être que c’est faux. Peut-être que c’est moi, là, dans ma tête.
— Nous en avons déjà parlé, veux-tu que je me répète ?
— Non, mais s’il te plaît, prononce cet adjectif, moi je n’y arrive pas.
— Pourquoi ?
— Je veux être vraiment sûre que je ne rêve pas. Que je ne suis pas dingue.
— Il y a autant de façons de communiquer, autant de façons de se parler qu’il y a de sensibilités.
— Oui, bien sûr, mais précise le détail qui dégomme…
— Ce n’est plus un secret pour personne.
— Plus encore…
— C’est la conversation subtile de deux êtres, de deux âmes.
— Tu résistes.
— C’est la conversation avec un mort, là, voilà c’est lâché, tu es contente ?
— Ben oui. Comme ça si je suis dingue tu l’es toi aussi.
— À la seule différence, c’est que moi je suis mort, la seule qui pourrait passer pour folle c’est toi !
— Je savais bien que tu finirais par te bidonner.

Terre sans soleil

— Depuis quelques mois, il y a des évènements tragiques en France.
— Tous les jours, partout dans le monde il y a des évènements tragiques.
— Des morts inattendus provoqués par des attentats.
— Il n’y a pas un seul conflit qui épargne les innocents. D’ici on voit bien que ça ne tourne pas rond, que tous les pays sont armés jusqu’aux dents pendant que leurs citoyens sont édentés, affamés, désespérés. Où se trouve la source du cynisme meurtrier ? La source du terrorisme ? Qui accorde les marionnettes qui agissent ? Dans quelles embuscades les puissants de ce monde veulent vous voir tomber ?
— Dans celles qui réveilleront en nous nos instincts les plus indignes et les plus bas.
— Oui.
— Le choix ?
— En partie, oui. Arrivés ici, certains sont stupéfiés par leurs actes.
— Un peu comme si leur logique meurtrière volait en éclat ?
— Oui, ici l’argument de Dieu ne tient pas la route. Dieu ne peut être qu’une expérience d’amour. Ici les limites d’une cause se démontent littéralement. Tous les contrats inventés par les hommes au sujet de Dieu ne résistent pas. Par extension la plupart du temps tu guéris de l’idée d’un Dieu rédempteur et disciplinaire. Dieu est libre, il ne siège dans aucune maison, dans aucun temple ni église, car il joue à cache-cache avec ton abandon.
— Notre abandon ?
— Oui, l’abandon de nos préjugés, de nos intolérances et de toutes les formes d’arrogances.
— Que veux-tu dire exactement ?
— Je veux te dire que les préceptes sont comme des doctrines qui figent les êtres et les arrêtent dans une forme de pensée. Les pensées forment à leurs tours des vibrations, imperceptibles… Pourtant, qui n’a jamais ressenti dans une assemblée une atmosphère lourde, ou des tensions, ou tant d’amour qu’on a envie d’exploser de joie ? Les sons intérieurs se propagent vers l’extérieur.
— Je dois comprendre que nos pensées sont comme une écriture ? Des mots qui formeraient des phrases et qui entreraient en résonance ?
— Oui, tu as trouvé le terme parfait, « des formes et des résonances ».
— Mince alors. Nos pensées sont en mutations vers des formes concrètes ?
— Oui, et elles vont s’imposer par des actes quelques fois tardifs, perdus dans notre histoire personnelle, jaillissant complètement déséquilibrés et inappropriés. Aucun Dieu ne peut répondre à l’adepte qui passe par le sang d’un autre.
— Les Dieux sont sourds aux meurtriers ?
— Oui.
— Les manifestations divines sont liées à la sincérité de l’adepte, à son imploration ?
— Non.
— Comment ça, non ?
— Comment ça ? Parce qu’une prière n’est pas seulement une répétition ou une profusion de mots propulsés dans notre tête ou récitée à haute voix. Le prosélyte est un être aligné à des concepts fermés, n’importe quels dieux s’ouvriraient les veines pour en réchapper. Il est sourd au meurtrier, car le meurtrier n’a pas besoin de lui. Le meurtrier n’a besoin d’aucun médiateur puisqu’il est plein.
— Plein ? De quoi est-il plein ?
— De lui-même.
— Et ça, c’est du lourd ?
— Oui, trop lourd, trop dense, trop fermé. C’est la cuirasse d’inaccessibilité.
— Si je comprends bien ton raisonnement, aucune conviction portée comme une exigence n’entre en contact avec la part divine du monde ?
— C’est mon constat vu d’ici. L’absolu peut nous sembler imperceptible et même quelquefois plus qu’improbable. Pourtant…
— Pourtant ?
— Fut-il tamisé, paraître totalement absent d’un être, il n’est que voilé. Retranché dans sa mémoire initiale.
— Des dispositions inégales ?
— Oui, en chacun de nous.
— Y a-t-il d’autres particularités qui nous éloignent d’un Dieu ou d’une habileté divine ?
— Le talent divin, pourquoi pas ? Je me suis posé la question.
— Encore le choix ?
— Le choix, mais je crois que cela ne suffit pas. Que ce soit ici ou dans le monde apparent, il y a des comportements carcéraux.
— Tu veux dire des conduites qui nous enferment et nous éloignent de l’expérience d’un Dieu ?
— Oui. Tu sais depuis que je suis de l’autre côté du miroir, je me suis aperçu que « Mon Dieu » faisait écho en moi lorsque j’étais dans le plus profond de mes silences mentaux. Lorsque l’éloignement est suffisant, quelque chose d’extraordinaire se passe…
— Dis-moi, je t’écoute Papa.
— C’est à ce moment-là que je me vois le mieux, je vois toutes mes folies, tous mes travers, tout ce qui m’empêche…
— Qu’est-ce qui empêche l’être de sentir son Dieu ?
— Tout ce qui le réduit en esclavage.
— En esclavage de quoi, de qui ?
— Du même tortionnaire.
— Quel tortionnaire ?
— Celui que vous appelez « Mental, Ego », celui qui réduit l’être à la jalousie, l’orgueil, l’avarice, celui qui ne pense qu’à amasser toujours plus d’argent, celui qui n’a rien à faire des autres êtres. Et puis la peur. Celui qui a peur, peur de tout ; on a installé dans sa tête la peur, dans sa chair la peur. Peur de se rebeller contre son oppresseur, souvent c’est un grand moralisateur qui parle l’index levé dans ta direction.
— Nous avons tous nos petites imperfections.
— Évidemment, avec ton humour…
— Il est clair que chacun trouve de bonnes excuses à se retrancher de sa propre responsabilité.
— Les excuses sont comme une insolence à la détresse de l’autre, un imperméable à la compréhension. Arrivés de l’autre côté du miroir, certains résistent et s’accrochent à leurs cauchemars, à leurs certitudes. D’autres se serrent fort et pleurent. L’incertitude a ouvert une brèche dans leur être, la porte s’est entrouverte. Ils sont morts, mais un fragment en eux n’a pas été tué.
— Que veux-tu dire ?
— Je constate que l’imperméabilité de leur raisonnement commence à se fissurer, c’est tout.
— Les divergences ne sont plus vécues comme des profanations ?
— C’est ça, oui. Dieu ne leur apparaît plus comme une connaissance générale portée par l’organisation autour d’une religion. Face à leur mort, ils ont été seuls. Ils ont vu Dieu, car à cet instant précis, dans la plus parfaite des solitudes, ils ont aussi fait l’expérience d’aller seuls en eux. Là, vois-tu, juste à l’intérieur, ils n’ont emprunté aucun Dieu déjà désigné, leur réalisation de Dieu était toute neuve, sans aucun artifice.
— Papa ?
— Oui.
— Tu es là ?
— Oui.
— Tu vas rester ?
— Je reste.
— Ça me fait du bien que tu sois là.
— Es-tu prête ?
— Oui. Je n’attends rien.
— Je me parle et tu m’entends.
— Si seňor.

Espagne

18 ou 19 septembre 1948

— Au village d’à côté, il y a la fête. Une estrade a été fabriquée pour recevoir un orchestre. Le bal nous fera danser jusqu’à la fin du jour. À l’amorce de la nuit, juste après, la buvette fermera. Certains d’entre nous avons reçu une permission de vingt-quatre heures. C’est une chance, parmi les permissionnaires il y a trois de mes amis. Ceux avec lesquels la liberté n’est pas facultative, éventuellement différée, jamais abandonnée. Nous avons soif de liberté. Plus nous subissons de contraintes, plus notre soif augmente. Nous sommes arrivés à la limite de notre supportable.
— C’est quoi la limite d’un supportable ?
— C’est l’autre.
— C’est, quand ton ami veut mourir. Quand tu ne peux plus le retenir. Quand la prison de sa vie a pris toute la place dans son être. Dans sa tête ce n’est plus lui. Tu comprends qu’il est peut-être trop tard, ça ne se voit pas de l’extérieur, mais lui il est mort, un peu.
— C’est un condamné à mort ?
— Tout comme. L’intérieur de sa tête l’accapare tel un bourreau. Par chance ou détermination depuis des mois nous sommes les uns après les autres morts, puis ressuscités par le dévouement et la fraternité que nous partageons. Pendant des mois, nous avons dessiné notre liberté dans les yeux noirs de la nuit. Par bribes murmurées dans le sommeil des dévoués. Comprenant à demi-mot, même des mots tus, tant nous les avons répétés. Notre recours ne sera pas accidentel, il est élaboré jusqu’à sa perfection. Cette permission n’est pas une alternative. Cette permission est un engagement. On nous tend la clef de notre « esquive ». Nous savons qu’il faut faire semblant de partir vers la caserne. Nous savons qu’il nous faut partir avant la fin du bal. Notre mise en scène est parfaite. Nous fondre dans la masse pour mieux nous en séparer. Vers quatorze heures, j’amorcerai le pas avec Lorenzo, suivi une demi-heure plus tard de Pablo et Miguel. Après les rues étroites du village, la cime des arbres se rapproche de nous. La forêt n’est plus très loin. Nos pas s’accélèrent et le village se décolle de nous. Les dernières sentinelles font confiance aux précédentes et nous disparaissons de leur système de visée. Notre subterfuge ne souffre d’aucune accalmie. Nos jambes sont folles, elles sont prises d’assaut par notre résolution. Elles s’envolent et nous guident jusqu’à la fin de l’Espagne.
— La fin de l’Espagne ? À son terminus ? Ça me fait mal, car j’ai l’impression d’entendre plus jamais l’Espagne.
— Non, pas plus jamais l’Espagne. Plus jamais cette Espagne-là. L’Espagne folle des tirants. L’Espagne aux drames dépourvus de démocratie. Je supplie mon Espagne comme un désespéré, qu’elle vienne un jour me chercher pour me restituer la démocratie et la liberté de penser. (Ou de pensée) ! Une pente très abrupte nous freine un peu dans notre progression. Nous sommes contraints d’enfoncer nos chaussures dans les pierres pour réduire notre vitesse et alléger la tension qui brise nos jambes. Nous marchons depuis des heures. Nous grimpons depuis des heures. Nous descendons depuis des heures. Mais où se cache donc la FRANCE promise. Elle est montée sur des rails et au fur et à mesure que nous avançons vers elle, celle-ci recule. La nuit avance plus vite que nous. Plus rien à l’horizon. Même la faim nous a abandonnés.
— Votre idéal vous nourrit.
— Notre idéal prophétise lorsque les mots que j’entends derrière la fin de L’Espagne me sont étrangers. Nous sommes arrivés. Nous sommes arrivés… Nous sommes arrivés, ici c’est le début de la France et je n’ai aucune idée de jusqu’où elle s’étend. Je n’ai jamais vu une carte définissant ses contours. Mon ami Pablo avait reçu d’une lointaine cousine une carte postale représentant la tour Eiffel. Les années en avaient effacé le prestige, mais il la conservait précieusement comme une garantie de réussite. Je m’imaginais presque que nous allions tomber en tête à tête avec ce monument de fer. Pablo précisa que la tour de ferraille se trouvait dans la capitale, à plus de huit cents kilomètres. Le tête-à-tête était terminé. J’étais tellement captivé par notre exploit que j’en oubliais de me sentir idiot.
— Nous sommes arrivés sont les seuls mots qui s’étranglent dans notre gorge, pourtant j’ai l’impression que chacun notre tour nous hurlons ces mots comme pour officialiser notre présence. Pourtant le son tonitruant de notre voix reste à l’intérieur de nous, c’est un son plus qu’inaudible, c’est un son sourd qui nous rend invisibles.
— Qu’as-tu ressenti ? À quoi pensais-tu ? À qui, peut-être ?
— J’avais peur de ressentir quoi que ce soit. Ressentir peut me trahir, me mettre en danger. Comme d’habitude, je dois orienter ma pensée vers mon objectif, lui seul doit m’accompagner. Je m’interdis toutes les liaisons qui me rapprocheraient de mon album familial. Cet album est dévoué à rester uniquement ma force intérieure. Dans quelques jours peut-être je lâcherai un peu de mon obstination pour me perdre une éternité dans l’océan bleu des yeux de ma mère. Mais pas maintenant, sinon…
— Sinon quoi ?
— Sinon je suis foutu. Sinon, je m’applique ma propre sentence, celle qui… Sinon je repars, qui sait ? Il me semble aussi que chacun de nous accompagne son ami ; il est mon ami, je suis son ami. Ensemble, nous changeons la couleur de notre ciel, nous voulons en retirer les gros nuages. De quelle couleur écrirons-nous notre histoire ? Noire, rouge, avec un peu de chance, bleue, la vie n’est-elle pas un défi ? Nous avons passé le pas dans un petit village frontalier, nous devons nous fondre avec la nuit. Pas question de nous mettre en danger. Pas question que les forces de police viennent nous cueillir ici. Pas question qu’on nous renvoie à la case départ. Notre absence au-delà de vingt-quatre heures sera l’aveu de notre désertion, de notre trahison. Autant te dire que pour nous là-bas il n’y aurait plus de ciel du tout. Nous serions vite fait zigouillés, c’est tout. Nous avons de la chance, car le ciel est presque noir, il nous rend invisibles. La lune est aveugle : nous aussi, il nous faut presque marcher à tâtons. C’est quoi ça ? C’est quoi ce mouvement qui nous pousse ? Ça s’appelle comment cette ivresse ?
— L’espoir.
— Oui, l’espoir nous rend euphoriques, mais nous le maîtrisons. Il y a trop de risque. Alors sans nous opposer à lui, juste contigu nous avançons. Derrière quelques rues l’église apparaît, et derrière l’église le cimetière. Pour cette fin de nuit, nous avons trouvé l’hôtel le plus réservé.

Miguel qui ne manque pas d’humour rajoute, « et pourtant il n’affiche jamais complet ».

— Réservé ? Ah ! Si, claro mucha gente pero muy silenciosa !
— Oui, mais Chut, ne crie pas, la nuit doit continuer à nous masquer. Rien ne doit remonter à la surface. Comprends-tu ?
— Dans les bras de la nuit, nous sommes imperceptibles ainsi que toutes les apparences noircissent. Nous faisons la planque avec les morts. Nous nous dirigeons le plus loin possible de l’entrée du cimetière, mais pas non plus dans la dernière allée. La ceinture de pierres qui l’entoure n’est pas très haute, du coup quelqu’un pourrait presque l’enjamber et nous surprendre.
— On ne sait jamais ?
— Oui, il nous faut rester prudents sans paniquer au moindre bruit.
— Vigilant, c’est bien ?
— Oui. Je suis si familier de cette expérience qu’avec le temps je me perfectionne. Nous sommes tous à proximité les uns des autres, couchés entre deux pierres tombales. Le matelas de marbre en quinconce est froid et inflexible, je crois que je n’ai pas connu pire.
— C’est une partie de votre quote-part.
— Le prix à payer ?
— Oui.
— Si c’est le tarif… Ce n’est pas cher. Ce n’est pas cher du tout.
— Mais, tu en doutes n’est-ce pas ?
— Comment se pourrait-il en être autrement ?

La France a tellement besoin de Pablo ?

La France a tellement besoin de Lorenzo ?

La France a tellement besoin de Miguel ?

La France a tellement besoin de moi, de Fédérico ?

— Chut, tu vas réveiller les morts.
— Les morts ? Les morts c’est nous. Morts de trouille. Tellement morts de trouille, que nous en sommes encore plus vivants. Tu vois un peu ce paradoxe ? On sent notre cœur déraisonnable et emporté par le doute. La vie nous apparaît encore plus inhospitalière. Ce cimetière est le nôtre. Nous sommes des résistants à l’oppression, mais c’est un comble de se sentir oppressé ici, dans ce pays libre.
— Il faut autre chose.
— Quoi autre chose ! Que veux-tu dire ?
— Vous avez changé de pays, mais vous êtes toujours captifs. Vous vouliez vous soustraire à la tyrannie, vous la régurgitez encore. Votre libération n’a rien à voir avec la liberté.
— Que manque-t-il encore ?
— Des possibilités vraies, de la confiance, vous manquez de tout cela. Cette puissance-là, vous l’avez laissée en Espagne. Vous pensiez qu’il suffisait de passer la frontière pour effacer le sordide. Il n’en est rien. Alors vous chutez. La liberté se fait la malle. Et vous restez plantés là comme des cons, des mendiants.
— MIERDA, DE MIERDA ! Ça ne t’a pas encore passé d’envoyer dans la figure. Tu crois, toi, que le temps libre étriqué dont on dispose nous permet ce PUTAIN de… DÉTACHEMENT ?
— OLÉ ! Te voilà ressuscité. Il est là ton talent Papa. Elle est là ton aptitude véritable. Les évènements se fâchent contre toi…
— Et l’atlante émerge.
— Oui.
— Nous sommes juste derrière l’Espagne. Des Espagnols en France. Nous sommes en France, mais pas français. C’est un sentiment déconcertant. Miguel se pose la question d’un probable retour. Pablo désapprouve son frère Miguel.
— Tu ne m’avais pas dit qu’ils étaient frères.
— Ils le sont. Miguel a toujours voulu ressembler à son grand frère. Physiquement, ils sont différents. Un amour fraternel les unit comme un couple et l’appel du large les baptise tous les deux. Miguel n’a pas vingt ans. Écrire son histoire ailleurs, pas en Espagne, pas sur des traces folles. C’est l’escapade de tous les dangers, mais ce n’est pas pire que là-bas. Pablo rétorque qu’il n’y a pas pire danger que de se soumettre à un fou. Les gouvernants espagnols sont devenus fous FURIEUX !
— Lorenzo, calme le jeu en disant que tout se fera pas à pas.

Je rajoute avec ou sans humour :

— Dieu est un génie… alors, patientons, écrivons notre suite avec Lui.

— Alors ?
— Alors quoi ? Alors rien. Le dieu de l’Église catholique voudra nous ramener dans son droit chemin. Celui des gentils soumis.
— Et le tien, que dit ton Dieu à toi ?
— Le mien me dit « tire-toi et ne regarde pas en arrière, jusqu’à ta fin reste le plus assidu des mécréants ».
— Jusqu’à ce que je le trouve là, quelque part en moi et nulle part ailleurs. Sur le chemin de mon insolence un jour je l’identifierai.
— Tu as de ces tirades… D’évidence, vous allez faire un beau cadeau à la France.
— Je te vois venir, petite peste.
— Du sang frais dans des bras solides. Une jeunesse vieille de mille histoires et parcourue par un courage sans cesse renouvelé.
— Tu n’as rien d’autre pour remonter le moral ?
— Rien.
— Je n’ai pas envie de dormir. Les autres font semblant. J’ai faim.
— Dans les cimetières, il y a toujours des figuiers à moitié estropiés qui donnent des figues gorgées de sucre.
— Le voilà. C’est insolite autant de figues sur des branches longues et fines comme s’il n’y avait pas de jus à l’intérieur. Il n’y a rien de normal.
— Que dis-tu ?
— Ce figuier, il n’a rien de normal c’est tout.
—  C’est comment normal pour un figuier ?
— Je ne sais pas moi, mais en tout cas pas comme celui-là. Il est maigre, son tronc ressemble à une tige. Une dizaine de branches dissemblables montent ou descendent jusqu’à terre comme pour l’empêcher de s’écraser. Son enthousiasme lui vient de ses fruits. Des figues grosses, presque comme mon poing.
— Presque.
— Je me demande sous quelle influence se trouve cet arbre ? Aucune théorie sérieuse ne vient alimenter mon étonnement. Le tableau reste distrayant. Je dépose les fruits dans un pot de terre vide dans lequel j’ai tapissé le fond et le tour de feuilles du figuier. Mes amis sont vraiment endormis, ou alors ils sont morts. Je les regarde à travers la nuit. J’ai une drôle de sensation tout à coup. Plus qu’endormis, je nous surprends à genoux. En fait de liberté, nous sommes une fois encore à genoux.
— Comme des pénitents ?
— Oui. Nous ne sommes pas en pays conquis. Si la France nous accepte, c’est un honneur qu’elle nous fait.
— Même si, un jour…
— Oui, même quand nous recevrons l’addition pour cet accueil.
— L’humilité n’est pas un accident. Un regard juste sur l’évènement, peut-être.
— Quel autre choix avons-nous ? Leur guerre contre le nazisme allemand s’est terminée il y a tout juste quatre ans.
— Qui a dit « le ventre est encore fécond d’où est sortie la bête » ?
— La bête fait semblant de dormir pour berner les crédules. L’idéal est un masque. La France est notre idéal. Son masque est désormais le nôtre.
— Votre raison vous rendra légitimes.
— Ça coûte cher. Ça coûte la vie…
— Et…
— La raison.
— Le scénario qui vous sauve d’un côté peut vous tuer de l’autre.
— Je dois revenir ici. Ne pas m’éparpiller. Ne pas penser à ce que tu viens de me dire. Loca perdida, revenir à la raison de « maintenant » ! À l’instant. Demain est un autre jour.
— J’espère. En tout cas, je ne renoncerai pas à mon projet. Je ne renoncerai pas à une autre vie, une autre vie que la vie folle. Pour éprouver la liberté j’irai jusqu’au bout… de je ne sais quoi. Je célébrerai tant et tant la liberté qu’elle ne pourra plus se passer de moi. Comme la nuit, je marche à couvert. Camouflé derrière ma respiration apaisée. Puis la nuit se fendille. Doucement, elle fait apparaître les corps tordus de mes amis. Moi je n’ai pas dormi, mais j’ai pu faire taire un temps la bête qui est en moi. Celle qui me ronge le cerveau. Celle-là même qui veut orienter mes images, mes pensées. Elle est capable de me trouver les pires images que puisse porter le monde. Ma tête peut innover sans relâche, elle est folle, aussi folle que le pays que je fuis. D’où sortent-elles ? En boucle sur toutes les chaînes de ma tête.
— De tout ce qui te constitue.
— C’est la joie.
— Aussi.
— Tu en as de bonnes toi !
— C’est ton choix.
— Qui est le couillon qui t’a mis ça dans la tête ?
— Toi.

Lorenzo demande si j’ai préparé le café.

— Sans sucre pour moi, dit-il…

— Et surtout sans café, rétorque Pablo en s’étirant.