Le jour où la Chine va gagner - Kishore Mahbubani - E-Book

Le jour où la Chine va gagner E-Book

Kishore Mahbubani

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Beschreibung

La Chine et l’Amérique ont acquis le statut de puissances mondiales sans rivales. Elles se regardent toutefois avec méfiance de part et d’autre de l’océan Pacifique, communiquent mal et ne manifestent aucune empathie mutuelle. En réalité, explique Kishore Mahbubani dans ce livre, une vaste confrontation géopolitique a de fait commencé entre elles.

L’Amérique est attachée à la liberté, la Chine à l’absence de chaos ; l’Amérique valorise la fermeté stratégique, la Chine la patience ; l’Amérique est devenue une société durablement inégalitaire, la Chine une méritocratie ; l’Amérique a abandonné le multilatéralisme, la Chine s’en réclame.

Diplomate, universitaire et géopoliticien reconnu disposant d’un accès inégalé aux dirigeants chinois et américains, Kishore Mahbubani décrit dans ce livre les lignes de fracture, les risques, ainsi que les forces et faiblesses auxquels sont confrontées dès à présent les deux nouvelles superpuissances de notre monde.

À PROPOS DE L'AUTEUR

 Docteur en philosophie, Kishore Mahbubani, né à Singapour en 1948 dans une famille d’origine indienne, a enseigné quinze ans à l’Institut de recherches asiatiques de l’Université nationale de Singapour et occupé pendant trente-trois ans diverses fonctions diplomatiques pour son pays. Il a vécu dix ans à New York en tant qu’ambassadeur aux Nations Unies et présidé le conseil de sécurité de l’ONU (2001-2002). Il vit à Singapour.

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Seitenzahl: 464

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Couverture

Page de titre

Préface

Kishore Mahbubani nous a habitués à penser, et à nous parler, cash. Et sans aucun doute, comme il le recommande lui-même, sans malice, le présent ouvrage sera « lu attentivement par les penseurs européens ». Ça fait longtemps que l’universitaire, ancien diplomate et géopoliticien singapourien nous alerte — nous les Occidentaux, les Européens — sur les conséquences au niveau mondial de la prodigieuse ascension chinoise depuis Deng Xiao Ping, dont nul n’ignore plus qu’il s’était largement inspiré de la politique de Lee Kuan Yew pour lancer ses zones économiques spéciales autour de la rivière des perles. Et donc Kishore Mahbubani, qui a placé depuis toujours la Chine au cœur de sa réflexion, nous annonce depuis longtemps que la parenthèse occidentale (la « parenthèse », pas la fin du monopole !), va s’achever après plusieurs siècles de domination, et que nous devons, en tout cas nous les Européens, si longtemps fukuyamiesques, l’admettre et surtout nous y préparer. Il serait par exemple absurde à ses yeux que la Grande-Bretagne et la France soient encore membres permanents du Conseil de Sécurité dans une dizaine d’années si, par exemple, l’Inde n’y était pas ! Il y a trois ans, après un long séjour en Europe, il était venu me voir. Je lui ai demandé s’il faisait toujours les mêmes prévisions « Oui, me répondit-il, mais ça va trop vite et j’en suis venu à penser qu’il faudrait une Europe forte pour équilibrer l’actuel système USA/Chine qui évolue vers une tension croissante. C’est dangereux pour les autres de ne dépendre que d’eux. »

« C’est très nouveau de votre part, lui dis-je.

– En effet, je le souhaite maintenant, mais je ne suis pas sûr que l’Europe y parvienne car il faudrait qu’elle décide, 1 : d’un moratoire sur l’immigration et, 2 : qu’elle devienne machiavélienne. »

Je ne commenterai pas ici sa première recommandation. Mais dans sa bouche, la seconde signifie simplement que l’Europe devrait être capable de penser et de défendre ses intérêts à long terme qui ne peuvent plus se confondre totalement avec ceux des Etats-Unis.

Cela étant rappelé, que nous dit de plus et d’important aujourd’hui Kishore Mahbubani ? Deux choses. Que l’endiguement de la Chine qui va être tenté (le concept de l’Indopacifique), Biden poursuivant sur ce point, plus calmement, la politique de Trump, est « irréaliste et qu’il ne fonctionnera pas. » C’est ce que pense aussi Martin Wolf, le grand éditorialiste du Financial Times. La Chine serait trop forte pour être endiguée, en quelque sorte. Mais il défend aussi l’idée originale qu’un vrai choc des civilisations n’est pas fatal entre la Chine et les États-Unis, et qu’une convergence dans la durée est possible (rappelons ici que cela avait été la thèse de Raymond Aron sur les convergences des sociétés industrielles occidentales et soviétiques…). Sauf, reconnaît-il, sur le plan des valeurs où la contradiction est centrale : droits sociaux ou droits des individus ? Pour lui, c’est gérable si l’Occident renonce à imposer ses « valeurs » aux autres. Ce serait réinventer la coexistence pacifique… En tout cas, cela l’amène à penser, et cela nous concerne au premier chef, que l’Europe détient peut-être la réponse pour prévenir cet affrontement, et que le président Macron a raison de se positionner en champion mondial du multilatéralisme, en précisant comme il l’a fait le 4 février 2021, que ce multilatéralisme doit être fondé sur des résultats. La bonne volonté ne suffit pas.

Personne n’imagine une Europe qui ne reste pas l’alliée des États-Unis, même si la forme de ce partenariat doit évoluer et si apparaissent de plus en plus dans d’étonnants sondages d’opinion en Europe des tendances pacifistes, voire neutralistes. Mais une Europe alliée, mais pas alignée, vieille position française, suffisamment sagace pour revigorer le lien transatlantique en tirant part pour cela de certaines des dispositions de la nouvelle administration américaine, tout en s’affirmant, et en maintenant avec la Chine des coopérations diverses et variées, permettraient d’éviter un choix radical, binaire, exclusif et désastreux. Dans quels domaines ? Jusqu’où ? C’est le bon moment pour se poser ces questions car c’est précisément durant cette année, 2021, que les Occidentaux ainsi que le Japon, la Corée, l’Australie ou l’Inde vont débattre, sous l’impulsion américaine, de l’opportunité, de la faisabilité de la politique Indopacifique d’endiguement. Ou des alternatives.

Kishore Mahbubani nous perturbe, mais il nous stimule également, il faut qu’il en soit remercié.

Hubert Védrine

Avant-propos

La géographie est un destin. La démographie aussi, d’une certaine façon.

À partir de là, il est possible de prévoir, avec certitude, quels seront les défis stratégiques auxquels l’Europe sera confrontée dans un proche avenir. La Chine n’en fera pas partie. Elle est trop éloignée de l’Europe, tandis que l’Afrique en est toute proche, en particulier la région troublée de l’Afrique du Nord. D’ici à 2100, dans à peine quatre-vingts ans, la population du continent africain aura dépassé les quatre milliards d’habitants, soit environ dix fois celle estimée de l’Europe à cette date. Les pays européens seront probablement confrontés à une poussée migratoire massive, qui fera surgir des sympathies pour les partis d’extrême droite, à moins que l’Afrique ne se développe économiquement et ne crée des emplois sur son sol. Déjà, la moitié des Africains d’aujourd’hui sont nés au XXIe siècle.

À la toute fin de 2020, l’élection de Joe Biden à la tête des États-Unis a généré une vague d’euphorie sur le Vieux-Continent. De nombreux Européens estiment qu’après quatre ans de présidence chaotique, la « convergence stratégique » entre les États-Unis et l’Europe pourrait refaire surface, comme au bon vieux temps de la coopération transatlantique. La géopolitique est hélas un monde cruel. Le préfixe géo- vient de géographie. Du fait de leur situation géographique spécifique, l’Amérique du Nord et l’Europe sont confrontées à des défis géopolitiques eux-mêmes spécifiques. Il serait fatal pour l’Europe que ses plus perspicaces stratèges n’affrontent pas sans faux-fuyants les questions géopolitiques ouvertes par les XXe et XXIe siècles.

Il est indéniable que les États-Unis ont sauvé l’Europe au moins à trois reprises au cours du XXe siècle : pendant la Grande Guerre, pendant la Seconde Guerre mondiale et pendant la guerre froide. Les menaces du fascisme et de l’impérialisme soviétique, avec leurs milliers de chars et de missiles pointés sur l’Europe, ont engendré une convergence des intérêts des Européens et des Américains. À l’inverse, le XXIe siècle verra se creuser une divergence stratégique entre eux, notamment à cause du retour de la Chine sur le devant de la scène économique. C’est la raison pour laquelle le présent ouvrage doit être lu attentivement par les penseurs européens. Le défi chinois deviendra le principal sujet de discussion, et peut-être de discorde, entre les responsables politiques américains et européens au cours des prochaines décennies. Et comme les Américains, les Européens doivent s’efforcer d’en comprendre la nature.

Un large assentiment règne à Washington sur le fait que la Chine constitue une menace pour les États-Unis. Ce livre explique les forces structurelles profondes qui ont conduit à ce consensus. L’élection de Joe Biden apportera sans aucun doute un changement radical en matière de politique intérieure, mais il en ira très différemment de l’attitude américaine à l’égard des Chinois. Biden et son très francophile secrétaire d’État Antony Blinken se montreront sans doute plus polis que Donald Trump et Mike Pompeo en s’adressant aux dirigeants chinois, mais ni l’un ni l’autre ne pourront se permettre d’être perçus comme « doux » par la Chine, sauf à se voir fustigés par l’establishment de Washington. Le 7 février 2021, le nouveau président a d’ailleurs clairement indiqué que les États-Unis étaient engagés dans une « compétition extrême » avec la Chine.

Malheureusement, les Américains se sont lancés dans cette confrontation géopolitique majeure sans avoir élaboré au préalable une stratégie globale à long terme à l’égard de la Chine. Je peux faire ce constat avec d’autant plus d’assurance qu’il m’a été confirmé par Henry Kissinger en personne lors d’un déjeuner en tête-à-tête à New York, en mars 2018. Il résulte de cette impréparation un clair manque de compréhension de la nature de la menace. La Chine va-t-elle envahir militairement les États-Unis ? Aucun risque. Va-t-elle y soutenir des partis communistes ? Certainement pas. Va-t-elle mettre en péril leur système politique démocratique ? Non plus. Va-t-elle compromettre leur domination mondiale ? Assurément. Elle le fait déjà.

Si le principal danger que la Chine fait courir aux États-Unis concerne leur suprématie, et non le peuple en tant que tel, comment ceux-ci comptent-ils s’y prendre pour empêcher les Chinois de leur ravir la première place ? Dans un article du Financial Times du 3 février 2021, Martin Wolf a répondu à la question de la façon suivante : « De nombreux Américains soutiennent qu’un certain endiguement est possible. C’est là, de fait, un des rares points sur lesquels l’administration de Joe Biden et celle de son prédécesseur pourraient tomber d’accord. » L’argumentation réfléchie de Wolf tend toutefois à prouver que l’endiguement est irréaliste et qu’à ce titre il ne fonctionnera pas. Les Européens devraient en méditer sérieusement les raisons. Wolf fait remarquer « que la Chine est un adversaire beaucoup plus coriace que ne l’était l’Union soviétique en son temps, qu’elle possède à la fois un marché plus dynamique, un secteur technologique plus mûr, une population plus nombreuse, un système politique plus cohérent et un gouvernement plus compétent ». Après avoir souligné la forte intégration globale de l’économie chinoise, il conclut en me citant : « Selon l’universitaire singapourien Kishore Mahbubani, la plupart des États souhaitent entretenir de bonnes relations avec les Américains aussi bien qu’avec les Chinois. Ils ne choisiront donc pas de bon gré les premiers au détriment des seconds. »

Puisque l’endiguement de la Chine ne fonctionnera pas, qu’est-ce qui pourrait fonctionner ? L’Europe détient peut-être la réponse. Si elle veut rembourser sa dette massive à l’égard des États-Unis pour l’avoir sauvée au siècle précédent, elle pourrait le faire en les persuadant d’adopter envers la Chine une stratégie plus avisée, susceptible de favoriser les intérêts à la fois des Américains, des Européens et des Chinois. Cette stratégie à long terme pourrait s’appuyer sur une idée dont le champion mondial est sans conteste Emmanuel Macron. Cette idée est le multilatéralisme.

Le président français a eu parfaitement raison de déclarer, le 22 septembre 2020 : « Le multilatéralisme n’est pas seulement un acte de foi, c’est une nécessité opérationnelle. Aucun pays ne se sortira seul de cette épreuve [du Covid]. La coopération internationale peut être difficile, mais elle est objectivement impérative. » Le 4 février 2021, il ajoutait : « [L]a priorité absolue dans la relation à la nouvelle administration américaine et dans le travail entre les États-Unis et l’Europe est de parvenir à un multilatéralisme fondé sur des résultats. » Dans ce même discours, il déclarait : « Pour moi, il y a deux scénarios différents, qui doivent être exclus. Le premier serait de nous mettre en position de nous allier tous contre la Chine. Ce scénario est le plus conflictuel qui soit. Il est contre-productif, car il inciterait la Chine à renforcer sa stratégie régionale et à réduire sa coopération sur les différentes priorités. Et je crois que cela serait dommageable pour nous tous… » Il concluait par ces mots : « [N]ous considérons la Chine à la fois comme un partenaire, un concurrent et un rival systémique. »

En plus de cette affirmation dénuée d’ambiguïté sur le fait que l’Europe doit travailler avec la Chine, il est également bon que la France continue de soutenir ardemment les accords de Paris sur le climat. Biden, Blinken et John Kerry partagent le constat de la réalité du changement climatique. Il n’est pas moins clair que le combat contre ses effets ne peut réussir que si les Chinois le rejoignent. Heureusement, si l’administration Trump s’est retirée des accords de Paris, la Chine ne lui a pas emboîté le pas. Il existe donc de solides raisons pour développer une coopération multilatérale avec la Chine.

Il ne sera pas facile de persuader Washington d’emprunter la voie du multilatéralisme. Ayant occupé par deux fois les fonctions d’ambassadeur de Singapour auprès de l’ONU (de 1984 à 1989 et de 1998 à 2004), je suis bien placé pour savoir que, depuis Ronald Reagan, les gouvernements américains successifs ont tous cru qu’un système multilatéral onusien affaibli servirait les intérêts américains, puisqu’il ne serait plus en mesure de s’opposer à l’usage unilatéral de la force américaine. Ce point m’a en fait été exposé personnellement par un des directeurs du Conseil pour la sécurité nationale des États-Unis.

Une telle politique pourrait à la rigueur avoir un sens si les États-Unis étaient capables de se maintenir au premier rang indéfiniment. Mais que se passera-t-il lorsqu’ils rétrograderont au second, ce qui se produira probablement dans moins d’une décennie ? Le seul président américain assez courageux pour avoir abordé publiquement cette perspective a été Bill Clinton. Je cite ses commentaires au chapitre 3 de ce livre. Dans un discours prononcé à Yale en 2003, il a déclaré qu’il « voulait construire un monde […] dans lequel les États-Unis ne seraient plus l’unique superpuissance ». Il a en outre suggéré, même s’il ne l’a pas dit explicitement, que la meilleure façon de contraindre (et non pas de contenir) la Chine lorsqu’elle deviendra la première superpuissance est de renforcer les règles et normes multilatérales.

Heureusement, l’Union européenne est la championne du multilatéralisme. C’est pourquoi la France et l’Allemagne se sont efforcées d’empêcher les États-Unis de s’embarquer dans leur guerre désastreuse en Irak. Si l’UE pouvait parler d’une seule voix et amener les Américains à tourner le dos à leur politique d’affaiblissement du système multilatéral onusien, elle aurait largement remboursé les États-Unis pour leur aide passée.

Un retour des Américains au multilatéralisme ouvrirait également la voie à une plus large coopération mondiale, impliquant non seulement l’Union européenne, les États-Unis et la Chine, mais aussi des acteurs tels que le Japon et l’Inde, afin de développer des régions potentiellement troublées, comme le Moyen-Orient, l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne. Ainsi que je l’ai dit précédemment, le plus grand défi stratégique à long terme pour l’Europe viendra de l’Afrique, mais des relations multilatérales pourront contribuer à la construction d’un continent africain plus stable et plus prospère.

La coopération multilatérale pourrait de surcroît aider l’Europe à relever une autre menace majeure : les turbulences des sociétés islamiques voisines. Il ne fait guère de doute que nombre de pays arabes, notamment en Afrique du Nord, peinent à se moderniser et à se développer. Ces sociétés éprouvent des difficultés à modifier les normes religieuses conservatrices qui les régissent, et elles voient apparaître sur leur sol des terroristes, souvent solitaires, dont les actes peuvent avoir des effets dévastateurs, comme la France en a fait trop souvent l’expérience.

Un fait peu signalé est que les États-Unis et la Chine ont tous deux subi un moment « 11-septembre ». Le moment américain est bien connu, et le chinois, qui l’est moins, est détaillé au chapitre 9 de ce livre. Les deux pays ont réagi très énergiquement à ces attaques, les premiers en tuant quelque huit cent mille personnes dans des guerres ouvertes et secrètes dans les États islamiques, la seconde en internant plus d’un million de musulmans dans sa province du Xinjiang. Comme l’histoire nous l’enseigne, la violence se montre toujours incapable de résoudre de tels problèmes. La seule solution consiste à moderniser et développer ces sociétés.

Ces exemples indiquent clairement que depuis que nous vivons dans un village planétaire interdépendant, comme l’a montré la propagation du Covid-19, les grandes puissances, dont les États-Unis, l’Union européenne et la Chine, ont plus de raisons de coopérer que de se concurrencer pour assurer la prospérité de l’humanité et la pérennité de l’ordre global. Le meilleur moyen pour cela est de renforcer le multilatéralisme. L’UE, sous l’égide de la France, peut jouer un rôle majeur pour y parvenir, notamment en minimisant les dommages d’un éventuel conflit géopolitique américano-chinois échappant à tout contrôle.

Kishore Mahbubani

Singapour, mars 2021

Introduction

Une chose est sûre : la compétition géopolitique qui oppose l’Amérique à la Chine va se poursuivre pendant les dix ou vingt années à venir. Bien que ce soit Donald Trump qui l’ait déclenchée en 2018, elle survivra à son administration.

Le président américain a divisé les États-Unis sur toutes ses politiques, sauf une : la guerre commerciale et technologique avec la Chine. De fait, il a reçu un fort soutien bipartisan pour la mener, et un consensus se dégage parmi les Américains pour estimer que la société chinoise constitue un danger. En 2018, le général Joseph Dunford, chef d’état-major des armées, l’a dit sans détour : « La Chine représentera probablement la plus grave menace pour notre pays aux alentours de 20251. » Le document de synthèse de la stratégie de défense américaine pour 2018 affirme que la Chine et la Russie sont des « puissances révisionnistes » qui cherchent à « façonner un monde conforme à leur modèle autoritaire en exerçant leur droit de veto sur les décisions économiques, diplomatiques et sécuritaires des autres nations »2. Christopher Wray, directeur du FBI depuis l’été 2017, a déclaré en février 2018 : « Nous commençons à considérer la menace chinoise comme émanant non seulement du gouvernement, mais de la société tout entière […]. Il faudra lui opposer une réponse de l’ensemble de notre pays. »3 Même George Soros, qui a dépensé des dizaines de millions de dollars pour essayer d’empêcher Trump d’être élu, a fait l’éloge de sa politique chinoise : « La plus grande — et peut-être la seule — réussite diplomatique de l’administration Trump a été le lancement d’une campagne cohérente et authentiquement bipartisane contre la Chine de Xi Jinping. » Il a ajouté qu’il trouvait normal que Trump fasse de la Chine « un adversaire stratégique ».

Dans l’ensemble, l’establishment américain a soutenu la ligne chinoise de Trump, et il est curieux de constater que personne n’ait relevé la grave erreur commise par l’Amérique d’engager une confrontation avec la Chine sans avoir au préalable élaboré une réflexion globale et complète à son égard.

L’homme qui a attiré mon attention sur ce point n’est autre que le docteur Henry Kissinger, un des plus grands esprits stratégiques américains. Je n’oublierai jamais notre déjeuner en tête-à-tête dans une salle privée de son club, au centre de Manhattan, à la mi-mars 2018. Ce jour-là, j’avais craint qu’il n’annule notre rendez-vous en raison de l’arrivée d’une tempête de neige. Il est tout de même venu, et nous avons eu une merveilleuse conversation de plus de deux heures. Pour être tout à fait honnête, il n’a pas dit explicitement qu’une politique à long terme vis-à-vis de la Chine faisait défaut, mais c’est en substance le message qu’il m’a fait passer. C’était également celui de son livre De la Chine4.

À l’opposé, les États-Unis avaient mûrement réfléchi leur décision de se lancer dans la guerre froide. Le maître stratège qui avait conçu cette politique d’endiguement réussie de l’Union soviétique était George Kennan. Sous le pseudonyme de Mr. X, il l’avait exposée pour la première fois dans un texte devenu célèbre publié en juin 1947 dans la revue Foreign Affairs. Celui-ci dérivait d’un télégramme de plus de quatre pages adressé en février 1946 au secrétaire d’État américain depuis l’ambassade de Moscou, où Kennan était chef de mission. L’article lui-même avait été rédigé alors que son auteur occupait la fonction critique de directeur des affaires politiques au Département d’État, laquelle consistait précisément à mettre au point la stratégie à long terme des États-Unis.

Kiron Skinner, professeur à l’université Carnegie Mellon et directrice de ce même service de septembre 2018 à août 2019, a révélé, à l’occasion d’un débat public organisé le 29 avril 2019, qu’en réponse à l’éveil de la Chine, ses équipes s’efforçaient d’élaborer une vision globale susceptible de tenir la comparaison avec celle de Kennan.

Lorsque je travaillais moi-même pour le ministère des Affaires étrangères de Singapour, j’étais également chargé de rédiger des rapports stratégiques pour le gouvernement. Des trois maîtres singapouriens de la géopolitique qu’étaient Lee Kuan Yew, Goh Keng Swee et S. Rajaratnam, j’ai tiré la leçon suivante : la première chose à faire pour concevoir une réflexion à long terme est de se poser les bonnes questions. Si l’on se trompe sur les questions, il est impossible d’obtenir de bonnes réponses. Plus important encore, comme me l’a enseigné Rajaratnam, en formulant ces questions, il est essentiel de s’efforcer de « penser l’impensable ».

Dans cet esprit, je voudrais suggérer les dix grandes questions auxquelles les équipes chargées de la planification stratégique seraient bien inspirées de méditer. Ayant rencontré George Kennan une fois dans son bureau de l’Institute of Advanced Study de Princeton, à la fin des années 1990, je suis persuadé qu’il n’aurait pas désavoué la confrontation directe avec des problèmes de cette nature, surtout les plus difficiles.

Dix grandes questions

1. À la fin du second conflit mondial, les Américains détenaient environ la moitié du PIB de la planète, alors qu’ils ne représentaient que 4 % de sa population. Jamais, durant toute la guerre froide, le produit intérieur brut de l’Union soviétique n’a pu rivaliser avec celui de l’Amérique, n’atteignant à son apogée guère plus de 40 % de celui-ci5. Le PIB américain sera-t-il devancé par celui de la Chine dans les trente prochaines années ? Et, si oui, quels changements stratégiques l’Amérique devra-t-elle opérer lorsqu’elle ne sera plus la première puissance économique ?

2. La préoccupation principale du gouvernement devrait-elle être d’améliorer les conditions de vie de ses 330 millions de citoyens ou de préserver la suprématie des États-Unis sur le système international ? En cas de contradictions entre les objectifs de maintien de l’hégémonie mondiale et de mieux-être de la population, lequel devrait être prioritaire ?

3. Pendant la guerre froide, les lourdes dépenses d’armement américaines s’étaient révélées judicieuses, puisqu’elles avaient contraint l’Union soviétique, aux moyens plus modestes, à les égaler. En fin de compte, cela avait contribué à la faillite de l’Union soviétique. La Chine a tiré les leçons de cet effondrement en maîtrisant ses budgets de Défense et en se concentrant sur le développement économique. Est-il sage pour l’Amérique de continuer à investir massivement dans sa machine militaire ? Ou devrait-elle plutôt réduire ce fardeau ainsi que son implication dans des conflits coûteux à l’étranger au profit de l’amélioration des services sociaux et de la réhabilitation des infrastructures nationales ?

4. L’Amérique n’a pas gagné la guerre froide seule. Elle a constitué des ententes avec ses partenaires occidentaux de l’OTAN et cultivé des liens de proximité avec des pays en développement tels que la Chine, le Pakistan, l’Indonésie et l’Égypte. Pour préserver ces rapprochements, elle a ouvert son économie et a généreusement dispensé son aide. L’administration Trump a opté pour la stratégie America First et menacé d’une hausse des droits de douane les Européens et les Japonais, pourtant ses principaux alliés, ainsi que certains de ses amis du tiers monde, au premier rang desquels les Indiens. Les États-Unis pourront-ils former une solide coalition globale pour contrebalancer la Chine s’ils s’aliènent leurs partenaires ? Leur décision de se retirer du PTP (Partenariat transpacifique) constitue-t-elle un cadeau géopolitique à la Chine ? Celle-ci a-t-elle déjà monté une opération préventive contre une tactique d’endiguement en s’engageant dans des accords inédits avec ses voisins par le biais des « nouvelles routes de la soie » ?

5. L’arme la plus puissante que les États-Unis peuvent actionner pour faire rentrer dans le rang alliés comme adversaires et les disposer à leurs ambitions n’est pas la force militaire, mais le dollar. La monnaie américaine est devenue si incontournable dans les échanges commerciaux à travers le monde qu’elle tient le rôle de bien public global dans une économie elle-même globale et interdépendante. Dans la mesure où les banques et autres sociétés financières étrangères se voient dans l’impossibilité de s’affranchir du dollar, les Américains peuvent se prévaloir de l’effet extraterritorial de leurs lois intérieures pour imposer de gigantesques amendes aux institutions qui enfreignent les embargos dont ils frappent certains pays. La Corée du Nord et l’Iran, pour ne citer qu’eux, sont contraints de s’asseoir à la table des négociations en raison des pressions écrasantes qui s’exercent sur eux. Celles-ci fonctionnent évidemment mieux lorsqu’elles sont soutenues et approuvées par des organismes multilatéraux tels que le Conseil de sécurité des Nations unies, dont les décisions ont force exécutoire pour les États membres. Sous l’administration Trump, les États-Unis sont passés de sanctions multilatérales à des sanctions unilatérales et ont en quelque sorte militarisé le dollar pour menacer leurs adversaires. Est-il raisonnable d’instrumentaliser un bien public global à des fins unilatérales ? À l’heure actuelle, il n’existe pas de solution de rechange au dollar. Est-ce que ce sera toujours le cas ? N’est-ce pas plutôt un talon d’Achille de l’économie américaine que la Chine sera en mesure de cibler et d’affaiblir ?

6. Dans le cas de Kennan, il était vital pour la réussite de la stratégie antisoviétique de diffuser l’image d’une Amérique florissante, à l’énergie spirituelle inaltérable6. Le politologue Joseph Nye a appelé cela le soft power. Entre les années 1960 et 1980, l’usage de cette « puissance douce » a littéralement explosé. Après le 11 septembre 2001, les États-Unis ont non seulement violé les conventions internationales en matière de droits de l’homme, mais sont devenus le premier État occidental à réintroduire la torture. Leur soft power a considérablement décliné, en particulier sous l’ère Trump. Le peuple américain est-il prêt à consentir les sacrifices nécessaires au rétablissement du rayonnement américain ? L’Amérique peut-elle gagner la bataille idéologique contre la Chine si elle est perçue comme « normale » et non plus « exceptionnelle » ?

7. Le 9 mai 2019, le général H. R. McMaster, conseiller du président Trump pour la sécurité intérieure de 2017 à 2018, a déclaré, lors d’un débat de la fondation caritative Aurea des époux Munk, qu’au bout du compte le conflit sino-américain se ramenait à la lutte entre « des sociétés libres et ouvertes et des systèmes autoritaires fermés7 ». S’il voit juste, toutes les nations libres et ouvertes devraient se sentir elles aussi menacées par le parti communiste chinois. Parmi les trois démocraties les plus peuplées au monde, deux sont asiatiques, l’Inde et l’Indonésie, et ni l’indienne ni l’indonésienne ne se croient mises en péril par l’idéologie chinoise. Il n’en va pas autrement de la plupart des États européens. Contrairement à l’Union soviétique, la Chine ne cherche pas à contester ou disputer la philosophie américaine. En assimilant les nouveaux défis qu’elle pose à ceux de l’ancienne Union soviétique, les États-Unis commettent l’erreur stratégique classique consistant à conduire les guerres du futur avec les idées du passé. Les Américains sont-ils en mesure de concevoir des cadres d’analyse originaux leur permettant de saisir l’essence de la compétition engagée avec la Chine ?

8. Dans les grands conflits géopolitiques, l’avantage va toujours à la partie capable de rester rationnelle et sereine plutôt qu’à celle qui ne parvient pas à dominer ses émotions, qu’elles soient conscientes ou non. Comme le fait sagement remarquer Kennan, la « perte de sang-froid et de maîtrise de soi » est en soi un gage de faiblesse. Les réponses de l’Amérique à la question chinoise sont-elles sous-tendues par la raison ? La psyché occidentale a longtemps entretenu une sourde frayeur à l’égard du « péril jaune ». En rappelant que le conflit avec la Chine s’adressait à une puissance « non-caucasienne », Kiron Skinner a mis le doigt sur un motif sous-jacent des réactions émotionnelles envers la Chine. Dans un environnement aussi politiquement correct que celui de Washington, est-il possible de prendre en compte une donnée véridique, quoique incorrecte, sans se voir cloué au pilori ?

9. Sun Tzu, l’un des plus grands théoriciens chinois de la pensée stratégique, a livré ce célèbre conseil : « Qui connaît l’autre et se connaît en cent combats ne sera point défait ; qui ne connaît l’autre mais se connaît sera vainqueur une fois sur deux ; qui ne connaît pas plus l’autre qu’il ne se connaît sera toujours défait8. » L’Amérique est-elle vraiment au fait de son ennemi chinois ? Plus précisément, ne commet-elle pas une grave erreur de perception en considérant le PCC comme un « parti communiste chinois » ? Cela impliquerait que l’âme du PCC soit ancrée dans ses origines marxistes-léninistes, alors que la plupart des observateurs asiatiques objectifs estiment qu’elle s’enracine dans l’histoire de la Chine. Le PCC fonctionne en fait comme un « parti de la civilisation chinoise ». La tâche la plus importante à laquelle doit se confronter toute pensée stratégique est de pénétrer l’esprit de l’ennemi. À titre de test, il serait intéressant de se demander quelle proportion de l’esprit d’un dirigeant chinois quelconque se soucie de l’idéologie communiste et quelle autre du riche passé de la Chine. La réponse surprendrait probablement de nombreux Américains.

10. Dans son livre De la Chine, Henry Kissinger souligne que la réflexion stratégique chinoise s’inspire du jeu de go, en chinois weiqi (围棋), non des échecs. Sur l’échiquier, les joueurs cherchent le chemin le plus court pour capturer le roi adverse. Dans le go, l’objectif est d’accumuler petit à petit des avantages afin de faire pencher la balance en sa faveur par une vision à long terme plutôt que par des gains rapides. Lentement et patiemment, la Chine a-t-elle pris possession d’actifs qui font pencher la balance en sa faveur ? Il est intéressant de noter à cet égard que les États-Unis ont essayé à deux reprises de contre-carrer des velléités chinoises de se doter d’atouts majeurs à long terme. Ils ont échoué dans chaque cas. Le premier s’est produit lorsque l’administration Obama a voulu interdire à ses alliés de rejoindre la BAII (Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures), lancée par la Chine en 2014-2015. La seconde a correspondu à la tentative du président Trump d’empêcher ces mêmes alliés de s’impliquer dans les « nouvelles routes de la soie », également initiées par les Chinois. Les États-Unis mettent-ils de côté suffisamment de ressources pour la compétition à long terme ? La société américaine possède-t-elle la force et l’endurance requises pour rivaliser avec la Chine à une telle échelle de temps ?

Poser des questions de ce type conduit à stimuler la réflexion géopolitique, à penser l’impensable, à disséquer et comprendre les nombreuses dimensions du conflit américano-chinois qui va occuper les devants de la scène au cours de la prochaine décennie. Ce livre cherche à promouvoir une analyse lucide et rationnelle sur ce sujet naturellement complexe et fluctuant.

Le problème fondamental auquel toute visée stratégique est confrontée avant d’opter pour une vaste épreuve de force concerne les risques encourus. Pour le dire vite, l’Amérique peut-elle perdre ? Cette idée semble inconcevable, au physique autant qu’au moral, tant la nation américaine se considère comme la plus puissante d’entre toutes. Depuis plus d’un siècle, son économie, et par voie de conséquence son armée, l’emporte en puissance sur le reste du monde. Cumulant l’avantage naturel d’occuper un continent à la fois peu peuplé et riche en ressources avec l’inventivité et la vigueur de ses institutions — en particulier le marché, l’État de droit et l’Université — et de ses citoyens, elle s’est convaincue qu’aucun autre pays ne pouvait ne serait-ce qu’approcher son ingéniosité et sa productivité.

Au plan moral, les Américains ne peuvent imaginer qu’une société aussi libre et ouverte que la leur, la démocratie la plus robuste de la planète, puisse perdre la bataille contre un régime communiste fermé tel que celui de la Chine. Ils sont enclins à penser que le bien triomphe toujours du mal et qu’aucun système politique ne peut rivaliser avec celui conçu par les pères fondateurs de leur république. Cela peut expliquer, au moins en partie, la diabolisation croissante des Chinois à laquelle nous assistons depuis quelques années. Plus les Américains les perçoivent comme des agents du mal — en raison notamment de leur incapacité persistante à s’éveiller à la démocratie —, plus il leur est facile de croire qu’ils finiront par en venir à bout, quelle qu’en soit la probabilité.

L’Amérique s’enorgueillit à bon droit de sa rationalité. Héritière de la grande tradition civilisatrice fondée sur la raison et la logique, elle a assis sa domination sur la révolution scientifique qui a nourri la créativité occidentale. Avec son marché dynamique, ses universités parmi les plus prestigieuses et ses élites les plus éduquées au monde, elle a supposé qu’aucune nation ne pouvait lui faire ombrage dans les domaines clés de la puissance économique et militaire, du génie intellectuel et de la supériorité morale.

Les États-Unis présument à tort que, dès lors qu’ils ont donné naissance à la société la plus ouverte de la planète, différents mécanismes les alerteraient si leur pays devait prendre un mauvais tournant. Force est de constater que cela ne s’est pas produit au cours des dernières décennies. La plupart des Américains ignorent que le revenu moyen de la moitié d’entre eux n’a cessé de reculer depuis trente ans9. Cela n’est pas dû à un mauvais tournant. Comme ce livre le montrera, les États-Unis se sont délibérément éloignés de certains des principes clés qui régissaient la justice sociale. Dans le domaine de la philosophie politique et morale, le plus grand esprit américain de l’époque récente a été John Rawls († 2002). Dans son travail, il a cherché à s’inspirer des penseurs européens dont les pères fondateurs des États-Unis s’étaient nourris. Malheureusement, bien peu d’Américains mesurent à quel point leur pays a tourné le dos à certains de ses principes les plus sacrés.

Dans le même ordre d’idée, peu d’entre eux semblent avoir pris conscience que la planète a radicalement changé depuis l’apogée de la puissance américaine, dans les années 1950. En 1950, le PIB des États-Unis représentait, en parité de pouvoir d’achat, 27,3 % du PIB mondial, et celui de la Chine seulement 4,5 %10. À la fin de la guerre froide, en 1990 — moment triomphal —, il en représentait 20,6 %, et celui de la Chine 3,86 %. En 2018, il ne s’élève plus qu’à 15 % du PIB mondial, et celui de la Chine à 18,6 %11. Sur une question capitale, l’Amérique n’occupe déjà plus que la deuxième place.

Plus grave encore, le contexte global dans lequel la rivalité américano-chinoise se joue désormais est aux antipodes de celui de la guerre froide. La terre est devenue si complexe que le maintien du rang des États-Unis, sans être impossible, paraît improbable, surtout s’ils demeurent incapables de s’adapter à la réalité.

En matière de dynamisme civilisationnel, une sorte d’équilibre historique semble à nouveau s’opérer. Pendant plus de deux cents ans, l’Ouest a largement surpassé le reste du monde, au point de renverser la situation antérieure. De l’an 1 jusqu’en 1820, en effet, la Chine et l’Inde venaient en tête des grandes puissances et les deux siècles écoulés font figure d’anomalie en comparaison.

L’une des raisons pour lesquelles les pays occidentaux n’occupent plus la position dominante tient à ce que les autres ont appris à leur contact, en particulier en termes de bonnes pratiques économiques, scientifiques et technologiques. En conséquence, alors que l’Occident, et notamment l’Europe, montre des signes d’épuisement, d’indolence ou d’apathie, d’autres amorcent leur réveil. De ce point de vue, les sociétés humaines ne se comportent pas différemment des organismes vivants : elles évoluent en cycles. La Chine a connu bien des vicissitudes. On ne devrait pas s’étonner qu’elle recouvre à présent sa puissance. Durant plus de deux millénaires d’existence, elle a développé une forte carapace civilisationnelle. L’historien singapourien Wang Gungwu, grand spécialiste de la Chine, a fait observer que si le monde a vu naître et disparaître quantité de civilisations au cours du temps, la seule à s’être effondrée en quatre occasions puis à s’être relevée chaque fois est la chinoise. À ce titre, la Chine a fait preuve d’une résilience exceptionnelle. Le génie de ses différents peuples force l’admiration. À l’aune des deux derniers siècles, les Chinois estiment que les quelque trente années endurées sous la férule du PCC restent les meilleures qu’ait connues leur pays depuis son unification par l’empereur Qin Shi Huangdi, en 221 av. J.-C. Pendant l’essentiel de ces deux millénaires, le vaste réservoir de cerveaux disponibles dans la population chinoise n’a pu être exploité du fait du système impérial. Pendant les trois décennies écoulées, en revanche, ce réservoir a pu être, pour la première fois de l’histoire, pleinement mis à profit — et à une échelle massive. La confiance des Chinois dans leur culture, qui les habite depuis des siècles, combinée à ce qu’ils ont appris au contact des Occidentaux donnent à leur civilisation la vigueur toute particulière qu’elle manifeste aujourd’hui. Jean Fan, un psychologue sino-américain de l’université Stanford, a livré les observations suivantes après avoir visité la République populaire en 2019 : « La Chine change. Profondément, intimement, rapidement. Sa mue paraît presque inimaginable tant qu’on ne l’a pas vue de ses propres yeux. À rebours de la stagnation américaine, la culture, les représentations et le mental du peuple chinois se transforment à un rythme effréné — la plupart du temps pour le meilleur12. » Si l’on pouvait mesurer la force et la résilience relatives des différentes sociétés humaines à partir de leurs performances réelles depuis deux mille ans, la Chine aurait de grandes chances de se classer première. L’extraordinaire vitalité des Chinois n’est toutefois pas sans égale. D’autres civilisations asiatiques profitent tout autant du partage par l’Occident de ses connaissances et de son expérience du monde13.

Je puis avancer sans risque de me tromper que la dynamique à l’œuvre dans de nombreuses sociétés asiatiques résulte d’une bizarrerie. J’entretiens des relations culturelles avec toutes sortes de sociétés d’Asie, où vit la moitié de l’humanité, depuis Téhéran jusqu’à Tokyo. Je suis né à Singapour en 1948 de parents hindous originaires du Sindh, la province la plus méridionale de l’actuel Pakistan. De ce fait, je suis relié aux centaines de millions d’hindous d’Asie du Sud. Les neuf dixièmes des États du Sud-Est asiatique partagent ce socle culturel indien. Chaque fois que j’assiste à une représentation d’épisodes du Ramayana ou du Mahabharata — qui font partie intégrante de mon enfance — dans une ville quelconque de cette région, je ressens mon puissant attachement envers eux. Plus de 550 millions de personnes vivent dans cet espace indianisé. Mes parents ont quitté le Pakistan en 1947 après la douloureuse partition entre une Inde hindoue et un Pakistan musulman. Enfant, j’ai appris à lire et écrire la langue sindhi, avec son alphabet perso-arabe. Mon nom, Mahbubani, provient du mot arabo-persan mahboob, signifiant « bien-aimé ». C’est pourquoi quand je me rends dans des sphères culturelles arabes ou iraniennes, je ressens également un puissant lien avec elles. Lorsque je visite des temples bouddhistes en Chine, en Corée ou au Japon, j’éprouve tout autant le poids des affinités. Le bouddhisme, qui s’enracine dans l’hindouisme, est originaire de l’Inde. Dans ma jeunesse, ma mère m’emmenait prier dans des temples bouddhistes aussi bien qu’hindouistes.

Ces attaches personnelles avec un éventail extrêmement large de sociétés asiatiques, ajoutées à mes dix années de carrière d’ambassadeur à l’ONU (Organisation des Nations unies), m’ont convaincu que la texture et la chimie des relations internationales ont elles aussi changé d’une manière que la plupart des Américains ne soupçonnent pas. L’ONU compte cent quatre-vingt-treize États membres. Une simple question à se poser serait de savoir quel pays, de la Chine ou des États-Unis, avance dans la même direction que la majorité des cent quatre-vingt-onze autres.

La plupart des Américains tiennent pour acquis que les politiques et ambitions américaines à l’étranger sont naturellement en harmonie avec celles des autres peuples de la terre pour la seule raison qu’ils y ont exercé leur hégémonie pendant des décennies. Après la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont effectivement défini les grandes orientations de l’ordre international libéral (qui devrait plus justement s’appeler l’« ordre international réglementé »). Les principales organisations multilatérales globales, telles que l’ONU, l’OMC (Organisation mondiale du commerce), l’OIT (Organisation internationale du travail), le FMI (Fonds monétaire international) ou la Banque mondiale, ont toutes été créées au temps de l’apogée de la puissance américaine, dont elles reflètent les valeurs. En termes d’identité culturelle, elles trahissent une orientation occidentale, et non asiatique ou chinoise. Pourtant, bien qu’elles consacrent les priorités de l’Ouest, elles ont vu l’Amérique s’en éloigner au cours des dernières années, au moment même où le reste du monde, et notamment la Chine, s’en rapprochait.

En résumé, rien n’est moins sûr qu’une victoire de l’Amérique. La Chine a autant de chances d’exercer une influence prépondérante à l’échelle mondiale. En fait, quantité de gouvernants et d’observateurs avisés de pays stratégiquement sensibles se préparent déjà à une conjoncture où la République populaire se trouvera aux avant-postes.

Néanmoins, tout comme les Américains se sont lourdement trompés en considérant le succès comme allant de soi, les Chinois commettraient la même erreur en leur emboîtant le pas. Malgré leurs importants avantages de taille et de résilience, les Chinois se méprendraient en sous-estimant les puissants atouts des États-Unis. Ces dernières années, la Chine a payé au prix fort son arrogance malavisée après la crise financière globale des années 2008-2009 — laquelle devrait plus justement s’appeler la « crise financière occidentale ». À l’époque de la faillite de Lehman Brothers, l’économie américaine tant vantée semblait au bord de la rupture. Les Chinois se sont autorisés à tort des jugements condescendants sur les États-Unis. Dix ans plus tard, ceux-ci ont rebondi.

Si j’étais un haut dirigeant chinois conseillant le président Xi, je l’encouragerais vivement à surestimer, plutôt que sous-estimer, le génie américain. Et s’il m’était demandé de soumettre un mémorandum sur les forces américaines, je rédigerais la note suivante :

MÉMORANDUM POUR SERVIR AU CAMARADE XI JINPING EN PRÉVISION DE LA GRANDE CONFRONTATION AVEC L’AMÉRIQUE

1er janvier 2020. L’année 2040, dans vingt ans, marquera le bicentenaire de la période la plus humiliante de l’histoire de la Chine. Les Chinois avaient été contraints par les Britanniques d’accepter l’opium comme mode de paiement de nos précieuses ressources en thé. Ainsi que l’a dit le camarade Xi, « la guerre de l’opium de 1840 a plongé la Chine dans les affres de crises intérieures et d’agressions extérieures ; le peuple, ravagé par les combats, a assisté à la destruction de sa patrie et a vécu dans l’indigence et le désespoir14 ». Nous étions faibles. Nous avons souffert cent années d’humiliations jusqu’à ce que le président Mao, depuis le balcon de la Porte de la Paix céleste, le 1er octobre 1949, proclame l’avènement de la République populaire de Chine par ces mots : « Le peuple chinois s’est levé.15 »

Aujourd’hui, nous sommes forts. Personne ne peut plus rabaisser la Chine. Nous sommes bien engagés dans la voie de la renaissance nationale. Dès l’ouverture du XIXe congrès du PCC, le camarade Xi nous a inspirés en nous rappelant nos objectifs : « Restons fidèles à nos aspirations originelles et conservons notre mission à l’esprit : brandir haut la bannière d’un socialisme aux couleurs de la Chine ; réussir à bâtir une société prospère ; assurer la victoire du socialisme dans une nouvelle ère et travailler inlassablement à la réalisation du rêve chinois de renaissance nationale.16 »

Nous sommes cependant confrontés actuellement au plus grand défi posé à ce projet. Nous avions espéré que les États-Unis (le « beau pays ») continueraient de dormir tandis que la Chine ressuscitait. Malheureusement, ils se sont réveillés. Nous devons nous attendre, au cours des prochaines décennies, à des luttes acharnées avant d’atteindre notre objectif de régénération.

Nous commettrions une grave erreur stratégique en sous-estimant les forces américaines. Les Chinois ont peur du désordre. C’est une fragilité qui a mis la Chine à genoux dans le passé et fait tomber son peuple dans la misère. L’Amérique souffre clairement du chaos à son tour. Donald Trump s’est révélé un président clivant et controversé. La société américaine n’a jamais été aussi divisée depuis la guerre de Sécession des années 1861-1865.

Le chaos devrait être un signe de faiblesse. Les Américains y voient une force. Celle-ci résulte d’un violent affrontement sur la direction que devrait emprunter leur pays. S’ils se querellent avec tant de férocité, c’est parce qu’ils sont persuadés que c’est à eux, et non au gouvernement, qu’appartient la nation. Cela génère chez eux un puissant sentiment d’autonomie, là où la culture chinoise privilégie l’harmonie sociale.

Ce sens de l’autonomie a permis à la société américaine de faire surgir de ses profondeurs des personnalités parmi les plus éminentes de la planète. Dans beaucoup de pays, les clous qui dépassent sont rentrés de force à grands coups de marteau. Comme le dit un proverbe chinois, « le grand arbre attrape le vent » (shu da zhāo fēng, 树大招风), autrement dit un individu occupant un poste élevé a de fortes chances d’être attaqué. Aux États-Unis, le grand arbre est vénéré. Il en résulte que les plus respectés des Américains sont ceux qui ont réussi, tels Bill Gates, de Microsoft, Steve Jobs, d’Apple, ou Jeff Bezos, d’Amazon. Même Mark Zuckerberg et Elon Musk restent admirés, en dépit des vives critiques essuyées par leurs entreprises réciproques, Facebook et Tesla. Aucune nation ne dispose d’un écosystème aussi fertile que l’Amérique pour produire de puissantes individualités. Pour notre part, nous sommes bien loin de posséder cette première force stratégique des Américains. La Chine a pu se redresser après un siècle d’humiliations grâce à une figure emblématique : Mao Zedong. La société américaine engendre de nombreux Mao Zedong.

Le deuxième grand atout des Américains est d’avoir accès aux meilleurs cerveaux de la planète. Avec bientôt un milliard et demi d’habitants, la Chine est quatre fois plus peuplée que les États-Unis. En théorie, elle devrait pouvoir puiser dans un réservoir de talents plus important. Comme l’a fait justement remarquer Lee Kuan Yew, l’ancien Premier ministre de la République de Singapour, l’Amérique a la faculté d’attirer les plus forts. Contrairement à la plupart des autres pays, elle offre de bonne grâce la citoyenneté à quiconque, sans avoir vu le jour sur son sol, y réussit. Depuis quelques années, plusieurs grandes entreprises sont dirigées par des Américains venus au monde à l’étranger, tels Indra Nooyi, de Pepsi, Sundar Pichai, de Google, Satya Nadella, de Microsoft, ou Andy Grove, d’Intel. À l’opposé, aucune société chinoise de quelque importance n’est présidée par une personne née hors des États-Unis. La troisième prérogative des Américains concerne leurs institutions. S’ils croient en l’autonomie individuelle et l’encouragent, ils placent cependant de préférence leur confiance dans ces institutions pour protéger les États-Unis. Les pères fondateurs de la République américaine ont fait preuve d’une rare intelligence en dotant le corps politique américain d’un système de contrepoids. Le président démocratiquement élu et le Congrès détiennent beaucoup de pouvoirs. Mais ceux-ci s’exercent aussi sous le contrôle d’autres organisations, tels les médias les plus libres du monde ou la Cour suprême. Quand cette dernière a déclaré anticonstitutionnel le muslim ban de Donald Trump en 2017, celui-ci n’a pu recourir à l’armée pour la renverser, comme l’ont fait tant de dirigeants dans tant de pays. Aux États-Unis, l’État de droit prime sur le gouvernement du jour.

La force des institutions démocratiques américaines explique pourquoi le monde entier place sa confiance dans le dollar. Cette foi est le socle de son statut de devise de référence globale, laquelle confère en retour aux Américains le « privilège insigne » d’imprimer autant d’argent que nécessaire pour soutenir leurs déficits, notamment budgétaires. Ces dernières années, on l’a vu, les États-Unis ont de surcroît utilisé leur monnaie comme une arme pour sanctionner d’autres nations ou faire pression sur elles. La Chine ne dispose pas d’une telle arme.

Il n’y a pas si longtemps, notre économie n’atteignait pas 10 % de celle des États-Unis. Aujourd’hui, elle est à plus de 60 %17. Notre pays traite par ailleurs beaucoup plus avec le reste du monde que ne le fait l’Amérique. Nos importations représentent 10,22 % du total et nos exportations 12,77 %18, tandis que la part des États-Unis est respectivement de 13,37 % et 8,72 %19. Pourtant, 41,27 % des transactions commerciales globales sont toujours effectuées en dollar, et seulement 0,98 % en renminbi, ou RMB, notre monnaie20.

Pourquoi ? Parce que beaucoup de pays et de riches individus font confiance au dollar et que notre devise n’est pas en mesure de le remplacer dans les échanges internationaux. Pour que cela se produise, il faudrait que nous la rendions pleinement convertible. Comme notre économie ne sera pas capable de le faire avant longtemps, le dollar gardera sa suprématie pendant encore de nombreuses décennies.

Le quatrième avantage des Américains concerne leurs universités, qui se trouvent être les meilleures de la planète. Dans la vieille histoire de l’humanité, les sociétés les plus prospères ont toujours été celles qui ont permis à diverses écoles de pensée de coexister. Au cours de la période la plus créative du passé chinois, plusieurs courants d’idées ont émergé en même temps, notamment le confucianisme, le taoïsme et le légisme. À présent, les États-Unis occupent les avant-postes pour la promotion de la diversité culturelle. Leurs universités ont mis au jour l’écosystème intellectuel le plus puissant au monde. Cet esprit de remise en question et de critique des préjugés génère à son tour inventivité et découvertes. De fait, dans tous les domaines, l’Amérique produit plus de prix Nobel que tout autre pays. À un certain moment, au cours des années 1980, le Japon a semblé capable de forger une économie plus efficace. Mais même au plus fort de sa réussite, il n’a été consacré que par une quantité relativement modeste de lauréats de l’Académie suédoise, alors que les universités américaines en dénombrent des centaines.

Ces établissements d’enseignement prestigieux remplissent une autre mission capitale pour les États-Unis en fournissant les canaux par lesquels les talents du reste du monde sont incités à aller y vivre et travailler. Harvard, Yale, Stanford ou Columbia, pour ne citer qu’elles, ne tiennent aucun compte de la nationalité ou du groupe ethnique d’un candidat au poste de professeur. Elles choisissent les meilleurs, sans se soucier de leur origine. Peu d’universités étrangères sont capables de rivaliser avec elles en la matière. Le seul pays dont la population soit susceptible de dépasser un jour celle de la Chine est l’Inde. Mais les Chinois ne pourront pas attirer les cerveaux indiens les plus brillants. L’Amérique l’a fait et continuera de le faire. Cela produira à terme une relation symbiotique entre l’Inde et les États-Unis. Il est probable que ces deux compétiteurs de premier plan de la Chine s’uniront dans les années à venir et travailleront ensemble. Il nous faudra travailler dur pour empêcher que cela n’advienne.

Le cinquième atout des Américains, qui explique aussi en partie l’extraordinaire réussite de leurs universités, vient de ce qu’ils font partie de la civilisation occidentale. Au début de l’histoire humaine, notre propre société se situait à son niveau et lui était même supérieure par le nombre d’inventions à mettre à son actif, à commencer par la poudre à canon, la boussole, le papier ou l’imprimerie21. Et pourtant, après la Renaissance, les Lumières et la révolution industrielle, nous avons pris du retard par rapport à l’Occident, retard qui nous a conduits au long siècle d’humiliations qui a suivi la guerre de l’opium de 1840. Il serait donc erroné stratégiquement de sous-estimer la force et le dynamisme de la civilisation occidentale.

L’appartenance à cette civilisation confère de nombreux avantages au peuple américain, à commencer par la confiance en soi. Celle-ci semble peu différer a priori de notre propre conviction de faire partie d’une grande culture, si ce n’est que les Américains ne sont pas les seuls à se réclamer de la leur. La conséquence est que les Américains ne sont jamais isolés, quelle que soit la compétition géopolitique dans laquelle ils s’engagent. Les membres de la civilisation occidentale ont confiance les uns dans les autres, particulièrement les Anglo-Saxons de la communauté du renseignement dite des Five Eyes, ou « Groupe des Cinq », incluant l’Australie, le Canada, la Nouvelle-Zélande, le Royaume-Uni et les États-Unis. À mesure que l’affrontement entre nos deux pays gagnera en intensité, les nations occidentales viendront en aide à l’Amérique, d’une façon ou d’une autre.

Au finale, alors que débute notre confrontation, la plus grave erreur à commettre serait de sous-estimer la puissance des États-Unis. Surgis de nulle part il y a quelque deux cent cinquante ans, ils sont beaucoup moins anciens que nous. Pourtant, en dépit de leur jeunesse, ou peut-être à cause d’elle, ils restent une des sociétés les plus dynamiques qui ait jamais existé. Préparons-nous donc pour la plus grande bataille géopolitique de tous les temps. Nous devons gagner si nous voulons mener à son terme notre mission historique de renaissance nationale d’ici à 204922.

Pour fictionnel qu’il soit, ce mémorandum rend bien compte à mon sens du profond respect des élites chinoises pour les points forts des États-Unis. Ren Zhengfei, le fondateur de Huawei, a déclaré publiquement qu’il admirait l’Amérique, même après que sa fille eut été arrêtée au Canada et son entreprise vilipendée par les Américains. Les dirigeants chinois feront tout leur possible pour empêcher une confrontation directe. Le paradoxe des hostilités géopolitiques d’ampleur qui opposeront les États-Unis et la Chine dans les prochaines décennies est qu’elles seront à la fois inexorables et évitables. Inexorable parce que la psychologie de la plupart des responsables qui prendront les décisions tactiques à cet égard les conduira à voir dans tout conflit entre grandes puissances un jeu à somme nulle. Dès lors, si jamais les Chinois déploient leur flotte en mer de Chine méridionale, les Américains considéreront cela comme un outrage et augmenteront leurs propres forces dans la région. Pourtant, j’espère pouvoir montrer qu’il n’existe pas de divergence d’intérêt fondamentale entre les deux États pour le maintien de la liberté de navigation dans les eaux internationales. Les Chinois y ont même plus avantage que les Américains.

Un des objectifs du présent ouvrage est de dissiper l’épais brouillard enveloppant les relations sino-américaines et de permettre à chacune des parties de tenter de comprendre — à défaut d’approuver — les appétits de l’autre.

Une meilleure intelligence ne débouche pas nécessairement toujours sur la paix et l’harmonie. Pour des raisons ne serait-ce qu’idéologiques, n’importe quel gouvernement américain doit se montrer compatissant envers les manifestants qui réclament plus de droits à Hong Kong. L’opinion publique américaine exige de ses responsables qu’il soutienne le mouvement. Cependant, toute administration avisée doit aussi savoir faire preuve d’une juste appréciation des intérêts fondamentaux des dirigeants chinois. Si l’un quelconque de ces dirigeants affichait la moindre mollesse dans la défense de territoires arrachés à la Chine au XIXe siècle, il serait dénoncé par son peuple et aussitôt démis de ses fonctions.

J’ai l’espoir qu’après avoir fini ce livre, le lecteur sera en mesure de mieux mesurer la dynamique profonde qui anime les deux camps. Je n’exclus pas une issue optimiste. Si nous pensons connaître un âge de raison, où les politiques publiques sont guidées par des calculs rationnels et réfléchis et une compréhension des intérêts fondamentaux des parties, il n’est pas impossible à chacune d’elles d’élaborer des stratégies à long terme qui les empêchent de glisser vers un affrontement aussi douloureux qu’inutile.

Il existe une donnée essentielle que les dirigeants américains comme chinois feraient bien de méditer : 330 millions de personnes vivent aux États-Unis contre 1,4 milliard en Chine. Pour importants que soient ces chiffres, la population combinée de l’Amérique et de la Chine (1,7 milliard) ne représente guère qu’environ un quart de celle de la planète. Les trois autres quarts ont pour l’essentiel compris que nous occupons un monde à la fois petit, interconnecté et en danger, sur lequel nous reposons tous. Il ne faut donc pas s’attendre à la moindre tolérance pour des mesures extrêmes ou irrationnelles qu’adopteraient les États-Unis ou la Chine.

Par la Déclaration d’indépendance, les pères fondateurs américains ont demandé que le peuple affiche « le respect dû à l’opinion de l’humanité ». S’il eût jamais existé un temps pour écouter un tel avis, c’est aujourd’hui. Le monde est un endroit compliqué. Ce livre expose toute cette complexité et recommande une manière de la maîtriser.

Avant de parvenir à cette heureuse conclusion, il nous faudra emprunter un chemin parsemé d’embûches. C’est pourquoi nous commencerons par analyser les principales erreurs stratégiques commises par la Chine et l’Amérique. Nombre des observations douloureuses faites ici entraîneront sans doute l’inconfort de nombreux lecteurs, chinois comme américains. La seule façon pour les deux pays d’apprendre à travailler ensemble est de comprendre à quel moment ils ont fait fausse route. C’est par là que débutera notre voyage.

1  Cité dans Browne, 2017.

2  « Summary of the 2018 National Defense Strategy… ».

3  Kranz, 2018.

4  Kissinger, 2012.

5  Work et Grant, 2019.

6  Mr. X, 1947.

7  McMaster, 2019.

8  Sun Tzu [2000], 2015, p. 61.

9  Quah, 2019.

10  Maddison [2001], 2003, p. 263.

11  World Bank, 1990-2018 (a).

12  Fan, 2019.

13  Mahbubani, 2018 (b), pp. 36-46.

14  Xi, 2017 (b).

15  Cité dans Xinhua, 2014.

16  Xi, 2017 (b).

17  FMI, 2018

18  OMC, 2017 (a).

19  Id., 2017 (b).

20  SWIFT, 2018.

21  Embassy…, 2013.

22  Song, 2018.