Le lys et la cocarde - Tome 1 - Gilles la Carbona - E-Book

Le lys et la cocarde - Tome 1 E-Book

Gilles la Carbona

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Beschreibung

Dans la tourmente révolutionnaire, les esprits s’échauffent, la jeunesse reste confrontée aux troubles des sens. Roxane, Cyprien, deux êtres qui n’auraient jamais dû se rencontrer. Deux personnages qui vont découvrir que la vie se joue parfois des certitudes les plus solides. C’est à la pointe de leurs épées que l’avenir se dessine.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Né à Villeneuve les Avignon en 1963, Gilles la Carbona vit actuellement dans le Vaucluse. Auteur depuis plus de 20 ans, dramaturge depuis peu, il signe là son septième roman.

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Gilles La Carbona

LE LYS ET LA COCARDE

Tome 1

Du même auteur

Romans :

– Et les rossignols chantent encore

5 Sens Editions, 2019

– L’ami perdu

5 Sens Editions, 2018

– La légende de la fleur de soleil

5 Sens Editions, 2017

– Mathilde

5 Sens Editions, 2016

– La Louve de Haute Mauricie

Editions les deux encres, 2013

– Le choix ou l’enchevêtrement des destins

Editions des écrivains, 2002

 

Théâtre :

Il t’a quittée moi non plus ! 2017

La nuit de Pauline, 2017

L’emprise, co-écrite avec Sabine Lenoël,

Seconde édition, éditions Muse, 2019

 

 

Depuis ma plus tendre enfance, ma mère s’est évertuée à me procurer une éducation religieuse complète. J’ai bien entendu eu droit au catéchisme, et je n’ai pas manqué une messe dominicale ni de minuit, au moins jusqu’à mes huit ans.

Elle ne voulait pas qu’on eût parlé de Cyprien Desterac comme d’un athée. Ma mère était née en Provence, elle vivait à Marseille quand elle rencontra Jean-Baptiste. Cet homme doux et bon allait tomber sous son charme, malgré la divergence d’opinions sur le bien-fondé de la place de l’Église dans l’éducation des enfants, et surtout du rôle de cette institution dans la vie politique.

Médecin de métier et passionné de navigation, je ne sais pas trop comment ils arrivèrent à La Rochelle, mais ils y arrivèrent bien, puisque j’y suis né. Mon père embarqua sur l’Étoile pour rejoindre la boudeuse et Louis-Antoine de Bougainville. Ce départ n’était pas prévu, et ma naissance non plus, elle intervint huit mois après son embarquement.

Ces deux ans furent pour moi sans conséquence, mon jeune âge ne faisant pas cas de ce manque, qui s’avéra bien plus cruel pour Émilie, jeune maman, prise au dépourvu. Heureusement mon père avait eu la sagesse de faire attribuer la quasi-totalité de sa solde à son épouse, arguant du fait qu’il n’aurait probablement pas besoin d’argent dans des pays où le troc était la pratique la plus commune pour échanger des biens et des services.

À son retour, une stabilité s’installa, même si j’étais bien jeune, je vis bien qu’un homme, sympathique et bon, avait pris de l’importance dans notre foyer. J’appris très vite à le considérer comme mon père, ce qu’il était depuis ma naissance d’ailleurs. Il ne s’en étonna pas, j’en fus presque navré au tout début au moins, et j’attribuais cette assurance naturelle, à la faculté dont les adultes font preuve pour trouver normal ce qui en réalité, pour un enfant est exceptionnel. Ma mère semblait heureuse de cette situation, je continuai donc dans cette voie sans plus me poser de questions. Le seul changement notable, et je ne m’en plaignis pas, fut dans l’éducation. Mon père, scientifique par nature, me donna le goût de la découverte, des mathématiques et un peu de la botanique. Ses souvenirs avec Commerson furent pour beaucoup dans cette volonté paternelle de m’initier à la connaissance des plantes. Je ne fus pas un brillant élève dans ce domaine. Il ne s’en offusqua pas, je compensais cette lacune en développant des aptitudes remarquables en mathématiques.

***

Sans être vraiment anticlérical, Jean-Baptiste nourrissait contre le mouvement religieux une méfiance voire une suspicion qui pouvait facilement tourner vers de la schizophrénie selon son interlocuteur. Avec ma mère, il se gardait bien de s’opposer aussi frontalement, je devais comprendre plus tard que cette mansuétude est l’apanage de l’amour. En aparté, il m’enseignait sa propre philosophie sur la question. Il reprochait à l’Église son côté obscurantiste, responsable d’après lui, des misères actuelles des hommes et notamment de l’asservissement stupide de sa volonté, suspendu à la toute bonté de Dieu. J’approuvais en fils bien élevé sans comprendre un traitre mot de ce charabia. L’obscurantisme représentait pour moi une sorte de brouillard épais, qui devait sévir dans des régions éloignées ou à des heures durant lesquelles je devais certainement dormir, puisque je ne l’avais jamais vu. Pour lui, l’instruction était la clé de voute de toute organisation humaine, et il revenait au pouvoir royal d’organiser cette école pour tous et non au Saint-Siège. Si j’assimilais l’obscurantisme à un évènement climatique, je ne percevais pas plus la notion de Saint-Siège. J’avais bien vu des Saints dans les églises, ils ressemblaient tous à des hommes normaux, mais un siège saint ? J’attribuais la vertu de cet objet à une bénédiction faite par Dieu lui-même. Seul le Pape possédait le privilège de pouvoir s’y assoir. Sans doute était-ce par cette partie du corps qu’il détenait ses pouvoirs, aussi je fus très attentif aux différents fauteuils sur lesquels je pouvais poser mon séant. Cette manie s’envola le jour où je compris réellement la signification de ce terme. Je faillis mourir de honte et me gardai bien d’expliquer à mon entourage ce qui avait nourri mon imaginaire d’enfant depuis tant d’années.

Cette différence de vue était l’unique point de discorde entre ma mère et mon père. Je la surpris un jour dire à mon père qu’elle ne verrait aucun inconvénient à avoir un fils cardinal ou du moins de me voir entrer au séminaire. Je devais avoir sept ou huit ans, c’est la seule fois où mon père haussa le ton.

Je devais d’abord passer mon baccalauréat, ensuite je choisirai mon avenir. Je crois bien que ma mère voulait me retirer des tentations du monde, notamment de celles dont elle avait pu souffrir elle-même, ce besoin d’aventure dont mon père était animé. En me consacrant à Dieu, je ne risquais pas aller courir les mers lointaines. Mais Dieu demeurait pour moi un être étrange. On le priait toute la journée et il se montrait terriblement absent. Je me confiais à ma mère en lui faisant part de mon désarroi face à cette défaillance. Elle m’expliqua qu’il se montrait dur et impitoyable avec les hommes pour éprouver leur foi, mais il nous aimait !

Je restais dubitatif, comment un être si bon pouvait-il agir avec la plus grande désinvolture voire avec le plus parfait mépris, en laissant certains hommes dans l’indigence la plus totale.

Les maladies, la misère, étaient des fléaux relatés par mon père avec force détail, ponctuant toujours son récit par un : « Heureusement le curé est venu finir le travail ! »

À part cela, ils s’adoraient, à tel point, qu’un petit frère, Louis, vint agrandir la famille.

Sa venue fut pour moi un soulagement, je me mis à rêver d’un compagnon de jeu enfin à ma taille et surtout j’eus hâte qu’il grandisse pour partager avec lui les messes dominicales. Je me mis même à imaginer une sorte de roulement, où chacun son tour nous irions écouter la bonne parole de monsieur le curé. Je fus très vite déçu. Heureusement je trouvais dans les mathématiques, et pour la plus grande satisfaction de mon père, une matière agréable dans laquelle je nageais comme un poisson dans l’eau. Tout était vérifiable, démontrable, accessible !

Mon père, face à mes brillants résultats scolaires se plut, prématurément sans doute, à m’imaginer en médecin.

Ma mère, non sans ironie, lui rappela que je devais choisir moi-même mon chemin. Mais entre le droit, la théologie et la médecine, je choisis la médecine, au désespoir de ma mère.

***

Jean-Baptiste aime se promener le long des quais, observer les navires. Il refait en silence son voyage. Quelquefois il y mène le jeune Cyprien. La maison n’est pas très éloignée du port, Émilie sait, mais elle ne dit rien, elle le sent si fragile. Quand il est parti, la laissant enceinte de son premier enfant, c’était pour quelques mois. Ils allaient ravitailler la Boudeuse, la frégate sur laquelle Louis-Antoine de Bougainville les précédait et ils revenaient. Mais le voyage dura deux ans. Deux longues années à attendre une lettre, à trembler à l’idée d’un naufrage. Le sujet est presque tabou à la maison. Il lui a fallu puiser dans ses réserves, dans sa force mentale pour ne pas abandonner. Elle avait son fils, et pour lui elle a tenu. Mais elle voit bien son mari, il erre vers l’océan, à l’affut sans doute d’une opportunité. Elle le pense parfois, mais il revient toujours, souriant et presque apaisé. Il a souvent dit à Cyprien qu’une fois avoir pris la mer, on ne souhaite qu’une chose, repartir. Revivre le moment du départ, sentir les amarres se rompre pour voguer vers l’inconnu, composante indissociable de la liberté. Attendre, après de longues semaines de solitude, de sentir la terre. Comme l’océan, la terre se sent, on la hume de loin. Un oiseau dans le ciel et c’est déjà le signe qu’une côte est là, à portée, prête à nous accueillir, puis il y a la délivrance de la vigie. Ce cri, TERRE ! Tous les hommes se précipitent dans la direction montrée. Chacun scrute, affirme, puis voit. La surprise passée vient l’observation, le doute, la peur aussi du débarquement. La première chaloupe mise à l’eau. On la regarde s’éloigner lentement vers le rivage, l’angoisse monte. Enfin la délivrance, le signal du débarquement et la découverte de ce lieu salvateur.

Jean-Baptiste se laissait alors emporter par la frénésie du voyage, les eaux turquoise, la végétation luxuriante. Il détaillait à son fils ces pays lointains sans hiver. Il n’omettait pas le récit de la traversée, pénible, périlleuse. Ces nuits de tempête à ne pas savoir si le bateau allait tenir le coup. Puis le calme de la baie de Rio de Janeiro. Le premier contact avec ce monde nouveau. Les relations difficiles du vice-roi, le comte d’Acunha furieux contre Bougainville lui reprochant son aide aux Espagnols dans la réparation d’un de leur navire de guerre. Mais il laissait là ces mésaventures pour lui conter la découverte de ces terres aux parfums inconnus. Il en tirait le bon mais se refusait, tout comme l’avait fait Bougainville, de s’extasier sur le mythe du bon sauvage. La douceur de sa vie soi-disant incomparable avec les turpitudes vécues en Europe, avait volé en éclat après les descriptions faites par le jeune tahitien embarqué à bord de la boudeuse. Il dépeignait Bougainville comme un navigateur chanceux, et dans ce type d’aventure il en faut, mais surtout comme un véritable esprit des lumières. Aimable et pourvu d’un caractère heureux, sachant reconnaitre ses erreurs et les corriger. Tout le contraire de Philibert Commerson, certes talentueux dans son domaine mais à l’esprit malveillant, toujours prêt à médire sur tout le monde. Je regardais émerveillé cet homme, mon père, qui avait fait le tour du monde. L’image même m’éblouissait, l’exploit m’exaltait.

***

Ma mère tenta de comprendre cet engouement. Elle alla en cachette plusieurs fois en bord de mer, contempler le spectacle mugissant des grandes marées. Elle se trouva prise d’un frisson contenu entre fascination et terreur. Dans cet instant, face à l’océan grondant sa force, elle reste muette. La puissance sauvage lui fait peur et l’attire en même temps. Comment s’expliquer cette trouble dualité ? Elle doit se maîtriser, la raison reprend vite le dessus. Les vagues se fracassent sur les rochers de la digue, submergent tout en un bouillonnement impétueux. Le vent projette sur elle un air frais chargé de sel et d’histoires muettes. Elle perçoit le parfum des drames, la plainte des secrets dans ces tourbillons d’eau grise. Comment Jean-Baptiste peut-il se laisser bercer par l’océan ? Est-ce par esprit de conquête, par un besoin irrépressible de dompter l’innommable ? Comment peut-on mettre son destin dans les seules mains des flots capricieux, des vents aléatoires ? Elle a fixé longuement cet horizon, tantôt bleu, gris, sombre ou rouge. Elle doit bien avouer avoir ressenti par moments, la griserie du départ, l’ivresse du lointain. Un moment étrange dans lequel l’esprit happé par l’horizon bascule vers un ailleurs insoupçonnable. Elle a senti son âme s’absenter, trouver dans l’âpre désolation mouvante une solitude bienveillante. Inattendue révélation. Elle a capté, dans un bref moment, le besoin de retrouver le scintillement des aveux disparus, teintés de gris par un morne quotidien. L’éclat du nouveau, caché dans ce sacré invisible, une autre façon de regarder derrière le miroir de nos rêves. Un sentiment de jalousie s’est emparé d’elle, un doute aussi. Jean-Baptiste serait-il à ce point malheureux pour chercher plus loin ce qu’elle ne semble pas être capable de lui donner ? Saurait-il l’exprimer si elle le lui demandait ? Elle songea à lui poser la question. Elle recula instinctivement, l’idée de le mettre dans l’embarras ne lui plaisait pas. Elle ne voulait pas rajouter cette peine à son mari. Elle chassa cette idée nocive, il finirait par se lasser, oublier peut-être. L’homme peut-il guérir de ses envies refoulées ? Elle hésita à chercher une réponse. Elle ne pouvait qu’aimer son mari, c’était là l’essentiel.

***

Durant cette période il fréquenta très peu de temps il est vrai, le club des colons de La Rochelle.

Ces gens-là avaient gardé l’habitude des colonies, d’être servis par du personnel noir. Leur mentalité d’esclavagiste déplut fortement à mon père. Il s’éloigna naturellement d’eux. Il avait conservé quelque amitié de son expédition, notamment avec un officier provençal comme lui, Alexandre Riouff et un médecin Pierre Poissonnier inventeur d’une machine à distiller l’eau de mer. Ils s’écrivaient de temps en temps, et c’est par son intermédiaire qu’il fit la rencontre d’Henri Fouquet, un éminent carabin de Montpellier. Ils lièrent si fortement amitié, que ce dernier proposa à mon père de venir s’installer à Montpellier comme médecin et comme intervenant à la faculté de médecine. Son expérience dans les maladies tropicales serait très utile.

Ma mère vit là une double occasion, d’abord se rapprocher de sa Provence natale, et surtout l’éloigner de l’océan et des bateaux ! Elle n’aimait pas le voir traîner sur le port à regarder les navires, ou à discuter avec des armateurs, des marins au long cours, évoquer avec eux des pays lointains, aux parfums sucrés de rêves lointains.

La mer l’avait séparée une fois de son mari elle entendait bien ne pas renouveler cette douloureuse expérience.

Sans trop hésiter, il se décida pour accepter la proposition d’Henri.

La ville était plaisante, je poursuivais mes études avec brio, et ma mère fut satisfaite de ne plus avoir comme horizon l’océan. La grande bleue n’était cependant pas bien loin, mon père m’amena quelquefois à Sète. Je fus d’abord étonné de l’absence de marée et de son mouvement imperceptible. Il n’y avait pas cette force vivifiante venue du large, mais je finis tout même par l’aimer. Me dire que ses eaux baignaient des rivages aussi prestigieux que ceux de la Grèce, où étaient nées la démocratie et la philosophie, me réconcilia avec la platitude de cette étendue.

Nous vécûmes là, huit ans. J’avais seize ans quand ma mère reçut la nouvelle du décès de son oncle Fernand. Il n’avait pas d’héritier, il lui laissait tout. Elle se souvenait d’une vaste propriété, des arbres fruitiers, du blé, des bêtes. Elle voulait revenir chez elle, dans son village natal, Le Thor. Mon père hésita, reprendre une exploitation ce n’était pas une mince affaire tout de même. Mais il commençait à s’ennuyer ici, son poste d’assistant à l’université de médecine n’avait pas été maintenu, il n’avait plus d’intérêt à rester là. Il s’absentait de plus en plus souvent, sans l’avouer il filait à Sète. Ma mère sentit à nouveau le danger de l’appel de la mer. Il se laissa convaincre d’aller s’installer là-bas. Retrouver ses racines ne pouvait que lui être bénéfique.

Nous arrivâmes dans le village de Le Thor en plein mois de juillet 1783. L’installation ne fut pas aussi simple que prévu, et mes parents allèrent de surprise en surprise. L’héritage n’était pas si florissant et la grande exploitation n’était plus au final qu’un souvenir. Mon père ouvrit son cabinet et prit rapidement ses marques.

L’année d’après Florine venait au monde. Moi je filais à Avignon pour y terminer mes études, pensionnaire, je revenais pour les vacances seulement.

***

Jean-Baptiste à son habitude avait pris le sentier pour monter jusqu’au gouffre. Il y était demeuré un long moment face à la haute muraille de calcaire blanc, surplombant le trou devenu brusquement muet. Fasciné par le spectacle envoutant de cet aven débordant à sa guise d’une eau si claire si limpide, il s’était une fois de plus laissé porter par le charme du site. Une telle source restait une curiosité unique en son genre. Les énormes blocs qui jonchaient le cours du torrent tenaient à leurs pieds des flaques persistantes, tandis que l’épaisse mousse vert foncé, accrochée à leurs parois, ruisselait en gouttes soyeuses et cristallines. Un tourbillon d’air frais agitait de temps en temps les rares arbustes poussant sur les pentes abruptes. Le calme était total, pas un bruit, si ce n’est le bêlement répété des quelques chèvres qui s’aventuraient en ce lieu pour y brouter une herbe toujours grasse à la belle saison. Mais déjà la pierre blanche et la poussière s’accumulaient sur les feuilles des arbrisseaux. La terre draine bien à cet endroit et l’eau, par des chemins secrets, serpente sous nos pieds pour aller rejoindre le flot plus important en contrebas. Jean-Baptiste s’était assis sur un rocher arrondi, et il avait contemplé ce début de vallée qui s’ouvrait devant lui.

Après cette pause il était redescendu, pour regagner le village plus bas. À mi-chemin la rivière coulait à nouveau, sous de grands platanes, il s’était approché pour regarder l’eau claire, limpide. Au fond un lit de cresson ondoyait sous la caresse du courant. Le tourbillon des turpitudes des humains était si loin. À cet endroit, le torrent a repris de la vigueur, il bouillonne et heurte les rares rochers, à ce niveau de la Sorgue, ils se font déjà moins nombreux, l’eau tombe alors en cascade juste après les vieux arbres pour poursuivre, plus large, sa descente furieuse vers la mer, si lointaine, si imprévisible.

Il tend l’oreille et ferme les yeux, le mugissement de la rivière lui rappelle cette fabuleuse épopée dont il garde d’inoubliables images, de doux souvenirs. Mais l’eau baignant sa mémoire n’est pas verte, mais bleue ! Elle porte des teintes turquoise, entrecoupées de bandes cobalt. Se réveille en lui un nuancier tendre et voluptueux, qu’accompagnent des poissons aux couleurs et formes improbables, soudain sa joue reçoit la caresse d’un vent chaud aux parfums sucrés. A-t-il rêvé ? Ses pas l’ont amené devant le café, il y entre, boit un verre de vin et reprend la route vers son village d’adoption, Le Thor.

Il vient une fois par mois à Fontaine de Vaucluse, il rend visite à Honorine, une vieille dame. Elle habite une demeure accrochée au flanc de la montagne. Depuis sa chambre on y voit couler la Sorgue, et les restes du château, refuge des oiseaux et des bêtes sauvages. La vieille dame est revenue là pour y mourir. Elle y a passé toute son enfance, avec son père, pêcheur sur la Sorgue, puis elle s’est établie à Cavaillon. À la mort de son mari, son fils a repris l’affaire et Honorine s’est installée ici, dans ce lieu de silence et de recueillement. Elle a plus de quatre-vingts ans, Jean-Baptiste vient la voir régulièrement. À part quelques rhumatismes, elle ne souffre de rien, ou plutôt si, du défilement des heures, de la lente érosion de la vitalité, bref de la vieillesse insidieuse et sournoise. Elle a rencontré Jean-Baptiste par hasard, pendant qu’il herborisait du côté de Saumane. Honorine cueillait des plantes pour sa propre médecine. Ils ont bavardé, se sont reconnus au premier regard, au premier mot échangé. Honorine fait partie de ces gens qui vous font du bien juste par leur présence, entre douceur et sagesse, elle promène sur vous ses yeux clairs bienveillants. Sa voix, quoiqu’aigrelette, saccadée par le tremblement des années, reste mélodieuse et affectueuse.

Elle sait quand il va arriver. Comment, par quel génie en est-elle informée ? Dieu seul le sait. Immuable rituel, elle l’attend, assise devant la fenêtre une tasse de café prête pour eux deux. C’est son unique luxe. Entouré entre ses doigts un chapelet. Honorine ne s’en sépare jamais. Elle connait les idées de Jean-Baptiste sur la religion, s’en amuse parfois. Une fois ils ont évoqué le sujet.

– Toujours avec votre chapelet, c’est par crainte du Seigneur ?

– Qui ne peut le craindre n’est pas sage ! Mais faut-il vraiment le redouter, ou se réjouir de sa future sentence ? Je me pose cette question tous les jours mon garçon.

– Toujours pas de réponse ?

– Eh non, je crains plus le froid de la mort. Le verdict du puissant sera forcément bon, puisque juste. Et puis ça ne fait pas de mal de le garder avec moi, on ne sait jamais !

– Pourquoi parlez-vous du froid de la mort ? Elle pourrait être une brûlure insupportable non ?

– C’est vrai, le corps se refroidit si vite, l’impression vient sans doute de là. Mais tu as raison, c’est peut-être une morsure de feu, eh bien c’est cette déchirure ultime dont mon esprit s’effraye. J’aimerais tant partir paisiblement, sans souffrir, sans convulsion. Me sentir dépossédée de la vie, comme l’ivresse vous prend. M’évaporer dans l’ombre des humains, sans déranger personne, même pas les miens.

– Ah l’énigme de la mort Honorine. Elle se dresse tous les jours devant nous, mais nous préférons l’ignorer superbement, est-ce le fruit de notre insouciance, ou de notre forfanterie ?

– Un peu des deux, mais à mon âge, fuir sa présence est impossible. Elle rôde, je la sens tous les jours. Elle m’épie, se demande si je suis prête pour le grand saut. Il y a bien des jours où elle doit hésiter, puis elle se retire, oh jamais bien loin, je le sais !

– Mais non Honorine, vous avez une santé de fer, elle le voit bien, et elle doit bien rager de ne pouvoir venir vous cueillir !

– Tu es un beau parleur docteur, tu connaitrais les secrets de la grande faucheuse ?

– Oh non Honorine, je n’ai pas cette prétention, mais j’ai vu beaucoup de morts et dans la force de l’âge. Les circonstances étaient particulières, mais vous Honorine, vous mangez sainement, vous ne risquez pas votre vie dans des acrobaties ou dans des aventures extravagantes.

– Non.

– Alors la mort ne peut pas vous frapper !

– Peut-être mon garçon. Mais des fois, la lassitude de l’âme est plus forte que la science, et la mort vient quand on l’appelle.

Ils s’étaient regardés, et leur silence avait continué leur conversation. Mais Honorine aimait par-dessus tout l’entendre parler de son voyage autour du monde, elle, dont l’unique grand déplacement avait été son départ pour Cavaillon.

Elle s’installait près de la cheminée et l’écoutait lui raconter son aventure dans les mers du Sud, en compagnie de Louis-Antoine de Bougainville. Son arrivée sur les côtes brésiliennes, et la fabuleuse découverte de monsieur Commerson. Cette splendide fleur aux couleurs éclatantes, en grappes fournies sur ses longues tiges ligneuses, à qui il avait donné le nom du célèbre navigateur, associant à jamais son destin et sa renommée à cette plante. Honorine aime les fleurs. Cette Bougainvillée, elle ne l’a jamais vue, elle écoute attentivement les descriptions de Jean-Baptiste, et l’imagine. À ce moment du récit, les yeux d’Honorine, par un miracle inexplicable, se teintent de la couleur des lagons, Jean-Baptiste ne le lui a jamais dit, il garde ce secret pour lui seul. Elle aime l’entendre parler de ces hommes à la peau dorée, presque sombre, vivants quasiment nus sous un climat dont l’hiver est absent. Honorine est tout simplement heureuse.

Puis il repart, la laissant à sa solitude, près de la cheminée, l’« oulo » toujours au feu où mijote un plat recouvert de thym, de laurier ou de sarriette.

D’autres fois elle lui fait narrer son arrivée à Le Thor. C’est une façon pour elle de vivre la venue de ses parents depuis l’Italie, ils n’ont jamais voulu lui raconter en détail leur arrivée. Tout est toujours resté vague, imprécis, toutes questions sur ses ancêtres, sa famille, restaient frappées du sceau du secret. Elle a fini par abandonner. Mais avec Jean-Baptiste elle ne se prive pas de lui poser des questions. L’homme n’est pas avare, il n’a jamais trop compris le but de ces cachoteries stupides, surtout quand elles concernent des aïeux disparus depuis longtemps.

– Honorine, je suis arrivé en plein mois de juillet, c’était en 1783. Je me souviens très bien, nous étions tous entassés dans la diligence depuis Avignon, il faisait une chaleur du diable ! Quand nous avons traversé Chateauneuf de Gadagne, après la descente, nous avons attaqué cette longue ligne droite, poussiéreuse, déserte. Pas une ombre sur ce chemin. Louis était cramoisi par la chaleur, je lui versais de l’eau sur le visage, mais il se dégageait et ne cessait d’ouvrir de grands yeux comme pour boire du regard ce nouveau paysage. Ma femme était épuisée, elle regardait par la portière, impatiente d’arriver. Très vite on a vu le clocher, le cocher nous l’a montré du doigt.

– C’est là-bas !

Quelques minutes plus tard, la berline s’arrêtait devant le beffroi. L’ancien métayer de l’oncle d’Émilie nous y attendait.

Il avait une charrette pour nos bagages et nous sommes partis rejoindre notre nouvelle maison. Elle était dans une petite ruelle, derrière l’église. Émilie y était venue enfant, mais ne se souvenait pas vraiment du lieu. Elle redécouvrit le mas de son oncle Fernand.

J’avoue que nous sommes tombés de haut. La demeure était certes grande, mais dans un état épouvantable. Rien ne respirait l’opulence. L’ancienne étable paraissait abandonnée depuis longtemps, la bâtisse quoique saine nécessitait un bon rafraichissement. Marius, le métayer, nous expliqua l’affaire.

L’oncle Fernand, à sa mort ne possédait presque plus rien, il avait dû pratiquement tout vendre pour soigner sa femme, gravement malade.

Les enfants ne semblaient pas affectés par le délabrement de la maison. Ils avaient un grand chez eux avec un joli bout de terrain bordant la Sorgue, et un vieux poulailler ne demandait qu’à renaitre de ses cendres. La toiture fuyait par endroits, les fenêtres laissaient passer les courants d’air. Nous étions noirs de crasse et de poussière. Fatigués par cette canicule, ce sont nos voisins qui nous ont accueillis, et logés pour la première nuit. Louis s’engouffra le premier dans le grenier, c’était un vrai bric-à-brac. Des objets de toute sorte l’encombraient. Émilie en récupéra certains, des chaises, des petites commodes, elle leur redonna vie. Ma femme considère les maisons et les meubles, comme des personnes à part entière, elle les écoute, et sait où les placer pour donner à cet être de pierres, une âme sereine, ma fille est pareille, pire peut-être. C’est amusant, c’est d’autant plus drôle qu’Émilie est très croyante, mais cette sensibilité lui vient de sa mère.

J’étais médecin, je n’ai pas attendu longtemps pour exercer mon métier. Même si les paysans ici sont rudes à la tâche. J’ai rapidement eu une clientèle suffisante pour faire vivre le foyer. Je ne demandais pas grand-chose, et ma pension d’ancien marin compensait les débuts difficiles. Émilie s’était faite à l’idée de reprendre une exploitation agricole, elle fut déçue. Elle se contenta de remettre en état le jardin et le potager, quelques poules et des lapins furent élevés pour améliorer l’ordinaire. Le peu de terres encore exploitables, fut travaillé par Marius.

– Vous n’étiez pas dans le besoin, mais c’est une sage démarche.

– Oui, puis elle se dévoua pour la paroisse en venant en aide aux pauvres, aux démunis. Mon grand Cyprien terminait son baccalauréat à Avignon, après une pause involontaire d’une année, durant laquelle le garçon est tombé malade. Une fièvre inexplicable et durable l’avait affaibli, au point de nous inquiéter et de penser même au pire. Les soins prodigués et la solide constitution du jeune homme eurent raison de cette maladie. Émilie ne rêvait que d’une chose le voir entrer au séminaire !

– Drôle d’idée tout de même !

– Oh son ardeur ne s’est pas calmée, malgré les mesures prises contre le clergé et les prêtres, elle ne m’en parle plus, mais je la connais. Je sais qu’elle attend l’occasion pour relancer l’affaire.

– Et Cyprien, il est où à présent ?

– Il est bachelier. En attendant de trouver un emploi en rapport avec ses études, il a aidé Marius. Il s’apprête à poursuivre ses études à Montpellier, enfin je l’espère, j’ai gardé des amis là-bas. Je m’occupe de lui trouver quelque chose qui puisse le satisfaire, il est doué pour les mathématiques. J’avais bien un ancien compagnon de voyage astronome, mais il est mort depuis longtemps.

Ainsi se passaient très souvent les visites de Jean-Baptiste, puis il rentrait chez lui, content de cette récréation.

***

C’était un homme gai et souriant, de taille moyenne, les cheveux encore bien noirs pour ses quarante-cinq ans. Son ossature était robuste, les années de navigation l’avaient endurci. Amoureux de la vie, il n’en perdait pas une miette, non pas qu’il fût un adepte de la débauche, mais il savait trouver du plaisir dans tous les actes de l’existence, même les plus douloureux, les plus incroyables. Quand il ne pouvait vraiment pas faire autrement, il patientait, voyant toujours dans la minute d’après le début obligé d’un mieux évident ! C’était une nature optimiste, à l’inverse de son épouse. Il faut dire, à la décharge de la pauvre femme que les deux ans d’absence avaient été éprouvants. Elle avait tremblé durant ces deux longues années. Jean-Baptiste pensait qu’elle serait plus forte après cette épreuve, il n’en fut rien. Elle savait se montrer solide mentalement mais craignait toujours autant les éloignements de son époux. Les deux années écoulées avaient été un calvaire pour elle, redoutant chaque jour l’annonce de sa disparition.

Au retour de ce long périple, Émilie se sentit délivrée, bénissant Dieu et ses saints de lui rendre son mari. Attribuant volontiers cet exploit à tous les cierges brûlés et les prières dites pendant tout ce temps.

Jean-Baptiste ne voulut jamais la contredire. Qui sait, la force de sa croyance et son amour avaient peut-être été un élément favorable et protecteur. Il savait depuis longtemps que la providence dispense bien aléatoirement ses bienfaits. Cette distribution capricieuse pouvait bien être le signe ou l’œuvre d’une puissance indéfinissable après tout. Son esprit scientifique consentait à réfuter de telles assertions, tandis que sa faiblesse d’homme, impuissant à comprendre les grands mystères qui régissent l’univers, le poussait à ne rien exclure définitivement. L’intelligence devait permettre de savoir où placer le curseur entre ces deux mondes, celui du réel et celui du mystique.

Il fut néanmoins approché par Lafayette pour participer à son expédition, mais Émilie sut être très convaincante. À regret il déclina l’offre, et chassa de son esprit l’idée de se battre pour la liberté. Pour y intégrer celle de sa qualité de père de trois enfants et époux d’une jeune et belle femme pour laquelle une seconde séparation serait inenvisageable. Sauf à vouloir se retrouver seul si jamais cette fois encore il revenait vivant. Les choses ayant été dites ainsi et acceptées, il devenait inutile d’évoquer de nouvelles aventures.

***

Jean-Baptiste revenait ce jour-là de Fontaine de Vaucluse. Émilie l’attendait comme toujours, sans paraitre le guetter. La fenêtre de la cuisine donnait sur l’entrée. Émilie observait du coin de l’œil les allées et venues.

Jean-Baptiste en la voyant derrière les carreaux, accéléra le pas. Il entra vite.

– Tu m’attendais, je suis là !

– Pas du tout, il se trouve que je termine de préparer le repas, et à cette occasion je suis devant ma fenêtre ! Pure coïncidence.

– Tu parles ! Je te connais, tu as peur de quoi ?

– Oh juste qu’un de ces imbéciles de patriotes te prenne pour un royaliste et t’enferme dans un cachot !

– Un royaliste, franchement !