Racines italiennes - Gilles la Carbona - E-Book

Racines italiennes E-Book

Gilles la Carbona

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Beschreibung

Du pont il put distinguer la Sicile. Instinctivement ses yeux cherchèrent sur la côte les lieux familiers qu’il fréquentait il y a peu de temps encore. Ce n’était pas des endroits où il venait régulièrement. Il lança son regard plus loin dans les terres. Il devina les villages connus, sa ville natale. Tout ceci devenait un souvenir dont il ne mesurait pas la portée. Il y avait l’instant présent, et c’est tout. Des images, des parfums… Toute une vie se dérobait sous ses yeux, happée par la nécessité de la fuite. Là-bas reposait sa femme, et il n’avait pas pu lui rendre un dernier hommage. Sa tombe serait à jamais une idée.


À PROPOS DE L’AUTEUR

Né à Villeneuve-lès-Avignon en 1963, Gilles la Carbona vit actuellement dans le Vaucluse. Bercé par la truculence de sa Provence natale, autant que par la douceur de l’océan ou le mystère des berges des gaves, l’auteur a commencé à écrire il y a plus de vingt ans. Romancier, dramaturge, passionné de littérature, de nature, épicurien à toute heure, il signe là son nouveau roman.

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Gilles La Carbona

RACINES SICILIENNES

Du même auteur

Romans :

– Une cuillerée de miel

5 Sens Editions, 2022

– La légende de la fleur de soleil Tome2

5 Sens Editions, 2021

– L’instant où les jours s’effacent

5 Sens Editions, 2020

– Le lys et la cocarde Tome 2

5 Sens Editions, 2020

– Le lys et la cocarde

5 Sens Editions, 2019

– Et les rossignols chantent encore

5 Sens Editions, 2019

– L’ami perdu

5 Sens Editions, 2018

– La légende de la fleur de soleil

5 Sens Editions, 2017

– Mathilde

5 Sens Editions, 2016

– La Louve de Haute Mauricie

Editions les deux encres, 2013

– Le choix ou l’enchevêtrement des destins

Editions des écrivains, 2002

 

Théâtre :

Il t’a quittée moi non plus ! 2017

La nuit de Pauline, 2017

L’emprise, co-écrite avec Sabine Lenoël,

Seconde édition, éditions Muse, 2019

Et Maintenant, co-écrite avec Eirin Forsberg, 2021

 

À ma fille, et à mes ancêtres…

Avertissement

Le soir frémit, la douce lumière ambrée tombe en cascade silencieuse sur la terre. Mes yeux embrassent cet horizon familier. En moi résonne une chanson qui vient du passé. Dans ces heures glissantes du crépuscule, je me regarde. La vie a défilé, elle s’est ingéniée à passer à son rythme, emportant peu à peu souvenirs et proches dans cet ailleurs qui me tend ses bras.

J’ai alors eu le besoin de retracer ce qui avait été notre histoire. Je le devais, pour ma fille, pour ses enfants, pour ceux qui viendront après. Il fallait qu’un La Carbona écrive. J’ai commencé ce récit avec les informations données par mon père. C’était à l’époque l’unique source. Il y avait des zones d’ombre, curieuses, floues. Mais une seule version m’était disponible, je devais donc croire. Pourtant la curiosité, le besoin de précision m’ont conduit à chercher. Puis mon père est parti, emportant avec lui d’autres secrets, et une multitude d’imprécisions. Étaient-elles voulues ? S’est-il laissé abuser par son imagination s’inventant par-ci par-là, un passé conforme à ses rêves ? A-t-on arrangé la vérité ? Personne ne le saura jamais. Quoi qu’il en soit, avec l’aide de mes cousins Claude et Jean-Louis, j’ai pu remonter le temps, déceler les erreurs, toucher d’un peu plus près l’authenticité. Je les en remercie, sans eux, j’en serais toujours à me poser les mêmes questions sur l’origine notamment d’une noblesse que je soupçonnais imaginaire et qui de fait n’a jamais existé, et d’une fortune qui, au fil de mes réflexions et des recoupements historiques, devenait de plus en plus improbable.

Pour autant, ce livre ne pouvait s’inscrire dans de pures mémoires, il y avait trop d’incertitudes quant à la vie de Pietro. J’ai dû, à partir d’événements réels, reconstituer un passé qui restera une énigme à bien des endroits. J’ai donc romancé le tout, changé quelques noms pour livrer un récit qui prend appui sur des faits véridiques mais avec une bonne dose de fiction, surtout dans le parcours de Pietro. Je laisserai le soin à chacun de deviner ce qui est vrai, de ce qui ne l’est pas. J’ai essayé de coller au plus près à la personnalité de mon arrière-grand-père, dont la vie, les manières surprendront. Je me garderais bien de porter un jugement. Son époque n’est pas la mienne, et ses références, jusqu’à sa morale ne peuvent plus être comparées aujourd’hui avec nos mœurs. Les recherches se poursuivent, mais le mur du silence nous empêche encore de progresser dans la vérité. En découvrirons-nous un jour d’autres ? Oui, si nous parvenons à convaincre les autorités italiennes d’ouvrir leurs archives, mais c’est là un défi colossal. En attendant, plongeons dans le récit hors du temps de cette famille dont je suis l’un des rejetons.

Chapitre 1

Pietro le Sicilien

 

Région d’Agrigente (Sicile) 1842/1843

 

Embrassant tout entier n’importe quel regard qui plonge vers le sud, la mer est là immuable et rassurante.

À deux pas, l’antique cité bercée par la brise marine, autant que par le souvenir d’une histoire riche, complexe, belle et cruelle.

Les temples se dressent, défiant le temps et les mémoires éphémères. Ils sont mangés par les mauves et les séneçons cinéraires. Le vent caresse les monuments et apporte au voyageur ou au contemplatif, les impressions mélancoliques d’un illustre passé, construit dans le sang et la douleur pour l’unique gloire de quelques personnages, mortels parmi les mortels, se confondant avec la grandeur des dieux. C’est sans doute ce curieux mélange qui dégage cette sérénité particulière. Quand le temps dort depuis si longtemps au même endroit sans jamais être dérangé, l’éternité s’y installe un peu, enfin visible, palpable.

Une demeure en pierres sèches se love dans les contreforts des reliefs naissants. Seule, prise entre mer et montagne, ultime gardienne d’une civilisation, d’un trésor, elle est posée ici, comme un trait d’union entre les générations.

Autour de cette maison, la nature, sauvage. Composée d’une garrigue aride, épousant au plus juste les sinuosités du terrain, et constituant une couverture végétale parfaite, laisse çà et là apparaître la blancheur de la roche calcaire mise à nu.

C’était en fin de soirée, le crépuscule s’annonçait. Quelques rayons de soleil parvenaient à s’échapper de cette ultime fuite journalière. La lumière dorée coulait en un flot silencieux et continu, adoucissant formes et reliefs, portant en elle une impression d’apaisement total.

Le temps s’est arrêté ici, du reste de l’aveu même des Siciliens, il n’existe plus.

Il y a trop de souffrance, de malheur et de sang dans les entrailles de cette île, pour que les hommes puissent imaginer un avenir. Vivre au jour le jour, se préoccuper du présent, voilà la seule certitude, l’unique réalité.

Le souffle de l’Orient dévoile déjà ses secrets, ses parfums, sa sensibilité. L’insouciance et le fatalisme s’érigent en art de vivre, principal pilier de la sagesse, à peine révélé. Il peut agacer, subjuguer, il ne laisse pas indifférent, et prolonge son effet dans nos consciences prises par l’obligation du résultat. Mais là, en cette heure précise de ce siècle lointain, l’obstination première est de vivre.

Dans cette légèreté teintée d’indolence, la vie poursuit son chemin. Brutale, sans ménagement elle avance. Ce qui doit arriver arrive. Les vœux des hommes, leurs espoirs, leurs craintes. Elle n’épargne personne, elle coule aussi généreuse qu’éphémère pour y précipiter les existences. Son unique but, tracer sa route.

Au premier étage de cette demeure, trois chambres. Dans l’une d’elles, Bianca est couchée dans son lit.

Bianca est une jeune et jolie femme, brune, les cheveux longs ondulés. Son visage est gracieux, ses traits sont fins. Des yeux noirs donnent à son regard une profondeur mystérieuse. Elle résume à elle seule l’âme de ce peuple. Fier, gai et triste à la fois.

Sa respiration est rapide. Son front est perlé de gouttes de sueur. Bianca souffre, résiste et supporte cette épreuve du mieux qu’elle le peut. Elle voudrait demeurer digne jusqu’au bout, le rester encore une fois. Mais Dieu que c’est difficile, Dieu qu’elle a mal. Son visage d’ordinaire si radieux, si harmonieux, est déformé par les stigmates de la douleur. À côté d’elle, une vieille femme vêtue d’une longue robe noire, les cheveux tirés en arrière, est là. Elle « l’aide ». De temps en temps, elle lui éponge le front et essaye de la réconforter. Ses mots sont peu de chose, elle le sait. Mais elle murmure des paroles sacrées, presque inaudibles. De toute façon, Bianca n’écoute pas le chant de l’accoucheuse. Elle se concentre sur l’instant présent et le feu qui lui dévore les entrailles, brise ses reins et manque la faire chavirer à chaque instant.

– On y est presque ma belle.

Soudain, Bianca se crispe, elle attrape les montants du lit, se redresse légèrement, la vieille dame lui ordonne.

– Pousse ! Pousse maintenant, très fort ! Vas-y ! Comme cela, c’est bien ! Encore ! Encore !

Bianca s’exécute avec une rigueur et une rage qui en disent long sur sa détermination.

Bianca est une femme forte de caractère, et robuste physiquement. Malgré une apparence frêle, elle reste dure au mal. Son visage est devenu rouge sang. Les veines de son cou se sont gonflées à la limite de la rupture. L’effort dure à peine quelques secondes, et pourtant il est épuisant. Bianca se relâche, et s’effondre, s’enfonce dans les coussins placés derrière son dos.

– C’est bien ma belle, mais il faudra recommencer quand je te le dirai.

La vieille dame positionne sa main sur le ventre de Bianca. Au bout de quelques instants, elle lui donne le signal pour renouveler sa poussée.

En bas, sous la tonnelle, son mari Pasquale et son beau-père attendent. Assis en face l’un de l’autre, ils ont ouvert une bouteille de vin rouge. Les deux hommes se servent de belles rasades. Ils boivent doucement, dégustent tout en humant la sérénité de l’air ambiant.

Ils parlent peu. Du reste, que dire dans de tels moments ?

Le père de Pascquale se souvient, et raconte à son fils.

– Moi, quand tu es né, j’étais à Palerme. Je devais témoigner dans un procès. Un riche bourgeois, à qui on avait dérobé un mouton. Il m’embauchait régulièrement pour m’occuper de ses oliviers. J’avais été plus ou moins le témoin du larcin. Le coupable l’avait fait pour nourrir sa famille. J’avais des remords à faire condamner ce pauvre diable. Alors j’ai affirmé que l’homme n’avait récupéré qu’une bête morte, tué par un chien errant. J’ai plaidé le doute. Rien ne prouvait que cet animal était la propriété de mon employeur. Bien entendu, cette révélation a mis mon patron dans une fureur folle. J’ai tenté de le calmer en lui faisant miroiter une future chance divine, conséquence de sa mansuétude. Il n’a rien compris à mes arguments. Bref le pauvre bougre s’est juste vu infliger une contravention, non pas pour le vol du mouton, il était innocenté, mais pour avoir frappé le carabinier qui venait l’arrêter. C’est moi qui ai payé l’amende du gars. Quant à mon patron, il m’a réglé à regret, et ne m’a jamais plus réembauché.

Pasquale écoutait et riait doucement. Son père, Vittore, était un juste. Il ne supportait pas voir les plus fortunés mépriser et écraser de leurs pouvoirs et privilèges les plus démunis, les humbles. Déjà à cette époque, l’argent broyait facilement les vies. Les très riches, hautains, éloignés de l’indigence du peuple, n’avaient que faire des traîne-misère, ils s’en écartaient le plus possible refusant de les côtoyer, craignant sans doute une contamination ! La piétaille doit servir les puissants, gare à elle si elle revendique une once de bien-être. Elle est là pour travailler, souffrir et se taire. Vittore ne l’entendait pas de cette oreille, il rêvait d’un monde plus équitable, plus juste. Un mouton en moins, et alors, son ancien patron avait-il eu à en pâtir ? Ses enfants avaient continué à manger à leur faim, à aller à l’école. Qu’aurait-il gagné en envoyant son voleur en prison ? Ce n’était pas l’acte qu’il fallait juger, corriger, mais bien la motivation qui l’avait fait naître. Si cet homme avait eu assez d’argent pour nourrir les siens, jamais il n’aurait volé. C’était donc la société qui se trouvait malade, mais on préférait déjà, traiter les faits et ignorer les causes.

– Enfin, poursuivit-il, tout cela pour te dire, qu’une fois rentré, on m’a annoncé que j’étais papa. Tu étais censé naître une semaine plus tard. Tu devais être pressé de venir au monde, ou alors le médecin s’était trompé dans ses prévisions. Mais tout cela n’avait plus d’importance. Tu étais là, en bonne santé, ta mère également. J’étais fier et heureux. Je t’assure, c’est beau un bébé. Tu vas avoir de nouvelles responsabilités, plus rien ne sera comme avant.

– C’est facile de devenir père ?

– Comme respirer, c’est naturel. Enfin je crois. Je ne me suis jamais posé la question. J’espère simplement que ton enfant sera plus calme que toi.

– Pourquoi ?

– Pendant trois mois, tu nous as empêchés de dormir. Trois mois ! Tu te rends compte un peu ? Trois mois à ne pas fermer l’œil. Ta pauvre mère était morte de fatigue, quant à moi je ne valais guère mieux. Après cette période, tu as commencé à faire tes nuits, et nous aussi. Le médecin disait que c’était normal car tu étais venu avant le terme. Enfin, une semaine avant ce n’est pas non plus excessif. Tout a fini par rentrer dans l’ordre.

Pasquale écoutait avec attention. Son père ne lui avait jamais trop parlé de sa propre enfance. Pour quelle raison ? Il n’en savait rien. Lui-même n’avait jamais éprouvé le besoin de le questionner. Ces révélations l’amusaient. Il avait l’impression de découvrir une autre personne. Sa curiosité s’aiguisait et sans doute le pousserait plus tard à lui demander de plus amples détails. Dans l’immédiat une forme d’inquiétude le rendait fébrile, pour n’en rien montrer il se contenta d’écouter sans poser de questions.

La nuit était à présent totale, l’air d’un seul coup s’était rafraîchi. Un frisson parcourut l’échine de Pasquale. Il remonta machinalement le col de sa chemise, fit un signe de la tête à son père. Vittore se leva, prit la bouteille et son verre. Ils rentrèrent dans la maison. La lampe à pétrole brulait déjà sur la table de la cuisine, éclairant la pièce d’une lueur pâle. Des ombres dansaient un peu partout et chaque mouvement semblait réveiller des fantômes endormis.

En Sicile, à cette époque, les hommes n’assistent pas aux naissances. Ce n’est pas encore dans l’air du temps. Le travail de la femme demeure un acte secret, une intimité qu’on ne songerait pas à profaner. Ils sont en général là, pas très loin, mais ne pénètrent pas dans la chambre. Ils attendent l’autorisation de la sage-femme.

Les hommes ne sont pas les bienvenus, et d’autre part qu’y feraient-ils ? Encombrer l’espace ? Qu’ils restent dehors, inutiles pour inutiles, autant qu’ils ne gênent pas.

 

Après quelques heures d’attente, Bianca poussa un cri un peu plus puissant.

Pasquale sursauta, et regarda incrédule son père.

– Ce n’est rien, c’est bientôt fini. Tiens, bois un coup, ça va t’aider à patienter.

Vittore vida le reste de la bouteille dans le verre de son fils et s’empressa d’aller en chercher une seconde. Quelques instants plus tard, un deuxième cri, un court silence, et la voix d’un nouveau-né. Pasquale, rassuré, servit deux belles rasades de vin.

– Pace e salute.

– Pace e salute, mon fils. Te voilà papa à ton tour, et homme à la fois. Qui n’a pas eu d’enfant sur cette terre est boiteux. Maintenant, il va falloir travailler à son bonheur, à sa réussite, et ce n’est pas chose facile. Mais ne t’inquiète pas, nous sommes là.

 

Comme dans tous les pays méditerranéens, l’enfant est un roi qui possède tous les droits, tous les égards. Il est source de jouvence, lien puissant entre les générations, passerelle nécessaire à la transmission du savoir et des traditions. Il incarne la vie. C’est une force nouvelle, insolente, qui pousse à l’optimisme le plus insensé, le plus insane, face aux pires situations.

Il y a dans le regard d’un petit, toute la sagesse originelle que les hommes, à force de perversions et de douleurs ont oubliée. Il y a chez l’enfant cette connaissance impossible à décrypter aujourd’hui. Ils sont fraîcheur et tendresse, simplicité et bonheur. Évidence face au mystère d’où ils viennent. Ils portent en eux cette science recherchée, imaginée à travers la philosophie, la religion. Si nous savions seulement les regarder rêver, sans salir leurs songes, peut-être atteindrions-nous plus facilement ce rivage.

L’enfant est le pilier de la famille, la seule valeur noble qu’il faut protéger et développer.

Malheur à qui en touche un. La sentence est immédiate, et les prétoires n’ont généralement pas le loisir d’entendre les explications des défenseurs de tels crimes, ni les avocats de plaider une cause, jugée par avance et à juste titre, indéfendable.

Du reste, à cette époque, tout le monde a conscience de cela. Le meurtre d’enfants ou les violences ne restent jamais impunis et la prescription n’existe pas. Elle n’est pas inscrite dans le seul code connu de tous les Siciliens, le code d’honneur. Il n’y a pas de pardon, d’excuses. Ce sont des mots creux, qui ne servent à rien. Personne n’oserait s’aventurer à les évoquer. L’évidence est là, un bon sens naturel qu’aucune théorie fumeuse ne pourrait abolir. Le voudrait-on, un haussement d’épaules serait la réponse. La pitié pour ce genre de crimes n’existe pas, qu’on se le dise. Quiconque prétendrait insuffler un autre mode de pensée se trouverait en fâcheuse posture.

 

Après quelques instants, la vieille dame ouvrit la porte de la chambre et du haut de l’escalier cria.

– Pasquale ?

– Je suis là.

– Tu n’es pas ivre ?

– Eh non ! Pourquoi ?

– Oh pour rien, je me renseigne toujours avant, c’est tout. J’en ai tellement vu si tu savais…

– Je peux monter ?

– Tu peux, oui.

– C’est quoi ? Une fille ou un garçon ?

– Qu’est-ce que ça peut te faire à présent, il est là ce bébé et tu ne le renverras nulle part, alors !

– Oui, bien entendu, mais c’est quoi ? Je suis impatient…

– Selon ce que c’est tu vas venir plus vite ?

– Mais non, je veux juste m’habituer.

– Oh pour ça tu as maintenant toute ta vie ! La vieille dame se mit à bougonner… Ah, tous pareils les hommes. C’est un garçon !

Son père regarda Pasquale.

– Elle a raison. Il n’y a pas de différences. C’est ton sang qui coule dans ses veines. Va mon petit, va embrasser ton enfant, et n’oublie pas la mère. En disant cela ses yeux se voilèrent à peine. La pénombre de la pièce ne permit pas à Pasquale de s’en rendre compte. Vittore ne pleurait jamais, n’exprimait pas ses sentiments. Il n’était ni indifférent ni dur, il était homme. Ici, pas le temps de s’apitoyer sur son sort, les peines sont des cris muets qui transpercent les secrets des cœurs. Elles sont dans l’intimité la plus profonde, elles ne regardent personne. Mais Vittore, à ce moment-là, ne put s’empêcher de repenser à sa tendre femme disparue trop tôt. Dans son for intérieur il pensa qu’on ne s’occupe jamais assez de son épouse. On l’aime, sans souvent oser lui dire. Un jour on la perd, et il ne reste rien, si ce n’est un vide qui ne se comblera plus. Mais comment se défaire de cette façon d’être. Tout cela est en lui.

Pasquale avait hérité de ce trait de caractère. Il ne savait pas montrer sa tendresse, ses émotions. Il aimait sa femme, disons, à sa façon, dans le respect et la fidélité. C’était pour lui le témoignage de son amour, de toute façon il n’avait pas appris à faire des discours ni à exprimer ses élans.

Bianca avait fini par admettre cela, elle ne lui en voulait pas. Pasquale était un bon mari, elle savait qu’il serait un père du même acabit. Le bonheur ne se décompte pas en bouquets de fleurs ou en bijoux. La seule preuve, c’est bien d’être là, toujours, quoi qu’il arrive. C’est du moins ce qu’elle pensait.

 

Pasquale, monta l’escalier sans se précipiter, entrouvrit la porte de la chambre. Il se sentit un peu désemparé son cœur cognait très fort dans sa poitrine, tandis qu’une énervante clonie agaçait son bras droit, à hauteur du biceps. Pour la première fois de sa vie, il était saisi d’une angoisse face à un événement. Plus par habitude que par orgueil, il ne souhaita pas dévoiler ses sentiments. Il contempla sa femme avec tendresse et affection. Chez lui point de large sourire, non, juste une lueur dans le regard qui exprime la nuance de sa pensée. Les yeux, c’est fait pour voir et pour parler !

Bianca était allongée dans son lit. Elle souriait, heureuse d’être maman. La fatigue accumulée commençait à la terrasser. Elle avait mis toutes ses forces dans cette aventure, et se sentait bien lasse. À côté d’elle, enveloppé dans un linge blanc, un petit bonhomme dormait. Pasquale se pencha sur le berceau et regarda son petit, tout étourdi par sa présence.

– Tu es fatigué toi aussi, lui dit-il.

– Tu vois, je t’ai donné un fils.

– Il est beau, mais Dieu qu’il est minuscule !

– Il grandira, laisse-lui le temps. Maintenant qu’il est dehors, il a toute la place qu’il lui faut.

– Bienvenue sur terre, mon petit Pietro.

Bianca se mit à sourire affectueusement.

– Pietro, Pietro, c’est joli comme prénom, ça lui ira bien.

Pasquale embrassa sa femme sur le front, et regarda encore une fois son fils qui dormait dans son berceau.

– Il est beau n’est-ce pas.

– Tu me l’as déjà dit.

– Désolé, je ne trouve pas d’autres mots, c’est tellement nouveau.

– Tu es heureux ?

– Oui, bien entendu. Je suis papa.

– Tu vas vite t’y faire.

– Je te laisse à présent. Essaye de te reposer, à demain.

Bianca regarda la pendule sur la commode.

– À tout à l’heure.

– Euh, oui, balbutia Pasquale, c’est ça, à tout à l’heure.

Pasquale n’avait plus la notion du temps, cet épisode l’avait fait basculer dans un autre univers. Une fois redescendu, il vit son père, toujours assis devant la table de la salle à manger. Une troisième bouteille de vin, avait fait son apparition.

– Tu n’es pas couché ?

– Non. J’ai un petit-fils et tu voudrais que j’aille dormir ! Tu es fou ou quoi ? Tu ne te rends pas compte de l’événement. Mais vas-y toi si tu le souhaites, moi je savoure la venue au monde de ce petit. Au fait comment l’avez-vous appelé ?

– Pietro.

– Pietro ! Comme mon grand-père, c’est bien. Je bois à la santé de Pietro, que sa vie soit longue et riche, la plus agréable possible, que sa bonne étoile le suive partout. Qu’elle lui donne avec la joie de vivre, le courage, la volonté et la chance. Eh oui, la chance, il en faut toujours, ça peut servir. Tu prends un verre ?

– Le dernier alors.

– Bah, le dernier, ça ne veut rien dire du tout. Le dernier de quoi ? Tu parles comme un condamné à mort. La faucheuse a reculé, elle est vaincue. Le bout de moi présent en toi vient de passer dans une nouvelle génération et vivra encore longtemps. Aujourd’hui la camarde, voilà ce que je lui fais la nique.

La troisième bouteille ne termina pas la nuit. Le père et le fils s’endormirent là, la tête appuyée dans le creux du coude.

 

Ainsi le bonheur venait d’envahir cette demeure. Un souffle nouveau revivifiant pour les parents et surtout le vieil homme. Un nouveau-né, c’est un peu du temps qu’on oublie, il passe, mais n’a plus la même force, du moins durant les premières années. Ce n’est que plus tard, quand l’enfant quitte le nid, qu’il reprend sa course mortelle. Il s’enroule à nous comme un serpent autour de sa proie, lentement il nous étouffe. Pour l’heure, il se fait printemps, soleil, lumière. La vie s’écoulait désormais au rythme des tétées, des langes, et des progrès que Pietro pouvait accomplir.

 

Le Grand-père était grand, sec et instruit. Ce dernier point en faisait un personnage important aux yeux des autres villageois et d’une façon générale des habitants de la région. Il avait fréquenté l’école et savait lire et écrire. C’était suffisant pour en faire un homme respecté. Pour autant il n’était que terrassier mais travaillait le plus clair de son temps dans les terres, comme son fils. Il n’avait qu’une ambition, que Pietro ne suive pas cette voie. Il irait à l’école, il y veillerait. En songeant à cela un sourire amer crispa son visage :

« J’y veillerai, si Dieu me prête vie… » Il se redressa. Si, pensa-t-il ! Il ne fera pas la même erreur qu’avec son propre fils ! Pasquale n’avait pas voulu aller à l’école, c’était une tête dure, il avait préféré travailler dans les terres très vite, et lui, Vittore, n’avait pas pu éviter cela. C’était l’une des faiblesses de son existence qu’il ne se pardonnait pas. À l’époque sa femme avait pris parti pour le petit. Il avait laissé faire… mais pour son petit-fils, pas question de plier ! On n’est jamais aussi fort que quand on est instruit.

 

La bâtisse était modeste. Construite à l’entrée de la ville. Entourée de vignes et d’arbres fruitiers. La route qui menait à cette demeure était bordée d’amandiers se couvrant de fleurs blanches et roses au printemps et diffusant, au plus fort de l’été, une ombre éparse et bien trop discrète.

En limite, un vieux mur de pierres sèches presque entièrement en ruine longeait le chemin. Que faisait-il là ? La mémoire des anciens ne parvenait plus à savoir. Il avait dû servir autrefois à borner une propriété, mais personne n’en était plus certain. Peu à peu les pierres s’effondraient, la terre en absorbait certaines avec la persévérance que l’éternité possède face aux œuvres des hommes. D’autres disparaissaient, sans doute utilisées ailleurs, pour réparer des ouvrages.

Sur l’arrière de la maison, l’étable, dans laquelle patientait un âne, dédié au transport des charges trop lourdes. C’était Bianca qui s’en occupait. Elle le faisait sortir pour brouter çà et là l’herbe jaunie des terrains environnants. Dans le prolongement une remise transformée depuis longtemps en poulailler, domaine de Vittore. Il ne participait presque plus aux travaux des champs, mais se contentait de suivre son fils, de le conseiller, ne donnant la main que symboliquement. L’âge aidant, il préférait garder ses forces et s’occupait essentiellement de ses volailles.

La venue du petit Pietro chamboula à peine la vie de la famille. Très vite après l’accouchement, tout le monde retrouva sa place, et l’existence poursuivit sa course nonchalante. Bianca s’était bien remise, Pasquale respirait la santé, et le grand-père veillait attentivement mais discrètement sur son petit-fils. La vie n’avait rien d’extraordinaire, mais chacun cheminait dans sa voie. Le travail était dur, mal payé. Heureusement le jardin permettait de nourrir convenablement toute la famille.

Quand Pietro put marcher tout seul, Vittore prit en charge son éducation. Il lui apprit dans un premier temps des choses faciles, comme gober des œufs frais, ou soigner les bêtes. Pietro à l’âge de 4 ans, fut autorisé à monter sur l’âne. L’allure chaloupée et le braiment de l’animal provoquaient chez Pietro des éclats de rire qui éclaboussaient de bonheur Vittore.

Ainsi ce petit bonhomme découvrait la vie et ses plaisirs à travers des jeux simples et éducatifs. Le grand-père n’oubliait pas l’enseignement plus classique. Mais là, il se heurtait sans doute à la transmission héréditaire de son père. Face à la grammaire, et au calcul, Pietro préférait la liberté des escapades dans les broussailles. Cela n’entamait en rien la bonne humeur de Vittore. Après tout, s’il arrivait à lui apprendre à lire, écrire et compter, il aurait réussi à l’armer pour la suite de son existence. Ce serait peut-être plus long que prévu, mais patient et déterminé, il ne renonçait pas. Pour inciter Pietro à s’intéresser à la lecture, il laissait toujours trainer un livre, un bout de journal.

Malgré les ruses déployées par le vieil homme, le gamin ne faisait aucun progrès. Vittore dut se rendre à l’évidence il ne parviendrait pas à lui inculquer les rudiments du savoir. L’enfant n’avait aucune motivation, le forcer n’arrangerait rien, l’école, ses parents ne se souciaient pas trop de l’y envoyer non plus… Son grand-père lui apprit à travailler la terre, le bois, et la pierre. Même s’il se désolait de le voir réfractaire à l’enseignement classique, il appréciait sa détermination et sa volonté dans les tâches manuelles.

Après tout, pensa son grand-père, un bon ouvrier pourra toujours se nourrir ! Maigre consolation pour lui. Bien entendu la terre s’exploite avec du savoir-faire et de l’opiniâtreté, mais la connaissance permet de mener à bien ses affaires sans être dépendant des autres, c’est un précieux trésor tout de même.

 

Entre-temps la famille s’agrandit d’une petite Alessandra. Pietro se montra protecteur vis-à-vis de sa sœur, et son caractère farouche s’accentua. Il veillait sur l’enfant comme à la prunelle de ses yeux. Pas question qu’un étranger l’approche. Son jeune âge n’avait pas d’importance. L’attitude du garçon amusait ses parents et son grand-père. Quand ils sortaient pour aller au marché en ville, le petit Pietro avait toujours un œil sur Alessandra. Rien ne lui échappait. D’un simple regard, il faisait comprendre à n’importe quel intrus qu’il devait garder ses distances. Sa garde ne s’abaissait qu’une fois rassuré par ses parents sur l’absence d’une menace. Une fois, alors qu’il jouait tranquillement dehors, non loin sa mère affairée au potager, il vit un chien errant arriver. Sa petite sœur reposait dans un panier à l’ombre d’un amandier. Instinctivement, Pietro ramassa un bâton et s’avança serein vers Alessandra. L’animal nullement impressionné se dirigea tout droit vers eux. Pietro se plaça devant le couffin son arme dans sa main et fit face au mâtin qui se révéla être de belle taille. À quelques mètres de lui, le molosse montra les crocs. Pietro fit un pas en avant sans le quitter des yeux. La bête grogna. Pietro fit un second pas. Le chien cessa d’avancer, découvrit ses dents et grogna une seconde fois. Le jeune garçon saisit fermement le bâton, son œil devint noir, tous les muscles de son frêle corps se tendirent en une masse compacte. Il fit encore un pas.

Le chien surpris sans doute, à moins qu’il ne fût finalement qu’un pauvre bougre perdu plus curieux que réellement méchant, recula, tourna légèrement la tête comme s’il était honteux d’avoir fait peur à l’enfant. Il lui lança un discret regard craintif, poussa un cri perçant qui ressemblait plus à une plainte qu’à un aboiement, et détala à grande vitesse.

Bianca témoin de la scène s’était rapprochée à grand pas. Quand elle arriva à hauteur de son fils, l’animal était déjà loin. Elle caressa la tête de Pietro. L’enfant leva les yeux vers elle, lui sourit, posa son arme et se remit à jouer non loin de sa sœur comme s’il ne s’était rien passé. Sa mère lui demanda si tout allait bien, il la regarda presque étonné, fit une moue dubitative, avec un geste de la main qui voulait dire : de quoi me parles-tu ? Oui tout va bien. Il haussa légèrement l’épaule droite, et retourna à ses occupations. Bianca se pencha sur le berceau de sa fille, elle dormait comme un petit ange.

Le soir elle raconta la scène à son mari, loin de l’enfant pour ne pas verser sur lui une gloire insensée qui aurait pu lui monter à la tête, même si elle demeurait très fière de son attitude.

Mais une chose l’inquiétait. Il avait fait preuve de courage, sans se rendre compte du danger. Cette insouciance la tourmentait. Son petit n’avait pas pris la mesure du risque, elle l’avait nettement perçu. Il ne reculait devant rien. C’était à son père, de lui parler, pensa-t-elle, à lui de lui faire comprendre qu’il avait bien agi, mais qu’il devait se méfier de ses propres initiatives.

– Oui je lui en toucherai un mot, mais les enfants sont sans compromis. Soit ils ont peur de tout soit ils foncent. Notre fils appartient à la seconde catégorie. Pour le moment du moins.

– Tu crois qu’il va s’assagir ?

– En grandissant, il prendra la mesure des risques, forcément il sera moins… intrépide.

– Je le souhaite, mais crains le pire. C’est un gamin, mais quand il est comme ça, je lis dans ses yeux quelque chose de glacial, j’en tremble.

– Et tu y vois quoi ?

– Difficile à exprimer… Ça ressemble à de l’inconscience.

– Je te le répète, il est petit.

– Oui, je sais. Mais même les enfants de son âge, ceux qui sont les plus hardis, n’ont pas dans leur regard cet aveuglement. C’est comme s’il n’avait que faire des conséquences de ses actes.

– Tu exagères un peu. Tu as eu peur, je le conçois, il n’a pas mesuré le danger. Mais il n’a pas agi non plus comme un casse-cou. Je lui parlerai. Ne t’inquiète plus.

 

Pasquale tint sa promesse. Pietro l’écouta sans broncher, à son habitude il fit sa petite moue, approuva d’un signe de tête, et tourna les talons. Pasquale eut vraiment l’impression d’avoir dialogué dans le vide. Il s’interrogea sur les préoccupations de sa femme. N’aurait-elle pas décelé chez Pietro une nature spéciale. N’y aurait-il pas effectivement, dans son comportement des attitudes peu communes ? Il ne voulut pas s’en alarmer pour autant. Il se garda bien de dire à son épouse comment sa mise en garde avait été accueillie par Pietro. La suite lui prouverait que l’enfant n’agissait jamais sans prendre conscience des risques, et sans doute en avait-il été de même avec le chien. Une chose était certaine, une fois Pietro engagé dans une conduite il allait jusqu’au bout.

Son grand-père persistait à lui enseigner les rudiments d’une instruction basique. Pietro se prêtait au jeu avec bonheur, mais il n’avait aucune passion pour les matières scolaires.

– Pietro, viens ici.

– J’arrive grand-père.

– Aujourd’hui, je vais t’apprendre à tailler la vigne.

– Pour quoi faire ?

– C’est très simple. Tu aimes le raisin ?

– Oh oui.

– Eh bien, pour avoir de belles grappes, on doit bien soigner son vignoble. Si on ne fait pas cela, le plan fera des feuilles et des branches au détriment des fruits.

– Comme celle qui grimpe le long du mur de clôture du boulanger !

– Tu as tout compris.

Et le grand-père de montrer à son petit-fils comment on réalisait cette opération.

Un autre jour, il lui apprit à planter des clous, à scier droit des planches, à fabriquer des cages pour les lapins, à réparer un mur, etc.

Il tenta même de lui enseigner le dessin.

– Tu veux dessiner, Pietro ?

– Oui, pourquoi pas ?

– Prends cette feuille, et dessine le vase sur le buffet.

Pietro, hésitant, griffonna grossièrement l’objet.

– C’est bien, lança le grand-père. Je vais te montrer comment il faut faire pour reproduire le plus fidèlement possible quelque chose.

Vittore expliqua à son petit-fils les rudiments du dessin. Pietro écouta les explications avec beaucoup d’attention. Il essaya même de mettre en pratique ce qu’il venait d’entendre. Tout absorbé à sa tâche il questionna son grand-père.

– Ça sert à quoi de savoir dessiner un vase ?

– À rien en soi. C’est simplement pour se faire plaisir. C’est le propre des œuvres d’art. Bien souvent on se demande pourquoi des hommes ont passé autant de temps pour sculpter, ou peindre. S’il n’y avait pas l’art, eh bien le monde serait d’une tristesse affligeante. Je parle pour les êtres humains évidemment. Les animaux eux s’en moquent. Ils n’ont pas conscience, enfin à priori, des notions de beau, de bien…

– C’est quoi la conscience ?

– C’est la faculté de se rendre compte de ce que nous sommes. On vit, on réfléchit, tu comprends ?

– Je crois oui.

– Un jour tu voudras peut-être dessiner quelque chose pour bien t’en souvenir. Pour être certain de ne pas oublier ses formes. Garder vivant un paysage, un objet, ou les traits d’une personne que tu auras aimée. Tu ressentiras ce besoin parce que tu seras heureux, ou peiné.

Pietro soudain inquiet.

– Mais pourquoi je serais triste ?

– Oh hélas, il y a des tas de raison. Mais tu as bien le temps de les découvrir. La tristesse envase les cœurs.

– On peut mourir d’une « envase » de cœur ?

Le grand-père se mit à rire.

– Ça arrive oui, mais c’est très rare, et cela n’atteint jamais les petits garçons.

– Je ne serai jamais triste. Et la colère, c’est mieux ?

– Jamais ? Je te le souhaite, mais je ne connais pas un seul humain qui ne l’ait pas été au moins une fois. Il te faudrait être détaché de tout, et c’est impossible.

L’enfant regarda son grand-père avec étonnement. Indifférent, il pourrait l’être, assez pour n’éprouver aucun remords, et quasiment pas d’affliction.

– Quant à la colère… Non, il ne faut pas s’y laisser entrainer. Pourtant dans certaines circonstances, on y est obligé. Elle arrive d’un coup, on ne s’y attend pas. Ça demande beaucoup de force pour y résister.

– Des fois, je crois que j’en ai en moi.

– Ah bon, et comment fais-tu pour t’en débarrasser.

– Eh bien soit je me défoule sur ce qui me la provoque, soit je patiente. Je me dis que j’aurais l’occasion de passer mes nerfs plus tard.

– Ah oui, je vois.

Les révélations de l’enfant intriguaient en même temps qu’elles fascinaient Vittore.

Vittore essayait de lui enseigner tout ce qu’il savait, du moins les grands principes qui avaient conduit sa vie, ceux auxquels il croyait. Des valeurs simples mais qui lui avaient permis de devenir un homme respectable, respecté et digne.

Ces préceptes se résumaient à : L’honneur, le respect de la parole donnée, la droiture et la fidélité.

Il avait réussi à instaurer une véritable confiance entre lui et son petit-fils. Pietro savait, ce que promettait son grand-père, il le tenait.

– Tu vois Pietro, il y a un grand principe qu’il te faudra appliquer.

– Lequel ?

– Fais toujours ce que tu dis. Si tu crois ne pas pouvoir assumer tes engagements ou faire ce que tu penses, alors reste muet. Garde-toi de trop parler, d’annoncer des choses qui ne seraient pas possibles. Le jour où tous les hommes auront compris cela, la base d’un monde respectueux des personnes, sera établie. Mais tant qu’il y aura des gens pour promettre et ne pas tenir, tout demeurera mensonge et fourberie.

– C’est un peu comme quand tu me dis de manger et qu’après cette bouchée ce sera terminé, même s’il en reste dans l’assiette.

– Oui, c’est un peu la même chose. Écoute, observe. Quand tu parles, tu dois être sûr de ce que tu avances.

 

Vittore avait décelé chez le garçon une ténacité peu commune et aussi un esprit volontiers bagarreur. L’enfant était malin, mais têtu. Il nourrissait des colères sourdes et violentes. Son grand-père seul parvenait à le calmer. Vittore s’en inquiétait, car Pietro grandissait, il devenait de plus en plus fort, et, malgré un regard doux, et une franche bonté, il pouvait se révéler féroce. Face à ce constat, Vittore demeurait impuissant à canaliser cette fougue dévastatrice.

 

Dans le même espace, le grand-père sentait bien la terrible réalité le rattraper un peu plus chaque jour. Comment échapper à son destin, à son histoire ? L’homme est un prisonnier, l’heure est son lien. Point d’issue possible passé un certain cap. Le navire va inexorablement vers le gouffre. Il ne sortirait plus vainqueur de cette longue et épuisante lutte. L’idée de disparaître peut s’estomper avec le temps, ou garder l’angoisse du néant à venir intact. Il aurait aimé vivre, ne serait-ce qu’encore un peu, pour profiter de son petit-fils, le voir devenir un homme. Nous sommes tous les mêmes, quitter ce monde ne nous convient jamais. On l’accepte par la force des choses, mais on souhaiterait avoir un délai, une dérogation. Il y a toujours quelque chose sur le feu qui nous fait dire, non, ce n’est pas le moment.

Oui vivre, parce qu’après tout c’est depuis bien longtemps ce qu’il faisait de mieux. On est souvent plus à l’aise quand on sait. L’existence s’était mue en habitude dont il ne s’était pas encore fatigué. Une compagne qui, somme toute, lui avait apporté de grandes satisfactions.

Il faudrait sans doute le concours d’une maladie grave, odieuse, pour qu’il en vienne à cette curieuse réflexion : « après tout, peut-être que de l’autre côté c’est mieux », et qu’il consent à se délivrer de sa propre vie, devenue insupportablement douloureuse.

Oui, l’autre côté, mais quel côté ? Le miroir sans tain d’un monde prétendu parallèle, un monde bien, promis par l’église ?

Le bien, il l’avait là sous ses yeux, il s’appelait Pietro.

 

De temps à autre, Pietro recevait la visite de son oncle Vincenzo, berger de son état à qui on prêtait volontiers une existence trouble. Ce mystère fascinait le gamin. Quand il le voyait, il imaginait des tas d’histoires toutes plus fantastiques les unes que les autres. Il aimait se faire décrire les ambiances de la montagne. Les villages abandonnés, les soirs de solitude ou seul le crépitement du feu parle. Surtout, planaient autour de lui, ces secrets. Pourquoi avait-il toujours sous sa cape sa loupara ? Pour se défendre de quels loups ? Il y avait belle lurette qu’il n’en restait plus. Des brigands ? Explication plausible mais qui satisfaisait peu le garçon. Il était admis de ne poser aucune question embarrassante. Il devait se contenter des rumeurs. Son imagination faisait le reste.

 

Pietro entrait dans sa treizième année. Un jour, il vit son grand-père avec un fusil de chasse.

– Que fais-tu grand-père ?

– Je me prépare pour aller à la chasse.

– Tu chasses toi ?

– Cela fait des années que je n’y suis pas allé. Là, j’ai envie.

– Je peux t’accompagner ?

– Ah, ça je ne sais pas, tu es encore petit.

– Tu crois ? J’ai bientôt treize ans.

– Oui c’est vrai. Le mieux serait d’interroger ton père.

– Et s’il dit oui, je pourrai venir ?

– Promis.

Pietro courut demander à son père cette permission si désirée. Pasquale écouta son fils. Son regard suffit à donner l’accord tant convoité. Il se contenta de lui conseiller d’être prudent et de bien suivre les recommandations de son grand-père.

Pietro ravi, s’empressa d’aller porter la bonne nouvelle.

– Alors ? interrogea le grand-père.

– Il a dit oui. Mais je dois faire attention.

– Ne t’inquiète pas, j’y veillerai.

Bianca à cette annonce fronça les sourcils.

– Si tu m’avais demandé mon avis, je m’y serais opposée.

– Pourquoi ?

– C’est dangereux, c’est une raison non ?

– Le danger est partout. Pietro à treize ans, il est assez grand pour y aller. Et puis moi j’accompagnais mon père j’avais à peine dix ans.

– Ce n’est pas parce qu’on te permettait de faire n’importe quoi, que nous devons laisser notre fils suivre ton exemple.

– Ça ne m’a pas si mal réussi non ?

– Ne change pas de sujet. Être au milieu d’armes à feu ne me plait pas !

– Justement, tu n’arrêtes pas de dire qu’il n’a aucune notion du danger. Eh bien ce sera l’occasion pour lui de prendre conscience de certaines choses, et notamment des précautions à prendre dans une telle situation. De toute façon, on n’évite pas la peur en s’éloignant de sa cause, mais en y faisant face.

– Tu me trouves trop… protectrice ?

– Oui, mais c’est normal, tu es sa mère. Tes craintes sont légitimes. Ne t’en fais pas, tout se passera bien.

Bianca se rangea à ses arguments, que pouvait-elle dire ou faire de plus. Pasquale avait donné la permission, il eut été mal venu pour elle de le désavouer. C’était ici, en Sicile, comme dans de nombreux pays méditerranéens, une attitude inconcevable. Les femmes disposaient d’un grand pouvoir, mais dans l’ombre. Et certainement pas celui de contredire son mari en famille ou en public.

 

Le lendemain, dès potron-minet, le grand-père réveilla Pietro.

– Si tu veux toujours venir c’est le moment. Prépare-toi, je t’attends dans la salle à manger.

Pietro sauta au bas de son lit, s’habilla hâtivement et rejoignit son grand-père en bas. Il déjeunait en silence, à peine éclairé par la lueur vacillante d’une bougie. Il avait devant lui un morceau de pain, un peu d’huile d’olive, et un verre de vin rouge. Pietro, mangea rapidement, sans toucher à l’alcool. Non pas qu’il n’en eût pas envie, mais Vittore veillait, le gamin ne devait pas en boire, question de principe.

Dehors le jour ne pointait toujours pas. La nuit s’attardait, une nitescence lointaine laissait présager l’astre du jour très proche, la noirceur des ténèbres s’effilochait peu à peu, s’étirait en lambeaux d’encre avalés par le jour naissant. Le ciel s’épurait de cette inquiétude mystérieuse, tout reprenait forme.

Ils se mirent en route en faisant le moins de bruit possible. Pietro portait en bandoulière un sac de toile marron, dans lequel sa mère avait glissé le déjeuner de midi. Ils contournèrent la maison par le haut pour se diriger vers les vignes. À cette époque de l’année, les feuillages des vignobles se parent de couleurs toutes aussi étonnantes les unes que les autres. Le vert bouteille laisse la place au jaune vif, ou à un pourpre doux et tendre, à moins qu’un rouge éclatant n’ensanglante l’ensemble de la parcelle. L’aube enfin installée caressait de sa pâle clarté ce tableau naturel, lui donnant ainsi, à chaque minute qui s’égrenait, une dimension nouvelle. C’était là sous leurs yeux la naissance sans cesse renouvelée d’un monde où le charme et la beauté intimement mêlés permettent aux sens un éveil salutaire et la reconnaissance de la terre dans toute sa grandeur et sa simplicité.

– Tu te tiendras toujours derrière moi, compris ?

– Oui grand-père. Tu vas chasser quoi ?

– J’espère bien des perdreaux, et si nous avons de la chance, nous croiserons la route d’un lièvre.

Ils franchirent une garrigue pelée. Au bout, les vignes s’étalaient.

– Bien, à partir de maintenant la chasse commence, alors, plus le moindre bruit.

Pietro acquiesça en silence. Ils abordèrent avec prudence la première rangée de ceps. Ils marchaient lentement. Le soleil était à présent complètement levé et répandait sa clémente chaleur d’octobre. Ils finirent par traverser la vigne, rien n’avait attiré leur attention. Ils descendirent au fond d’un vallon pour reprendre un sentier qui menait à une oliveraie. Le chemin était un petit raidillon encadré de grandes herbes jaunies. Au sommet, les oliviers. À peine arrivés en haut, un caquètement se fit entendre dans les fourrés bordant le champ. Le grand-père posa son index sur ses lèvres, tout en se tournant vers l’enfant.

– Chut, fit-il, en regardant Pietro.

Il s’avança prudemment vers la source présumée du chant. Il s’arrêta un moment, pour écouter et inspecter les environs.

Rien ne bougeait. Tout semblait figé. Il monta sur un petit talus pour observer plus attentivement. Pietro se tenait légèrement en arrière comme il le lui avait demandé. Il scrutait lui aussi de son mieux les alentours sans savoir réellement ce qu’il fallait découvrir ou débusquer. Persuadé qu’il allait se passer quelque chose, son cœur battait la chamade, il y avait en lui une perception nouvelle. Ce n’était pas de la peur, mais de l’excitation née de l’improbable. Face à lui, l’inconnu, et dans cet espace, la sensation de l’action. Tous ses sens se mirent instinctivement en alerte. Il ressentait la présence de quelque chose. L’immédiateté de l’événement rendait la scène enivrante.

Soudain, son grand-père figea son regard sur une grosse pierre à environ dix mètres de lui. Là, posé, comme planté sur une stèle à la gloire de St Hubert, un magnifique Perdreau. L’oiseau dans un fracas d’ailes prit, avec une grande vélocité, son envol. Vittore épaula. Le gibier monta droit dans le ciel puis entama un virage juste devant eux. À ce moment-là, il tira. Au même moment, la compagnie entière s’éleva dans les airs.

Le premier coup de feu atteignit son but. L’animal pétrifié en plein vol tomba lourdement au sol. Le grand-père eut le temps de viser une seconde fois et d’abattre un deuxième oiseau. Pietro n’en revenait pas. La scène avait duré seulement quelques secondes mais d’une intensité et d’une émotion époustouflantes.

– Ce sont des perdreaux ? demanda Pietro.

– Oui. Tu as vu, il y avait toute la compagnie. Elle a filé au bout du champ. Ramassons déjà les deux oiseaux. On va essayer de les relever plus loin.

Une fois les oiseaux récupérés, ils se remirent en chasse pour retrouver les fuyards. Mais les perdreaux, méfiants et prudents, avaient dû s’enfuir en piétant rapidement.

Ils les cherchèrent un grand moment, tentant de deviner leur passage, mais rien. Force fut d’admettre que le gibier s’était fait plus malin qu’eux. Ils poursuivirent leur chemin jusqu’au moment de la collation.

Très satisfaits de leur matinée, ils déjeunèrent à l’ombre d’un gros amandier. Une fois le repas ingurgité, ils restèrent longtemps assis, à discuter de tout et de rien. Pietro lui posa des questions sur les différents animaux qu’ils pourraient rencontrer, leurs mœurs. Enfin ils se remirent en route. Le grand-père prit un autre chemin pour revenir vers la maison. Pietro fatigué, goûta ce sentiment fugace que l’on nomme bonheur. Il en savoura chaque seconde, sans se rendre compte qu’il touchait là, un domaine qui se ferait très rare dans sa future existence.

 

Le jeune garçon grandissait, il se faisait ferme et sombre. Il était solide, dur à la tâche, intrépide parfois au-delà du raisonnable, mais pour ce qui est d’apprendre. Il ne voulait rien savoir. Il avait bien tenté de faire plaisir à son grand-père, mais il n’aimait pas cette discipline qui consiste à devoir rester sagement assis pour ingurgiter tout une érudition, dont il ne percevait pas la nécessité. De plus il commençait à comprendre combien son peuple était exploité, et l’envie d’en découdre physiquement prenait le pas sur celle de combattre avec des mots. Les mots, il en prononçait peu, préférait se fier à son instinct. Il se méfiait de ceux qui parlent trop et trop bien. Derrière chaque beau discours se cachent une ruse, une entourloupe. Quand on est juste et franc, pas besoin d’expliquer longuement les choses. S’il est nécessaire de le faire alors le mensonge et la fourberie ne sont pas loin.

 

Pietro venait d’avoir 15 ans. Il avait prêté main-forte à son père pour arracher de vieilles souches au bord d’un chemin. La tâche terminée, fatigués ils marchaient en silence, la mule tirant la charrette avec les outils allait elle aussi de son pas nonchalant. Il vit sa mère accourir à grandes enjambées. Les deux hommes se regardèrent devinant tout de suite qu’une chose grave était survenue. Bianca, à peine à leur hauteur, lança un bref : « C’est ton père. »

Pasquale accéléra, sans même se préoccuper de demander quoi que ce soit. Au visage de sa femme il comprit.

Pietro interrogea sa mère.

– C’est arrivé comment ?

– Après le déjeuner de midi. Ton grand-père à la fin du repas se sentait fatigué. J’ai trouvé ses traits tirés et étrangement bruns. Je lui ai servi un grand verre d’eau. Il a bu, et m’a dit que ça lui faisait du bien. En effet, son teint est redevenu plus clair, et son visage m’a semblé plus apaisé. Ensuite, il a filé dans sa chambre à l’étage. J’ai terminé la vaisselle et je suis allée m’occuper des poules.

Quand je suis rentrée, j’ai trouvé bizarre qu’il ne soit pas encore descendu. J’ai appelé, mais rien. Je suis montée, et je l’ai vu, étendu sur le sol.

– Sur le sol ?

– Oui, il a dû tomber, enfin je ne sais pas.

– Il est toujours par terre ?

– Non, j’ai prévenu Maria la voisine. Elle m’a aidée à le remettre sur le lit. On lui a fait sa toilette et habillé. Le prêtre a été appelé. Maria s’occupe de tout. File mon petit, va l’embrasser une dernière fois.

Pietro ne parla plus et se rendit tout droit vers la demeure. Bianca ramena l’âne jusqu’à la grange.

Dans la maison régnait un silence pesant, disséminant dans chaque pièce un calme hors du temps. Dans la chambre, Vittore allongé semblait dormir. Pasquale debout devant lui le fixait comme on regarde le néant. Voyait-il une porte secrète entrouverte par son grand-père, ou, figé dans l’incompréhension de choses nous dépassant, versait-il son âme dans ce mystère que la mort nous donne à contempler régulièrement. Pietro entra, silencieusement. Il se dirigea vers le défunt, l’embrassa sur le front et se recula légèrement. La pièce était plongée dans une pénombre, seule une bougie l’éclairait modestement. Au moindre mouvement la flamme dansait et projetait des ombres inquiétantes un peu partout sur les murs. Des lueurs passaient sur le visage de Vittore, rendant son sommeil encore plus énigmatique. Pasquale regarda son fils. Ses lèvres bougeaient en silence. Que faisait-il ? Une prière ? C’était bien la première fois qu’il voyait son fils prier. Qu’importe, si c’était là sa façon de dire adieu, de communier avec lui et de combler cette absence soudaine. Il ne le dérangea pas, ferma les yeux, et se laissa couler dans l’heure glissante, sur lui le temps devenait immobile pour Vittore tandis qu’il poursuivait sa course pour les vivants.

 

Pietro pour la première fois de sa vie connut la douleur et la peine. Il lui restait seulement sa mémoire pour retrouver tous ces précieux moments qu’il avait passés avec son grand-père. Cette complicité mêlée au respect qu’il avait toujours eu à son égard, tout cela venait de disparaître en un éclair. Pietro s’était sans doute imaginé son grand-père immortel, il était là depuis si longtemps ! Son âge ? Il ne s’en était jamais préoccupé, d’ailleurs il n’avait pas d’âge, il était là un point c’est tout.

Comme toutes les grandes afflictions des hommes, elles restent silencieuses, et ne se partagent pas. Chacun vit ces moments selon sa propre émotivité, en fonction de l’éducation qu’il a reçue.

Pietro se sentit seul, égaré, étourdi même. Il eut le sentiment fugace du désarroi. Ce tragique événement lui fit découvrir le terrible défilé du temps et son implacable engrenage, où chaque mouvement mêle les joies aux peines, les rires aux larmes. Pourtant Pietro n’en versa aucune. Pleurer, à quoi bon. Cela n’apaiserait en rien la douleur qui lui nouait la gorge et oppressait sa poitrine. S’apitoyer ? C’était bien là la seule chose que son grand-père ne lui avait jamais enseignée.

Sa tombe tout juste fleurie, voilà qu’il faut reprendre la marche inlassable des vivants. Il vient de perdre son repère le plus important, il perçoit le tragique de l’absence. C’est un vide qui s’ouvre dans son âme. Quelque chose est entré en lui, jamais plus il ne pourra s’en débarrasser. La vie enlève brutalement ce qui est beau et doux, son futur lui donnera l’occasion de faire cet amer constat. Toute son existence, il la passera à ne pas chercher à comprendre demain, à avancer selon son humeur, et prendre ce qui est devant lui.

 

Le regard fraichement détourné du cercueil, le voilà qu’il se pose sur le visage de Francesca. Elle a vingt ans, et lui seize à présent. Les choses vont se précipiter. Elle lui plait. La belle n’est pas insensible au charme velouté de ce silencieux aux manières un peu rudes.

Pour les parents de Pietro, c’est une occasion rêvée d’atténuer la disparition du grand-père. Des fiançailles et dans la foulée un mariage. Rien de tel pour oublier, du moins pour soulager la peine. Tout se met en place et en quelques mois, les tourtereaux sont mariés et heureux. Une nouvelle vie commence pour Pietro.

Ils vivent désormais dans une petite maison attenante à celle des parents de Francesca. Elle est employée dans une filature, lui continue son travail dans les terres avec son père. La belle doit traverser presque toute la ville pour rejoindre l’atelier. Rien d’extraordinaire en soi. La vie est rude, et le contexte politique très difficile pour la Sicile. Des actes de rébellions commencent à voir le jour, la société s’organise pour lutter contre l’oppression. Pietro dans un premier temps regarde ces événements de loin. Il comprend la détresse de ses compatriotes, mais ne veut pas se mêler de politique. Il reste sur ses gardes, toujours aussi méfiant, il observe sans prendre parti. Il n’est fidèle qu’à ses propres convictions, à savoir l’honneur de la famille, du nom. Autant de valeurs repères qui s’étioleront au fil des années, assassinées par une société qui finira par perdre son âme en les remplaçant par le profit, secrétant quant à lui, toutes les entraves et malversations possibles. Les individus seront encensés, non pour leur résistance à l’adversité, ou leur propension à demeurer justes et dignes, mais bien par l’acuité qu’ils exerceront à berner le pauvre en développant l’ignominie et le harcèlement.

La parole donnée avait plus d’importance qu’un document écrit, c’était là l’essence même de l’enseignement de son grand-père. Simple, voire simpliste diront les obséquieux tenant d’une écœurante modernité. Certes, mais elle permettait en toutes circonstances de se comporter en homme d’honneur, ou d’être définitivement classé parmi les lâches.

Bon nombre de nos dirigeants économiques et politiques devraient s’inspirer de cette époque-là pour redonner confiance au peuple. Force est de constater que le mensonge et la félonie ont eu raison de ces principes.

C’est sans doute la dureté de la vie qui conduisait à cette rigueur d’âme. Le régime des Bourbons Sicile, installé à Naples depuis plus de 20 ans n’arrangeait rien. Il multipliait les affronts, prélevait de lourds impôts pour permettre à une cour aussi pléthorique qu’inutile de vivre dans l’oisiveté la plus complète.

Pour résister à ces pressions, les Siciliens imaginent une organisation parallèle hiérarchisée. Ils s’organisent en Cosca, base de leur unité, avec à leur tête un chef nommé « Ziù. »

En 1865 le nouveau pouvoir piémontais ne change pas de méthode, pire il l’aggrave. C’est à cette même époque que la Cosca d’Agrigente se trouva accidentellement décapitée. Le « Ziù » vient de décéder subitement, et pour une fois, naturellement. Les hommes de main se sont fait arrêter pour contrebande et ont été rapidement écroués dans l’archipel de Lipari. Les autorités ont souhaité agir hâtivement, connaissant les liens que ces lascars pouvaient entretenir avec la Cosca.

Pour aller encore plus vite il a été décidé de changer le représentant chargé de rétablir « l’ordre » et de collecter les impôts, qui depuis quelque temps entrent difficilement dans les caisses de l’État. Agrigente ainsi nettoyée doit servir de base à la reconquête de l’autorité.

L’homme qui est nommé est jeune. Sous un aspect débonnaire et sympathique, la réalité est tout autre. Il se montre insensible, arrogant et méprisant, toujours prêt à lancer une méchanceté, à humilier. Emilio Marcotti ne se déplace jamais sans une escouade de sbires armés. Il veut réformer les institutions et se met en quête de récupérer les impôts manquants et de punir les récalcitrants.

Emilio s’est entouré de personnages douteux, moitié truands, moitié bandits. Des hommes sans scrupules qui sont là pour le protéger et profiter du pouvoir conféré par leur statut. Ils deviennent des intouchables qui se permettent tout. Les Siciliens commencent à grincer des dents. Leurs agissements font naître une exaspération qui se meut en colère.

 

Pietro aurait pu être épargné par ces turbulences. Mais le destin n’aime pas laisser en paix certaines âmes. Il semble même se régaler de les provoquer, de les désigner de son invisible doigt, comme les acteurs de drames à venir. L’obstination qu’il peut réserver à certaines personnes glace d’effroi. Son acharnement permet de douter des bonnes grâces d’un Dieu qui ne serait qu’Amour.

Un soir, Pietro voit sa femme maussade. Il l’observe, et pour une fois lui demande ce qui ne va pas. Elle tourne la tête et tente d’éviter la question. Pietro sent bien qu’une chose la dérange et son mutisme le conforte dans l’idée de la gravité de son tourment. Il n’insiste pourtant pas. La soirée se passe presque ordinairement. Pietro donne le change, mais rumine au fond de lui.

Le lendemain matin, au lieu de filer dans les terres pour rejoindre son père, il fait un détour et se place en un point d’où il pourra observer sa femme partir travailler. À son habitude, fraiche et belle, elle sort. De là où il est, il constate que son pas est plus empressé et qu’elle semble surveiller les alentours. Elle est inquiète, il le voit. Promptement, il change d’endroit, pour ne pas la perdre de vue. Ce déplacement ne peut pas être rapide, il lui faut quelques minutes pour la retrouver. Il se hâte, quand il parvient à son nouveau point d’observation, Francesca n’est pas visible. Ses yeux scrutent la foule, elle n’est pas là. Il s’impatiente il ne lui reste plus qu’une solution, rejoindre la rue au risque de se faire repérer. Il va pour s’élancer, soudain il la voit. Elle arrive, toujours avec cet air pressé. Le voilà rassuré. Son soulagement est de courte durée. Elle ralentit. Puis semble se figer. Un homme l’aborde, elle tente de se dégager il lui barre la route. Visiblement Francesca est en colère. Le sang de Pietro ne fait qu’un tour, il s’apprête à foncer vers sa femme, mais il s’arrête, un second individu intervient. Francesca est entourée, elle recule. C’est insupportable. Il prend une ruelle adjacente pour arriver derrière son épouse. Elle ne l’a pas vu venir, le voilà à sa hauteur. Il se place à ses côtés, Francesca est surprise et soulagée à la fois.

– Eh bien, que se passe-t-il ?

Il dévisage les hommes qui sont devant lui. Ils le toisent avec un sourire hautain et méprisant. Il prend le bras de son épouse et avance. Les individus finissent par s’écarter et les regardent s’éloigner l’œil mauvais.

– Ils te voulaient quoi ?

– Je ne sais pas, ils m’ont déjà abordé hier. Ils me font peur. Mais toi pourquoi es-tu ici ?

– Je passais par hasard. J’ai une course à faire un peu plus loin. Demain change de chemin.

– Tu as raison. Je ne veux plus qu’ils m’importunent.

– Ne t’inquiète pas. Par contre s’ils recommencent ne me le cache pas cette fois-ci, compris.

Francesca le regarde et acquiesce d’un mouvement de tête. Elle n’a jamais vu son mari dans cet état. Les traits de son visage sont durs, fermés, tendus dans une colère qui ne demande qu’à exploser. Soudain elle est envahie par deux sentiments contradictoires, la tranquillité et la peur.

Pietro rumine au fond de lui. Il sait que les deux compères n’en resteront pas là, ils vont la chercher, et peut-être le provoquer, lui ! À voir se dit-il…

 

Francesca change de trajet, les deux hommes ne réapparaissent pas. Pietro continue prudemment de veiller. De temps en temps il l’accompagne ; il se méfie, ne pouvant être avec elle tout le temps, il s’est allié les services du jeune Trulli Zuccharelli. L’enfant a huit ou dix ans, malin comme un singe, discret comme un lynx. Il observe ce qui se passe autour de Francesca moyennant une petite rémunération. Le garçon est déjà le guetteur d’une cosca. Ce travail n’est pas une nouveauté pour lui et il l’accomplit avec toujours beaucoup de mesure et d’efficacité. Il a été convenu qu’il ne le contacterait qu’en cas de problème.

 

Les jours semblaient filer à nouveau paisiblement, mais cette quiétude fut de courte durée.