Le moi et son destin (annoté) - Louis Lavelle - E-Book

Le moi et son destin (annoté) E-Book

Louis Lavelle

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Beschreibung

  • Texte révisé suivi de repères chronologiques.
«  Nous avons recueilli ici seize chroniques philosophiques qui ont paru dans  le Temps : nous avons voulu ainsi répondre à un vœu qui nous avait été souvent exprimé par les lecteurs de ce journal et donner satisfaction en même temps à un public plus large qui montrait pour elles la même curiosité ; nous leur avons maintenu leur ancien titre afin de ne point dérouter ceux qui en ont gardé un souvenir assez fidèle. Nous les avons reproduites exactement, en les dépouillant seulement de quelques détails qui étaient destinés à leur donner place dans l’actualité.
Ces chroniques ont été écrites à l’occasion de nos lectures. Au début de chacune d’elles, nous mentionnons le livre qui l’a suggérée. Mais nous n’en faisons point une recension : il est pour nous le point de départ d’une méditation personnelle à laquelle nous voudrions associer tous ceux qui nous lisent. Car nous ne cherchons ce que les autres ont pensé qu’afin de savoir ce que nous devons penser nous-même. »
Louis Lavelle.

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Le moi et son destin

Louis Lavelle

Philaubooks

Table des matières

Avertissement

I. L’intimité du moi

1. Le fait primitif

2. L’expérience métaphysique

3. Intelligence et sympathie

4. Un journal métaphysique

II. L’anxiété du moi

1. La conscience heureuse et malheureuse

2. L’individu et l’absolu

3. L’angoisse et le néant

4. La situation du moi dans le monde

III. La liberté du moi

1. Le devoir et la grâce

2. La mauvaise conscience

3. Les deux libertés

4. La liberté de la personne

IV. L’éternité du moi

1. La réalité de l’instant

2. L’avenir et le passé

3. Le retour de l’éternel

4. Le temps et l’éternité

Notes

Repères chronologiques

Couverture

Copyright © 2022 Philaubooks, pour ce livre numérique, à l’exclusion du contenu appartenant au domaine public ou placé sous licence libre.

ISBN : 979-10-372-0229-1

Avertissement

Nous avons recueilli ici seize chroniques philosophiques qui ont paru dans le Temps : nous avons voulu ainsi répondre à un vœu qui nous avait été souvent exprimé par les lecteurs de ce journal et donner satisfaction en même temps à un public plus large qui montrait pour elles la même curiosité ; nous leur avons maintenu leur ancien titre afin de ne point dérouter ceux qui en ont gardé un souvenir assez fidèle. Nous les avons reproduites exactement, en les dépouillant seulement de quelques détails qui étaient destinés à leur donner place dans l’actualité.

Ces chroniques ont été écrites à l’occasion de nos lectures. Au début de chacune d’elles, nous mentionnons le livre qui l’a suggérée. Mais nous n’en faisons point une recension : il est pour nous le point de départ d’une méditation personnelle à laquelle nous voudrions associer tous ceux qui nous lisent. Car nous ne cherchons ce que les autres ont pensé qu’afin de savoir ce que nous devons penser nous-même. L’intérêt psychologique ou historique que nous portons à une doctrine est toujours surpassé par l’intérêt que nous portons à la vérité : chaque doctrine est pour notre esprit une excitation, un exemple et une épreuve. De là l’unité que ce livre a acquise sans aucun effort. On y reconnaîtra partout la même inspiration, soit dans les choix que nous avons faits, soit dans la convergence même à laquelle nous essayons de réduire les perspectives les plus différentes.

Les individus sont toujours vivement frappés par ce qui les sépare ; et, pour assurer la victoire de leurs préférences, ils engagent entre eux un combat dans lequel ils acceptent de triompher ou de succomber. Mais la conscience humaine est indivisible : elle est présente tout entière en chaque homme ; et il trouve en lui les mêmes conflits qui l’opposent à autrui. Dans les ouvrages de l’esprit nous cherchons toujours cette pensée vivante dont nous sentons le germe au fond de nous-même et qui doit obtenir en nous-même aussi la croissance et la maturité. Nous sommes tous les habitants du même monde et nous participons à la même existence. Notre sort est le même et si chacun n’aperçoit qu’une parcelle de la vérité, toutes ces parcelles sont accordées. C’est que la même conscience qui est propre à chacun est commune à tous. Et c’est la déchirer que de mettre les individus aux prises, quand ils doivent rester les uns pour les autres des médiateurs. En rassemblant ici des pensées d’origine très différente, en les ramenant vers le même foyer, nous voudrions rapprocher aussi tous ceux qui, ne saisissant de la vérité que des traits dispersés, ne reconnaissent pas toujours en eux la même lumière.

Nous avons groupé ces seize méditations autour de ce titre : Le moi et son destin. Car il n’y a pour aucun homme de problème plus émouvant que celui de la conscience qu’il peut acquérir de lui-même, de la signification profonde de son existence et de la situation qu’il occupe dans l’ensemble du monde : tel est l’objet même de la philosophie. Il nous est apparu qu’il pouvait être ramené à quatre thèmes principaux : le premier est celui de l’intimité, par laquelle chaque être oppose au spectacle qu’il a sous les yeux cette expérience secrète qu’il fait de soi par un acte qu’il est seul à connaître, qu’il dépend de lui d’accomplir, qui remplit sa durée et qui est un acte indivisible de pensée, de volonté et d’amour. Le second est celui de l’anxiété, qui donne à la conscience son acuité la plus vive, à laquelle nul être n’échappe dès qu’il se voit lui-même émerger du néant, comme une possibilité pure qu’il lui appartient d’actualiser, en déterminant à jamais l’être même qu’il deviendra un jour. Le troisième est celui de la liberté, qui est la source même de l’anxiété, liberté dont il peut toujours faire mauvais usage, qui crée sa responsabilité et trouble sans cesse sa conscience, qui oscille entre le caprice et le devoir, et sans laquelle il serait incapable de se constituer lui-même en tant que personne. Le quatrième enfin est celui de l’éternité, qui n’est point au delà du temps, mais qui est la véritable raison d’être du temps, s’il est vrai que le temps est le moyen par lequel chaque être parvient à se créer lui-même grâce à une conversion que la mort seule achève de son être possible en son être réalisé.

On s’étonne parfois qu’il y ait dans la philosophie d’aujourd’hui un primat du sentiment sur la raison : mais le rôle du sentiment ne doit être que de nous enraciner profondément dans l’existence et, au lieu, comme il arrive, de nous dispenser de l’usage de la raison, d’obliger celle-ci à maîtriser la vie elle-même et à ne point s’évader dans l’abstraction. On s’étonne aussi de la place qu’y tient l’anxiété qui suspend notre souffle et nous paralyse ; mais elle n’est là que pour nous donner la conscience de la gravité de cette vie qui est remise entre nos mains : il faut l’avoir traversée pour qu’elle nous permette d’assumer la responsabilité de notre être métaphysique, il n’y a qu’elle qui puisse se changer un jour en une espérance infinie.

Qu’il le veuille ou non, l’homme ne se détache jamais de ces préoccupations. Elles ne se laissent point oublier. Partout et toujours, elles forment l’essence même de sa vie. Jamais elles n’ont eu plus de poids qu’à l’époque présente. Elles ne doivent point détourner notre regard des événements qui menacent la vie des individus ou celle des peuples ; elles nous permettent au contraire de les mesurer et d’être toujours à leur niveau. Où trouverons-nous la force de les affronter, d’y répondre ou de les réparer, sinon dans cette conscience de notre destinée intérieure qui ne se réalise que par nous et dont les événements ne sont jamais que les véhicules ?

Nul individu aujourd’hui ne peut se mettre à l’abri dans une vie exclusivement contemplative ; et la contemplation n’est jamais que la récompense de l’action la plus pure. Le moment est venu de rassembler toutes les forces de la vie spirituelle, de retrouver en nous cette participation à l’absolu qui permet à tous les hommes de reconnaître la communauté de leur destin. Puissent-ils apprendre, en le méditant, que les plus grands de tous les biens, ceux que chacun doit chercher à obtenir pour soi et à partager avec tous, sont la lucidité, le courage et la douceur.

PartieUn

L’intimité du moi

Chapitre1

Le fait primitif

1

I

Toute notre philosophie doit nécessairement dépendre, semble-t-il, de la manière dont nous appréhendons le « fait primitif », c’est-à-dire de la manière dont nous entrons en contact à la fois avec nous-mêmes et avec l’univers où nous sommes appelés à vivre. Déjà pour l’expérience populaire le « fait primitif », c’est la découverte de l’existence solidaire de l’univers et du moi. On mène grand bruit aujourd’hui en Allemagne autour d’une philosophie qui nous propose comme objet essentiel de notre méditation notre propre présence dans le monde ; c’est là sans doute une réaction salutaire contre une certaine forme d’idéalisme qui pensait pouvoir poser le moi sans le monde et montrer comment le moi suffisait à le construire. Mais c’est là aussi un retour à une vue immédiate du sens commun. Seulement la réflexion philosophique a précisément pour objet de chercher comment se noue entre notre existence et celle du Tout cette liaison si étroite qui nous permet de nous inscrire en lui et de participer à son destin. Définir le « fait primitif », c’est définir le point d’insertion de notre vie personnelle à l’intérieur de l’être universel.

Dès lors le fait primitif ne peut être que cette initiative intérieure par laquelle l’être conscient constitue lui-même à chaque instant sa propre réalité. Le spectacle changeant du monde ne cesse d’amener devant nous un flux d’images ininterrompu ; ma conscience elle-même ne m’offre qu’une succession mouvante d’états qui s’appellent et se chassent les uns les autres indéfiniment : mais je ne puis me situer nulle part dans ce double défilé. Car je n’existe que là où mon activité s’éveille, là où je deviens présent par une attention et une adhésion vivantes à tous les objets et à tous les états qui peuvent m’être donnés. Que cette activité fléchisse ou meure, alors le spectacle du monde s’anéantit et toute ma vie intérieure sombre dans l’inconscient. Mais cette activité ne cesse de s’exercer et de se renouveler : et c’est par elle que chaque instant qui naît est à mes yeux le premier commencement de moi-même et du monde.

Car, pour qu’un fait jouisse du privilège d’être le premier par rapport à tous les autres et pour qu’on puisse le retrouver au sein de chacun d’eux, il faut qu’il exprime en quelque sorte la racine et l’essence de notre être même. Mais il faut surtout qu’il puisse justifier de sa priorité à l’égard de tous les autres, c’est-à-dire non seulement qu’il se montre capable de les engendrer, mais encore qu’il ne puisse pas être engendré à son tour, et par conséquent qu’il s’engendre lui-même. À ce moment il apparaît clairement que le fait primitif ne peut être qu’un acte qui se crée au cours de son accomplissement même ; tel est l’acte de la pensée selon Descartes ou l’acte du vouloir selon Biran.

II

On connaît la solution hardie et conquérante de Descartes. Je puis douter de tout, hors de ma pensée qui est présente dans mon doute même. C’est donc cette pensée qui me fait entrer dans l’existence : cesser pour moi de penser, c’est aussi cesser d’être. Mais les choses à leur tour n’ont d’existence que par la pensée qui les pose ; c’est elle qui juge de leur vérité : et c’est cette vérité qui fait leur réalité. Cependant, bien que ma pensée soit le « fait primitif » qui supporte tous les autres, je ne suis point cloîtré en elle. Elle n’est pas à elle seule la réalité totale. Elle m’oblige à poser un Dieu qui la dépasse et qui l’éclaire, et dans la sagesse duquel Malebranche dira bientôt qu’elle ne cesse de regarder et de lire. Elle m’oblige à poser un corps qui la limite, un monde matériel auquel elle s’applique, et qui introduisent en elle les troubles de l’affectivité et la confusion des images sensibles. Mais rien ne peut entamer l’indépendance de son jugement ; et par conséquent le « fait primitif », le seul dans lequel notre existence personnelle se trouve engagée, réside dans ce pur acte de consentement que l’âme est toujours libre de donner ou de refuser.

Maine de Biran se montre pour Descartes plein d’admiration et en même temps de réserve. Tous deux tournent également leur regard vers le monde intérieur et non point vers le spectacle des choses. Et tous deux croient saisir l’Etre à sa source au moment où ils surprennent la naissance de leur propre activité spirituelle. En appelant le cartésianisme une « doctrine mère », Maine de Biran se reconnaît à son égard une dette filiale. Mais quelle différence entre ce mouvement impétueux par lequel Descartes, dès qu’il a reconnu le pouvoir efficace de la pensée, court de victoire en victoire à travers toutes les provinces de la connaissance, et cette analyse sans cesse recommencée par laquelle Biran retourne à chaque pas vers l’expérience du « fait primitif », comme s’il ne pouvait pas s’en détacher, comme s’il ne parvenait pas à l’épuiser, comme si la méditation la plus approfondie ne devait point avoir d’autre effet que de lui en apporter une conscience toujours plus aiguë et plus sincère ! La découverte de son activité spirituelle est pour Descartes un levier qui lui permet de se gouverner lui-même et de dominer le monde. Elle est pour Maine de Biran le témoignage anxieux de sa présence dans un monde qui le surpasse, le sentiment d’une initiative toujours prête et toujours entravée : elle est le sentiment d’une servitude qui cherche à se convertir en la promesse d’une libération. « Qui suis-je ? » se demande toujours Maine de Biran. Dès sa jeunesse, il s’étonnait de se sentir exister. Et l’on peut dire que l’embarras, mais aussi la nouveauté et la profondeur de sa pensée, viennent de ce qu’il n’en a jamais pris tout à fait l’habitude.

La grandeur de Descartes est faite de sa force et de son courage. Dans l’action comme dans la connaissance, sa pensée marche de pair avec la pensée divine et collabore avec elle à l’œuvre de la création. Biran a une conscience plus vive de sa faiblesse et de l’effort qu’il fait pour la surmonter. Mais la faiblesse elle-même est un caractère métaphysique de notre nature ; et la conscience qu’il en a, l’impossibilité où il est de s’en contenter ont donné à Biran une pénétration et une délicatesse psychologiques qui, quelles que soient les erreurs qu’il ait pu commettre, lui ont permis de pousser plus loin que Descartes l’analyse du « fait primitif » ; il devient chez lui à la fois plus complexe et plus humain : c’est déjà l’expérience de la tribulation de notre être dans le monde ; ce n’est plus l’expérience d’un esprit pur.

Biran reproche, il est vrai, à Descartes d’avoir cru qu’il était possible de transformer l’activité intérieure, saisie dans son exercice même, en une chose spirituelle ou en une âme pensante : car telle est l’interprétation qu’il donne des mots « je suis » dans la formule « Je pense, donc je suis ». Le langage de Descartes peut servir à justifier cette critique, qui est aussi celle de Kant, bien que Descartes n’ait pas cessé de répéter que l’âme est une chose dont toute l’essence est de penser, c’est-à-dire qui s’épuise dans les opérations qu’elle est capable d’accomplir. Sans doute c’est simplifier un peu la doctrine biranienne que de vouloir l’opposer à celle de Descartes en la réduisant à cette autre formule : Je veux, donc je suis. Car les deux doctrines sont plus voisines qu’il ne le semble au premier abord : d’une part, là où la lumière de la pensée n’est pas présente, le moi est lui-même absent pour Biran aussi bien que pour Descartes. Et, d’autre part, on peut dire qu’il y a dans le cartésianisme un primat de la volonté qui doute et qui juge sur toutes les idées auxquelles elle s’applique et qui tirent d’elle la puissance même qui nous permet de les affirmer. Qu’il suffise de dire que Biran a réussi à dégager avec plus de scrupule encore que ne l’a fait Descartes, d’une pensée déjà réalisée, l’acte de pure initiative qui, en l’engendrant, engendre aussi notre existence tout entière.

III

Cependant l’originalité de Biran n’est pas là. Ce psychologue si replié sur lui-même, si attentif à son être intérieur, ne peut pas admettre l’existence d’une vie spirituelle séparée. Car notre activité est toujours mêlée de passivité, et notre âme ne peut rompre la chaîne qui la lie au corps. Le moi est un être mixte, et la conscience résulte toujours d’une opposition et d’une communication entre nos deux natures. Comment accepter avec Descartes de rejeter mon corps hors de moi, comment refuser de le considérer comme mien ? Sa jointure avec la conscience est trop étroite pour que celle-ci puisse un seul moment se détacher de lui ; il ne cesse de nous rappeler sa présence par toutes ces impressions confuses, tantôt douces et tantôt pénibles, qui nous donnent le sentiment que nous vivons et dont le mélange forme le train même de notre humeur. D’autre part, s’il est vrai que l’activité ne puisse jamais agir sur elle-même, le corps doit lui fournir à la fois l’obstacle et l’instrument sans lesquels elle serait incapable de s’exercer. Enfin, c’est par l’intermédiaire du corps que notre activité pénètre dans le monde, apprend à le connaître, devient capable de le modifier, et se ramifie enfin en un système d’opérations sensorielles et motrices qui nous permettent de distinguer en lui une variété infinie d’objets, selon le jeu des contacts et des résistances qui les rapprochent et les séparent de nous tour à tour.

C’est ainsi que Biran a été amené à identifier le « fait primitif » avec le phénomène de l’effort. Et c’est en général le seul aspect de sa doctrine qui soit connu. Il était naturel, il est vrai, que l’effort présentât pour lui un intérêt privilégié, puisqu’il lui permettait de saisir à l’œuvre une activité douée d’initiative, mais toujours aux prises avec des obstacles qui la limitent et qui l’entravent. Il a eu tort, sans doute, de penser que la conscience pouvait, non seulement discerner le caractère « hyperorganique » de cette force, mais encore suivre son cheminement à travers nos nerfs et nos muscles. Peut-être même a-t-il eu tort de regarder comme nôtre une force qui ne fait que nous traverser et dont il nous semble que nous réglons les effets, sans connaître pourtant les voies et les moyens dont elle dispose pour les produire. C’est que rien ne nous appartient dans le monde, sinon l’usage bon ou mauvais que nous pouvons faire de tout ce qui nous est donné. Maine de Biran lui-même montre que le mouvement volontaire suppose un mouvement spontané sur lequel il se greffe, auquel il emprunte son impulsion, et qu’il se borne à infléchir. Dans cette troisième vie de l’esprit qu’il découvrira plus tard et où nous ne faisons plus que nous prêter à l’action d’une force surnaturelle, il dépendra de nous encore de lui ouvrir en nous un chemin ou de le lui fermer. Ainsi, nous ne sommes un premier commencement qu’à l’égard de nous-même. Nous n’avons entre les mains aucune puissance qui soit nôtre, et le « fait primitif » marque ce point d’oscillation où nous nous donnons l’être à tout instant, mais en cédant tantôt à l’appel de la nature et tantôt à celui de la grâce. À ce moment, la théorie de l’effort est dépassée : car l’effort est intermittent et n’exprime qu’une des étapes de l’activité. Et l’abandon est plus parfait que l’effort. Ce que l’on prenait tout à l’heure pour une résistance est devenu maintenant une présence et un don. Et ce rigoureux dépouillement de soi qui nous oblige, pour agir, à nous confier à certaines puissances dans lesquelles tous les autres êtres puisent comme nous, rompt à jamais notre solitude intérieure et fait de la première démarche de notre conscience une communion avec l’univers.

Chapitre2

L’expérience métaphysique

1

I

Le mot métaphysique éveille dans la plupart des esprits une singulière méfiance : par sa forme même, il semble désigner une recherche dont l’objet, situé au delà du monde physique, incapable par suite d’apparaître à nos sens, échappe peut-être en droit à toute espèce de connaissance. Tel est, en effet, l’argument décisif que l’on a cru de tout temps pouvoir élever contre la possibilité même de la métaphysique : le positivisme, le relativisme et le scepticisme le reprendront sans doute indéfiniment. Là où les sens n’ont point accès, la raison opère à vide : elle se réfugie donc dans l’abstraction ; elle bâtit des châteaux de cartes où ne circule aucun air respirable et que le moindre souffle de vie suffirait à renverser, si les matériaux qu’elle utilise n’étaient pas de simples nuées, à la fois trop ténues et trop obscures pour offrir la moindre prise.

Pourtant, la réalité physique n’épuise pas tout le réel et toute expérience n’est pas une expérience sensible. En face de la matière dont les sens nous font connaître la surface, et dont la science essaye de pénétrer la nature profonde, il y a notre être intérieur que la conscience seule est capable de nous révéler, mais qu’elle nous révèle tel qu’il est dans le secret même de son élan et de sa croissance. Un objet extérieur au moi ne peut être pour le moi qu’un phénomène : mais le moi n’est le phénomène de rien. Il vit ; et, dans le déploiement de sa propre vie, l’expérience qu’il a de son être ne fait qu’un avec son être même. La conscience de soi est donc une première expérience métaphysique qui, en nous faisant pénétrer dans le dedans de nous-même, nous fait pénétrer aussi dans le dedans de l’univers. Ainsi, en approfondissant et en dilatant l’expérience que nous avons de nous-même, et qui n’est jamais une expérience séparée, nous pouvons acquérir une expérience interne et progressive de tout le réel, comme on le voit dans l’art, qui nous rend présente l’intimité même des choses, dans l’amour, qui nous rend présente l’intimité même d’une autre personne, et dans la mystique, qui nous rend présente l’intimité même de la puissance créatrice.

II