Le Mystère de la charité de Jeanne d'Arc - Charles Péguy - E-Book

Le Mystère de la charité de Jeanne d'Arc E-Book

Charles Péguy

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Beschreibung

Le Mystère de la charité de Jeanne d'Arc écrit par Charles Péguy est une sorte de drame médiéval, à proprement parler un mystère. Ce terme est employé par l'auteur dans trois oeuvres qui forment un ensemble d'une remarquable cohérence : Le Mystère de la charité de Jeanne d'Arc (1910), le Porche du Mystère de la deuxième vertu (1911), et le Mystère des Saints Innocents (1912) : il doit donc être entendu dans sa double acception. C'est d'abord une ample méditation sur les mystères, au sens théologique, de l'Incarnation, de la Rédemption et des vertus théologales ; mais c'est aussi un retour aux mystères du Moyen Âge, ce genre théâtral dont Péguy a su retrouver l'esprit. La première de ces trois oeuvres met en scène la figure historique de Jeanne d'Arc. Cette oeuvre théâtrale et poétique fait écho au retour au catholicisme de Péguy, mais aussi à ce qu'on peut appeler la crise de 1908-1909 qui revêtit chez le poète un aspect physique, intellectuel et spirituel.

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1425.

En plein été.

Le matin, Jeannette, la fille à Jacques d’Arc, file en gardant les moutons de son père, sur un coteau de la Meuse. On voit au second plan, de la droite à la gauche, la Meuse parmi les prés, le village de Domremy avec l’église, et la route qui mène à Vaucouleurs. À la gauche au loin le village de Maxey. Au fond les collines en face : blés, vignes et bois ; les blés sont jaunes.

Jeannette a treize ans et demi ;

Hauviette, son amie, dix ans et quelques mois.

Madame Gervaise a vingt-cinq ans.

(Jeannette continue de filer ; puis elle se lève ; se tourne vers l’église ; dit le signe de la croix sans le faire.)

JEANNETTE

Au nom du Père ; et du Fi ; et du Saint-Esprit ; Ainsi soit-il.

Notre Père qui êtes aux cieux ; que votre nom soit sanctifié ; que votre règne arrive ; que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Donnez-nous aujourd’hui notre pain de chaque jour ; pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ; ne nous laissez pas succomber à la tentation ; mais délivrez-nous du mal. Ainsi soit-il.

Je vous salue Marie, pleine de grâce ; le Seigneur est avec vous ; vous êtes bénie entre toutes les femmes ; et Jésus le fruit de vos entrailles est béni. Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous pauvres pécheurs, maintenant et à l’heure de notre mort. Ainsi soit-il.

Saint Jean, mon patron ; sainte Jeanne, ma patronne ; priez pour nous ; priez pour nous.

Au nom du Père ; et du Fi ; et du Saint-Esprit ; Ainsi soit-il.

Notre père, notre père qui êtes aux cieux, de combien il s’en faut que votre nom soit sanctifié ; de combien il s’en faut que votre règne arrive.

Notre père, notre père qui êtes au royaume des cieux, de combien il s’en faut que votre règne arrive au royaume de la terre.

Notre père, notre père qui êtes au royaume des cieux, de combien il s’en faut que votre règne arrive au royaume de France.

Notre père, notre père qui êtes aux cieux, de combien il s’en faut que votre volonté soit faite ; de combien il s’en faut que nous ayons notre pain de chaque jour.

De combien il s’en faut que nous pardonnions nos offenses ; et que nous ne succombions pas à la tentation ; et que nous soyons délivrés du mal. Ainsi soit-il.

Ô mon Dieu si on voyait seulement le commencement de votre règne. Si on voyait seulement se lever le soleil de votre règne. Mais rien, jamais rien. Vous nous avez envoyé votre Fils, que vous aimiez tant, votre fils est venu, qui a tant souffert, et il est mort, et rien, jamais rien. Si on voyait poindre seulement le jour de votre règne. Et vous avez envoyé vos saints, vous les avez appelés chacun par leur nom, vos autres fils les saints, et vos filles les saintes, et vos saints sont venus, et vos saintes sont venues, et rien, jamais rien. Des années ont passé, tant d’années que je n’en sais pas le nombre ; des siècles d’années ont passé ; quatorze siècles de chrétienté, hélas, depuis la naissance, et la mort, et la prédication. Et rien, rien, jamais rien. Et ce qui règne sur la face de la terre, rien, rien, ce n’est rien que la perdition. Quatorze siècles (furent-ils de chrétienté), quatorze siècles depuis le rachat de nos âmes. Et rien, jamais rien, le règne de la terre n’est rien que le règne de la perdition, le royaume de la terre n’est rien que le royaume de la perdition. Vous nous avez envoyé votre fils et les autres saints. Et rien ne coule sur la face de la terre, qu’un flot d’ingratitude et de perdition. Mon Dieu, mon Dieu, faudra-t-il que votre Fils soit mort en vain. Il serait venu ; et cela ne servirait de rien. C’est pire que jamais. Seulement si on voyait seulement se lever le soleil de votre justice. Mais on dirait, mon Dieu, mon Dieu, pardonnez-moi, on dirait que votre règne s’en va. Jamais on n’a tant blasphémé votre nom. Jamais on n’a tant méprisé votre volonté. Jamais on n’a tant désobéi. Jamais notre pain ne nous a tant manqué ; et s’il ne manquait qu’à nous, mon Dieu, s’il ne manquait qu’à nous ; et s’il n’y avait que le pain du corps qui nous manquait, le pain de maïs, le pain de seigle et de blé ; mais un autre pain nous manque ; le pain de la nourriture de nos âmes ; et nous sommes affamés d’une autre faim ; de la seule faim qui laisse dans le ventre un creux impérissable. Un autre pain nous manque. Et au lieu que ce soit le règne de votre charité, le seul règne qui règne sur la face de la terre, de votre terre, de la terre de votre création, au lieu que ce soit le règne du royaume de votre charité, le seul règne qui règne, c’est le règne du royaume impérissable du péché. Encore si l’on voyait le commencement de vos saints, si l’on voyait poindre le commencement du règne de vos saints. Mais qu’est-ce qu’on a fait, mon Dieu, qu’est-ce qu’on a fait de votre créature, qu’est-ce qu’on a fait de votre création ? Jamais il n’a été fait tant d’offenses ; et jamais tant d’offenses ne sont mortes impardonnées. Jamais le chrétien n’a fait tant d’offense au chrétien, et jamais à vous, mon Dieu, jamais l’homme ne vous a fait tant d’offense. Et jamais tant d’offense n’est morte impardonnée. Sera-t-il dit que vous nous aurez envoyé en vain votre fils, et que votre fils aura souffert en vain, et qu’il sera mort. Et faudra-t-il que ce soit en vain qu’il se sacrifie et que nous le sacrifions tous les jours. Sera-ce en vain qu’une croix a été dressée un jour et que nous autres nous la redressons tous les jours. Qu’est-ce qu’on a fait du peuple chrétien, mon Dieu, de votre peuple. Et ce ne sont plus seulement les tentations qui nous assiègent, mais ce sont les tentations qui triomphent ; et ce sont les tentations qui règnent ; et c’est le règne de la tentation ; et le règne des royaumes de la terre est tombé tout entier au règne du royaume de la tentation ; et les mauvais succombent à la tentation du mal, de faire du mal ; de faire du mal aux autres ; et pardonnez-moi, mon Dieu, de vous faire du mal à vous ; mais les bons, ceux qui étaient bons, succombent à une tentation infiniment pire : à la tentation de croire qu’ils sont abandonnés de vous. Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, mon Dieu délivrez-nous du mal, délivrez-nous du mal. S’il n’y a pas eu encore assez de saintes et assez de saints, envoyez-nous en d’autres, envoyez-nous en autant qu’il en faudra ; envoyez-nous en tant que l’ennemi se lasse. Nous les suivrons, mon Dieu. Nous ferons tout ce que vous voudrez. Nous ferons tout ce qu’ils voudront. Nous ferons tout ce qu’ils nous diront de votre part. Nous sommes vos fidèles, envoyez-nous vos saints ; nous sommes vos brebis, envoyez-nous vos bergers ; nous sommes le troupeau, envoyez-nous les pasteurs. Nous sommes des bons chrétiens, vous savez que nous sommes des bons chrétiens. Alors comment que ça se fait que tant de bons chrétiens ne fassent pas une bonne chrétienté. Il faut qu’il y ait quelque chose qui ne marche pas. Si vous nous envoyiez, si seulement vous vouliez nous envoyer l’une de vos saintes. Il y en a bien encore. On dit qu’il y en a. On en voit. On en sait. On en connaît. Mais on ne sait pas comment que ça se fait. Il y a des saintes, il y a de la sainteté, et ça ne marche pas tout de même. Il y a quelque chose qui ne marche pas. Il y a des saintes, il y a de la sainteté et jamais le règne du royaume de la perdition n’avait autant dominé sur la face de la terre. Il faudrait peut-être autre chose, mon Dieu, vous savez tout. Vous savez ce qui nous manque. Il nous faudrait peut-être quelque chose de nouveau, quelque chose qu’on n’aurait encore jamais vu. Quelque chose qu’on n’aurait encore jamais fait. Mais qui oserait dire, mon Dieu, qu’il puisse encore y avoir du nouveau après quatorze siècles de chrétienté, après tant de saintes et tant de saints, après tous vos martyrs, après la passion et la mort de votre fils.

(Elle se rassied et recommence à filer.)

Enfin ce qu’il nous faudrait, mon Dieu, il faudrait nous envoyer une sainte... qui réussisse.

(Une voix monte de la vallée, vient, s’approche. C’est Hauviette qui vient. Elle monte du bourg par le sentier. Elle chante :)

Les Anglais n’auront pas

La tour de Saint-Nique Nique,

Les Anglais n’auront pas

La Tour de Saint-Nicolas.

JEANNETTE

Mon Dieu, mon Dieu, nous serons bien sages, nous serons bien soumis, nous serons bien obéissants. Nous serons bien fidèles.

Mon Dieu, mon Dieu, nous sommes vos enfants, nous sommes vos enfants.

HAUVIETTE

apparaît venant.

JEANNETTE

Mon Dieu, mon Dieu, qu’est-ce qu’on a fait de votre peuple.

(Entre Hauviette. Elle commence toute chantante, comme si ses paroles ne fussent que la suite naturelle de sa chanson, et ne redescend que par degrés à son propos ordinaire.)

HAUVIETTE

Bonjour, Jeannette.

JEANNETTE

Bonjour, Hauviette.

(Un silence.)

HAUVIETTE

Tu faisais ta prière ?

JEANNETTE

(Un assez long silence.)

Je faisais ma prière. Il y a tant de manque. Il y a tant à demander.

HAUVIETTE

Le bon Dieu sait bien ce qu’il nous faut, le bon Dieu sait bien ce qui nous manque.

(Puis toujours comme bavardant :)

Tu faisais ta prière. Ne t’en excuse pas. Ne t’en défends pas. Je ne te le reproche pas. Tu n’as pas besoin de t’en défendre. Il n’y a pas de mal à ça. Tu n’as pas besoin d’avoir honte.

JEANNETTE

(Un silence.)

Je faisais ma prière. Toi aussi, Mauviette, tu fais ta prière.

HAUVIETTE

Moi je suis bonne chrétienne comme tout le monde, je fais ma prière comme tout le monde, je suis bonne paroissienne comme tout le monde. Hein, je fais ma prière tous les matins et tous les soirs, mon Notre Père et mon Je vous salue Marie, pour commencer et pour finir ma journée. Et puis ça m’emplit ma journée ; hein ça suffit pour m’emplir toute ma journée, pour me faire tenir ma journée ; ça me tient le cœur toute la journée. Ça me fait passer toute ma journée. Je suis une bonne chrétienne. On fait ses deux prières comme on fait ses trois repas. C’est aussi naturel. C’est la même chose. C’est ça qui fait la journée. On ne mange pas toute la journée. On ne fait pas sa prière toute la journée. Je suis une bonne paroissienne. Je fais aussi ma prière à l’Angelus du matin et à l’Angelus du soir, quand même que je ferais n’importe quoi, je m’arrête de le faire, naturellement, pour répondre à la cloche. Je suis une bonne paroissienne de la paroisse de Domremy. Je vais au catéchisme comme tout le monde. Et le dimanche je vais au bourg à la messe et à l’église comme tout le monde. Seulement, voilà, moi, il ne faut pas que le dimanche ressemble aux jours de la semaine et que les jours de la semaine ressemblent au dimanche. Et que les heures de la prière ressemblent aux autres heures de la journée et les autres heures de la journée aux heures de la prière. Sans ça, alors, autrement, c’est comme si il (n’)y avait pas de dimanche. Dans la semaine. Et pas d’heures de la prière. Dans la journée. Alors c’est pas la peine d’avoir un dimanche. Il ne faut pas travailler le dimanche. Mais alors il faut travailler (dans) la semaine. Il y a un jour pour le bon Dieu, et les autres jours c’est pour travailler. Travailler, c’est prier. Je vais au catéchisme le dimanche matin avant la messe. Il y a temps pour tout. À chaque heure suffit sa peine. Et son travail. Chaque chose en son temps. Travailler, prier, c’est tout naturel, ça, ça se fait tout seul.

Il faut que le dimanche ressorte dans la semaine et que l’Angelus et l’heure de la prière sorte dans la journée.

Oui Jeannette, ma belle, je fais ma prière, mais toi tu ne sors pas de la faire, tu la fais tout le temps, tu n’en sors pas, tu la fais à toutes les croix du chemin, l’église ne te suffit pas. Jamais les croix des chemins n’avaient tant servi...

JEANNETTE

Hauviette, Hauviette...

HAUVIETTE

Ne te fâche pas, ma belle. Jamais les croix des chemins n’avaient tant servi...

JEANNETTE

Hélas hélas une croix un jour a servi, une vraie croix, en bois, sur une montagne, a servi une fois... quelle fois.

HAUVIETTE

Tu vois, tu vois. Ce que nous savons, nous autres, tu le vois. Ce qu’on nous apprend, nous autres, tu le vois. Le catéchisme, tout le catéchisme, et l’église, et la messe, tu ne le sais pas, tu le vois, et ta prière tu ne la fais pas, tu ne la fais pas seulement, tu la vois. Pour toi il n’y a pas de semaines. Et il n’y a pas de jours. Il n’y a pas de jours dans la semaine ; et pas d’heures dans la journée. Toutes les heures te sonnent comme la cloche de l’Angelus. Tous les jours sont des dimanches et plus que des dimanches et les dimanches plus que des dimanches et que le dimanche de Noël et que le dimanche de Pâques et la messe plus que la messe...

JEANNETTE

Il n’y a rien de plus que la messe.

HAUVIETTE

Je suis une bonne paroissienne de la paroisse de Domremy en Lorraine, dans ma Lorraine de chrétienté. Voilà. C’est tout. Mais toi jamais les croix de ces pays-ci n’avaient autant servi depuis qu’elles étaient venues au monde, jamais les croix de pierre n’avaient autant servi, jamais les croix de chrétienté en par ici, les croix de ces pays-ci de chrétienté n’avaient reçu autant de prières, depuis tout le temps qu’elles étaient venues au monde, que depuis treize ans et demi que toi tu es venue au monde. Voilà ce que je sais. Et la croix qui est à la croisée du chemin de Maxey.

JEANNETTE

Hélas, hélas, c’est que c’est le chemin qui mène aux ennemis, le chemin du bourg ennemi. Comment des chrétiens peuvent-ils être ennemis, enfants du même Dieu, frères de Jésus.

Tous frères de Jésus.

HAUVIETTE

Tellement que tu as honte...

JEANNETTE

Hauviette, Hauviette...

HAUVIETTE

Tellement que tu as honte, d’être toujours en prière, et que tu te caches. Tu dis le signe de la croix, au lieu de le faire, au commencement et à la fin de tes prières, pour qu’on ne te voie pas, parce que tu le ferais tout le temps.

JEANNETTE

Hélas.

HAUVIETTE

Tu veux être comme les autres. Tu veux être comme tout le monde. Tu ne veux pas te faire remarquer. Tu as beau faire. Tu n’y arriveras jamais.

JEANNETTE

Je suis une bergère comme tout le monde, je suis une chrétienne comme tout le monde, je suis une paroissienne comme tout le monde.

Je suis votre amie comme vous.

HAUVIETTE

Tu auras beau faire, tu auras beau dire, tu auras beau croire : tu es notre amie, jamais tu ne seras comme nous.

Je ne t’en veux pas. Je suis dans la main du bon Dieu. Nous sommes dans la main du bon Dieu, tous, et la terre, entière, est dans la main du bon Dieu. Il faut de tout pour faire un monde. Il faut des créatures de toute sorte pour faire une création. Il faut des paroissiens de toute sorte pour faire une paroisse. Il faut des chrétiens de toute sorte pour faire une chrétienté.

JEANNETTE

Il y a eu des saints de toute sorte. Il a fallu des saints et des saintes de toute sorte. Et aujourd’hui il en faudrait. Il en faudrait peut-être encore d’une sorte de plus.

HAUVIETTE

Tu es parmi nous, tu n’es pas comme nous, jamais tu ne seras comme nous. Moi quand je fais ma prière, je suis contente, pour le temps que ça dure. Pour le temps de la faire, et pour le temps que ça dure après. Jusqu’à la suivante. Jusqu’à la prochaine.

JEANNETTE

Hélas.

HAUVIETTE

Mais toi ça te laisse toujours sur ta faim, de faire ta prière. Et tu es toujours aussi malheureuse qu’avant. Après qu’avant. Écoute, Jeannette : Je sais pourquoi tu veux voir madame Gervaise.

JEANNETTE

Personne encore ne l’a deviné, ni maman, ni ma grande sœur, ni notre amie Mengette.

HAUVIETTE

Je le sais, moi, pourquoi tu veux la voir, cette madame Gervaise.

JEANNETTE

Alors, Hauviette, c’est que tu es bien malheureuse.

HAUVIETTE

Malheureuse, malheureuse, je suis malheureuse quand c’est mon tour. C’est pas toujours mon tour. Seulement je suis une fille qui voit clair. Tu veux voir madame Gervaise à cause de cette détresse que tu as dans l’âme, jusqu’au fond, jusqu’au dernier fond de l’âme. On s’imagine ici, dans la paroisse, que tu es heureuse de ta vie parce que tu fais la charité, parce que tu soignes les malades et que tu consoles ceux qui sont affligés ; et que tu es toujours là avec ceux qui ont de la peine. Mais moi, moi Hauviette, je sais que tu es malheureuse.

JEANNETTE

Tu le sais parce que tu es mon amie, Hauviette.

HAUVIETTE

Je ne suis pas amie seulement, je suis une fille qui voit clair. De faire du bien aux autres, nous autres ça nous ferait du bien, si seulement on en faisait. Mais toi rien ne te fait du bien. Tout te fait du mal. Tout te laisse sur ta faim. Tu te consumes, tu te consumes, tu es consumée de tristesse, tu es perdue de tristesse, tu as, pauvre grande, tu as une fièvre, une fièvre de tristesse, et tu ne guéris point, tu ne te guéris jamais. Tu as une grande fièvre. Tu es pétrie de tristesse. Ton âme est pétrie de tristesse. Ton oncle est allé la chercher, hein.

JEANNETTE

Il est vrai que mon âme est dans la tristesse. Tout-à-l’heure encore...

MAUVIETTE

Alors pourquoi faire semblant, pourquoi vouloir ressembler à tout le monde.

JEANNETTE

Parce que j’ai peur.

HAUVIETTE

La tristesse, la peur, la détresse. C’est une grande famille et il y en a beaucoup. On dirait que tu as consommé toute la tristesse de la terre.

JEANNETTE

Comment une âme ne serait-elle pas noyée de tristesse. Tout-à-l’heure encore j’ai vu passer deux enfants, deux gamins, deux petits qui descendaient tout seuls par le sentier là-bas. Derrière les bouleaux, derrière la haie. Le plus grand traînait l’autre. Ils pleuraient, ils criaient J’ai faim, j’ai faim, j’ai faim... Je les entendais d’ici. Je les ai appelés. Je ne voulais pas quitter mes moutons. Ils ne m’avaient pas vue. Ils sont accourus en criant comme des petits chiens. Le plus grand avait bien sept ans.

HAUVIETTE

Le plus petit avait bien trois ans. Des moucherons, des marmots. Je les connais très bien, tes nourrissons.

JEANNETTE

Hauviette, Hauviette.

HAUVIETTE

Je les ai rencontrés en venant. Je montais, ils descendaient. Ils descendent toujours. Ils m’ont appelée madame. C’est rigolo. Oui, ils m’ont dit (imitant) : Bonjour, madame. C’est très rigolo. Ils m’ont dit aussi : Madame, il y a une madame bergère qui garde ses moutons là-haut au bout du chemin et qui file de la laine. Oui, oui, c’est toi madame la bergère. Malicieusement. Ils avaient bonne mine, tes deux. Ils avaient très bonne mine. Ils étaient contents. Ils avaient l’air heureux de vivre.

JEANNETTE

Ils sont accourus comme des petits chiens. Ils criaient Madame j’ai faim, madame j’ai faim.

HAUVIETTE

Tu en oublies. Ils ont dû t’appeler, oui, oui, ils t’ont certainement appelée (saluant) madame la bergère. Ils y tenaient trop. Ils étaient trop contents de toi, après. Et ils étaient aussi trop contents de ça, de t’appeler comme ça. C’est pas comme moi.

JEANNETTE

Toi tu n’y tiens pas. Tu as raison, petite sotte, petite peste. Ils m’ont appelée madame la bergère.

HAUVIETTE

Tu vois bien. Moi je n’y fais pas même attention. Je n’ai rien entendu.

JEANNETTE

Ils criaient : Madame j’ai faim madame j’ai faim. Ça m’entrait dans le ventre et dans le cœur, ça me broyait comme si des cris pouvaient broyer le cœur. Ça me faisait mal. Regardant brusquement Hauviette dans les yeux. Je ne suis peut-être pas la seule madame qui ne peut pas supporter les cris des enfants.

HAUVIETTE

Allons, tais-toi. Veux-tu te taire. Qui veux-tu dire ? De qui Veux-tu parler ? Je ne la connais pas. Je n’en connais pas. Je n’en ai pas entendu parler. Non, non, je ne connais personne. Finis-la, ton histoire, et qu’on n’en parle plus. Je la connais, ton histoire. Tu m’embêtes avec ton histoire. C’est pas la peine de la finir. Je la connais, la fin de ton histoire. Tu leur as donné tout ton pain.

JEANNETTE

Je leur ai donné tout mon pain, mon manger de midi et mon manger de quatre heures. Ils ont sauté dessus comme des bêtes, ils se sont jetés dessus comme des bêtes ; et leur joie m’a fait mal, encore plus mal, parce que tout d’un coup malgré moi j’ai saisi, ça m’a travaillé tout d’un coup dans ma tête, ça s’est éclairé tout d’un coup dans ma tête ; et malgré moi j’ai pensé ; j’ai compris ; j’ai vu ; j’ai pensé à tous les autres affamés qui ne mangent pas, à tant d’affamés, à des affamés innombrables ; j’ai pensé à tous les malheureux, qui ne sont pas consolés, à tant et tant de malheureux, à des malheureux innombrables ; j’ai pensé aux pires de tous, aux derniers, aux extrêmes, aux pires, à ceux qui ne veulent pas qu’on les console, à tant et tant qui ne veulent plus être consolés, qui sont dégoûtés de la consolation, et qui désespèrent de la bonté de Dieu. Les malheureux se lassent du malheur et ensemble de la consolation même ; ils sont plus vite fatigués d’être consolés que nous de les consoler ; comme s’il y avait au cœur de la consolation un creux ; comme si elle était véreuse ; et quand nous sommes encore toutes prêtes à donner, ils ne sont plus prêts à recevoir, ils ne veulent plus recevoir ; ils ne consentent plus ; ils n’ont plus faim de recevoir ; ils ne veulent plus rien recevoir ; comment donner à celui qui ne veut plus recevoir ; il faudrait des saintes ; il faudrait des nouvelles saintes, qui inventeraient des nouvelles sortes. Et j’ai senti que j’allais pleurer. Alors j’avais les yeux gonflés, j’ai tourné la tête, parce que je ne voulais pas leur faire de la peine, à ces deux-là, du moins.

HAUVIETTE

Oui, oui, vous avez inventé ça, aussi. Tout ça c’est très perfectionné. Vous avez un secret pour ça. Vous réussissez à souffrir plus que ceux qui souffrent eux-mêmes. Où les malheureux sont malheureux une fois, vous vous rendez malheureux cent fois, pour le même malheur. Quand les malheureux sont malheureux, vous êtes malheureux ; quand les malheureux sont heureux, vous êtes malheureux ; pour changer. Quand les malheureux sont malheureux, vous êtes malheureux avec eux ; quand les malheureux sont heureux, pour vous rattraper, vous êtes encore plus malheureux. Il faudra changer ça, ma fille, il faudra changer ça. Ou ça finira mal. Ils étaient heureux, ces deux gamins, pendant qu’ils mangeaient ton pain. Ça leur a toujours fait un quart d’heure de bon. Alors vous autres vous en profitez pour que ça vous fasse encore un quart d’heure de mauvais. C’est toujours ça de pris. Vous êtes malins. Vous ne perdez rien. Un quart d’heure de plus mauvais. Vous savez profiter, vous profitez de tout. Un quart d’heure de pire. C’est toujours autant de bon. C’est toujours autant de gagné. Vous êtes des profiteurs.

JEANNETTE

Je leur ai donné mon pain : la belle avance ! Ils auront faim ce soir ; ils auront faim demain.

HAUVIETTE

Ils auront faim ce soir, ils n’y pensaient pas ce matin ; ils avaient faim hier, ils n’y pensaient pas ce matin. Mais toi tu y pensais. Vous avez faim pour les autres. Ils en trouveront d’autres.

Vous avez faim, pour les autres qui ont faim, même quand ils n’ont pas faim.

JEANNETTE

Jeûner, jeûner ne serait rien. On jeûnerait tout le temps si ça servait tout le temps.

On jeûnerait tout le temps si ça servait une fois. On jeûnerait tout le temps si ça servait jamais.

HAUVIETTE

Ni les embêtements de demain, ni les embêtements d’hier : aujourd’hui seulement les embêtements d’aujourd’hui. Il faut prendre le temps comme il vient, même le temps des autres. Il faut prendre le temps comme le bon Dieu nous l’envoie, même comme il l’envoie aux autres, comme il nous envoie le temps des autres.

JEANNETTE

Leur père a été tué par les Bourguignons. Hélas, hélas, ce n’est pas même par les Anglais. On n’a pas besoin des Anglais. Pour massacrer les Français. Leur mère, hélas leur mère. Tous les deux ils ont échappé ils ne savent pas comment. Ils ne le sauront jamais. C’est le plus vieux qui m’a dit tout ça, quand il a eu fini de manger. Avant de repartir.

(Un silence bref.)

Les voilà repartis sur la route affameuse. Dans la poussière, dans la boue, dans la faim. Dans l’avenir, dans la détresse, dans l’anxiété de l’avenir. Qui leur donnera, mon Dieu, qui leur donnera le pain de chaque jour. Mais au contraire ils marcheront dans la détresse et dans la faim de chaque jour. Ils pleuraient encore en riant. Et ils riaient en pleurant, comme un rayon de soleil tout à travers leurs larmes. Leurs grosses larmes oubliées glissaient et tombaient sur leur pain. C’était comme les dernières gouttes de pluie quand le soleil est revenu. Ils mangeaient sur leur pain, tartinées, le reste de leurs larmes. Qu’importent nos efforts d’un jour ? qu’importent nos charités ? Je ne peux pourtant pas donner toujours. Je ne peux pas donner tout. Je ne peux pas donner à tout le monde. Je ne peux pourtant pas faire manger aux passants tout le pain de mon père. Et même alors, est-ce que ça paraîtrait ? dans la masse des affamés. Elle cesse insensiblement de filer. Pour un blessé que nous soignons par hasard, pour un enfant à qui nous donnons à manger, la guerre infatigable en fait par centaines, elle, et tous les jours, des blessés, des malades et des abandonnés. Tous nos efforts sont vains ; nos charités sont vaines. La guerre est la plus forte à faire la souffrance. Ah ! maudite soit-elle et maudits ceux qui l’ont apportée sur la terre de France.

(Elle s’est complètement arrêtée de filer.)

(Un silence.)