Notre jeunesse - Charles Péguy - E-Book

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Charles Péguy

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Extrait : "Une famille de républicains fouriéristes. – les Milliet. – Après tant d'heureuses rencontres, après les cahiers de Vuillaume c'est une véritable bonne fortune pour nos cahiers que de pouvoir commencer aujourd'hui la publication de ces archives d'une famille républicaine. Quand M. Paul Milliet m'en apporta les premières propositions, avec cette inguérissable modestie des gens qui apportent vraiment quelque chose il ne manqua point de commencer par s'excuser..."À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARANLes éditions LIGARAN proposent des versions numériques de qualité de grands livres de la littérature classique mais également des livres rares en partenariat avec la BNF. Beaucoup de soins sont apportés à ces versions ebook pour éviter les fautes que l'on trouve trop souvent dans des versions numériques de ces textes. LIGARAN propose des grands classiques dans les domaines suivants : • Livres rares• Livres libertins• Livres d'Histoire• Poésies• Première guerre mondiale• Jeunesse• Policier

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Notre jeunesse

Une famille de républicains fouriéristes. – les Milliet. – Après tant d’heureuses rencontres, après les cahiers de Vuillaume c’est une véritable bonne fortune pour nos cahiers que de pouvoir commencer aujourd’hui la publication de ces archives d’une famille républicaine. Quand M. Paul Milliet m’en apporta les premières propositions, avec cette inguérissable modestie des gens qui apportent vraiment quelque chose il ne manqua point de commencer par s’excuser, disant. Vous verrez. Il y a là-dedans des lettres de Victor Hugo, de Béranger. (Il voulait par-là s’excuser d’abord sur ce qu’il y avait, dans les papiers qu’il m’apportait, des documents sur les grands hommes, provenant de grands hommes, des documents historiques, sur les hommes historiques, et, naturellement, des documents inédits.) Il y a des lettres de la conquête de l’Algérie, de l’expédition du Mexique, de la guerre de Crimée. (Ou peut-être plutôt de la guerre d’Italie.) (Il voulait s’excuser par-là, alléguer qu’il y avait, dans ces papiers, des documents historiques, sur les grands évènements de l’histoire, provenant, venant directement des grands évènements, et naturellement des documents authentiques, et naturellement des documents inédits.) Je lui répondis non.

Je lui dis non vous comprenez. Ne vous excusez pas. Glorifiez-vous au contraire. Des lettres de Béranger, des lettres de Victor Hugo, il y en a plein la chambre. Nous en avons par-dessus la tête. Il y en a plein les bibliothèques et c’est même de cela (et pour cela) que les bibliothèques sont faites. C’est même de cela que les bibliothécaires aussi sont faits. Et nous autres aussi les amis des bibliothécaires. Nous en avons nous en avons nous en avons. On nous en publie encore tous les jours. Et quand il n’y en aura plus on en publiera encore. Parce que, dans le besoin, nous en ferons. Que dis-je, nous en faisons, on en fait. Et la famille nous aidera à en faire. Parce que ça fera toujours des droits d’auteur à toucher.

Mais ce que nous voulons avoir, ce que nous ne pouvons pas faire, c’est précisément les lettres de gens qui ne sont pas Victor Hugo. Quinet, Raspail, Blanqui, – Fourier, – c’est très bien. Mais ce que nous voulons savoir, c’est exactement, c’est précisément quelles troupes avaient derrière eux, quelles admirables troupes, ces penseurs et ces chefs républicains, ces grands fondateurs de la République.

Voilà ce que nous voulons avoir, ce que nul ne peut faire, ce que nul ne peut controuver.

Sur les grands patrons, sur les chefs l’histoire nous renseignera toujours, tant bien que mal, plutôt mal que bien, c’est son métier, et à défaut de l’histoire les historiens, et à défaut des historiens les professeurs (d’histoire). Ce que nous voulons savoir et ce que nous ne pouvons pas inventer, ce que nous voulons connaître, ce que nous voulons apprendre, ce n’est point les premiers rôles, les grands masques, le grand jeu, les grandes marques, le théâtre et la représentation ; ce que nous voulons savoir c’est ce qu’il y avait derrière, ce qu’il y avait dessous, comment était fait ce peuple de France, enfin ce que nous voulons savoir c’est quel était, en cet âge héroïque, le tissu même du peuple et du parti républicain. Ce que nous voulons faire, c’est bien de l’histologie ethnique. Ce que nous voulons savoir c’est de quel tissu était tissé, tissu ce peuple et ce parti, comment vivait une famille républicaine ordinaire, moyenne pour ainsi, dire obscure, prise au hasard, pour ainsi dire, prise dans le tissu ordinaire, prise et taillée à plein drap, à même le drap, ce qu’on y croyait, ce qu’on y pensait – ce qu’on y faisait, car c’étaient des hommes d’action, – ce qu’on y écrivait ; comment on s’y mariait, comment on y vivait, de quoi, comment on y élevait les enfants ; – comment on y naissait, d’abord, car on naissait, dans ce temps-là ; – comment on y travaillait ; comment on y parlait ; comment on y écrivait ; et si l’on y faisait des vers quels vers on y faisait ; dans quelle terre enfin, dans quelle terre commune, dans quelle terre ordinaire, sur quel terreau, sur quel terrain, dans quel terroir, sous quels cieux, dans quel climat poussèrent les grands poètes et les grands écrivains. Dans quelle terre de pleine terre poussa cette grande République. Ce que nous voulons savoir, c’est ce que c’était, c’est quel était le tissu même de la bourgeoisie, de la République, du peuple quand la bourgeoisie était grande, quand le peuple était grand, quand les républicains étaient héroïques et que la République avait les mains pures. Pour tout dire quand les républicains étaient républicains et que la république était la république. Ce que nous voulons voir et avoir ce n’est point une histoire endimanchée, c’est l’histoire de tous les jours de la semaine, c’est un peuple dans la texture, dans la tissure, dans le tissu de sa quotidienne existence, dans l’acquêt, dans le gain, dans le labeur du pain de chaque jour, panem quotidianum, c’est une race dans son réel, dans son épanouissement profond.

Maintenant s’il y a des lettres de Victor Hugo et des vers de Béranger, nous ne ferons pas exprès de les éliminer. D’abord Hugo et Béranger sortaient de ces gens-là. Mais avec ces familles-là il faut toujours se méfier des procès.

Comment vivaient ces hommes qui furent nos ancêtres et que nous reconnaissons pour nos maîtres. Quels ils étaient profondément, communément, dans le laborieux train de la vie ordinaire, dans le laborieux train de la pensée ordinaire, dans l’admirable train du dévouement de chaque jour. Ce que c’était que le peuple du temps qu’il y avait un peuple. Ce que c’était que la bourgeoisie du temps qu’il y avait une bourgeoisie. Ce que c’était qu’une race du temps qu’il y avait une race, du temps qu’il y avait cette race, et qu’elle poussait. Ce que c’était que la conscience et le cœur d’un peuple, d’une bourgeoisie et d’une race. Ce que c’était que la République enfin du temps qu’il y avait une République : voilà ce que nous voulons savoir ; voilà très précisément ce que M. Paul Milliet nous apporte.

Comment travaillait ce peuple, qui aimait le travail, universus universum, qui tout entier aimait le travail tout entier, qui était laborieux et encore plus travailleur, qui se délectait à travailler, qui travaillait tout entier ensemble, bourgeoisie et peuple, dans la joie et dans la santé ; qui avait un véritable culte du travail ; un culte, une religion du travail bien fait. Du travail fini. Comment tout un peuple, toute une race, amis, ennemis, tous adversaires, tous profondément amis, était gonflée de sève et de santé et de joie, c’est ce que l’on trouvera dans les archives, parlons modestement dans les papiers de cette famille républicaine.

On y verra ce que c’était qu’une culture, comment c’était infiniment autre (infiniment plus précieux) qu’une science, une archéologie, un enseignement, un renseignement, une érudition et naturellement un système. On y verra ce que c’était que la culture du temps que les professeurs ne l’avaient point écrasée. On y verra ce que c’était qu’un peuple du temps que le primaire ne l’avait point oblitéré.

On y verra ce que c’était qu’une culture du temps qu’il y avait une culture ; comment c’est presque indéfinissable, tout un âge, tout un monde dont aujourd’hui nous n’avons plus l’idée.

On y verra ce que c’était que la moelle même de notre race, ce que c’était que le tissu cellulaire et médullaire. Ce qu’était une famille française. On y verra des caractères. On y verra tout ce que nous ne voyons plus, tout ce que nous ne voyons pas aujourd’hui. Comment les enfants faisaient leurs études du temps qu’il y avait des études.

Enfin tout ce que nous ne voyons plus aujourd’hui.

On y verra dans le tissu même ce que c’était qu’une cellule, une famille ; non point une de ces familles qui fondèrent des dynasties, les grandes dynasties républicaines ; mais une de ces familles qui étaient comme des dynasties de peuple républicaines. Les dynasties du tissu commun de la République.

Ces familles qui justement comptent pour nous parce qu’elles sont du tissu commun.

Un certain nombre, un petit nombre peut-être de ces familles, de ces communes dynasties, s’alliant généralement entre elles, se tissant elles-mêmes entre elles comme des fils, par filiation, par alliance ont fait, ont fourni toute l’histoire non pas seulement de la République, mais du peuple de la République. Ce sont ces familles, presque toujours les mêmes familles, qui ont tissé l’histoire de ce que les historiens nommeront le mouvement républicain et que nous nommerons résolument, qu’il faut nommer la publication de la mystique républicaine. L’affaire Dreyfus aura été le dernier sursaut, le soubresaut suprême de cet héroïsme et de cette mystique, sursaut héroïque entre tous, elle aura été la dernière manifestation de cette race, le dernier effort, d’héroïsme, la dernière manifestation, la dernière publication de ces familles.

Halévy croirait aisément, et je croirais bien volontiers avec lui qu’un petit nombre de familles fidèles, ayant fondé la République, l’ont ainsi maintenue et sauvée, la maintiennent encore. La maintiennent-elles autant ? À travers tout un siècle et plus, en un certain sens, presque depuis la deuxième moitié du dix-huitième siècle. Je croirais bien volontiers avec lui qu’un petit nombre de fidélités familiales, dynastiques, héréditaires ont maintenu, maintiennent la tradition, la mystique et ce que Halévy nommerait très justement la conservation républicaine. Mais où je ne croirais peut-être pas avec lui, c’est que je crois que nous en sommes littéralement les derniers représentants, et à moins que nos enfants ne s’y mettent, presque les survivants, posthumes.

En tout cas les derniers témoins.

Je veux dire très exactement ceci : nous ne savons pas encore si nos enfants renoueront le fil de la tradition, de la conservation républicaine, si se joignant à nous par-dessus la génération intermédiaire ils maintiendront, ils retrouveront le sens et l’instinct de la mystique républicaine. Ce que nous savons, ce que nous voyons, ce que nous connaissons de toute certitude, c’est que pour l’instant nous sommes l’arrière-garde.

Pourquoi le nier. Toute la génération intermédiaire a perdu le sens républicain, le goût de la République, l’instinct, plus sûr que toute connaissance, l’instinct de la mystique républicaine. Elle est devenue totalement étrangère à cette mystique. La génération intermédiaire, et ça fait vingt ans.

Vingt-cinq ans d’âge et au moins vingt ans de durée.

Nous sommes l’arrière-garde ; et non seulement une arrière-garde, mais une arrière-garde un peu isolée, quelquefois presque abandonnée. Une troupe en l’air. Nous sommes presque des spécimens. Nous allons être, nous-mêmes nous allons être des archives, des archives et des tables, des fossiles, des témoins, des survivants de ces âges historiques. Des tables que l’on consultera. Nous sommes extrêmement mal situés. Dans la chronologie. Dans la succession des générations. Nous sommes une arrière-garde mal liée, non liée au gros de la troupe, aux générations antiques. Nous sommes la dernière des générations qui ont la mystique républicaine. Et notre affaire Dreyfus aura été la dernière des opérations de la mystique républicaine.

Nous sommes les derniers. Presque les après-derniers. Aussitôt après nous commence un autre âge, un tout autre monde, le monde de ceux qui ne croient plus à rien, qui s’en font gloire et orgueil.

Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin. Le monde des intelligents, des avancés, de ceux qui savent, de ceux à qui on n’en remontre pas, de ceux à qui on n’en fait pas accroire. Le monde de ceux à qui on n’a plus rien à apprendre. Le monde de ceux qui font le malin. Le monde de ceux qui ne sont pas des dupes, des imbéciles. Comme nous. C’est-à-dire : le monde de ceux qui ne croient à rien, pas même à l’athéisme, qui ne se dévouent, qui ne se sacrifient à rien. Exactement : le monde de ceux qui n’ont pas de mystique. Et qui s’en vantent. Qu’on ne s’y trompe pas, et que personne par conséquent ne se réjouisse, ni d’un côté ni de l’autre. Le mouvement de dérépublicanisation de la France est profondément le même mouvement que le mouvement de sa déchristianisation. C’est ensemble un même, un seul mouvement profond de démystication. C’est du même mouvement profond, d’un seul mouvement, que ce peuple ne croit plus à la République et qu’il ne croit plus à Dieu, qu’il ne veut plus mener la vie républicaine, et qu’il ne veut plus mener la vie chrétienne, (qu’il en a assez), on pourrait presque dire qu’il ne veut plus croire aux idoles et qu’il ne veut plus croire au vrai Dieu. La même incrédulité, une seule incrédulité atteint les idoles et Dieu, atteint ensemble les faux dieux et le vrai Dieu, les dieux antiques, le Dieu nouveau, les dieux anciens et le Dieu des chrétiens. Une même stérilité dessèche la cité et la chrétienté. La cité politique et la cité chrétienne. La cité des hommes et la cité de Dieu. C’est proprement la stérilité moderne. Que nul donc ne se réjouisse, voyant le malheur qui arrive à l’ennemi, à l’adversaire, au voisin. Car le même malheur, la même stérilité lui arrive. Comme je l’ai mis tant de fois dans ces cahiers, du temps qu’on ne me lisait pas, le débat n’est pas proprement entre la République et la Monarchie, entre la République et la Royauté, surtout si on les considère comme des formes politiques, comme deux formes politiques, il n’est point seulement, il n’est point exactement entre l’ancien régime et le nouveau régime français, le monde moderne ne s’oppose pas seulement à l’ancien régime français, il s’oppose, il se contrarie à toutes les anciennes cultures ensemble, à tous les anciens régimes ensemble, à toutes les anciennes cités ensemble, à tout ce qui est culture, à tout ce qui est cité. C’est en effet la première fois dans l’histoire du monde que tout un monde vit et prospère, paraît prospérer contre toute culture.

Que l’on m’entende bien. Je ne dis pas que c’est pour toujours. Cette race en a vu bien d’autres. Mais enfin c’est pour le temps présent.

Et nous y sommes.

Nous avons même des raisons très profondes d’espérer que ce ne sera pas pour longtemps.

Nous sommes extrêmement mal situés. Nous sommes en effet historiquement situés à un point critique, à un point de discernement, à ce point de discrimination. Nous sommes situés juste entre les générations qui ont la mystique républicaine et celles qui ne l’ont pas, entre celles qui l’ont encore et celles qui ne l’ont plus. Alors personne ne veut nous croire. Des deux côtés. Neutri, ni les uns ni les autres des deux. Les vieux républicains ne veulent pas croire qu’il n’y a plus des jeunes républicains. Les jeunes gens ne veulent pas croire qu’il y a eu des vieux républicains.

Nous sommes entre les deux. Nul ne veut donc nous croire. Ni les uns ni les autres. Pour tous les deux nous avons tort. Quand nous disons aux vieux républicains : Faites attention, après nous il n’y a personne, ils haussent les épaules. Ils croient qu’il y en aura toujours. Et quand nous disons aux jeunes gens : Faites attention, ne parlez point si légèrement de la République, elle n’a pas toujours été un amas de politiciens, elle a derrière elle une mystique, elle a en elle une mystique, elle a derrière elle tout un passé de gloire, tout un passé d’honneur, et ce qui est peut-être plus important encore, plus près de l’essence, tout un passé de race, d’héroïsme, peut-être de sainteté, quand nous disons cela aux jeunes gens, ils nous méprisent doucement et déjà nous traiteraient de vieilles barbes.

Ils nous prendraient pour des maniaques.

Je répète que je ne dis point que c’est pour toujours. Les raisons les plus profondes, les indices les plus graves nous font croire au contraire, nous forcent à penser que la génération suivante, la génération qui vient après celle qui vient immédiatement après nous, et qui bientôt sera la génération de nos enfants, va être enfin une génération mystique. Cette race a trop de sang dans les veines pour demeurer l’espace de plus d’une génération dans les cendres et dans les moisissures de la critique. Elle est trop vivante pour ne pas se réintégrer, au bout d’une génération, dans l’organique.

Tout fait croire que les deux mystiques vont refleurir à la fois, la républicaine et la chrétienne. Du même mouvement. D’un seul mouvement profond, comme elles disparaissaient ensemble, (momentanément), comme ensemble elles s’oblitéraient. Mais enfin ce que je dis vaut pour le temps présent, pour tout le temps présent. Et dans l’espace d’une génération il peut se produire tout de même bien des évènements.

Il peut arriver des malheurs.

Telle est notre maigre situation. Nous sommes maigres. Nous sommes minces. Nous sommes une lamelle. Nous sommes comme écrasés, comme aplatis entre toutes les générations antécédentes, d’une part, et d’autre part une couche déjà épaisse des générations suivantes. Telle est la raison principale de notre maigreur, de la petitesse de notre situation. Nous avons la tâche ingrate, la maigre tâche, le petit office, le maigre devoir de faire communiquer, par nous, les uns avec les autres, d’assurer la communication entre les uns et les autres, d’avertir les uns sur les autres, de renseigner les uns sur les autres. Nous serons donc généralement conspués de part et d’autre. C’est le sort commun de quiconque essaie de dire un peu de vérité (s).

Nous sommes chargés, comme par hasard, de faire communiquer par nous entre eux des gens qui précisément ne veulent pas communiquer. Nous sommes chargés de renseigner des gens qui précisément ne veulent pas être renseignés.

Telle est notre ingrate situation.

Nous retournant donc vers les anciens, nous ne pouvons pourtant dire et faire, nous ne pouvons que répéter à ces républicains antécédents : Prenez garde. Vous ne soupçonnez pas, vous ne pouvez pas imaginer à quel point vous n’êtes pas suivis, à quel point nous sommes les derniers, à quel point votre régime se creuse en dedans, se creuse par la base. Vous tenez la tête, naturellement, vous tenez le faîte. Mais toute année qui vient, toute année qui passe vous pousse d’un cran, fait de votre faîte une pointe plus amincie, plus tremblante, plus seulette, plus creusée en dessous. Et déjà dix, quinze, bientôt vingt annuités, annualités de jeunes gens vous manquent à la base.

Vous tenez la pointe, vous tenez le faîte, vous tenez la tête, mais ce n’est qu’une position de temps, une situation comme géographique, historique, temporelle, temporaire, chronologique, chronographique. Ce n’est qu’une situation par le fait de la situation. Ce n’est pas, ce n’est nullement une situation organique. La situation à la pointe, la situation de pointe du bourgeon qui organiquement, végétalement mène l’arbre, tire tout l’arbre à lui. Et par où il a passé tout l’arbre passera.

Je suis épouvanté quand je vois, quand je constate simplement ce que nos anciens ne veulent pas voir, ce qui est l’évidence même, ce qu’il suffit de vouloir bien regarder : combien nos jeunes gens sont devenus étrangers à tout ce qui fut la pensée même et la mystique républicaine. Cela se voit surtout, et naturellement, comme cela se voit toujours, à ce que des pensées qui étaient pour nous des pensées sont devenues pour eux des idées, à ce que ce qui était pour nous, pour nos pères, un instinct, une race, des pensées, est devenu pour eux des propositions, à ce que ce qui était pour nous organique est devenu pour eux logique.

Des pensées, des instincts, des races, des habitudes qui pour nous étaient la nature même, qui allaient de soi, dont on vivait, qui étaient le type même de la vie, à qui par conséquent on ne pensait même pas, qui étaient plus que légitimes, plus qu’indiscutées : irraisonnées, sont devenues ce qu’il y a de pire au monde : des thèses, historiques, des hypothèses, je veux dire ce qu’il y a de moins solide, de plus inexistant. Des dessous de thèses. Quand un régime, d’organique est devenu logique, et de vivant historique, c’est un régime qui est par terre.

On prouve, on démontre aujourd’hui la République. Quand elle était vivante on ne la prouvait pas.

On la vivait. Quand un régime se démontre, aisément, commodément, victorieusement, c’est qu’il est creux, c’est qu’il est par terre.

Aujourd’hui la République est une thèse, acceptée, par les jeunes gens. Acceptée, refusée ; indifféremment ; cela n’a pas d’importance ; prouvée, réfutée. Ce qui importe, ce qui est grave, ce qui signifie, ce n’est pas que ce soit appuyé ou soutenu, plus ou moins indifféremment, c’est que ce soit une thèse.

C’est-à-dire, précisément, qu’il faille l’appuyer ou la soutenir.

Quand un régime est une thèse, parmi d’autres, (parmi tant d’autres), il est par terre. Un régime qui est debout, qui tient, qui est vivant, n’est pas une thèse.

– Qu’importe, nous disent les politiciens, professionnels. Qu’est-ce que ça nous fait, répondent les politiciens, qu’est-ce que ça peut nous faire. Nous avons de très bons préfets. Alors qu’est-ce que ça peut nous faire. Ça marche très bien. Nous ne sommes plus républicains, c’est vrai, mais nous savons gouverner. Nous savons même mieux gouverner, beaucoup mieux que quand nous étions républicains, disent-ils. Ou plutôt quand nous étions républicains nous ne savions pas du tout. Et à présent, ajoutent-ils modestement, à présent nous savons un peu. Nous avons désappris la République, mais nous avons appris de gouverner. Voyez les élections. Elles sont bonnes. Elles sont toujours bonnes. Elles seront meilleures. Elles seront d’autant meilleures que c’est nous qui les faisons. Et que nous commençons à savoir les faire. La droite a perdu un million de voix. Nous lui en eussions aussi bien fait perdre cinquante millions et demi. Mais nous sommes mesurés. Le gouvernement fait les élections, les élections font le gouvernement. C’est un prêté rendu. Le gouvernement fait les électeurs. Les électeurs font le gouvernement. Le gouvernement fait les députés. Les députés font le gouvernement. On est gentil. Les populations regardent. Le pays est prié de payer. Le gouvernement fait la Chambre. La Chambre fait le gouvernement. Ce n’est point un cercle vicieux, comme vous pourriez le croire. Il n’est point du tout vicieux. C’est un cercle, tout court, un circuit parfait, un cercle fermé. Tous les cercles sont fermés. Autrement ça ne serait pas des cercles. Ce n’est pas tout à fait ce que nos fondateurs avaient prévu. Mais nos fondateurs ne s’en tiraient pas déjà si bien. Et puis enfin on ne peut pas fonder toujours. Ça fatiguerait. La preuve que ça dure, la preuve que ça tient, c’est que ça dure déjà depuis quarante ans. Il y en a pour quarante siècles. C’est les premiers quarante ans qui sont les plus durs. C’est le premier quarante ans qui coûte. Après on est habitué. Un pays, un régime n’a pas besoin de vous, il n’a pas besoin de mystiques, de mystique, de sa mystique. Ce serait plutôt embarrassant. Pour un aussi grand voyage. Il a besoin d’une bonne politique, c’est-à-dire d’une politique bien gouvernementale.

Ils se trompent. Ces politiciens se trompent. Du haut de cette République quarante siècles (d’avenir) ne les contemplent pas. Si la République marche depuis quarante ans, c’est parce que tout marche depuis quarante ans. Si la République est solide en France, ce n’est pas parce que la République est solide en France, c’est parce que tout est solide partout. Il y a dans l’histoire moderne, et non pas dans toute histoire, il y a pour les peuples modernes de grandes vagues de crises, généralement parties de France, (1789-1815, 1830, 1848) qui font tout trembler d’un bout du monde à l’autre bout. Et il y a des paliers, plus ou moins longs, des calmes, des bonaces qui apaisent tout pour un temps plus ou moins long. Il y a les époques et il y a les périodes. Nous sommes dans une période. Si la République est assise, ce n’est point parce qu’elle est la République, (cette République), ce n’est point par sa vertu propre, c’est parce qu’elle est, parce que nous sommes dans une période, d’assiette. La durée de la République ne prouve pas plus la durée de la République que la durée des monarchies voisines ne prouve la durée de la Monarchie. Cette durée ne signifie point qu’elles sont durables, mais qu’elles ont commencé, qu’elles sont dans une période, durable. Qu’elles se sont trouvées comme ça, dans une période, de durée. Elles sont contemporaines, elles trempent dans le même temps, dans le même bain de durée. Elles baignent dans la même période. Elles sont du même âge. Voilà tout ce que ça prouve.

Quand donc les républicains arguënt de ce que la République dure pour dire, pour proposer, pour faire état, pour en faire cette proposition qu’elle est durable, quand ils arguënt de ce qu’elle dure depuis quarante ans pour inférer, pour conclure, pour proposer qu’elle est durable, pour quarante ans, et plus, qu’elle était au moins durable pour quarante ans, qu’elle était valable, qu’elle avait un bon au moins pour quarante ans, ils ont l’air de plaider l’évidence même. Et pourtant ils font, ils commettent une pétition, de principe, un dépassement d’attribution. Car dans la République, qui dure, ce n’est point la République, qui dure. C’est la durée. Ce n’est point elle la République qui dure en elle-même, en soi-même. Ce n’est point le régime qui dure en elle. Mais en elle c’est le temps qui dure. C’est son temps, c’est son âge. En elle ce qui dure c’est tout ce qui dure. C’est la tranquillité d’une certaine période de l’humanité, d’une certaine période de l’histoire, d’une certaine période, d’un certain palier historique.

Quand donc les républicains attribuent à la force propre du régime, à une certaine vertu de la République la durée de la République ils commettent à leur profit et au profit de la République un véritable dépassement de crédit, moral. Mais quand les réactionnaires par contre, les monarchistes nous montrent, nous font voir avec leur complaisance habituelle, égale et contraire à celle des autres, nous représentent, au titre d’un argument, la solidité, la tranquillité, la durée des monarchies voisines, (et même, en un certain sens, leur prospérité, bien qu’ici, en un certain sens, ils aient quelquefois beaucoup plus raison), ils font exactement, de leur côté, non pas même seulement un raisonnement du même ordre, mais le même raisonnement. Ils font, ils commettent la même anticipation, une anticipation contraire, la même, une anticipation, une usurpation, un détournement, un débordement, un dépassement de crédit symétrique, antithétique, homothétique : la même anticipation, la même usurpation, le même détournement, le même débordement, le même dépassement de crédit.

Quand les républicains attribuent à la République, (aux républicains), (au peuple, aux citoyens) à l’assiette, à la tranquillité, à la solidité, à la durée de la République la durée de la République ils attribuent à la République ce qui n’est pas d’elle mais du temps où elle se meut. Quand les monarchistes attribuent aux monarchies voisines, (aux monarques) (aux monarchistes, aux peuples, aux sujets), à leur assiette, à leur tranquillité, à leur solidité, à leur durée leur durée ils attribuent à ces monarchies ce qui n’est pas d’elles mais du temps où elles se meuvent. Du même temps. Qui est le temps de tout le monde. Et cet escalier à double révolution centrale, cette symétrie, cet antithétisme homothétique des situations, cet appareillement des attributions n’a rien qui doive nous étonner. Les républicains et les monarchistes, les gouvernants républicains et les théoriciens monarchistes font le même raisonnement, commettent la même attribution, des attributions contraires, complémentaires, homothétiques, la même fausse attribution parce que tous les deux ils ont la même conception, les uns et les autres ils sont des intellectuels, tous les deux ensemble et séparément, tous les deux contrairement et ensemble ils sont des politiques, ils croient en un certain sens à la politique, ils parlent le langage politique, ils sont situés, ils se meuvent sur le plan (de la) politique. Ils parlent donc le même langage. Ensemble les uns et les autres. Ils se meuvent donc sur le même plan. Ils croient aux régimes, et qu’un régime fait ou ne fait pas la paix et la guerre, la force et la vertu, la santé et la maladie, l’assiette, la durée, la tranquillité d’un peuple. La force d’une race. C’est comme si l’on croyait que les châteaux de la Loire font ou ne font pas les tremblements de terre.

Nous croyons au contraire (au contraire des uns et des autres, au contraire de tous les deux ensemble) qu’il y a des forces et des réalités infiniment plus profondes, et que ce sont les peuples au contraire qui font la force et la faiblesse des régimes ; et beaucoup moins les régimes, des peuples.

Nous croyons que les uns et les autres ensemble ils ne voient pas, ils ne veulent pas voir ces forces, ces réalités infiniment plus profondes.

Si la République et les monarchies voisines jouissent de la même tranquillité, de la même durée, c’est qu’elles trempent, qu’elles baignent dans le même bain, dans la même période, qu’elles parcourent ensemble le même long palier. C’est qu’elles mènent la même vie, au fond, la même diète. Là-dessus les républicains et les monarchistes font des raisonnements contraires, le même raisonnement contraire, ils font des raisonnements conjugués. Nous au contraire, nous autres, nous plaçant sur un tout autre terrain, descendant sur un tout autre plan, essayant d’atteindre à de tout autres profondeurs, nous pensons, nous croyons au contraire que ce sont les peuples qui font les régimes, la paix et la guerre, la force et la faiblesse, la maladie et la santé des régimes.

Les républicains et les monarchistes ensemble, premièrement font des raisonnements, deuxièmement font des raisonnements conjugués, appariés, couplés, géminés.

Nous tournant donc vers les jeunes gens, nous tournant d’autre part, nous tournant de l’autre côté nous ne pouvons que dire et faire, nous ne pouvons que leur dire : Prenez garde. Vous nous traitez de vieilles bêtes. C’est bien. Mais prenez garde. Quand vous parlez à la légère, quand vous traitez légèrement, si légèrement la République, vous ne risquez pas seulement d’être injustes, (ce qui n’est peut-être rien, au moins vous le dites, dans votre système, mais ce qui, dans notre système, est grave, dans nos idées, considérable), vous risquez plus, dans votre système, même dans vos idées, vous risquez d’être sots. Pour entrer dans votre système, dans votre langage même. Vous oubliez, vous méconnaissez qu’il y a eu une mystique républicaine ; et de l’oublier et de la méconnaître ne fera pas qu’elle n’ait pas été. Des hommes sont morts pour la liberté comme des hommes sont morts pour la foi. Ces élections aujourd’hui vous paraissent une formalité grotesque, universellement menteuse, truquée de toutes parts. Et vous avez le droit de le dire. Mais des hommes ont vécu, des hommes sans nombre, des héros, des martyrs, et je dirai des saints, – et quand je dis des saints je sais peut-être ce que je dis, – des hommes ont vécu sans nombre, héroïquement, saintement, des hommes ont souffert, des hommes sont morts, tout un peuple a vécu pour que le dernier des imbéciles aujourd’hui ait le droit d’accomplir cette formalité truquée. Ce fut un terrible, un laborieux, un redoutable enfantement. Ce ne fut pas toujours du dernier grotesque. Et des peuples autour de nous, des peuples entiers, des races travaillent du même enfantement douloureux, travaillent et luttent pour obtenir cette formalité dérisoire. Ces élections sont dérisoires. Mais il y a eu un temps, mon cher Variot, un temps héroïque où les malades et les mourants se faisaient porter dans des chaises pour aller déposer leur bulletin dans l’urne. Déposer son bulletin dans l’urne, cette expression vous paraît aujourd’hui du dernier grotesque. Elle a été préparée par un siècle d’héroïsme. Non pas d’héroïsme à la manque, d’un héroïsme à la littéraire. Par un siècle du plus incontestable, du plus authentique héroïsme. Et je dirai du plus français. Ces élections sont dérisoires. Mais il y a eu une élection. C’est le grand partage du monde, la grande élection du monde moderne entre l’Ancien Régime et la Révolution. Et il y a eu un sacré ballottage, Variot, Jean Variot. Il y a eu ce petit ballottage qui commença au moulin de Valmy et qui finit à peine sur les hauteurs de Hougoumont. D’ailleurs ça a fini comme toutes les affaires politiques, par une espèce de compromis, de cote mal taillée entre les deux partis qui étaient en présence.

Ces élections sont dérisoires. Mais l’héroïsme et la sainteté avec lesquels, moyennant lesquels on obtient des résultats dérisoires, temporellement dérisoires, c’est tout ce qu’il y a de plus grand, de plus sacré au monde. C’est tout ce qu’il y a de plus beau. Vous nous reprochez la dégradation temporelle de ces résultats, de nos résultats. Voyez vous-mêmes. Voyez vos propres résultats. Vous nous parlez toujours de la dégradation républicaine. La dégradation de la mystique en politique n’est-elle pas une loi commune.

Vous nous parlez de la dégradation républicaine, c’est-à-dire, proprement, de la dégradation de la mystique républicaine en politique républicaine. N’y a-t-il pas eu, n’y a-t-il pas d’autres dégradations. Tout commence en mystique et finit en politique. Tout commence par la mystique, par une mystique, par sa (propre) mystique et tout finit par de la politique. La question, importante, n’est pas, il est important, il est intéressant que, mais l’intérêt, la question n’est pas que telle politique l’emporte sur telle ou telle autre et de savoir qui l’emportera de toutes les politiques. L’intérêt, la question, l’essentiel est que dans chaque ordre, dans chaque système la mystique ne soit point dévorée par la politique à laquelle elle a donné naissance.

L’essentiel n’est pas, l’intérêt n’est pas, la question n’est pas que telle ou telle politique triomphe, mais que dans chaque ordre, dans chaque système chaque mystique, cette mystique ne soit point dévorée par la politique issue d’elle.

En d’autres termes il importe peut-être, il importe évidemment que les républicains l’emportent sur les royalistes ou les royalistes sur les républicains, mais cette importance est infiniment peu cet intérêt n’est rien en comparaison de ceci : que les républicains demeurent des républicains ; que les républicains soient des républicains.

Et j’ajouterai, et ce ne sera pas seulement pour la symétrie, complémentairement j’ajoute : que les royalistes soient, demeurent des royalistes. Or c’est peut-être ce qu’ils ne font pas en ce moment-ci même, où très sincèrement ils croient le faire le plus, l’être le plus.