Les œuvres complètes de Charles Péguy Volume I - Charles Péguy - E-Book

Les œuvres complètes de Charles Péguy Volume I E-Book

Charles Péguy

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Beschreibung

Lettre du Provincial. Réponse. Le Triomphe de la République.—Du second Provincial.—De la Grippe. Encore de la Grippe. Toujours de la Grippe.—Entre deux trains.—Pour maison (cité socialiste). Pour moi.—Compte rendu de mandat.—La Chanson du roi Dagobert. Suite de cette chanson.

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ŒUVRES COMPLÈTES DECHARLES PÉGUY 1873-1914 ŒUVRES DE PROSE

LETTRE DU PROVINCIAL—DE LA GRIPPE ENTRE DEUX TRAINS—POUR MA MAISON—POUR MOI COMPTE RENDU DE MANDAT—LA CHANSON DU ROI DAGOBERT

INTRODUCTIONPARALEXANDRE MILLERAND

First Editions 1917© 2021 Librorium Editions

ŒUVRES COMPLÈTESDECHARLES PÉGUY 1873-1914

ŒUVRES DE PROSE

Tome I

INTRODUCTION PAR ALEXANDRE MILLERAND

Lettre du Provincial. Réponse. Le Triomphe de la République.—Du second Provincial.—De la Grippe. Encore de la Grippe. Toujours de la Grippe.—Entre deux trains.—Pour maison (cité socialiste). Pour moi.—Compte rendu de mandat.—La Chanson du roi Dagobert. Suite de cette chanson.

Tome II

INTRODUCTION PAR MAURICE BARRÈS

De Jean Coste.—Les récentes œuvres de Zola.—Orléans vu de Montargis.—Zangwill.—Notre Patrie.—Courrier de Russie.—Les suppliants parallèles.—Louis de Gonzague.

Tome III

INTRODUCTION PAR HENRI BERGSON

De la situation faite à l'histoire et à la sociologie.—De la situation faite au parti intellectuel devant les accidents de la gloire temporelle.—A nos amis, à nos abonnés.—L'argent.

Tome IV

INTRODUCTION PAR ANDRÉ SUARÈS

Notre Jeunesse.—Victor Marie, comte Hugo.

ŒUVRES DE POÉSIE

Tome V

Le Mystère de la Charité et de Jeanne d'Arc.—Le Porche du Mystère de la seconde vertu.

Tome VI

Le Mystère des Saints Innocents.—La tapisserie de sainte Geneviève et de Jeanne d'Arc.—La tapisserie de Notre-Dame.

Tome VII

Ève.—Sonnets.

ŒUVRES POSTHUMES

Tome VIII

Clio.

Tome IX

Note conjointe sur Descartes (précédée de la note sur M. Bergson).

Tome X

Autres ouvrages et fragments inédits.

POLÉMIQUE ET DOSSIERS

Tome XI

Texte et commentaires se rapportant à la gérance et au rôle littéraire des Cahiers (préfaces).

Tome XII

Texte et commentaires se rapportant au rôle politique joué par les Cahiers (compte rendu de Congrès.—Affaire Dreyfus, etc.).

Tome XIII

Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet.—Langlois tel qu'on le parle.—L'argent (suite).

Tome XIV

Marcel. La première Jeanne d'Arc.

Tome XV

Correspondance. Biographie et Histoire des Cahiers de la Quinzaine, par

ÉMILE BOIVIN

et

MARCEL PÉGUY.

D. A. L. IMP.
EUG. PIROU. PHOT.

ŒUVRES COMPLÈTESDECHARLES PÉGUY 1873-1914

ŒUVRES DE PROSE

LETTRE DU PROVINCIAL—DE LA GRIPPE ENTRE DEUX TRAINS—POUR MA MAISON—POUR MOI COMPTE RENDU DE MANDAT—LA CHANSON DU ROI DAGOBERT

INTRODUCTIONPARALEXANDRE MILLERAND

ÉDITIONS DE LANOUVELLE REVUE FRANÇAISE 35 ET 37, RUE MADAME MCMXVII

CETTE ÉDITION DÉFINITIVE DES ŒUVRES COMPLÈTES DE CHARLES PÉGUY EST TIRÉE A DOUZE CENTS EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS PAR L'IMPRIMERIE PROTAT FRÈRES SUR PAPIER VERGÉ PUR FIL DES PAPETERIES LAFUMA DE VOIRON AU FILIGRANE DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

EXEMPLAIRE Nº 751

TOUS DROITS DE REPRODUCTION, DE TRADUCTION ET D'ADAPTATION RÉSERVÉS POUR TOUS PAYS Y COMPRIS LA RUSSIE COPYRIGHT BY LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE 1916

INTRODUCTION PAR ALEXANDRE MILLERAND

[Pg 9]

INTRODUCTION

Ma première rencontre avec Charles Péguy m'a laissé un souvenir singulier. L'Affaire déroulait sa première phase. Les passions bouillonnaient. De l'entretien rapide et heurté autour d'une table de rédaction je n'ai gardé dans la mémoire et dans l'oreille que l'accent agressif et colère de trois mots:

«Nous vous sommons, martelait Péguy, nous vous sommons...»

De quoi nous sommait-il, ce petit homme, tout jeune, l'air têtu, les yeux brillant derrière le lorgnon, orateur et conducteur d'une poignée d'étudiants, une escouade à peine, descendus derrière lui de la Sorbonne à la rue Montmartre pour bousculer l'inertie de politiques selon eux trop prudents?

Sans doute de nous engager plus à fond dans la bataille où peu à peu allait être entraînée la France entière?

Quoi qu'il nous demandât, qu'il eût tort ou raison, sa conviction était si ardente, une si vibrante énergie le remuait, il sortait si évidemment du commun, que vingt ans ont passé sans l'effacer sur l'impression première.

Elle s'est renouvelée aussi vive, aussi forte chaque[Pg 10]fois que les circonstances m'ont remis en présence du normalien d'antan.

Au fur et à mesure que j'ai davantage connu l'homme et mieux apprécié son œuvre, l'inspiration qui l'animait, l'influence qu'elle était capable d'exercer, mon admiration pour l'œuvre a grandi avec ma sympathie pour l'homme.

J'apporte en hommage sur la tombe de Charles Péguy ce simple témoignage.

«Je ne suis nullement l'intellectuel qui descend et condescend au peuple. Je suis peuple.»

En ces termes d'une orgueilleuse modestie, Péguy situe exactement ses origines d'où lui vinrent, pour une large part, son originalité et sa force.

Les vignerons et les bûcherons que sont ses ancêtres avaient marqué l'écrivain d'une empreinte indélébile.

Paysan, il l'était jusqu'aux moelles. Il en avait la solidité et l'âpreté, la malice et la méfiance, voire l'allure.

Il s'en est fallu de peu, de bien peu, lui-même l'a conté quelque part avec comme un tremblement rétrospectif, qu'il ne manquât sa voie et ignorât à jamais les délices des humanités. De l'école primaire on l'avait aiguillé vers l'école professionnelle quand un pédagogue de sens et de cœur auquel Péguy en garda une infinie reconnaissance lui ouvrit les portes du lycée de sa ville natale.

Il quitta Orléans pour aller à Sainte-Barbe et de là à l'École normale. Il n'y passa point les trois années[Pg 11] réglementaires. La première terminée, il demanda un congé.

Péguy avait la hâte de l'action. Il possédait l'âme d'un chef, d'un entraîneur d'hommes. Ses camarades, ses amis, sentaient son autorité, l'acceptaient, la réclamaient.

Une anecdote exquise, qui se place dès sa première année de Normale, éclaire à cru la physionomie de Péguy, révèle son tempérament, son besoin d'agir et comme pour le satisfaire il sait concilier ce qui eût semblé à d'autres inconciliable. Un de ses camarades l'a décidé à devenir comme lui membre d'une Conférence de Saint-Vincent de Paul. Il y est à peine entré qu'on le supplie d'en accepter la présidence. Grave difficulté. Péguy qui n'a éprouvé aucun embarras à participer aux travaux d'une association catholique n'est pas croyant et il ne s'en cache pas. Or, à l'ouverture de chaque séance, le Président doit réciter la prière à haute voix. Péguy de se récuser. Qu'à cela ne tienne: il entrera en séance après que le vice-président l'aura récitée à sa place.

Jusqu'au bout, Péguy sera l'homme de cette anecdote. Il écrira de la mystique chrétienne avec le respect, l'enthousiasme du catholique le plus docile. Mais il s'écarte des sacrements et il ne va pas à la messe.

Il est républicain, socialiste dès la première heure. Mais personne n'a déployé plus de franchise et de vigueur à fustiger les défauts et les tares du parti socialiste et du régime républicain.

La règle de sa vie qui en fait la profonde unité il la formule aux premières pages du premier des Cahiers: «Dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité,[Pg 12] dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste: voilà ce que nous nous sommes proposé depuis plus de vingt mois et non pas seulement pour les questions de doctrine et de méthode, mais aussi, mais surtout pour l'action. Nous y avons à peu près réussi. Faut-il que nous y renoncions?»

Non certes, jamais il ne consentira à y renoncer. Qu'il se soit parfois trompé sur les hommes et sur les choses; que la passion même avec laquelle il traitait des uns et des autres l'ait parfois induit en erreur, c'est une autre affaire. Toujours sur tout et sur tous il a dit, à ses risques et périls, ce qu'il tenait pour la vérité.

A vingt-cinq ans il a déjà édité deux livres où l'on le trouve tout entier tel que nous le connaîtrons tout le long de sa vie, si courte et si pleine.

Jeanne d'Arc, sa première Jeanne d'Arc, si humaine, si attachante, si pitoyable: «fini d'imprimer en décembre 1897.»

Marcel, ou l'utopie socialiste; entendez par là: une construction purement idéale, élevée, sans aucune préoccupation du réel, sur des bases empruntées aux théoriciens du socialisme: «fini d'imprimer en juin 1898.»

Comme s'il eût prévu que son existence serait brève, il se presse. Son mariage à vingt-quatre ans lui apporte une petite fortune que d'accord avec sa nouvelle famille il place aussitôt, il engloutit serait plus exact, dans la fondation d'une librairie. On lira le récit de cette tentative malheureuse.

Elle fut comme le prologue de la création des Cahiers [Pg 13] de la Quinzaine. Le volume au devant duquel j'écris ces lignes rassemble quelques-uns de ceux du début.

5 janvier 1900. C'est la date du premier Cahier.

Les vibrations de l'Affaire n'ont pas fini de s'éteindre. On vient de vivre des mois, des années en bataille. On n'a pas perdu l'habitude, pour ne pas dire le goût des invectives. «En ce temps-là nous finissions tous par avoir un langage brutal.» Et un peu plus tard, en mars 1900 encore: «On doit toujours dire brutalement.»

Ce qu'on doit dire brutalement, est-il besoin de le répéter, c'est la vérité.

«Qui ne gueule pas la vérité, quand il sait la vérité, se fait le complice des menteurs et des faussaires.» Et l'antienne revient:

«Nous demandons simplement qu'on dise la vérité!»

Quelle stupeur, quelle indignation s'il s'aperçoit que les compagnons de la veille empruntent aux adversaires contre lesquels on avait de concert si ardemment combattu les procédés hier flétris!

«Nous avons passé vingt mois et plus à distinguer et à faire distinguer la vérité d'État de la vérité.»

«Nous fûmes les chercheurs et les serviteurs de la vérité. Telle était en nous la force de la vérité que nous l'aurions proclamée envers et contre tous. Telle fut hors de nous la force de la vérité qu'elle nous donna la victoire.... A présent que la vérité nous a sauvés, si nous la lâchons comme un bagage embarrassant, nous déjustifions notre conduite récente, nous démentons nos paroles récentes, nous[Pg 14]démoralisons notre action récente. Nous prévariquons en arrière. Nous abusons de confiance.»

Une des formes, des manifestations de cet amour de la vérité, de ce respect de la vérité, c'est l'amour et le respect de son métier, de l'ouvrage consciencieux et bien fait. Personne mieux que Péguy ni plus profondément ne le sentit. Il a le dégoût, l'horreur du sabotage et des saboteurs. Il a la passion du labeur soutenu, attentif, appliqué.

«Le génie exige la patience à travailler, docteur, et plus je vais, citoyen, moins je crois à l'efficacité des soudaines illuminations qui ne seraient pas accompagnées ou soutenues par un travail sérieux, moins je crois à l'efficacité des conversions extraordinaires soudaines et merveilleuses; à l'efficacité des passions soudaines—et plus je crois à l'efficacité du travail modeste, lent, moléculaire, définitif.»

Plus tard un des graves reproches, justifié ou non, que Péguy adressera à la bourgeoisie, c'est d'avoir donné aux ouvriers l'exemple du travail lâché, décousu, saboté.

Cette tendresse grave, émue, que lui inspire le travailleur, le professionnel, qui aime son métier, qui le connaît, qui vit pour lui plus encore que par lui, on la sent vibrer dans la description si colorée, si vivante, si vraie de ce «Triomphe de la République» dont, acteur et spectateur, il suivit le cortège.

Avec quelle complaisance il énumère «les beaux noms de métier des ouvriers» dont les corporations ont promis leur concours. «Comme ces noms de métier sont beaux, comme ils ont un sens, une réalité, une solidité.»

[Pg 15]

 Cette description si savoureuse du cortège populaire qui se déroula dans les avenues parisiennes en décembre 1899 se clôt, d'une façon assez rare chez Péguy, par quelques réserves. Certains refrains de la journée, «violents et laids» lui trottent par la tête. La dissonance le heurte entre ces paroles de haine et la Révolution qu'il rêve «d'amour social et de solidarité.» Certains incidents de la journée l'attristent mais, le bilan fait, il conclut à la vanité de ses «scrupules de détail.»

Des réserves de ce genre ne se rencontrent point fréquemment chez Péguy. Ce n'est pas sa manière de balancer le pour et le contre, d'hésiter, de faire un pas en avant, un pas en arrière, de marcher et de conclure autrement que tout d'une pièce.

Au cours de l'Affaire, et ainsi fera-t-il en toute occasion, il a foncé droit devant lui, s'étant mis d'abord, dirait-on, des œillères pour n'être pas tenté de dévier et courbant à sa thèse faits, individus et arguments. Le but une fois fixé, il y marche, avec l'unique souci d'entraîner après lui son public en ne ménageant pas les coups à qui tenterait de lui barrer la route.

Aussi est-il un polémiste hors pair, la polémique n'ayant comme on sait que de lointains rapports avec l'esprit critique et le souci de la mesure.

Pour lui tout s'efface momentanément devant la démonstration à parfaire, l'adversaire à démonter.

Elle est de Péguy, de Péguy partant en guerre contre «le mal de croire» qu'il dénonce chez Pascal, cette phrase qui, en tout lieu paradoxale, est sous sa plume extravagante:

«Les treize ou quatorze siècles de christianisme [Pg 16] introduit chez mes aïeux, les onze ou douze ans d'instruction et parfois d'éducation catholique sincèrement et fidèlement reçue ont passé sur moi sans laisser de traces.»

Lorsqu'il émet cette assertion déconcertante, il est, comme toujours, d'une sincérité complète. Au moment qu'il la lance, il n'a devant les yeux que le but visé: tout le reste est aboli.

Déjà pourtant il a écrit sa Jeanne d'Arc, sa première sans doute, où il ne laissera pas toutefois de puiser bien des traits pour son Mystère de la Charité de Jeanne d'Arc. Déjà il est le traditionaliste tourné d'instinct vers le passé pour y appuyer l'avenir.

Il professe «une aversion sincère de la démagogie.»

Il ne se borne pas à la détester. Il lui dit son fait. Avec quelle verve cinglante, quelle profondeur de mépris! Écoutez-le, faisant parler l'électeur:

«J'ai tort, j'ai tort, mais savez-vous, monsieur, que vous êtes un homme singulier. Vous êtes nouveau, vous. Vous êtes un homme qui a de l'audace. Vous m'enseignez des mots nouveaux. Un mot nouveau. Vous prétendez que j'ai tort. Savez-vous que vous êtes le premier qui ait osé me dire que j'ai tort. Quand je vais trouver les conseillers municipaux de mon pays, au moment des élections, ils ne me disent pas que j'ai tort; ils me disent toujours que j'ai raison, qu'ils sont de mon avis, qu'il faut que je vote pour eux. Jamais un conseiller d'arrondissement ni un conseiller général ni un député ne m'a dit que j'avais tort.»

Savourez maintenant ce guide-âne du candidat:

«Il faut faire croire aux électeurs que leur compagnie[Pg 17] est la plus agréable du monde, que leur entretien est la plus utile occupation, qu'il vaut mieux parler pour eux quinze que d'écrire pour dix-huit cents lecteurs, que tout mensonge devient vérité, pourvu qu'on leur plaise, et que toute servitude est bonne, à condition que l'on serve sous eux.»

Et la conclusion:

«Un exemple vous facilitera l'entendement. Quand les électeurs de la première circonscription d'Orléans sont convoqués pour élire un député, ils ne se demandent pas qui sera le meilleur député. Car le député d'Orléans n'est pas le délégué d'Orléans à la meilleure administration de la France avec les délégués des autres circonscriptions françaises. Mais, puisque nous vivons sous le régime universel de la concurrence et puisque la concurrence politique est la plus aiguë des concurrences, le député d'Orléans est exactement le délégué d'Orléans à soutenir les intérêts orléanais contre les délégués des autres circonscriptions, qui eux-mêmes en font autant. Le meilleur député d'Orléans sera donc celui qui défendra le mieux le vinaigre et les couvertures et le canal d'Orléans à Combleux. Ainsi se forme ce que le citoyen Daveillans nomme à volonté la volonté démocratique du pays républicain, ou la volonté républicaine du pays démocratique.

«Les députés socialistes que nous envoyons au Parlement bourgeois obéissent au même régime. Ceux qui sont du Midi sont pour les vins, et ceux qui sont du Nord sont pour la betterave. Ceux qui représentent le Midi protègent vigoureusement les courses de taureaux. Mais ceux qui sont du Nord[Pg 18]ont un faible pour les combats de coqs. Il faut bien plaire aux électeurs. El si on ne leur plaisait pas, ils voleraient pour des candidats non socialistes.»

Ce robuste bon sens, ce sentiment si vif de l'intérêt national, cette révolte contre les hypocrisies de la farce électorale, ce souci perpétuel de la vérité, ce dédain de plaire aux puissances: nous les retrouvons d'un bout à l'autre de son œuvre.

Il ne m'appartient pas de la juger du point de vue littéraire. Je m'en réfère là-dessus aux études si intelligentes et si pénétrantes qu'elle a déjà inspirées à ses amis, à ses pairs, à ses contemporains et à ses anciens.

Le profane que je suis osera pourtant confesser le plaisir qu'il a pris au divertissement qui termine ce volume. La chanson du Roi Dagobert n'est pas seulement de la drôlerie la plus savoureuse.

La profession de foi, car c'en est une, que Charles Péguy met dans la bouche du Roi Dagobert sur «les deux races d'hommes» est, ou je me trompe fort, une pièce capitale de sa philosophie.

Cet ancien normalien que d'un pseudonyme d'affectueuse gouaillerie ses soldats de la grande guerre, ceux qu'il conduira jusqu'au bord de la victoire de l'Ourcq, ont surnommé «le Pion», cet universitaire a l'horreur du pion.

Il dresse en face l'une de l'autre deux races d'hommes: les livresques et les autres; ceux qui tiennent des autorités pour des raisons; qui ont désappris, s'ils le surent jamais, à penser par eux-mêmes et ceux qui placent au dessus de tout l'indépendance de leur pensée et la liberté de leur raison; ceux qui connaissent les livres et qui ne connaissent qu'eux; pour lesquels les choses[Pg 19] ne sont visibles qu'à travers les auteurs—«Cette Voulzie qui existe vous embête»—et ceux qui connaissent les réalités.

Péguy a le dédain, j'oserai dire la nausée des pédants, parce qu'il en a trop vu et aussi parce que sa passion de la vérité et de la réalité s'exaspère jusqu'à la fureur contre l'artificiel, le plaqué et le faux semblant.

M'excusera-t-on d'avoir défloré le plaisir que se promet le lecteur de lire continument ce volume, en en découpant quelques-uns des passages les plus significatifs?

J'ai cru que Péguy ne pouvait être mieux présenté que par lui-même et c'est pourquoi je l'ai laissé parler.

Sa physionomie ne sort-elle pas de ses confessions avec la netteté et le relief souhaitables.

Ce petit paysan, de pure souche française, vous le voyez se jeter avec avidité sur la culture classique: entendez-le narrer ses émotions devant la révélation du latin et son ravissement à la déclinaison de rosa, rosæ. Il absorbe par tous les pores les leçons de ses maîtres. Tout lui est profit et joie.

Cependant sans qu'il en ait toujours pleine conscience il participe à la vie du dehors. Né en 1873, il pousse avec la République.

Sorti du peuple, boursier de l'Université de 1885 à 1894, comment échapperait-il à l'attraction des idées socialistes?

Pas plus que bon nombre de ses condisciples, il n'a[Pg 20]attendu d'avoir quitté les bancs du lycée pour entendre les voix qui appellent à l'action les jeunes intelligences et les esprits neufs.

Incapable de réserve ni de calcul égoïstes, Péguy se lancera tête baissée dans le tourbillon de l'Affaire. Son tempérament de lutteur, son caractère entier ne lui permettront pas, dans le feu du combat, de discerner les exagérations et les excès qui risquent de mener le parti où l'a jeté sa passion de la vérité à des conclusions dangereuses pour l'intérêt public.

Il lui faudra, pour reprendre son sang-froid, que la grâce, en donnant à sa soif de justice un premier apaisement, lui rende la liberté de regarder autour de lui.

Le soir du «Triomphe de la République,» en descendant des faubourgs, mêlé à la foule, il remarquera qu'on rechante la vieille Marseillaise, récemment disqualifiée.

D'autres choses plus importantes à la vie de notre pays que l'hymne de Rouget de Lisle avaient couru des risques dans la bagarre.

Péguy est trop imprégné jusque dans son tréfonds par ses origines, par son éducation classique du sentiment de l'ordre et de la règle; il a trop le sens des nécessités nationales pour ne pas donner tout son effort à la défense, dans la République et par la République, d'institutions tutélaires.

Le début de ce billet tracé de son écriture si caractéristique, simple, droite et volontaire comme lui, en dit long, dans son apparente sécheresse, sur ses sentiments intérieurs:

[Pg 21]

«Jeudi, 11 août 1904, «Sous-lieutenant de réserve, pour vingt-huit jours, au camp de Bréau, sous Fontainebleau,

«prêt à partir en manœuvre, je ne puis ni vous joindre ni vous écrire que cette carte-lettre; je vous demande, pour les premiers mois de la rentrée, un cahier Waldeck-Rousseau;

«votreCharlesPéguy.»

Les cahiers: c'est l'arme qu'il a forgée pour la défense de ses idées.

Leur lecture même dévoile les difficultés toujours renaissantes au milieu desquelles il ne cesse de se mouvoir pour maintenir sa publication.

Péguy entendait les affaires à peu près comme ces philanthropes qui, enflammés de l'esprit de charité, commencent par créer les œuvres sauf à chercher ensuite au jour le jour les moyens de les faire subsister.

Peut-être ne lira-t-on pas sans intérêt ces deux lettres qui le prennent sur le vif dans sa lutte quotidienne pour l'existence des Cahiers.

«Vendredi 9 juin 1905,«Mon cher Millerand,

«Cinq abonnements nouveaux hier jeudi; deux abonnements nouveaux ce matin; je ne vous envoie [Pg 22] pas ces nombres pour harceler votre attention; je sais qu'elle n'a pas besoin d'être relancée; mais j'éprouve un besoin de me tenir en communication avec vous dans la situation tragique où je me trouve, père nourricier d'une entreprise qui croît de toutes parts et non assuré de la pouvoir conduire de fin de mois en fin de mois jusqu'en octobre.

«Je suis respectueusementvotreCharles Péguy.»

«Lundi 17 juillet 1905,«Mon cher Millerand,

«Je vous inscris donc pour l'action numéro 46 et votre ami pour l'action numéro 47; par ces nombres mêmes vous voyez que mes recherches n'ont pas été infructueuses; depuis que nous avons dû nous arrêter à la forme de commandite par petites parts, j'ai réussi, poursuivant mes recherches parmi nos simples abonnés, à recueillir quarante-cinq inscriptions; je vous demanderai désormais de continuer à en rechercher comme je le fais, jusqu'à ce que nous soyons couverts, sous cette réserve que cette recherche ne vous coûte rien de votre temps ni de votre travail; je m'en voudrais d'altérer le repos de vos vacances; il faut que nous soyons tous bons à marcher pour octobre; il est évident que l'année prochaine sera dure et importante;

«En plein mois de juillet, n'ayant rien publié depuis le commencement de juin, nous n'avons pas cessé de recevoir au moins un abonnement nouveau[Pg 23] par jour, et j'inscrivais en moyenne une action par jour; tout permet d'espérer que la rentrée sera très bonne et que l'année nous consolidera définitivement;

«J'ai commencé d'écrire hier mon cahier de rentrée; je l'intitule Notre patrie, afin qu'il soit une réponse directe et brutale au livre de Hervé; je pensais d'abord aller vous demander quelques renseignements complémentaires sur les événements récents, mais j'ai réfléchi qu'il valait mieux que je n'eusse point envers vous la situation d'un journaliste et d'un interviewer; je fais donc mon cahier avec les renseignements qui sont pour ainsi dire de droit commun;

«Je suis respectueusement votre

Charles Péguy.»

«Bourgeois me communique son courrier de ce matin, où quatre nouvelles inscriptions, ce qui nous met à cinquante et une actions inscrites à la date d'aujourd'hui.»

Ai-je besoin de dire que la combinaison mirifique dont Péguy note ici les premiers progrès eut le sort des combinaisons antérieures? Péguy continua jusqu'à la fin de se débattre avec la même candeur et la même foi au milieu d'embarras matériels qui chargeaient lourdement ses épaules.

Ce n'est point trahir le secret d'une intimité qui ne saurait être exposée au jour, c'est achever de faire connaître l'homme simple et bon que fut ce grand lutteur, de dire que Péguy trouva dans la douceur et le calme[Pg 24] de la vie familiale la plus unie et la plus heureuse la force indispensable pour supporter les amertumes et les déceptions de la vie publique.

Ce n'est pas par métaphore qu'il cultivait son jardin et c'est en jouant à la balle avec ses enfants, quand il n'avait pas pour partenaire le gros chien familier, qu'il se délassait de ses travaux.

La guerre l'arracha à ses foyers.

Un de ses camarades a raconté les étapes suivies du jour de la mobilisation au 5 septembre 1914 par le lieutenant Péguy et sa compagnie, la 19e du 276e régiment d'infanterie.

Quelques lettres écrites aux siens et publiées à la suite de ce simple et impressionnant récit jalonnent la route.

Péguy s'y montre au naturel: courageux, aimant, uniquement préoccupé du devoir à remplir.

Il tomba, face à l'ennemi, en entraînant sa section contre l'Allemand qu'avant de mourir il eut la joie suprême de voir reculer.

Il repose dans la grande plaine, sous une petite croix de bois où sont inscrits ces seuls mots: «Charles Péguy»; sa tombe est pressée au milieu des tombes des officiers, sous-officiers et soldats tombés en même temps que lui.

Il repose comme il vécut: côte à côte avec ses camarades de combat qu'il excitait de ses exhortations et de son exemple.

Il a disparu. Son œuvre demeure, plus vivante, plus puissante qu'elle ne fut jamais.

[Pg 25]

Les morts mènent les vivants.

Nous avons besoin de nous le redire pour adoucir notre douleur et nos regrets.

Péguy avait tant de projets en tête: que de pages en ses cahiers portent l'indication, l'esquisse d'autres cahiers qu'il veut écrire plus tard.

Ils ne seront jamais écrits.

En l'arrachant aux luttes quotidiennes qui épuisent et amoindrissent même les plus nobles combattants, sa mort, cette mort si digne de sa vie, si harmonieuse et si belle, sacre Péguy et lui confère une autorité dont par delà le tombeau il servira encore ses idées et son pays.

L'heure n'a pas sonné où il sera permis sans imprudence, sans risquer d'affaiblir l'union nécessaire, de remuer les problèmes que demain aura pour tâche de résoudre.

On ne se trompe pas cependant en pensant que le souci unanime, à cette heure-là, de tous les bons Français, sera, pour parler comme Péguy, «que la France se refasse et se refasse de toutes ses forces».

Tant de sang pur versé, tant de fécondes existences brisées ne l'auront pas été en vain.

Si l'union s'est établie si rapide et si forte entre tous les Français c'est que, sous des formes diverses, ils poursuivaient l'Idéal dont des siècles de civilisation commune leur apprirent à rêver la conquête.

Catholiques, révolutionnaires, ils étaient, pour reprendre une idée et une formule chères à Péguy, les dévots d'une mystique.

Armés les uns contre les autres, l'agression barbare leur dessilla les yeux: ils se rapprochèrent pour[Pg 26] combattre et repousser l'étranger qui menaçait leur Idéal.

La victoire qu'ils devront à leur union pourrait-elle avoir pour premier résultat d'en faire à nouveau des ennemis.

Ce serait pis qu'un non sens: ce serait un sacrilège contre lequel crierait le sang de nos morts.

Écoutons-les.

Ils commandent le respect de toutes les croyances, le souci de toutes les misères, l'exaltation d'une France forte et grande par l'union de ses enfants réconciliés.

Quelle voix aurait plus de titres à être entendue et obéie que celle de Charles Péguy, de l'apôtre de la Cité Socialiste, du poète de Jeanne d'Arc, de l'écrivain, du penseur tombé sur le champ de bataille, dans une juste guerre, pour le triomphe de l'Idéal français.

Juillet 1916. ALEXANDRE MILLERAND.

[Pg 29]

LETTRE DU PROVINCIAL

De la Province,

jeudi 21 décembre 1899,

Mon cher Péguy,

Aussi longtemps que l'affaire Dreyfus a duré, je me suis efforcé, à mes risques et périls, et surtout à mes frais, de rester à Paris. Nous sentions que cette crise était redoutable, nous savions qu'elle était en un sens décisive, et, autant que nous le pouvions, nous étions présents. Nous achetions sept ou huit journaux le matin, même des grands journaux, même des journaux chers, comme le Figaro bien renseigné. Puis nous achetions des journaux à midi, quand il y en avait. Puis nous achetions des journaux à quatre heures, les Droits de l'Homme ou le Petit Bleu. Puis nous achetions des journaux le soir. Nous dévorions les nouvelles. Nous passions des heures et des jours à lire les documents, les pièces des procès. La passion de la vérité, la passion de la justice, l'indignation, l'impatience du faux, l'intolérance du mensonge et de l'injustice occupaient toutes nos heures, obtenaient toutes nos forces. Parfois nous descendions en Sorbonne; il fallait repousser [Pg 30] l'envahissement nationaliste et antisémitique loin des cours troublés, loin de la salle des Pas-Perdus. Nous nous donnâmes enfin, dans les voies et carrefours, des coups de canne qui n'étaient pas tragiques, mais qui furent sérieux. Ceux qui avaient alors des métiers faisaient comme ils pouvaient pour les exercer tout de même. J'avoue que plus d'un métier fut assez mal exercé, que plus d'un travail fut un peu négligé. Ceux qui n'avaient pas encore de métier ne se hâtaient nullement d'en choisir un. Plus d'un homme de métier fut affreusement surmené. Cela ne pouvait pas durer. Cela ne dura pas. Ces temps sont passés.

Aujourd'hui je suis professeur de l'enseignement secondaire dans une bonne ville de province. Rien n'est aussi dur dans le monde, rien n'est aussi mauvais que ces bonnes villes bourgeoises. Des amis à nous sont partis pour ces provinces internationales plus lointaines encore situées aux pays que les bourgeois nomment les pays étrangers, en Hongrie, en Roumanie. Nous recevons les journaux de Paris avec un, deux ou quatre jours de retard. J'ai 20 heures de service par semaine, environ 200 devoirs à corriger par semaine, 7 compositions par trimestre, sans compter les notes trimestrielles chères aux parents des élèves. Il me reste quelques heures de loin en loin pour savoir ce qui se passe dans le monde habité. Cependant je suis homme, ainsi que l'a dit cet ancien. Il me reste quelques heures pour savoir ce qui se passe dans la France républicaine et socialiste. Cependant je suis camarade et citoyen. L'État bourgeois, moyennant le travail que je lui fournis, me sert le traitement ordinaire des agrégés, moins la retenue ordinaire qu'il me fait pour préparer ma [Pg 31] retraite. La vie étant un peu moins chère qu'à Paris, je réussis à nourrir ma récente famille. Mais je réussis tout juste. Il me reste quelques sous pour acheter les nouvelles de ce qui se passe. Les marchands ne vendent que le Petit Journal. Je me suis abonné à la Petite République, parce qu'elle est un journal ami et parce qu'elle représente assez bien pour moi le socialisme officiel révolutionnaire; je me suis abonné à l'Aurore parce qu'elle est un journal ami et parce qu'elle représente assez bien pour moi le dreyfusisme opiniâtre et révolutionnaire. Je me suis abonné au Matin, parce qu'il n'est pas malveillant et donne assez bien les nouvelles intéressantes. Surtout je me suis abonné au Mouvement Socialiste pour toutes les bonnes raisons que tu connais. Cela fait déjà 75 francs par an. C'est presque tout ce que je puis. Si j'étais un partisan déchaîné de la glorieuse Luttedeclasse, il y aurait un moyen: je me dirais que, sauf quelques boursiers miséreux, tous ces enfants assis sur leurs bancs à leurs tables devant moi sont des bourgeois, fils et petits-fils de bourgeois, que je dois donc les abrutir et non pas les enseigner, pour précipiter la ruine et pour avancer la corruption intérieure de cette infâme société bourgeoise, qui, à ce que nous ont assuré les orateurs des réunions publiques, travaille de ses propres mains à sa propre destruction. Ce serait un sabotage d'un nouveau genre. Je ne préparerais pas mes leçons. Je ne corrigerais pas ou je corrigerais mal mes devoirs. J'aurais ainsi beaucoup de temps de reste. Je pourrais, quand mes élèves seraient ainsi devenus trop faibles pour suivre ma classe, leur donner, comme on dit agréablement, des leçons particulières. J'aurais ainsi quelque argent de [Pg 32] reste. Mais j'ai la cruauté d'abandonner quelquefois le terrain de la lutte de classe. Il me semble que ces enfants seront un jour des hommes et des citoyens. Je tâche de faire tout ce que je peux pour qu'ils soient plus tard des hommes humains et de bons citoyens. Outre le respect que l'on se doit et que l'on doit à son métier, je ne suis pas immoral. Même j'espère que quelques-uns de ces enfants pourront devenir des camarades. N'avons-nous pas été nous-mêmes au Lycée? N'avons-nous pas trouvé dans l'enseignement que nous avons reçu au Lycée au moins quelques raisons profondes pour lesquelles nous sommes devenus socialistes? Oh! je ne dis pas que nos maîtres et professeurs l'aient fait exprès. Ils n'étaient pas socialistes, en ce temps-là. Mais c'étaient de braves gens et des hommes honnêtes, ils disaient la vérité qu'ils pouvaient. Sans le savoir ces hommes de métier ont beaucoup fait pour nous introduire au socialisme. Et combien ne connaissons-nous pas, n'avons-nous pas connu de bons socialistes élevés au Lycée ou dans les écoles, fils de père et mère bourgeois. Quand un fils de bourgeois devient socialiste, avec ou sans les siens, ou malgré les siens, je dis et je crois que c'est un morceau de la Révolution sociale qui se fait, sans qu'intervienne la dictature impersonnelle du prolétariat. C'est nous qui sommes les révolutionnaires.—Pour toutes ces raisons, je me réserve assez peu de loisirs. Et sur ces loisirs j'emploie un certain temps à préparer et à faire des conférences publiques dans les écoles primaires. Je parlerai ce soir sur le prince de Bismarck. Je me suis servi du livre de Charles Andler pour préparer ma conférence. Aux enfants de l'école, aux adultes anciens élèves, aux parents, je conterai [Pg 33] comment le chancelier de fer s'est ébréché sur la social-démocratie allemande. Mes loisirs seront diminués d'autant. Je crois qu'un très grand nombre d'hommes ont aussi peu de loisir que moi. Je crois qu'à Paris même il y a beaucoup d'hommes au moins aussi occupés que moi. Je crois que les instituteurs, les laboureurs, les maçons, les boulangers, les maréchaux-ferrants, les charrons et les forgerons de Paris et de la province ont beaucoup moins de loisir que moi.

Cependant nous ne sommes pas négligeables. Nous sommes les maçons de la cité prochaine, les tailleurs de pierre et les gâcheurs de mortier. Attachés à la glèbe ainsi qu'au temps passé, attachés au travail, à l'atelier, à la classe, nous ne serons pas plus délégués socialistes aux Parlements socialistes que nous n'avons été députés socialistes aux Parlements bourgeois. Nous préparons la matière dont sont faites les renommées et les gloires publiques. Nous aimons ce que nous faisons, nous sommes heureux de ce que nous faisons, mais nous voulons savoir ce que l'on en fait après nous.

Or nous ne le savons pas, nous n'avons pas le temps de le savoir. Sans être aussi affairés que ce guesdiste qui n'avait le temps de rien lire du tout, parce qu'il fondait des groupes, il est certain que nous n'avons pas le temps de lire tous les journaux et toutes les revues qui nous intéresseraient; il est certain que nous n'avons pas même le temps de chercher ce qui serait à lire dans les journaux et dans les revues que nous ne recevons pas régulièrement et personnellement.

Enfin, dans les journaux que nous lisons régulièrement, nous ne recevons pas la vérité même. Cela devient évident. Tu sais quel respect, quelle amitié, quelle [Pg 34] estime j'ai pour la robustesse et la droiture de Jaurès; tu sais quel assentiment cordial et profond je donnais aux lumineuses démonstrations qu'il nous a produites au cours de l'affaire. Ce n'est pas sans étonnement et sans tristesse que je lis sous sa signature dans la Petite République du jeudi 16 novembre des phrases comme celles-ci: «Zévaès a eu raison de rappeler les principes essentiels de notre Parti. Il a eu raison d'opposer à l'ensemble de la classe capitaliste, que divisent des rivalités secondaires, mais qui est unie par un même intérêt essentiel, la revendication du prolétariat.»... «Et d'autre part ni Zévaès, ni ses amis, ne sont prêts à faire le jeu des nationalistes et de la réaction.»... «Et Zévaès, si élevé que soit son point de vue,...» Je ne veux pas me donner le ridicule de poursuivre M. Zévaès; mais enfin nous l'avons connu, et quand on nous parle de son point de vue élevé, si élevé, nous sentons venir la vérité d'État. Or nous avons passé vingt mois et plus à distinguer et à faire distinguer la vérité d'État de la vérité.—Vous avez célébré à Paris le Triomphe de la République. Dans la Petite République du lendemain je trouve une manchette vraiment grandiose: Une Journée Historique.—Paris au peuple.—Manifestation triomphale.—500,000 travailleurs acclament le socialisme. Et dans l'Aurore je trouve une manchette plus modeste: Le Triomphe de la République.—Une Grande Journée.—Défilé de 250,000 Citoyens. Cela fait mauvais effet sur les simples d'esprit. Ne pourrons-nous pas, victorieux, imiter au moins la véracité des généraux anglais battus? Allons-nous avoir une vérité officielle, une vérité d'État, une vérité de parti. Je le [Pg 35] crains quand je relis une résolution du récent Congrès:

«Le Congrès déclare qu'aucun des journaux socialistes n'est, dans l'état actuel des choses, l'organe officiel du Parti.

»Mais tous les journaux qui se réclament du socialisme ont des obligations définies qui grandissent avec l'importance du journal et le concours que lui ont prêté dans tout le pays les militants.

»La liberté de discussion est entière pour toutes les questions de doctrine et de méthode; mais, pour l'action, les journaux devront se conformer strictement aux décisions du Congrès, interprétées par le Comité général.

»De plus, les journaux s'abstiendront de toute polémique et de toute communication de nature à blesser une des organisations.»

J'admets le premier de ces quatre paragraphes. Quand je dis que je l'admets, je ne veux pas dire que je m'arroge un droit de contrôle, une autorité sur les décisions du Congrès: je veux dire, en gros, qu'il me paraît conforme à la raison et à la vérité.

Le second paragraphe présente quelque difficulté. Les obligations définies dont on parle ici, et qui grandissent ou diminuent, me semblent des obligations d'intérêt. Avant ces obligations ou ces reconnaissances d'intérêts, je place une obligation de droit, perpétuelle, qui ne subit aucune exception, qui ne peut pas grandir ou diminuer, parce qu'elle est toujours totale, qui s'impose aux petites revues comme aux grands journaux, qui ne peut varier avec le tirage, ni avec le concours ou les utilités: l'obligation de dire la vérité.

Dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, [Pg 36] dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste: voilà ce que nous nous sommes proposés depuis plus de vingt mois, et non pas seulement pour les questions de doctrine et de méthode, mais aussi, mais surtout pour l'action. Nous y avons à peu près réussi. Faut-il que nous y renoncions? Qui distinguera de l'action la doctrine et la méthode? Qu'est-ce que la doctrine, sinon l'intelligence de l'action? Qu'est-ce que la méthode, sinon la pragmatique de l'action? Comment la doctrine et comment la méthode peuvent-elles demeurer libres, si l'action doit se conformer strictement aux décisions du Congrès, interprétées par un Comité général. Qui travaille pour un serf n'est pas libre. Et même, à y regarder de près, ce n'est pas la doctrine et la méthode qui sont libres: c'est la discussion qui est entièrement libre pour toutes les questions de doctrine et de méthode. Qu'est-ce qu'une liberté de discussion qui n'emporte pas avec elle une liberté de décision?

Et le paragraphe quatrième nous présente justement un exemplaire de ces décisions de Congrès devant lesquelles, avant toute interprétation de Comité général, je suis forcé de refuser résolument d'incliner ma raison. C'est en effet une question que de savoir si le Congrès ainsi constitué avait le droit de départager les intérêts. Mais il est certain que le Congrès n'avait aucune qualité pour faire passer la satisfaction à donner à ces intérêts avant le droit de la vérité.

Les journaux ont pour fonction de donner à leurs lecteurs les nouvelles du jour, comme on dit. Les journaux doivent donner les nouvelles vraies, toutes les nouvelles vraies qu'ils peuvent, rien que des nouvelles [Pg 37] vraies. La délimitation de ce que les journaux doivent donner à leurs lecteurs et de ce qu'ils ne doivent pas leur donner, de ce qu'ils doivent même refuser, doit coïncider exactement avec la délimitation réelle de ce qui est vrai d'avec ce qui est faux, nullement avec la délimitation artificielle de ce qui est ou n'est pas de nature à blesser une organisation nationalement ou régionalement constituée. Cette blessure n'est pas un criterium. Certains hommes, comme Zola, sont blessés par le mensonge; mais certains hommes, comme le général Mercier, sont blessés par la vérité. Sans parler de ces cas extrêmes, si la vérité blesse une organisation, taira-t-on la vérité? Si le mensonge favorise une organisation, dira-t-on le mensonge? Vraiment à la vérité blessante on fera l'honneur de ne pas la traiter plus mal que le mensonge blessant? Mais, taire la vérité, n'est-ce pas déjà mentir? Combien de fois n'avons-nous pas produit cette simple proposition au cours de la récente campagne. Aux bons bourgeois, et aussi aux camarades qui voulaient se réfugier commodément dans le silence n'avons-nous pas coupé bien souvent la retraite en leur disant brutalement,—car en ce temps-là nous finissions tous par avoir un langage brutal,—: «Qui ne gueule pas la vérité, quand il sait la vérité, se fait le complice des menteurs et des faussaires!» Voilà ce que nous proclamions alors. Voilà ce que nous proclamions au commencement de cet hiver. Cette proposition est-elle annuelle, ou bisannuelle? Fond-elle avec la gelée? Et voilà ce que nous déclarons encore aujourd'hui contre les antisémites. Cette proposition est-elle, aussi, locale? Non. Elle est universelle et éternelle, disons-le sans fausse honte. Nous demandons simplement qu'on dise la vérité.

[Pg 38]

 Cela peut mener loin, ces blessures faites ou censées faites aux organisations. Il est évident que cette résolution a été proposée au Congrès par sa commission plus particulièrement pour protéger contre la critique certaines organisations. Ces organisations sont justement celles qui ont des chefs et de jeunes ambitieux: seront-elles blessées quand on blessera quelqu'un de leurs chefs? Alors la sanction sera terrible, et vague, et presque religieuse:

«Si le Comité général estime que tel journal viole les décisions du Parti et cause un préjudice au prolétariat, il appelle devant lui les rédacteurs responsables. Ceux-ci étant entendus, le Comité général leur signifie, s'il y a lieu, par un avertissement public, qu'il demandera contre eux ou un blâme ou l'exclusion du Parti ou la mise en interdit du journal lui-même.»

Irons-nous souffler sur des flammes de cierge au seuil des interdits?

La sérénité parfaite avec laquelle ce Congrès a, pour le service intérieur du Parti socialiste, supprimé la liberté de la presse, m'a laissé stupide. Je sais bien que le Congrès était souverain. Mais aucun souverain, quand même il serait l'Internationale humaine, le genre humain, n'a ce droit, n'a le droit de se prononcer contre la vérité: On ne dispose pas de soi contre la vérité. Avons-nous assez répété qu'un homme, un individu n'a pas le droit de s'engager contre la vérité. Cette proposition était naguère un axiome. A moins que les partis n'aient des droits surhumains, allons-nous marcher contre les axiomes? Cela porte malheur à la raison.

Quel chef d'accusation vague: un préjudice causé au [Pg 39] prolétariat, et quelle tentation présentée aux avocats généraux de la démagogie! Mais plus que le vague religieux de l'inculpation, des poursuites et du procès, la précision économique de la sanction m'épouvante. C'est le journaliste jeté à la misère, c'est le journal acculé à la faillite pour avoir blessé une des organisations. Les journalistes, cependant, sont aussi des ouvriers. Le Parti qu'ils servent sera-t-il pour eux un patron impitoyable?

Ainsi le Congrès a piétiné sur un de nos plus chers espoirs. Combien de fois n'avons-nous pas déploré que nos journaux socialistes et révolutionnaires eussent, pour la plupart, des mœurs bourgeoises. Mais il faut bien que le journal vive. Il faut que le même papier porte au peuple un article qui le libère et une annonce qui, en un sens, l'asservit. Je n'ai jamais, depuis le commencement de l'affaire, senti une impression de défaite aussi lourde que le jour où Vaughan nous annonça dans l'Aurore que le journal publierait, comme tout le monde, un bulletin financier, une chronique financière. Le journal s'envole donc, emportant la parole d'affranchissement et l'annonce d'asservissement, le génie ou le talent révolutionnaire avec l'absinthe réactionnaire, les tuyaux des courses, les théâtres immondes. Le journal emporte le mal et le bien. Le hasard fera la balance, bonne ou mauvaise. Quelle angoisse pour l'écrivain, pour l'homme d'action, pour l'orateur génial, de savoir et de voir que sa prose couche avec ces prospectus indicateurs! Cette angoisse n'a-t-elle pas une résonance profonde au cœur même de son œuvre, n'y introduit-elle pas des empêchements, des impuissances? Comme le talent des uns et comme le génie du grand orateur [Pg 40] se déploierait joyeusement, clairement, purement dans la santé d'un journal enfin libre! Or, en admettant que le génie et le talent soient moralement négligeables en eux-mêmes, ils sont considérables quand ils servent à préparer la Révolution sociale. Nous espérions donc passionnément que le Congrès essaierait au moins d'affranchir la quatrième page. Voici au contraire qu'il a commencé l'asservissement de la première.

Le Congrès a entendu, semble-t-il au second paragraphe, régir tous les journaux qui se réclament du socialisme. J'espère que la langue lui a fourché. Au paragraphe des sanctions il semble que le Congrès n'a entendu régir que les journaux qui se réclament du Parti socialiste ainsi constitué. Car on doit distinguer désormais entre le socialisme et le Parti socialiste ainsi qu'on distingue entre les Églises et le christianisme ou la chrétienté, ainsi qu'on distingue entre la République et les différents partis républicains. Il ne s'agit pas de les opposer toujours, mais il y a lieu de les distinguer, et c'est un symptôme inquiétant que le Congrès n'ait pas de lui-même introduit cette distinction.

Nous avons fait l'avant-dernière et la dernière année un virement redoutable et qui ne peut se justifier que par la conséquence. Nous nous sommes servis de la vérité. Cela n'a l'air de rien. Nous nous sommes servis de la vérité. Nous l'avons utilisée. Nous avons détourné la vérité, qui est de la connaissance, aux fins de l'action. Il s'agit à présent de savoir si nous avons commis une malversation. Car la vérité que nous avons utilisée n'était pas la facile vérité des partis et des polémiques; elle était la vérité scientifique, historique, la vérité même, la vérité. Nous l'avons assez dit. Et c'était vrai. [Pg 41] Nous avons prétendu,—et c'était vrai,—que nous opposions aux scélératesses et aux imbécillités antisémitiques exactement l'histoire authentique et scientifique du présent et d'un récent passé. Nous nous faisions gloire,—ceux du moins qui étaient accessibles à la gloire,—de nous conduire, dans cette affaire qui nous étreignait vivants, comme de parfaits historiens. Cette gloire était fondée en vérité. Nous fûmes les chercheurs et les serviteurs de la vérité. Telle était en nous la force de la vérité que nous l'aurions proclamée envers et contre nous. Telle fut hors de nous la force de la vérité qu'elle nous donna la victoire.

Car ce fut la force révolutionnaire de la vérité qui nous donna la victoire. Nous n'étions pas un parti un. Je ne sais pas si nous avions parmi nous des tacticiens. Cela se peut, car c'est une race qui sévit partout. Mais Zola, qui n'était pas un tacticien, prononça la vérité.

A présent que la vérité nous a sauvés, si nous la lâchons comme un bagage embarrassant, nous déjustifions notre conduite récente, nous démentons nos paroles récentes, nous démoralisons notre action récente. Nous prévariquons en arrière. Nous abusons de confiance.

On aurait tort de s'imaginer que ces paragraphes sont insignifiants et peu dangereux. On aurait tort de s'imaginer qu'on peut distinguer entre les vérités, respecter aux moments de crise les grandes vérités, les vérités explosives, glorieuses, et dans la vie ordinaire négliger les petites vérités familières et fréquentes. C'est justement parce que l'on néglige pendant dix ans la lente infiltration des mensonges familiers et des politesses que brusquement il faut qu'un révolutionnaire [Pg 42] crève l'abcès. Pourrons-nous trouver toujours un révolutionnaire comme Zola? Il y a beaucoup de chances pour qu'un Comité général commette moins délibérément qu'un homme une de ces terribles imprudences qu'on nomme révolutions salutaires quand elles ont réussi.—Nous ne devons pas avoir une préférence, un goût malsain pour la vérité chirurgicale, nous devons au contraire tâcher d'y échapper modestement par la pratique régulière de la vérité hygiénique.

Tu sais combien nous avons donné, abandonné à la cause de la vérité. Je ne parle plus du temps ni de nos forces, du travail ni des sentiments. Nous avons donné à la vérité ce qui ne se remplace pas, des amitiés d'enfance, des amitiés de quinze et de dix-huit ans, qui devenaient complaisamment plus vieilles, qui seraient devenues des amitiés de cinquante ans. Nombreux sont les dreyfusards qui ont perdu quelques relations mondaines ou quelques amitiés politiques. Cela n'est rien. Mais j'ai traité comme des forbans, comme des bandits, comme des voyous, des jeunes gens honnêtes, perdus dans leur province, qui s'étaient laissé fourvoyer par les infamies plus menues d'Alphonse Humbert ou par les infamies bestialement laides de Drumont. Cette amputation était nécessaire alors. Cette violence était juste, car ces honnêtes jeunes gens contribuaient à maintenir la plus grande infamie du siècle. Ce fut notre force, que cette facilité douloureuse au retranchement, à la solitude, à l'exil intérieur. Ayant subi cela pour la vérité, nous n'accepterons pas qu'on nous force à la lâcher pour ménager les susceptibilités, les amours-propres, les épidermes de quelques individus.—Car au fond c'est cela.

[Pg 43]

Pour ces raisons je te prie de m'envoyer toutes les quinzaines un cahier de renseignements.

Tu demeures auprès de Paris; tu peux assister à certaines cérémonies, scènes et solennités; tu m'en feras le compte rendu fidèle. Tu peux assister à certains actes. Tu me diras ce que tu verras et ce que tu sauras des hommes et des événements, en particulier ce qui ne sera pas dans les journaux. Non pas que je veuille avoir les derniers tuyaux; non pas que j'attache une importance qu'elles n'ont pas aux grandes nouvelles, vraies et fausses, qui cheminent aux salles de rédaction. Je ne veux pas t'envoyer en ces endroits, où tu n'es pas accoutumé d'aller. Je ne veux pas savoir les secrets des cours. Je consens à ne savoir jamais pourquoi ni comment M. Clemenceau a quitté l'Aurore. Je ne te prie pas de m'envoyer les nouvelles privées, mais les nouvelles publiques non communiquées ou mal communiquées par la presse au public. Elles sont nombreuses, importantes, quelquefois capitales.

Tu me diras ce que tu penses des hommes et des événements. Non pas que je m'engage à penser comme toi, ni à penser avec toi. Mais tu me diras ce que tu penses. Tu iras voir les docteurs que tu connais, et tu leur demanderas pour moi des consultations sur les cas difficiles.

Tu me signaleras les articles de journaux et de revues et même les livres que je puisse lire utilement dans le temps dont je dispose. Tu sais que je m'intéresse de près ou de loin à tout ce qui touche la Révolution sociale. Je me réabonnerai à mes trois journaux. Je me réabonnerai surtout au Mouvement Socialiste. La Revue Socialiste est une grande revue: [Pg 44] elle a sa place marquée dans tous les groupes et cercles d'études et de propagande. Le Mouvement, plus court, plus portatif, nourri, amical, très largement international, ne quitte guère la poche de ma veste. Pour avoir les autres journaux et revues et les livres, nous avons fondé un cercle d'études et de lecture. Mais il ne suffit pas d'avoir tout cela. Il faut encore s'y retrouver. Tu m'aideras à m'y retrouver.

Tu me transcriras tous les documents ou tous les renseignements qui sont à conserver. On ne peut garder indéfiniment les coupures des journaux que l'on a ou que l'on n'a pas. Un cahier est plus commode. Quand un document est donné au public, tout le monde en parle, on le trouve un peu partout. Trois mois plus tard on ne sait où s'adresser pour l'avoir. Je suis assuré que tu me donneras impartialement les pièces pour et contre. Ce fut notre honneur, au temps de cette affaire sur laquelle je n'ai pas peur de radoter, d'aller chercher dans les témoignages, dans les journaux ennemis les meilleures de nos preuves, les plus invincibles de nos arguments. Renoncerons-nous à ces bonnes habitudes? L'ouvrage dreyfusard le plus efficace ne fut-il pas une Histoire des Variations de l'État-Major fournie par lui-même?

Je te prie de me donner tous les documents et tous les renseignements que tu pourras, même longs, même ennuyeux. Nous devons à la même affaire la publication exacte, historique, de procès-verbaux, de comptes rendus sténographiques, de documents, de papiers, de pièces. Nous avons eu le Procès Zola, la Révision de l'Affaire Dreyfus, Enquête et Débats de la Cour de Cassation, les publications du Figaro. L'Éclair donne [Pg 45] le compte rendu sténographique des débats qui se poursuivent si ennuyeusement devant la Haute Cour. Ici reconnaissons l'hommage que le vice rend à la vertu. J'ai lu avec plaisir sur la quatrième page de la couverture du Mouvement que la Société nouvelle de librairie et d'édition allait nous donner le «Compte rendu sténographique officiel du Congrès général des Organisations Socialistes Françaises tenu à Paris en Décembre 1899». C'est là de bon style officiel. Voilà de bonne publication. Nous aurons là même les paroles inutiles prononcées dans le grand gymnase pendant que la commission travaillait. Nous aurons les basses démagogies de Ebers aussi bien que l'austère démonstration historique de Lagardelle. Qu'importe? Mieux vaut publier tel que. Il est même intéressant que le Congrès, dans sa deuxième journée, ait résolu que l'on procéderait à cette publication. Il donnait ainsi le bon exemple. On va publier, sur l'invitation formelle du Congrès, sous le contrôle d'une commission spéciale, des discours blessants pour telle ou telle organisation. C'était d'une large liberté. Pourquoi le Congrès n'a-t-il pas continué?—-Il y aura dans tes cahiers beaucoup plus d'édité que d'inédit. Mais il y a tant d'inédit que tout le monde connaît d'avance, il y a tant d'édité que tout le monde ignore.

Si enfin quelqu'un te met en mains de la copie, joins-la aux cahiers. J'aurai cette copie en communication, je la lirai ou ne la lirai pas selon le temps que j'aurai. Il peut arriver que de la bonne copie ne soit reçue en aucune revue par aucun éditeur. Tu m'enverras de la bonne copie. Tu m'enverras même des vers si tu en reçois. Le vers n'est pas forcément déshonorant.

[Pg 46]

 Ce sera une partie facultative des cahiers, facultative pour toi, facultative surtout pour nous.

Je ne te demande nullement de m'envoyer une histoire du monde par quinzaine, ou une géographie du monde par quinzaine, ou une chronologie du monde par quinzaine. Je te prie de m'envoyer des cahiers de renseignement, sans esprit de parti, sur ce qui m'intéresse.

LE PROVINCIAL

[Pg 47]

RÉPONSE

Paris, lundi 25 décembre 1899,

Mon cher ami,

Pendant un an, et à titre d'essai, je ferai tout ce que je pourrai pour t'envoyer ces cahiers de renseignement.