Le Peuple des lumières - Collectif - E-Book

Le Peuple des lumières E-Book

Collectif

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Beschreibung

Comment parvenir à développer son esprit critique face à un tel raz-de-marée d'informations ?

Terrorisme, fondamentalisme, droits des femmes, asile, extrémisme, sécurité… Autant de dossiers qui font inlassablement la Une, jour après jour. Autant de questions dont vous avez tous débattu ou, du moins, entendu parler.
Mais qu’en pensez-vous vraiment ? Avez-vous eu l’occasion de forger votre opinion, hors des slogans et des discours médiatiques ?
Quatorze voix vous aident à y voir plus clair. À travers ses histoires, ce sage peuple des lumières explore les facettes les plus profondes et complexes de l’humanité et vous invite à la rencontre de l’autre dans ses richesses et sa diversité.

Un recueil de nouvelles éclairant, qui aidera les 11-14 à décrypter l'actualité et à s'ouvrir à l'Autre

CE QU’EN PENSE LA CRITIQUE

- « Marqué par l’attentat contre Charlie Hebdo, Ker éditions a demandé à quelques auteurs de lui écrire un texte autour des questions soulevées par cette attaque. Des nouvelles parlant de terrorisme, fondamentalisme, droit de la femme, intolérance,… Des textes très forts et très divers. Les histoires ne sont pas moralisatrices, mais parlent de gens simples qui se retrouvent entraîner dans un engrenage fatal. Un livre à distribuer dans toutes les écoles et à faire lire à nos adolescents pour provoquer la réflexion et le débat. » (L’Ibby Lit)

- « Abdalaziz Alhamza a 24 ans, mais un passé déjà chargé. Il est originaire de Raqqa, le chef-lieu de la province syrienne la plus orientale, devenu célèbre depuis que l’Etat islamique (ou Daesh) en a fait sa capitale de facto. Le jeune homme a dû fuir la ville en 2014. De Turquie, il a créé avec quelques amis exilés un réseau, « Raqqa is being slaughtered silentely » (Raqqa est massacrée en silence), qui donne des nouvelles fraîches de la ville grâce à un réseau d’informateurs sur place. Abdalaziz Elhamza fait partie des 14 écrivains réunis dans un livre publié par les éditions Ker, Le Peuple des lumières. Son témoignage est factuel, alors que les autres auteurs, belge, français, algérien, tunisien, marocain, iranien, ont produit des textes de fiction. Un outil de réflexion dont l’idée a germé dans l’esprit de l’éditeur après le drame de Charlie-Hebdo en janvier dernier. » (Le Soir)

- « Un recueil salutaire. » (Le Figaro)

À PROPOS DES AUTEURS

Cet ouvrage Collectif réunit des auteurs d'horizons univers riches et variés : Frédérick Tristan (prix Goncourt 1983), Fouad Laroui (prix Jean-Giono 2014), Vincent Engel (prix Rossel des jeunes 2001), Yahia Belaskri (prix Beur FM 2015), mais également Jean Claude Bologne (prix Rossel 1989), Hubert Haddad (prix Renaudot 2009), Tahar Bekri, Frank Andriat, Grégoire Polet (Rossel des jeunes 2006), Françoise Lalande, Ingrid Thobois, Bernard Tirtiaux et Fariba Hachtroudi.
Autant de voix qui permettent une approche éclairée et multiple du monde dans lequel nous vivons.

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Note de l’éditeur

L’idée de ce recueil est née au lendemain des attentats de janvier 2015 dirigés contre l’équipe de Charlie Hebdo, à Paris. En ces jours difficiles, il m’a semblé plus que jamais nécessaire, en tant qu’éditeur, d’aider les adolescents, les enseignants, à mieux comprendre et à aborder sereinement les dossiers clés qui participent désormais tristement à notre quotidien. J’ai voulu leur donner des outils de réflexion dans l’espoir de déclencher des débats de fond, des échanges d’idées dans l’écoute et le respect de l’autre. Traiter du terrorisme, bien entendu, du fondamentalisme, religieux ou non, mais aussi de l’importance des réseaux sociaux dans ces problématiques, et de notre besoin absolu de fraternité et de liberté…

À cette fin, j’ai demandé à des écrivains que je considère comme des voix majeures de la littérature contemporaine de rédiger chacun une nouvelle consacrée à l’une de ces thématiques et qui aiderait, à travers la fiction, à les aborder sans souffrir du parasitage proverbial des slogans médiatiques.

La fiction, pour se distancier, et s’approprier ces questions, donc. Mais avec une exception, qui amorce ce recueil. Il s’agit d’une voix de terrain, celle d’un jeune Syrien qui, à travers ses multiples actions pour la liberté dans son pays, incarne aujourd’hui la résistance contre l’État islamique en Syrie aussi bien que contre le régime de Damas. Son témoignage ouvre ce livre comme un coup de poing. Une manière, si besoin en était, de rappeler l’importance et l’urgence de la lutte contre la radicalisation, du combat pour la liberté, la dignité et la justice, comme il l’écrit lui-même.

Il fallait enfin décider de l’ordre dans lequel disposer les nouvelles suivantes. J’ai souhaité éviter la facilité du classement alphabétique, qui sonnait à mes oreilles comme une démission intellectuelle dans le contexte de ce projet. Aussi ai-je décidé d’un classement subjectif, mi-thématique, mi-philosophique, qui part d’histoires poignantes et fermement ancrées dans le réel, dans l’actuel, et s’oriente ensuite progressivement vers des allégories plus englobantes, plus philosophiques et, peut-être, plus engagées.

Le lecteur en jugera !

Chroniques de Raqqa

Abdalaziz Alhamza

Je m’appelle ABDALAZIZ Alhamza. Je suis né en 1991 à Raqqa, au nord-est de la Syrie. J’ai été élevé dans cette ville simple et modeste, et j’ai grandi au bord de ­l’Euphrate, ce fleuve biblique qui traverse et nourrit ma région depuis la nuit des temps. Ma ville est connue pour la richesse de ses terres et pour la générosité de ses gens. Chez nous, l’invité est roi. Nous sommes un peuple issu de tribus fières et enracinées dans cette région depuis des milliers d’années, depuis l’aube de la civilisation.

Ces dernières décennies, cependant, la province de Raqqa a été mise en marge et négligée par le régime syrien. Très ancienne, ma ville a vu naître et disparaître de nombreux tyrans. Elle a toujours survécu et elle survivra encore. Ces deux dernières années, un nouveau monstre a élu domicile à Raqqa. Il se nourrit du sang de ses enfants et se révèle plus effroyable de jour en jour.

Le printemps syrien

En mars 2011, les jeunes de Daraa, une ville située à 500 kilomètres de Raqqa, près de la frontière avec la Jordanie, ont, comme tous les autres Syriens, assisté derrière leurs écrans de télévision aux printemps arabes de Tunis et du Caire. Les images de la foule rassemblée sur la place de Midan el Tahrir au Caire et les revendications que les jeunes Égyptiens scandaient se sont gravées dans la tête de tous les Syriens. Les slogans qui appelaient à l’abdication des dictateurs ont résonné dans les esprits des jeunes de Daraa.

Ces enfants, ces adolescents, ne se rendaient pas compte des conséquences que de tels slogans pourraient avoir en Syrie. Alors que les adultes comprenaient qu’il valait mieux se tapir chez soi et se taire, les enfants de Daraa, innocents, spontanés et enthousiastes, ont inscrit ces slogans de liberté sur tous les murs de la ville.

Ce que les parents craignaient s’est produit : le régime syrien s’est abattu sur leurs enfants avec toute la force de son appareil répressif. Rien n’était de trop pour mater ces chants de révolte : tortures, humiliations, intimidations… Autant d’outils que le régime maîtrise à la perfection. Les parents refusèrent de laisser torturer leurs enfants. Comme une immense boule de neige que personne n’arrivait plus à arrêter et qui continuait de rouler et de grossir, une révolte populaire naquit et prit plus d’ampleur à chaque acte de répression, de torture d’enfants et d’humiliation. Elle grandissait à chaque mort, à la suite d’interminables processions de funérailles.

Cette boule de neige ne tarda pas à se transformer en boule de feu. Les événements de Daraa n’étaient que l’étincelle qui embrasa la Syrie et fit éclater la révolution syrienne pour la liberté, la dignité et la justice contre un régime criminel, aveuglé par son attachement au pouvoir absolu.

La plupart des provinces syriennes se levèrent en solidarité avec les enfants de Daraa. Ma ville, Raqqa ne tarda pas à les rejoindre. Elle fut même l’une des premières à participer au soulèvement populaire, car elle avait trouvé là une occasion d’exprimer son indignation face à la négligence et à la répression dont elle souffrait depuis des décennies.

La majorité des participants au soulèvement étaient des jeunes dont l’âge variait de seize à vingt ans. Jour après jour, mois après mois, la fréquence des manifestations augmenta dans la province de Raqqa.

Avec plusieurs de mes amis, j’ai participé aux manifestations dès la première heure. Nous ne sommes pas des héros : il nous a été très difficile de briser la barrière de la peur, cette peur qui nous hante d’aussi loin que je me souvienne, et qui avait été fermement inscrite dans nos esprits dès notre plus jeune âge. Cependant, par miracle, ensemble, nous l’avons dépassée et chassée de nos esprits. Nos gorges avaient fini par se libérer en chœur et comme un seul homme, pour entonner les chants de la dignité et de la liberté. Nous avons crié haut et fort des slogans de solidarité entre tous les Syriens. Nous avons chanté l’unité et la solidarité de notre peuple contre l’injustice et l’humiliation. Nous avons réussi à remplir les rues de notre ville de manifestations pacifiques organisées par nous, les adolescents de Raqqa.

Je ne répéterai jamais assez que notre révolution était avant tout celle de la liberté, de la justice et de la dignité. En dépit de tout ce que nous subissions, emprisonnements arbitraires, tortures, intimidations, nous avons toujours refusé d’abandonner notre mouvement pacifique. Nous avons persévéré, au mépris des conséquences. Le barrage de la peur ayant cédé, rien ne pouvait plus arrêter le déluge d’espoir des jeunes et de leurs parents qui descendaient dans les rues à la recherche de leur dignité violée depuis plus de cinquante ans.

J’ai participé à l’organisation de plusieurs manifestations, surtout avec les étudiants universitaires de Raqqa. Avec un groupe d’activistes, nous avons créé l’Union des Étudiants Libres de Raqqa. Notre mission était d’organiser des actions de protestation et des marches pacifiques dans les universités et devant les écoles.

Le 15 mars 2012, une grande manifestation fut organisée afin de marquer le premier anniversaire du mouvement révolutionnaire. À cette occasion, enragées par la masse de participants mobilisés, les forces de l’ordre décidèrent de tirer à balles réelles sur les manifestants. Il s’agissait d’hommes, de femmes et d’enfants. Tous sans armes. La police avait reçu l’ordre d’arrêter les grandes manifestations coûte que coûte, quel que soit le nombre de victimes nécessaire. Le régime se savait en danger, il mourait de peur à l’idée de se retrouver face à une situation comme celle de Midan el Tahrir, au Caire.

Cette brutalité n’a fait qu’accroître la mobilisation du peuple de Raqqa. Pendant près de vingt heures, plus de 300 000 personnes manifestèrent malgré les tirs. Trente personnes tombèrent sous les balles de la police, dont plusieurs étaient des amis proches. Leur perte renforça ma volonté de poursuivre ma lutte pacifique.

Au mois de mai 2012, alors que je terminais ma troisième année à l’université, j’ai été arrêté dans la faculté de sciences pendant une marche de solidarité avec l’université d’Alep qui avait été bombardée par les avions militaires du régime, faisant de nombreuses nouvelles victimes.

J’ai d’abord été conduit au département de la police politique avant d’être transféré au département de la police criminelle qui m’a gardé prisonnier pendant quarante jours. J’y ai été électrocuté, fouetté, frappé à coups de bâtons. J’ai été ligoté et immobilisé dans des positions insupportables.

Cette période coïncidait avec la période des examens. J’ai finalement été relâché, la peur au ventre. Leur manœuvre d’intimidation avait porté ses fruits. Pendant une semaine, je n’ai plus participé à la moindre activité révolutionnaire. Mais quand je pensais au sacrifice de mes amis morts pendant les manifestations, je retrouvais la volonté de poursuivre le mouvement, je renouais avec cet enthousiasme qui, dès les premiers jours, nous avait permis de briser la barrière de la peur.

Par la suite, je serais encore arrêté deux fois.

L’armée syrienne libre

À l’hiver 2012, une armée syrienne libre a commencé à se former dans la campagne autour de Raqqa. Elle était majoritairement constituée de déserteurs de l’armée syrienne qui s’étaient révoltés et avaient refusé de torturer des enfants ou de tirer sur des manifestants pacifiques, parmi lesquels pouvait se trouver un membre de leur famille ou un de leurs amis. C’est à partir de ce moment que l’opposition au régime a commencé à se militariser un peu partout à travers la Syrie. Jamais l’espoir des jeunes de Raqqa de se débarrasser du régime criminel qui gouvernait la Syrie n’avait été aussi grand.

Un de mes meilleurs amis a été parmi les premiers à rejoindre l’armée syrienne libre. Il a aussi été un des premiers à payer le prix ultime de son engagement pour la liberté. Quelques jours seulement se sont écoulés entre son départ et l’annonce de son décès suite à un bombardement aérien. En apprenant la nouvelle, mes amis et moi n’avons pu nous empêcher de hurler, comme des loups blessés errant dans notre quartier. Toutes nos larmes, tous nos cris, ne suffisaient pas à apaiser notre douleur et, une nouvelle fois, tout notre quartier s’éleva en une nouvelle marche de solidarité. Et une nouvelle fois, elle fut accueillie par les tirs des forces de l’ordre.

Je ne me souviens plus précisément quand ni comment, mais nous nous sommes habitués à perdre régulièrement un proche, un ami ou un frère. Il s’agissait parfois de personnes plus âgées, mais c’étaient surtout des jeunes comme nous. Tous les jours, nous refusions que leur sacrifice soit vain. C’était un cercle vicieux : chaque manifestation se terminait en bain de sang, ce qui faisait descendre toujours plus de monde dans les rues. Ce qui augmentait encore la nervosité du régime, qui paniquait et ripostait avec toujours plus de violence et de brutalité. Les caves, cellules et prisons n’en finissaient plus de se remplir et, en retour, les amis, les frères et les cousins des personnes arrêtées partaient grossir les rangs de la résistance armée. Une folle violence prenait racine dans toute la Syrie.

Les premiers mois de 2013 virent l’armée syrienne libre avancer vers les faubourgs de Raqqa. Elle contrôlait déjà de petites villes et des villages des environs et nous réclamions son entrée dans Raqqa. Nous voulions qu’elle nous libère des forces de l’ordre du régime.

Depuis le début de la révolution en Syrie, la plupart des manifestations se déroulaient après la prière du vendredi et commençaient vers midi, à la sortie des mosquées. Pourquoi à ce moment précis, alors que notre mouvement n’était pas religieux ? Depuis toujours, le régime réprimait toute action politique, emprisonnait chaque voix dissidente et plantait un espion à chaque coin de rue, ne laissant aux Syriens aucun autre lieu de rassemblement possible que les mosquées.

Afin de partager les revendications et les espoirs de la révolution, les activistes à travers tout le pays avaient pris l’habitude d’associer à chaque manifestation un slogan symbolique. C’est ainsi qu’un des vendredis du mois de février 2013 fut appelé le vendredi de « la ville fière de Raqqa sur le chemin de la libération ». L’objectif : faire pression sur l’armée syrienne libre afin qu’elle accélère l’opération de libération de Raqqa.

L’armée libre ne tarda pas à répondre à l’appel : quelques jours après ce fameux vendredi, la province de Raqqa était annoncée zone libre et libérée du régime. Début mars 2013, notre province était la première à déclarer son indépendance à l’égard de l’autorité du gouvernement. Un magnifique vent de liberté soufflait sur ma ville.

Notre bonheur était sans borne. Nous avions réalisé notre rêve. Le sacrifice de nos amis, de nos frères et sœurs, de nos parents et voisins n’avait pas été vain. Dès l’annonce de la libération, nous sommes tous descendus dans les rues pour graver leurs noms sur les murs de la ville. Raqqa s’était parée des couleurs du drapeau de la révolution, rejetant pour la première fois le drapeau national, adopté par le régime au début des années 1970. Partout, c’était la fête : tous, jeunes et vieillards, hommes et femmes, scandaient des slogans de liberté, de dignité et de justice pendant que les avions du régime continuaient de bombarder la ville et de tuer des innocents.

Malgré ces bombardements, la vie reprenait un cours normal, avec un incroyable souffle de liberté. Comme si rien n’avait changé, les employés de l’administration avaient repris le travail. Les écoles et les universités avaient rouvert leurs portes. Les boulangeries n’avaient, quant à elles, jamais arrêté de produire du pain.

Pendant un bref instant, nous avons vécu l’utopie d’une ville libre. D’une vie idéale. Nous étions fiers d’être les enfants de Raqqa, que nous considérions comme la capitale de la libération syrienne.

Quelques mois plus tard, toutefois, l’ombre de Daech, l’État islamique en Irak et en Syrie, se mit à noircir ce tableau.

Daech

Avec l’apparition des combattants de Daech, le rêve pour lequel les jeunes de Raqqa avaient donné leur vie commença à s’étioler. L’espoir que nourrissaient les habitants de Raqqa de vivre libres et sans peur, de récupérer leur dignité bafouée pendant des dizaines d’années et de reconstruire un système de vie basé sur la justice, se trouvait saboté par les machinations de ce nouveau tyran. Ces combattants nous apparaissaient comme des étrangers venus de nulle part. Leurs chefs n’étaient pas syriens et la majorité de leurs rangs venait d’Irak et de la péninsule arabique. Et surtout, des musulmans du monde entier venaient faire le djihad à leurs côtés sur notre sol. C’était un phénomène inédit.

Daech n’a pas été créée pour combattre au nom de la liberté. L’organisation a commencé par des kidnappings d’activistes et de journalistes avant de s’attaquer aux chefs de l’armée syrienne libre. Ils souhaitaient asseoir leur mainmise sur notre ville, à présent qu’elle était libérée du gouvernement.

En janvier 2014, suite à des combats particulièrement meurtriers avec l’armée syrienne libre, Daech annonça sa prise de contrôle sur la totalité de la province de Raqqa.

Cela fait, Daech voulut contrôler la vie des civils. Pour ce faire, les militants commencèrent par inciter les enfants et les adolescents les plus démunis à rejoindre ses rangs en leur promettant de devenir des gardes et des combattants. Depuis lors, l’immense majorité de ces premières recrues locales a péri au combat.

Soudain, nous nous trouvions privés des choses les plus élémentaires : Daech ferma les écoles ainsi que les lieux de détente et de loisirs, y compris les aires de jeux et les foires. Les prix des bonbons et des jouets furent artificiellement gonflés afin de les rendre inaccessibles. Imaginez la souffrance de ces jeunes qui, ayant tous perdu qui un père, qui un frère, une mère ou un ami proche avec lequel ils avaient grandi, se voyaient à présent privés de la moindre source d’amusement. Sans compter que les proches encore vivants fuyaient Raqqa ou rejoignaient Daech.

Aujourd’hui, à Raqqa, plus aucun enfant n’a le loisir de vivre une vie normale. Au lieu de les voir courir derrière un ballon, on les trouve à manier des grenades. À la place des stylos et des crayons de couleurs, leurs petites mains portent des armes.

Après la prise de contrôle de Raqqa par Daech, j’avais décidé de me cacher loin de ma maison. Je devais prendre des précautions car j’étais connu comme sympathisant de l’armée syrienne libre. Je les avais accompagnés un peu partout pendant leurs combats contre Daech et je ne doutais pas de mon sort si l’organisation me mettait la main dessus. D’ailleurs, peu après leur prise de contrôle de Raqqa, ils organisèrent une descente chez moi. Heureusement, je m’étais caché chez un ami qui m’a accueilli pendant deux jours. Ensuite, j’ai emprunté la carte d’identité d’un autre ami qui me ressemblait et je me suis enfui vers la Turquie.

Raqqa se fait massacrer en silence

C’est sous la contrainte, pour sauver ma peau, que j’ai quitté ma ville, mais mon cœur est demeuré à Raqqa. C’est là que j’ai passé les plus belles années de mon existence et je fais tout pour ne pas couper les ponts avec ceux de mes amis qui ont été obligés d’y rester. Car tous n’ont pas eu le choix ni les moyens de fuir.

Avec eux, dans la clandestinité, nous avons décidé d’agir et pour ce faire, nous avons lancé un blog en anglais et en arabe sur lequel nous dénonçons ce qui se passe au quotidien à Raqqa qui, depuis, a été désignée comme la capitale de Daech en Syrie. Nous avons appelé ce site Raqqa se fait massacrer en silence, un titre destiné à attirer l’attention du monde et des médias sur ce que vivent nos frères et sœurs depuis l’arrivée de Daech. Notre ville s’est muée en laboratoire d’une organisation inhumaine et elle est, une fois encore, oubliée par le reste du monde.

Nous avons voulu devenir la voix de Raqqa. Une voix qui se ferait entendre par la communauté internationale. Le 17 avril 2014, lors du lancement de notre action, nous étions dix-sept activistes : treize à Raqqa et quatre à l’étranger. Très vite, nos reportages et nos articles à propos de la vie quotidienne en Syrie ont provoqué une vague de sympathie et d’intérêt dans le monde arabe.

La mission de nos membres restés en Syrie est de prendre des photos, d’enregistrer des vidéos, de transmettre rapidement les dernières nouvelles et de faire un résumé des événements du jour. Quant aux membres installés à l’étranger, ils sont chargés de rassembler ces informations et d’en faire des articles développés, de les partager au maximum et d’intervenir dans les médias étrangers.

Deux semaines à peine après le lancement de notre site, les membres de notre mouvement médiatique ont été déclarés apostats par Daech. Autrement dit, nos reportages faisaient de nous des infidèles. L’organisation appela publiquement à la mise à mort de tous les membres et sympathisants de notre mouvement à Raqqa. Le simple fait de liker notre page Facebook devint passible d’arrestation et de mise à mort.

Dès le premier mois de notre campagne de médiatisation, un de nos journalistes fut arrêté par Daech et abattu deux mois plus tard, sur une des places de la ville. Son nom était Al-Mu’taz Billah Ibrahim. Nous avions beau savoir ce que nous risquions, cet événement constitua un tournant. Le jour de sa mort, nous, les activistes installés à l’étranger, avons décidé de suspendre notre travail car nous ne voulions pas mettre plus d’amis en danger. Ce sont nos journalistes installés à Raqqa, ceux qui risquaient leur vie chaque jour, qui nous ont incités à poursuivre nos activités. Malgré les risques, ils trouvaient nécessaire d’informer le monde sur ce que Daech faisait subir aux gens de Raqqa.

Nous avons décidé de continuer, coûte que coûte. Nous sommes devenus la voix de Raqqa au moment où les reporters du monde entier étaient interdits d’entrée dans la ville. Avec le clavier et les caméras pour seules armes, nous représentions une réelle source d’inquiétude pour Daech à travers nos nombreuses publications qui, preuve à l’appui, révélaient à la face du monde leurs exactions contre des civils, en parfaite violation des droits de l’homme. Nous dévoilions la manière dont Daech modelait le quotidien de Raqqa et de ses habitants. Nous exposions leurs mensonges, pendant qu’ils brossaient un tableau idyllique de la vie à Raqqa afin de recruter toujours plus de fidèles et de combattants.

Bientôt, les agences de presse de la planète entière se mirent à relayer nos articles. Notre persévérance et notre conviction ont poussé les médias à nous faire confiance et à retransmettre nos reportages.

Au sein de notre groupe, personne n’a plus de vingt-six ans. Les médias nous dépeignent comme un groupe de jeunes qui bravent la mort au quotidien afin de faire parvenir la voix de leur ville partout dans le monde. Des jeunes qui ont sacrifié leurs études et leur avenir pour accomplir cette mission fondamentale.

Vers l’Allemagne

Plusieurs mois après être arrivé en Turquie, j’ai décidé de tenter ma chance en Europe, à la recherche d’un avenir meilleur. Au péril de ma vie, j’ai pris un bateau de la Turquie vers la Grèce. J’étais à la recherche d’une nouvelle vie, plus sûre, plus calme, loin des dangers qui me guettaient dans mon pays. De la Grèce, j’ai poursuivi mon voyage, d’abord à travers la France, puis en Allemagne, où je suis resté. Tout au long de ce périple, je n’ai jamais cessé de travailler avec mes amis en rédigeant des rapports et des articles, mais aussi en participant à des reportages et à des documentaires réalisés par les médias des pays que je traversais.

Depuis mon arrivée en Allemagne, j’ai continué de militer. Je trouve nécessaire que la société qui m’accueille comprenne la souffrance des miens. J’ai donc entamé un nouveau voyage afin de raconter la cause que je défends aux citoyens européens. Je voulais leur raconter l’histoire de mes amis restés à Raqqa, les sensibiliser au sort de ces jeunes qui défient la mort au quotidien, qui persévèrent dans leur lutte contre Daech. Aujourd’hui, plus d’un an après le début de notre travail médiatique, nous poursuivons la lutte, même si le bout du tunnel n’est pas encore en vue.

Pendant tous ces mois de reportages clandestins, nous avons témoigné de très nombreuses exactions, principalement vis-à-vis des enfants. Je trouve important de vous en raconter quelques-unes afin de vous montrer de quelle manière Daech recrute, forme et exploite ses combattants les plus jeunes.

Mahmoud

Dans ma ville, vivait un garçon qui se nommait Mahmoud. Il avait treize ans et passait son temps à jouer avec les enfants de son âge. Il était connu pour son intelligence et sa vivacité d’esprit. Suite à la fermeture des écoles sur les ordres de Daech, Mahmoud et ses amis n’eurent d’autre loisir que de jouer dans les rues pour tuer le temps. Ils jouaient avec des pierres ou fabriquaient des ballons avec des boîtes de conserve ou des canettes de soda. Ces enfants n’avaient plus les moyens de s’acheter des jouets ou des bonbons et la misère commençait à creuser leurs visages.

Le 15 mai 2014, par ennui autant que par curiosité, ce groupe d’enfants est entré sous une tente montée par Daech à des fins de prédication et d’appel au djihad. Ce jour-là, Mahmoud a disparu. Sans nouvelles de leur fils, ses parents se sont empressés de questionner les habitants du quartier. Sans résultat. Personne ne savait où était passé Mahmoud. Ils poursuivirent leurs recherches dans la ville sans trouver trace de leur fils.

Un jour, un proche de la famille qui avait rejoint les rangs de Daech vint leur annoncer que Mahmoud était dans un camp d’entraînement pour enfants, dans la région de Chrakrek. Mahmoud y suivait une formation en vue de rejoindre les rangs de leurs combattants.

Cette nouvelle mit les parents hors d’eux. Ils faillirent perdre la tête face à cette catastrophe annoncée. Leur fils se dirigeait vers une mort certaine. Ils se précipitèrent vers le camp d’entraînement afin d’obtenir des nouvelles de Mahmoud. À peine arrivés, ils furent refoulés par l’émir en charge du camp. Selon lui, il n’y avait aucun enfant de ce nom chez lui. Devant l’insistance des parents, l’émir s’était fait menaçant et avait donné l’ordre aux gardiens de leur interdire l’accès au lieu.

Il ne restait plus aux parents de Mahmoud qu’un recours : leur proche, membre de Daech. Ce dernier entama une discussion avec l’émir visant à monnayer le retour de Mahmoud. L’émir exigea une somme que les parents de Mahmoud étaient incapables de verser. Ils tentèrent d’emprunter tout l’argent qu’ils pouvaient pour libérer leur fils d’une mort annoncée et finirent par obtenir gain de cause. Ils payèrent l’émir, qui libéra Mahmoud. Suite à cette aventure, les parents de Mahmoud comprirent que leur fils n’avait plus d’avenir à Raqqa. Ils savaient qu’à la moindre occasion, ils pourraient le perdre à nouveau. Ils décidèrent donc de partir ensemble vers la Turquie.