Le Porteur de Mort - Tome 2 - Angel Arekin - E-Book

Le Porteur de Mort - Tome 2 E-Book

Angel Arekin

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Beschreibung

Rien ne pourra empêcher le déchaînement de leur destin...

Après 5 longues années d’apprentissage, Seïs rentre enfin auprès des siens. Cependant, l’appel du sabre grandit en lui et, malgré ses sentiments pour elle, Seïs abandonne une nouvelle fois Naïs, pour prendre ses fonctions de Tenshin à la capitale.
Le sacre du nouveau roi est l’occasion idéale pour mettre en action tout ce qu’on lui a enseigné à Mantaore… mais rien ne pouvait permettre de prévoir l’attaque d’envergure fomentée par le Renégat. En dépit de tous ces pouvoirs si durement acquis, Seïs ne peut rien y faire…

Découvrez la suite des aventures de Seïs dans le deuxième tome de cette saga fantasy époustouflante !

EXTRAIT

Fer hocha la tête et considéra de nouveau son cadet d’un air aussi sec qu’une terre sans pluie.
« Alors, ton apprentissage est terminé. As-tu réussi ? » lança Fer avec un sourire mesquin.
La réponse dut venir, mais je ne l’entendis pas. Des frissons glacés s’égayèrent de ma nuque à mes orteils. Une douleur aigüe me traversa d’une tempe à l’autre. La nausée me saisit. Mon regard se figea sur les arbres devant moi, qui devinrent peu à peu flous et indistincts. Mes jambes flanchèrent et je me sentis partir en arrière, dans un immense trou noir.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Un récit extraordinaire qui nous amène sur les rives d'un monde aux milles dangers, aux portes de la guerre. - Clemocien, Babelio

Des personnages plus nombreux, toujours attachants ou détestables. Un monde qui prend aux tripes. Une tension du début à la fin [...] - Blog De fil en histoire

Lecteurs, préparez-vous à bon nombre de péripéties en compagnie de Seïs ! - Blog  Les Fantasy d'Amanda

À PROPOS DE L'AUTEUR

Née en 1981 à Brive-la-Gaillarde, Angel Arekin partage sa vie avec sa famille, son boulot, la littérature, le cinéma, les mangas, le web, les amis, et si cela ne suffit pas, avec ses pages d’ordinateur sur lesquelles se dessinent de nouveaux mondes, peuplés de créatures étranges. Passionnée de fantasy depuis sa découverte du Seigneur des Anneaux, diplômée en histoire médiévale et inspirée par les collines verdoyantes de Corrèze, Angel bâtit une épopée fantasy à l’âge de 20 ans qui occupera 15 ans de sa vie. Le Porteur de Mort est né, et à travers lui, de nouvelles histoires brûlent déjà d’être couchées sur le papier.

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Le Porteur 
de Mort
ISBN : 979-1-094-78627-7
ISSN : 2431-5923
Le Porteur de Mort, tome 2, Tenshin
Copyright © 2017 Éditions Plume Blanche
Copyright © Illustration couverture, Nicolas Jamonneau
Tous droits réservés
Angel Arekin

Le Porteur de Mort

Tome 2

Tenshin

(Roman)

La Voie du sabre, le Kendo 
« associe le combat au sabre et la spiritualité ». 
HISTOPHILE

 Carte

CYCLE XI 

Retour

Les olifants retentirent dans toute la vallée de Shore-Ker et se répandirent au gré du vent en direction des villages reculés. 
« Dépêchez-vous ! » cria Sirus, piétinant devant la porte d’entrée. 
Nous sortîmes prestement de la cuisine, Athora dans sa robe de lin bleu, le chignon tiré et l’expression du visage composée. Sirus l’aida à monter sur le banc de la carriole. Je m’assis à l’arrière, au milieu des sacs de grains. Une fois tous installés, les rênes claquèrent et Jo-Lann, la vieille mule de Point-de-Jour, s’engagea sur le sentier. 
Je regardais les arbres défiler, bringuebalée entre les sacs. Je songeai sottement à l’automne qui commençait à se faire sentir dans les bois de Shore-Ker, aux feuilles des arbres qui se teintaient de jaune, d’orange et de pourpre. Je songeai au vent qui se rafraîchissait. Je songeai à Seïs qui bientôt reviendrait, paré, ou non, d’un titre. Étrangement, je ne pensais pas vraiment aux cors qui tempêtaient à travers toute la forêt. Depuis quelques jours, je ne parvenais plus à me concentrer sur quoi que ce soit. Cependant, Athora me renvoya brutalement à la réalité. 
« Que se passe-t-il ? demanda-t-elle lorsqu’un nouveau son de trompe perça le silence des bois. 
— Je n’en sais fichtre rien. On n’a pas entendu sonner tous les cors de la ville depuis la dernière guerre, répondit Sirus en entraînant la mule tambour battant sur le chemin.
— Peut-être qu’ils vont officiellement annoncer les nominations des maîtres », avançai-je.
Sirus me jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. « Je ne crois pas. La nomination des apprentis est peut-être une véritable foire, mais celle des maîtres passe inaperçue jusqu’à ce que les Tenshins décident du contraire. En ce qui nous concerne, nous saurons bien assez tôt ce qu’il en est. »
Athora m’adressa un clin d’œil éloquent. Je lui souris, puis reculai à l’arrière de la charrette. Je me laissai tomber sur les sacs et croisai les bras sous la nuque. 
Un brouhaha envahit le sentier avant même que l’on ait franchi les dernières broussailles dissimulant la voie royale de Macline. Je me relevai sur un coude.
« Bon Dieu, qu’est-ce que tout ce raffût ! » beugla Sirus.
La carriole dépassa la rangée de chênes et nous fûmes avalés dans un monstrueux embouteillage de charrettes. Sirus finit par arrêter Jo-Lann sous un chêne centenaire, aida Athora à descendre du banc et rabattit la capote sur l’arrière de la carriole. À peine le pied au sol, je fus avalée par un flot de gens empressés de pénétrer dans la ville. 
Les questions allaient bon train sur les raisons de l’alerte et les réponses étaient toutes aussi extravagantes les unes que les autres. Tous s’accordaient néanmoins sur un point : ce n’était pas de bon augure.
Je pensais avoir passé le plus dur une fois la porte franchie, je me trompais lourdement. Sitôt dans l’avenue des Notables, je fus happée par une cohorte de marchands qui hurlait à la foule de les laisser passer. Dans la bousculade, je perdis très vite de vue Athora et Sirus, et faute de pouvoir quitter la rue, je me laissai entraîner jusqu’à la place des Sept Rois.
L’immense esplanade vers laquelle convergeaient toutes les grosses artères de Macline n’était plus qu’un tapis de corps. Les statues des rois se volatilisaient au milieu de la foule. Les demeures mitoyennes grouillaient de spectateurs aux fenêtres. Des gardes de la ville étaient postés à chaque rue et ruelle, alignés en rang, immobiles et l’arme au poing. D’autres gardaient l’estrade. Le bruit était assourdissant et la chaleur était insoutenable. Le soleil brûlait au-dessus de nos têtes. La tension était palpable alors que nous jouions tous des coudes pour nous assurer un brin d’air frais. Le manque d’oxygène me prit à la gorge. Je tentai de grimper sur le rebord de pierre qui entourait un massif de fleurs. Je fus repoussée par un groupe de garçons. Je manquai de tomber, me récupérai cahin-caha et épongeai mon front en haletant.
« Naïs ! »
Je tournai la tête et mis quelques secondes avant de l’apercevoir. Brenwen était juché sur le piédestal en marbre de la statue de Lyn-Ane et agitait la main. Je tentai laborieusement de le rejoindre. Lorsque je parvins enfin à sa hauteur, j’étais aussi fatiguée que si j’avais couru quinze lieues.
Brenwen posa un genou sur le socle et me tendit la main que je m’empressai de saisir. Il me hissa à ses côtés et l’air me parut tout de suite plus frais. 
« Tout va bien ? » me demanda-t-il.
J’opinai et m’agrippai à son bras pour conserver mon équilibre sur le socle. « As-tu une idée de ce qui se passe ?
— Pas la moindre, m’avoua-t-il. De nombreuses rumeurs circulent, mais très franchement, je n’ai jamais rien entendu de si stupide.
— Tu crois que ça peut avoir un rapport avec les Tenshins ? »
Brenwen me jeta un coup d’œil en biais. « Non, ça m’étonnerait. »
La foule se fendit soudain par l’ouest pour offrir un passage mouvementé au long cortège de notables et du gouverneur de Macline. Aymeri de Châsse, en tête, avait enfilé l’un de ses plus beaux costumes de parade, richement coloré et gansé d’or et il arborait autour de son cou adipeux un rubis qui étincelait autant qu’une gerbe de flammes.
Des protestations émergèrent des habitants massés les uns contre les autres et que l’on forçait à se pousser davantage. Aymeri monta les escaliers et s’avança à l’avant de l’estrade comme s’il y allait pour se faire pendre. Il triturait sa toge d’une main nerveuse. Son visage était grave ; ses sourcils broussailleux soulignaient un regard terne et soucieux et il crispait sa bouche comme s’il voulait roter sans y parvenir. 
Les trompettes se turent sur un geste du gouverneur. Le silence se fit aussitôt. Flanqué de deux gardes d’Artanbo, Aymeri se racla la gorge et repoussa avec irritation une mèche de cheveux grisonnante qui le gênait. 
« J’ai un mauvais pressentiment », soufflai-je à l’oreille de Brenwen.
Celui-ci hocha la tête et crispa la mâchoire. 
 « Mesdames et messieurs, gens de Macline et de Shore-Ker, énonça Aymeri d’une voix forte et limpide. Me voilà contraint de vous annoncer une nouvelle qui me chagrine. Ce matin, un message d’Elisse nous est parvenu. Calette le Grand… » Il se tut, reprit son souffle. « Calette le Grand est mort voilà quatre jours au palais de Hom-Tar… » Il se racla de nouveau la gorge, puis déclara d’une voix encore plus forte : « Le roi est mort, Vive Clémice d’Elisse ! »
Un long silence suivit ses paroles. Un silence sinistre. Aymeri répéta son annonce, persuadé que nous n’avions pas tout compris. 
Je tournai les yeux vers Brenwen dont le visage demeurait figé dans la pierre. 
Aymeri hurla derechef : « Calette est mort, vive Clémice ! » 
Le vieil adage fut noyé sous un brusque haro. Les éclats de voix me transirent. Des femmes se mirent à sangloter, des hommes à crier. Le scandale explosa. Tout alla très vite lorsque quelqu’un s’écria : « On a tué le roi ! On a tué le roi ! »
La tribune fut envahie en moins de quelques secondes, laissant les gardes sur le carreau. Aymeri battit en retraite et s’enfuit de l’esplanade. 
La nouvelle de l’assassinat du roi se répandit comme poudre au vent.
J’entendis crier : « À mort l’assassin ! »
Tout le monde hurlait. Certains en vinrent aux poings. D’autres juraient après le Lion Blanc. Des épouvantails réservés à la Fête des Remparts firent leur apparition sur la place. On y mit le feu et on les pendit haut et court aux poutrelles des maisons, comme si le meurtrier du roi s’incarnait dans ces vieux démons de paille.
« À mort l’assassin ! À mort le Renégat ! » scandait la foule.
En quelques minutes, le feu surgit et se répandit. Des cris éclatèrent. Une fumée noire et compacte engloutit l’esplanade.
« Au feu ! Au feu ! »
Une vague de corps se rua vers les rues bondées de monde pour fuir la place. 
La fumée obstruait le parvis. Du socle, je ne discernai bientôt plus rien, hormis des cendres épaisses et des visages terrifiés. 
Puis, j’aperçus les flammes. Rouges. Noires. Gigantesques. Elles gagnèrent les colombages des maisons et des poutres entières disparurent sous leurs caresses. Les cors d’alarme se mirent à hurler de plus belle. Les gens se jetaient à corps perdu dans les avenues engorgées. Ils étaient repoussés aussitôt. Aucun moyen de quitter la place. 
La fumée montait. 
« Il faut qu’on sorte d’ici », souffla Brenwen en me tenant la main. 
Je toussai. Mes yeux me piquaient. Les personnes juchées sur le socle ou sur le parvis étaient en proie à la panique. Elles se poussaient, s’invectivaient et se battaient pour s’enfuir.
Brenwen cherchait une échappatoire. À nos pieds, la bousculade régnait. 
Les trompes de la garde résonnèrent sur la place. Au milieu de la fumée, je ne distinguais pas les soldats, mais je perçus nettement les cris. 
« Les salauds ! » vociféra Brenwen entre ses dents. 
Tout Macline semblait avoir perdu la tête. 
Une femme me saisit soudain par la cheville et tenta de me faire tomber sur les dalles pour prendre ma place. Brenwen la repoussa d’un coup de pied en pleine figure. Il me saisit par la taille et m’obligea à reculer contre le bras de marbre de la statue. Derrière nous, d’autres bondirent sur le socle. Un bref instant, je crus que la statue allait s’effondrer sur les pavés. 
Je reçus un coup de coude dans les côtes, et soudain, je partis à la renverse, le souffle coupé. 
« Naïs ! » cria Brenwen en tendant la main.
Je fus propulsée au milieu de la foule. Brenwen fut happé parmi les corps qui se battaient sur le piédestal. Je tombai sur les gens amassés. Des mains me saisirent, me portèrent et me rejetèrent violemment. J’essayai de retrouver mon équilibre en m’agrippant à tout ce qui passait sous ma main. Gens, cheveux, bras, vêtements. Je fus brutalement précipitée au sol. Je heurtai les dalles, me râpai le dos et m’égratignai les coudes et les épaules. Je me recroquevillai sur moi-même pour éviter les coups de pieds. La tête me tournait. Je tentai de me relever tandis que la nausée tapissait ma gorge. Je retombai sur les coudes et reçus de nouveaux coups de pied. L’un d’eux me frappa au visage. Une douleur aigüe me perfora le front. Du sang coula sur mes paupières. Je n’y voyais plus rien. Je suffoquais. Les mains tremblantes, je m’accrochai à plusieurs pantalons ou robes. Au bout d’un moment, qui me parut une éternité, je parvins à me redresser et à absorber un peu d’air. 
La fumée était de plus en plus épaisse. Le sang sur mon visage m’empêchait de discerner la place. Je ne savais plus où j’étais. Je me laissai porter par la foule. Sur ma gauche, un soldat agrippait une femme par les cheveux pour l’obliger à battre en retraite. Un autre fourra la garde de son arme dans les côtes d’un homme. Ils furent avalés par la fumée. 
Pendant un bref instant, je crus entrevoir Brenwen. Je l’appelai, mais il s’évanouit derrière un rideau de fumée noire. Je voulus le rejoindre. La foule me repoussa comme une vulgaire marionnette. Ma tête était atrocement douloureuse. Je me laissai entraîner jusqu’à l’angle d’une rue. Là, je glissai le long du mur, me faisant la plus petite possible, et je rasai la façade jusqu’à la devanture d’une boutique. Je me tassai aussitôt contre le vantail de la maison. Blottie dans le renfoncement de l’étal, je regardai, apathique, le flot continu des habitants qui tentaient de fuir la place. 
À terre, l’air était presque plus respirable. De la main, j’essuyai le sang qui me perlait dans les yeux.
Des cris perçaient de toutes parts. Les gardes refoulaient la populace à coups de gourdins, pour les plus chanceux, à coups de lames, pour les autres. Les cors hurlaient, ajoutant à la cohue. Les flammes happaient les maisons. Le vent se mit à rugir à son tour, accentuant les odeurs de brûlé, de sang et soulevant la poussière.
Soudain, le cortège de gardes recula et libéra un pan de la place. La foule se dispersa. Avec elle, des rafales se levèrent brutalement, rejetant le rideau de fumée qui se disloqua. Le feu décrût aussitôt.
Sans poussière ni fumée, la populace commença à se calmer. Les gens ralentirent et je les regardai, ahurie, depuis mon coin de porte. Le ciel se dégageait enfin et le Soleil réapparut. Toute la place parut engourdie, comme après une sieste trop longue. 
J’eus un hoquet de stupeur. Une brûlure délicieuse et dérangeante dévora mon estomac. D’une main tremblante, j’essuyai de nouvelles gouttes de sang qui coulaient sur mes paupières, pour être bien sûre de ne pas rêver. 
Un homme marchait au milieu des soldats attroupés, qui le dévisageaient comme s’il revenait de l’Autre Royaume. Il était vêtu d’une tunique noire pleine de poussière. Un sabre était rivé à sa hanche. Ses cheveux bruns étaient retenus en queue de cheval et quelques mèches folles encadraient son visage. Les gardes s’écartèrent pour le laisser passer. Un silence estomaqué sombra sur la place. Le feu s’éteignait au fur et à mesure de ses pas, comme par miracle. La fumée se dissipait et dévoilait le carnage auquel s’étaient prêtés les gardes et les habitants de Macline dans la folie ambiante. 
Il n’avait pas l’air fatigué, mais ses traits étaient tirés, sa bouche crispée. Il me regardait fixement. Mon cœur s’affola. 
Il s’arrêta devant la boutique, jeta un coup d’œil autour de lui. D’une main, il réajusta son sabre et s’agenouilla à mes côtés. Il se tordit la bouche, baissa la tête, puis soupira. Il posa sa main sur ma joue. Je ne me rendis compte que je pleurais que lorsqu’il essuya mes larmes. J’enfonçai mon visage au creux de sa main. 
« Morveuse, on ne peut jamais te laisser toute seule, hein ? » murmura-t-il.
Il esquissa un sourire. Je ris doucement et me jetai à son cou. Il enroula aussitôt ses bras autour de mes épaules et m’attira contre lui. Il sentait l’herbe sèche et l’été. Sa peau avait un léger goût de sel et sa tunique gardait l’odeur familière d’une monture et du cuir. 
 « Ça va aller… Je suis là, chuchota-t-il, en caressant mes cheveux. Naïs… »
Sa voix s’étiola. Il raffermit sa prise sur mes reins, puis me souleva de terre comme si je ne pesais presque rien. Il se retourna ensuite face à la place, considéra froidement les gardes et la foule qui l’observaient comme des biches à l’affût d’un prédateur. 
« Calette est mort et ils crachent déjà sur son cadavre ! » murmura-t-il sans me regarder.
Il siffla entre ses dents et s’avança au milieu de la place. Il la traversa, comme un couteau tranche une motte de beurre, sans regarder personne. Pas même les corps qui jonchaient les pavés. 
Il me fit descendre rapidement l’avenue du Soleil Levant, puis il emprunta l’une des venelles étroites du quartier sud, moins chargées de monde, pour gagner l’avenue des Notables et quitter la ville par la porte sud. Partout où nous passions, ce ne fut que regards intrigués pour les uns, médusés pour les autres. 
Lorsque l’on s’enfonça dans la ruelle entre les maisons en colombage, sous les balcons envahis de linge, je posai la tête contre son épaule et l’observai en silence.
Il avait changé. Plus aucune trace du gamin qui était parti de Macline. Son regard, noir comme un puits, paraissait à la fois plus triste et plus sec. Ses traits s’étaient durcis, sans toutefois effacer les deux fossettes d’espièglerie qui creusaient ses joues. Une barbe de trois jours rongeait sa figure au teint hâlé. Ses cheveux étaient longs et bien coiffés, ils lui conféraient l’allure d’un grand Seigneur. 
Seïs tourna la tête vers moi et un sourire aussi charmant que malicieux se tailla sur ses lèvres. Une chape de plomb coula sur mes épaules lorsque son regard croisa le mien. J’aurais donné n’importe quoi pour qu’il prononce un mot, un murmure, mais il n’en fit rien. Il se contenta de sourire fièrement. 
Nous quittâmes la ruelle pour nous enfoncer dans l’avenue bondée. Seïs marcha prestement entre les badauds, puis nous franchîmes la porte sud au milieu d’une cohue sans nom, mais au moins, l’air était plus frais sous les arbres. 
Une fois au-dehors, Seïs s’immobilisa et examina les innombrables véhicules stationnés pêle-mêle devant les portes. 
« Ce matin, les gens se battaient pour rentrer, maintenant, il ne leur tarde plus que d’en sortir ! » dis-je.
Il hocha la tête. Il paraissait chercher quelque chose du regard, sourcils froncés. Quelques secondes plus tard, il fonça vers une rangée d’arbres, louvoyant entre les charrettes. 
Derrière les toiles cirées de la capote d’un chariot, Athora était perchée sur le banc de la carriole et se triturait les doigts de nervosité. Elle avait les yeux dans le vide et son visage paraissait aussi vide. Autour d’elle, je ne vis ni Sirus ni Fer. 
Athora leva la tête, observa autour d’elle la foule qui se précipitait vers leur véhicule, puis s’apprêtait à retomber dans sa morosité lorsqu’elle nous aperçut. Son visage se figea, sa bouche s’arrondit. Elle pâlit comme si elle avait vu un fantôme. Elle nous regarda approcher, droite comme une tour de garde. Quand elle entendit le vieux Pâtis interpeller Seïs en agitant les bras, elle sursauta et descendit d’un bond de la charrette. Elle se précipita vers nous, son sourire grandissant à chaque pas.
« Naïs ? murmura Seïs en penchant la tête vers moi.
— Je vais bien. Pose-moi. »
Il m’adressa un sourire troublé, puis me remit délicatement sur mes jambes. Il eut tout juste le temps d’écarter les bras pour y recevoir sa mère. Elle enroula ses bras fins autour de sa nuque et Seïs embrassa ses joues baignées de larmes. Elle sanglotait et riait en même temps. 
« Oh ! Seïs, par Orde, tu vas bien. Tu es de retour. Tu es là, mon garçon, mon petit garçon. 
— Oui, maman. »
Elle le couvrit de baisers. Le visage de Seïs me parut étonnamment calme, presque nostalgique. 
« Bon sang, je savais que je n’avais pas rêvé ! perça soudain la voix caverneuse de Sirus. Il me semblait bien avoir reconnu ce visage de sacripant parmi la foule ! »
Seïs reposa sa mère sur le sol et pivota lentement vers son père. L’expression de son visage était redevenue grave. « Tu me connais, là où l’on donne une fête, je m’incruste toujours. »
Il se voulait gai, mais son ton ne l’était pas. Sirus secoua la tête, puis partit d’un petit rire. « Tu choisis bien ton moment pour revenir parmi nous », lui dit-il en lui tendant la main.
Seïs la fixa assez longtemps pour que son père plisse le nez, avant d’oser la saisir. Dès qu’il eut glissé ses doigts dans ceux de son père, Sirus l’attira contre son épaule. Seïs parut décontenancé et, pendant un bref instant, je crus qu’il allait le repousser. Mais il se laissa faire, un peu raide et maladroit, avant de s’écarter de lui et d’assurer d’une voix sèche : « J’ai la sensation que ce moment était prédestiné, non ? » 
Sirus cilla, hocha la tête, puis déclara d’un ton plus jovial : « Bienvenu à la maison. »
Seïs eut un bref sourire. 
« Naïs, que t’est-il arrivé ? » s’exclama Athora en apercevant les ecchymoses sur mon visage. 
Dans la confusion, je les avais presque oubliées. 
« Ce n’est pas grave. Je ne sens presque rien. » 
Ce qui était en partie vrai, parce qu’elles me brûlèrent si tôt que j’y repensai. 
Athora tira un mouchoir de sa poche et épongea le sang qui s’accrochait à mes cils. « Sirus, prépare la carriole. Il vaudrait mieux rentrer, dit-elle. Ici, il n’y a plus rien à voir de toute façon. » Sirus opina et se dirigea vers la charrette. « Seïs, aide donc ta cousine à monter dans la voiture au lieu de bayer aux corneilles », ordonna-t-elle.
Seïs m’adressa un sourire amusé. « Ça fait tout de même du bien d’être rentré. » 
Je protestai. « Je vais bien, ma tante. Ce n’est pas grave.
— Que Nenni ! Tu es toute couverte de sang. »
Elle tira fermement sur la manche de Seïs pour qu’il se dépêche. Il s’approcha aussitôt et m’ouvrit les bras. 
« Tu tiens le coup ? me demanda-t-il.
— Mais oui. Pas d’inquiétude. Qu’est-ce que tu imagines ? Il m’en faudrait bien plus que ces ramassis d’imbéciles ! » 
Il éclata de rire et glissa un bras autour de ma taille. Il m’entraîna vers la charrette sans cesser de me regarder.
« Alors, ce n’est pas une rumeur ! »
Seïs tressaillit de pied en cape et pinça les lèvres. Sans me lâcher, il fit volte-face vers son frère. Fer était accoudé au montant d’une carriole et le dévisageait avec une expression qui tenait plus de la grimace que du sourire. 
« Comme tu peux le constater », déclara Seïs en essayant de rester calme. On aurait dit deux chats dans une même pièce, toutes griffes dehors.
Fer haussa les épaules, puis s’avança vers moi. « Naïs, est-ce que tout va bien ? » me demanda-t-il en prenant mon menton entre ses doigts. Il me contraignit à pencher la tête de gauche à droite, lorgnant la méchante plaie qui devait orner mon front.
Seïs crocha ses ongles dans mes reins. Je soupçonnais Fer de vouloir agacer son frère en détournant sciemment la conversation, et cela avait l’air de plutôt bien fonctionner. 
« Oui, oui, arrêtez tous de me poser cette question. Je devrais survivre ! »
Fer hocha la tête et considéra de nouveau son cadet d’un air aussi sec qu’une terre sans pluie.
« Alors, ton apprentissage est terminé. As-tu réussi ? » lança Fer avec un sourire mesquin.
La réponse dut venir, mais je ne l’entendis pas. Des frissons glacés s’égayèrent de ma nuque à mes orteils. Une douleur aigüe me traversa d’une tempe à l’autre. La nausée me saisit. Mon regard se figea sur les arbres devant moi, qui devinrent peu à peu flous et indistincts. Mes jambes flanchèrent et je me sentis partir en arrière, dans un immense trou noir.
J’ouvris les yeux sur le plafond lambrissé de ma chambre, le drap sous le bras. J’avais mal à la tête. Je me tournai péniblement sur le flanc et jetai un œil aux volets tirés en bâillant avec beaucoup de bruit. Quelques rais de soleil filtraient par les persiennes et s’écrasaient sur le plancher. Combien de temps étais-je restée inconsciente ? 
Une odeur de nourriture en train de cuire me ramena à la vie. Mon estomac criait famine. Je me redressai sur les coudes, tâtai mon front et rencontrai la texture adipeuse d’une plaie à peine cicatrisée, à la base de mon cuir chevelu. Je soupirai et me redressai au milieu des draps.
Des murmures bourdonnaient derrière la cloison, en provenance de la cuisine. Je reconnus la voix de Seïs. Je bondis aussitôt de mon lit et manquai de déraper de l’échelle. Je me précipitai sur ma robe de chambre et pris le temps de nouer mes cheveux. Pâle consolation. J’avais une mine affreuse. L’hématome sur mon front était aussi gros qu’un poing ; j’étais pâle comme un suaire et des cernes de fatigue tapissaient le dessous de mes yeux. Je tentai de me redonner un semblant d’allure en arrangeant, du mieux possible, mes cheveux désordonnés et ma toilette. Quand j’eus terminé, je devais me résoudre au pire : j’avais l’air d’un épouvantail.
Je soupirai une nouvelle fois et hésitai devant la porte. Ma bouche se dessécha. Je pris une profonde inspiration, me traitant d’idiote, et ouvris le vantail. Dans l’obscurité du couloir, j’écoutai la voix de Seïs et j’entrevis son profil dans la lumière jaunâtre de la cuisine. Je crispai les doigts d’angoisse et m’avançai. 
Seïs se leva d’un bond de la table dès qu’il m’aperçut à l’angle du couloir. Il enjamba le banc et faillit se prendre les pieds dedans. Je réprimai un sourire. Il s’avança dans ma direction, hésita un instant, puis pressa ses lèvres sur mes joues. Au contact de sa peau, la mienne se couvrit de chair de poule. Il croisa mon regard et son expression était si mutine que j’eus la détestable impression qu’il lisait la moindre de mes pensées. Je tentai de chasser cette idée incongrue et déplaisante. Piètre résultat. 
« Alors, comment se porte notre malade ? me demanda-t-il.
— Comme quelqu’un qui a pris une enclume sur la tête », répondis-je en pointant du doigt la meurtrissure qui ornait mon front. 
Il inclina la tête, observa l’ecchymose bleu et rouge et frôla du bout du doigt la protubérance. « Bah ! Dans quelques jours, tu ne la verras même plus, m’assura-t-il. En attendant, tu es aussi charmante qu’un poivrot qui aurait pris une tannée.
— Tu m’avais manqué ! » persiflai-je.
Il pouffa de rire en se rasseyant sur le banc.
« J’ai dormi longtemps ?
— Toute la journée d’hier, me répondit Athora en posant sur la table un gros bol de lait et une assiette de biscuits. Assieds-toi, Naïs. Prends un solide petit déjeuner. 
— Vous avez eu des nouvelles de Brenwen ? demandai-je en m’installant en face de Seïs. Il était sur la place avec moi. »
Celui-ci releva les yeux et m’observa, une ride entre les sourcils, mais je ne sus décrypter son expression.
« Oui, il est venu trouver Sirus pour s’assurer que tu n’étais pas blessée », m’expliqua Athora.
J’avalai tout rond un gâteau sec, soulagée de savoir qu’il se portait bien. Tout en mâchouillant, je demandai : « Fer est déjà parti ?
— Oui, il n’a pas traîné ce matin, m’apprit Athora.
— Il voulait s’assurer que l’atelier n’avait pas subi de dommages après tout le bordel de la veille, ajouta Seïs mi-figue mi-raisin. Papa l’a accompagné… Et maman était en train de me raconter tout ce que j’avais manqué depuis cinq ans. »
Je tournai les yeux vers Athora qui écossait des petits pois sur la bergère de Sirus, se réchauffant le dos près du feu. Son visage, d’ordinaire rude depuis la mort d’Antoni, s’était métamorphosé. Elle souriait et couvait Seïs de longs regards attendris. Elle s’était maquillée, coiffée et pomponnée.
« C’est sûr qu’il s’en est passé des choses depuis ton départ, reconnus-je. Cinq ans, c’est rudement long. »
Seïs avala un morceau de gâteau d’un air machinal, sans me regarder, et dit d’un ton raide qui me surprit : « Il y a une chose qui n’a pas changé, cet empaffé d’Aymeri est toujours gouverneur à ce que je vois, et Fiche-de-Blate son garde chiourme. »
Athora poussa un soupir. « Ce n’est ni la faute d’Aymeri, ni celle d’Artanbo, ce qui s’est passé hier, lui dit-elle.
— La faute à qui alors ? Aucun des deux n’a jamais été fichu de faire respecter l’ordre. J’en sais quelque chose ! »
Son ton était sec et son visage l’était tout autant. Seuls ses yeux bouillonnaient d’amertume. 
J’avalai une gorgée de lait, puis assurai sur le ton de la dérision : « Bah, ce n’est pas la première fois qu’une assemblée tourne à la débandade. As-tu déjà vu des gens susceptibles de maîtriser les paysans de Shore-Ker, fiers et teigneux comme ils sont ? 
— Ça n’a rien de drôle, Naïs », me coupa-t-il. 
Je fermai la bouche et baissai les yeux sur mon bol. 
« La mort du régent nous a tous bouleversés, intervint Athora. Il ne faut pas en tenir rigueur aux habitants. Naïs n’a pas tout à fait tort, tu ne peux pas contenir la colère, et encore moins la peur. 
— La peur », grogna-t-il. Il soupira bruyamment. « Ouais, bref… ce vieil âne bâté d’Aymeri est encore vivant. Moi qui pensais en être débarrassé ! 
— Seïs ! » s’indigna Athora d’un ton faussement outragé. 
Il esquissa un sourire. « Quoi ? Tu t’attendais à ce que je me mette à l’aimer ? Pour ça, il faudrait plus d’un miracle. »
Son regard tomba sur moi comme une chape de plomb. Je me sentis diminuer et pris soin de boire mon lait sans lever les yeux. Quelque chose avait changé en lui. Je ne parvenais pas encore à mettre le doigt dessus. J’ignorais ce qu’il avait traversé à Mantaore. Je savais seulement qu’il n’était plus tout à fait celui qui était parti de Point-de-Jour. Au fond de moi, j’en éprouvais un certain malaise. Durant tout ce temps, j’avais craint que ses sentiments changent à mon égard et qu’il ne subsiste de notre complicité qu’un obscur souvenir d’enfance. J’ignorais de quelle façon réagir. Une lueur d’angoisse jaillit en moi et mes mains tremblèrent sur le bol. 
Un sourire étira subitement le coin de ses lèvres. Ses yeux noirs croisèrent les miens avec ce petit air sournois que je connaissais bien. Cet idiot lisait mes pensées ! Je n’avais plus aucun doute là-dessus.
« Ce n’est pourtant pas mon genre ! » 
Je sursautai sur le banc. « Je m’en doutais…
— Je n’ai pas tant changé, me dit-il en m’adressant un clin d’œil. 
— Je vois ça. Tu es et tu resteras un vaurien, Seïs Amorgen ! lançai-je dans un sourire.
— Tu pensais vraiment que je pouvais devenir autre chose ? »
Mon regard se figea et je me mordis la lèvre. 
« Allez, pose la question ! ricana-t-il. 
— Tu sais déjà ce que je vais te demander.
— Oui, mais j’ai envie de l’entendre de ta bouche. 
— Seïs, dis-moi, c’est tout. Tu l’es, n’est-ce pas ? »
Seïs jeta un coup d’œil sur sa mère qui s’était levée et remuait une broche sur le feu. Elle nous tournait le dos. Avec un sourire en coin, il écarta la bordure en velours bleu de sa tunique. Une vague d’appréhension roula sur moi. Mes yeux s’arrondirent en apercevant la couronne d’or imprimée dans ses chairs. Elle était lumineuse. Un cercle parfait. Je me relevai et tendis une main tremblotante vers sa poitrine. J’effleurai du bout du doigt l’anneau en relief, comme un palimpseste, aux reflets violines et dorés. Un frisson glacial me parcourut les doigts tel un courant électrique. Je levai sur lui un regard sidéré. Il ne souriait pas et semblait épier mes réactions. Je retirai vivement les doigts et reculai sur le banc.
« Tu es un Tenshin. »
L’inquiétude me transit de la tête aux pieds. 
Seïs hocha sévèrement la tête. Il me saisit la main et la reposa sur sa poitrine. La couronne pulsa, semblable à un battement de cœur. Un courant d’air froid me glaça la moelle. Je l’obligeai à me libérer. Il m’obéit à contrecœur et me laissa me rasseoir. Je baissai la tête sur mon bol, mon pouls tambourinant violemment. 
« Vous m’écoutez ? » s’exclama brusquement Athora.
Mains fourrées au creux des hanches, elle nous dévisageait avec une petite moue.
« Bien sûr, dit Seïs, tu nous parlais de Fin et de ses éternels tord-boyaux. Comment va-t-il, ce vieux bougre ? Toujours en train d’empoisonner ses chalands ? »
Athora pouffa de rire. Je ris aussi, mais pour une tout autre raison. Ce sacripant allait probablement épier les pensées de tout un chacun sans une once de remords. 
Par-dessus la table, Seïs m’adressa un clin d’œil. « Pas le moindre », souffla-t-il. 
La table était belle… sauf que l’ambiance était aussi glaciale qu’un soir d’hiver. Seïs et Fer s’adressaient des coups d’œil gelés. Le plus clair de son temps, Fer ne relevait même pas la tête de son assiette. Seïs, quant à lui, fixait la fenêtre par-dessus mon épaule. Je songeais que certaines choses ne changeraient jamais. On aurait dit que la maison était devenue trop petite pour lui. 
Sirus nous raconta les conséquences de la débâcle de la veille. On comptait six morts, trois marchands de passage, un manœuvrier et deux brûlés graves. Aymeri avait fait une nouvelle annonce sur la place publique, puis il s’était rendu à l’hospice. Il avait serré des mains, discuté avec les badauds et les boutiquiers du coin, promis des aides. On n’en attendait pas moins de lui après sa fuite de la veille. Les ragots allaient bon train sur sa couardise.
L’autre grande nouvelle qui avait troublé la ville était le retour du fils prodigue. Avec fierté, Sirus expliqua qu’il avait été incapable de faire un pas dans la rue sans être assailli de questions. 
L’intéressé ricana : « Le monde à l’envers. »
À la maison, ce fut également le défilé des voisins, qui se rappelaient soudain avoir oublié de nous rendre telle ou telle chose. Ils furent tous déçus. Seïs était parti durant la journée sans nous dire où il se rendait. Athora l’avait soupçonné d’être allé fureter dans La Ruche. Elle avait tenté de lui tirer les vers du nez et n’avait obtenu de lui qu’un rire sarcastique. Il était rentré pour l’heure du dîner, les mains dans les poches. Il n’ouvrit la bouche que pour balancer des truismes sans intérêt sur les récoltes et les rumeurs de la ville. 
« Certains prétendent qu’il est de mauvais augure que les apprentis aient été lâchés le jour où l’on a appris la mort du régent », expliqua Sirus. Son regard se suspendait à celui de son fils. « Assassiné, racontent-ils. Par un soi-disant vagabond, en plein cœur d’Elisse alors qu’il se rendait au temple. 
— Calette était vieux et malade, pourquoi diable un malandrin l’aurait-il tué ? s’étonna Athora. Quel intérêt ?
— C’est surtout ce que l’on veut nous faire croire », grogna Sirus.
Seïs ne dit rien et sirota son verre de vin. Son regard s’égara sur la cour, puis il daigna en abandonner la contemplation quand Fer demanda d’un ton sec : « Pour quelles raisons a-t-il été tué ? »
La question était directement adressée à son frère. Seïs ne broncha pas pendant un moment et braqua sur Fer deux yeux sombres comme l’on dégaine un sabre. Il posa sa cuillère aux côtés de son assiette avec une lenteur calculée. Fer, de plus en plus irrité, se mordit l’intérieur de la joue.
« Pour quelles raisons commet-on un meurtre ? dit Seïs. Pour le pouvoir ? Par vengeance ? Par idéologie, amertume, dépit ou bêtise, que sais-je encore ? Il existe des milliers de raisons qui peuvent pousser un individu, a priori sans histoire, à tuer son prochain, des milliers de raisons qui peuvent conduire un homme ordinaire à désirer la mort d’un autre. » Ses yeux luirent comme deux torches en regardant son frère. Sans hausser la voix, il poursuivit : « Quant au meurtre de Calette, ce ne sont que des spéculations sur les raisons de ce crime. Qui peut en avoir vraiment la certitude ? Nous ne saurons peut-être jamais le fin mot de cette histoire. Le meurtrier du régent a été exécuté par les soldats d’Elisse. Il emporte son secret dans la tombe. »
Fer avait les joues rouges. Il ouvrit la bouche pour parler, son père l’interrompit brutalement : « A-t-on idée de son identité ?
— Non, tout ce que je sais de l’estafette qui nous a apporté la nouvelle, c’est qu’il s’agissait d’un mendiant ou de quelqu’un qui voulait nous le faire croire. »
Je dévisageai Seïs, le visage insaisissable, puis Fer, bouillonnant, les doigts crispés sur sa fourchette. Je regardai les deux hommes en me demandant subitement pour quelles raisons ils ne pouvaient pas se supporter plus de quelques minutes dans la même pièce. Trop de divergences ou trop de ressemblances ?
« Qu’as-tu l’intention de faire ? » demanda Fer.
Seïs avala un morceau de viande. La bouche pleine, il répondit : « Je ne comprends pas ta question. »
Au pli que dessina sa bouche, Fer l’agaçait copieusement. Celui-ci mit un moment avant de lui répondre. Sirus adressa un coup d’œil à son aîné ; lui aussi devait sentir que les choses prenaient une mauvaise tournure. Les doigts de Seïs pianotèrent sur le rebord de la table et un rictus commençait à poindre au coin de ses lèvres.
« Ah, pardon, s’exclama Fer. J’avais cru comprendre que tu étais devenu un maître ! Je me suis sans doute trompé. 
— Pas du tout, répondit-il. Je ne vois tout simplement pas le rapport.
— Je vais être plus clair dans ce cas : un Tenshin, comme toi, n’a-t-il pas un devoir à l’égard de son roi ?
— Sûrement, oui. Mais Calette n’est pas mon roi. »
Athora laissa échapper un hoquet de stupeur. 
« Calette n’est pas ton roi ? siffla Fer. 
— Non, jusqu’à preuve du contraire, Calette est mort. »
Fer serra le poing. 
« Clémice est roi », dis-je, en espérant apaiser le ton que prenait la conversation.
Tous me regardèrent. Seïs fit craquer les articulations de ses doigts et m’adressa un léger signe de tête. 
« Clémice est roi, répéta-t-il. Je suis à son service si je décide de l’être. Ni les rois, ni mes compagnons ne peuvent décider de mon sort à ma place. Il se trouve que je n’ai pas encore choisi, si c’est là le sens de ta question », lança-il en plantant ses dents dans une tranche de pain.
Fer lui jeta un regard si impérieux que le roi en personne aurait eu du mal à l’imiter. « Je n’en suis pas étonné.
— Ce qui signifie ?
— Cela signifie que, sous tes belles frusques flambant neuves et ton petit air condescendant, tu es resté le même. Que tout le monde dans cette famille peut continuer d’espérer que les Tenshins ont pu te changer, pour ma part, j’ai toujours pensé qu’un bon à rien demeure un bon à rien, porte-t-il une épée à la ceinture. »
Le visage de Fer bouillait de frustration. De jalousie peut-être. En revanche, le regard de Seïs me troubla et je compris pourquoi ni Athora ni Sirus ne se mêlaient de la conversation. Seïs ne bronchait pas. Il ne souriait pas, ne grognait pas. S’il n’y avait eu sa nuque raide, on aurait pu croire qu’il discutait boutique. Ses mains étaient posées à plat sur la table et son visage était froid et sec. 
« Fer, décidément tu portes trop bien ton nom », lui dit-il d’un ton parfaitement maîtrisé. Même Fer en fut surpris. 
Il se leva de table sous les yeux dépités d’Athora, repoussa le banc et, après un bref regard vers sa mère, il s’éloigna en direction de la porte. 
Athora plongea son visage dans ses mains sitôt le vantail refermé. Sirus jeta sur Fer un regard plein d’amertume.
« Tu ne pouvais pas faire un effort ? s’exclama-t-il. C’était trop te demander ?
— Vous rampez devant lui, rétorqua Fer, pâle de colère. Je ne suis pas dupe de cette mascarade. Qu’a-t-il fait jusqu’à présent qui vous rende si fier de lui ? Vous ne voyez donc rien ? Il se fiche de la mort de Calette et de tout ce qui l’entoure, du moment que cela ne vient pas troubler sa petite tranquillité…
— Ça suffit ! coupa Athora en relevant les yeux. Tu as déjà perdu un frère, cela n’est pas assez pour toi ? »
Le visage de Fer, boursouflé de colère, se transforma aussitôt. Ses yeux s’assombrirent et sa bouche s’affaissa. Il fixa un instant les joues empourprées de sa mère avant de baisser la tête sur son assiette. 
« Je suis désolé, balbutia-t-il.
— Ce n’est pas à nous que tu dois présenter tes excuses », rétorqua Sirus.
Mais nous savions tous autour de cette table que Fer ne le ferait jamais. Fer en était incapable.
Du perron, les deux lunes m’épiaient, hautes et rondes comme des ballons. Elles illuminaient la cour et la monture de Seïs qui me scrutait d’un œil bleu et clair. Elfinn affichait un drôle d’air, un air presque humain.
Je refermai mon châle sur ma poitrine, traversai la cour déserte et pensais le surprendre dans la grange quand un bruit sur le flanc droit de la maison attira mon attention. 
Assis sur le rebord du puits, adossé au treuil, le talon droit posé devant lui, il fumait et s’abîmait dans la contemplation des deux lunes. 
Quand il m’aperçut, il baissa la tête et esquissa un mouvement du menton. « Toujours là, toi ! grommela-t-il.
— Je peux m’en aller si je te dérange. »
Il fit non de la tête et déplaça son pied du rebord pour m’offrir un siège à ses côtés. Je m’installai à califourchon, une jambe dans le vide, l’autre calée sur l’une des pierres déchaussées du puits. Je m’étirai, les bras levés vers un ciel d’encre, puis voyant qu’il m’observait, croisai les bras sur la poitrine. 
« Pourquoi faut-il toujours que vous vous disputiez ? questionnai-je à mi-voix.
— Je n’ai pas cherché la querelle et je n’ai pas envie d’en parler. »
Il se pencha au-dessus du puits comme s’il cherchait à y percevoir son reflet, puis se redressa et appuya sa nuque contre le treuil. Il se frotta la figure d’une main tremblotante et tira une longue bouffée de cigarette. 
« Alors, morveuse, y a pas un dingue qui ait voulu t’épouser ? » me lança-t-il d’un ton sans joie.
De la fumée s’échappa en cercle de ses lèvres entrouvertes.
« Comme tu peux le constater.
— À vingt ans tout rond, ça doit jaser à Macline. Je suis étonné que ma mère ne t’ait pas trouvé un mari digne de ce nom ! »
Il se remit debout comme si ses jambes le démangeaient soudain, et tourna autour du puits. Je le suivis du regard jusqu’à ce qu’il disparaisse dans mon dos. Il s’immobilisa derrière moi et lâcha un ruban de fumée qui tournoya sous mes yeux. 
Je fixai le chêne devant moi et murmurai : « La mort d’Antoni a changé beaucoup de choses. »
La fumée blanche de sa cigarette serpenta une nouvelle fois. 
« Pas tout, non. »
Mes mains tremblèrent. J’observai sur le sol son ombre s’étendre sur la mienne. Sa main frôla ma nuque sans pour autant la toucher. Mes bras se couvrirent de chair de poule. Je fermai les paupières. 
Au bout d’un moment, il recula en silence. Pas beaucoup, mais assez pour me souffler que cet instant était terminé. Alors, il me lança d’un ton moqueur : « Alors, où t’as caché tes prétendants ?
— Bah, disons que depuis qu’Artanbo m’a fait passer pour une menteuse, le nombre de mes soupirants s’est vu réduit de moitié. »
Il rit. « Et qu’as-tu bien pu faire pour mettre en rogne ce bon vieil Artanbo ? »
Il ne me posa la question que pour la forme. Il se campa devant moi, le visage brusquement grave. « Tu as vu des troupes de Noterre, c’est ça ? »
J’opinai. Les images resurgirent instantanément dans mon esprit. Les hommes armés. Les foulards rouges autour de leur cou. Brenwen qui les pourchassait. Et puis Artanbo et sa diatribe fumante. Tout passa au crible et Seïs les saisit au vol comme si mes pensées étaient un livre ouvert. Son visage changea à mesure que mes souvenirs défilaient, comme un tas de dessins jetés en vrac sur une table. Ses sourcils se froncèrent. 
« C’est insensé ! finit-il par dire. 
— Tu ne me crois pas ? lançai-je d’un ton vexé.
— Bien sûr que si, idiote ! Je vois ce que tu vois. Je sens ce que tu ressens. » Il buta sur le dernier mot et recula aussi sec. « Bon sang ! s’exclama-t-il, en tapant du pied sur le sol. Ça fait un peu trop de coïncidences, et je déteste les coïncidences. 
— Des coïncidences ? De quoi parles-tu ? Les soldats sont passés par ici il y a des mois. Je doute qu’il puisse y avoir un rapport avec la mort du régent. »
Un sourire délicieusement torve se griffonna sur ses lèvres. 
« C’est sûrement rien, tu as raison, ou peut-être tout le contraire. » Il coinça sa cigarette à la commissure de ses lèvres, aspira un bon coup, puis la pointa dans ma direction. « Écoute, Calette meurt le jour même où les apprentis sont nommés au rang de maître. Moi, je n’appelle pas ça une coïncidence. Oh, je sais que tu y as pensé. La connexion est flagrante. Quant à ses soldats… » Il tira une nouvelle fois sur sa cigarette. « À première vue, rien de bien compliqué. Des hommes de Noterre se baladent tranquillement à nos frontières, pas très loin de la maison d’un apprenti. Tu appelles ça une coïncidence ? Admettons. Des espions de-ci de-là. Ce n’est pas nouveau et ce n’est pas un secret. Toujours est-il qu’on a beau essayer de camoufler autant que possible la vérité, on ne me fera pas gober que Noterre n’a rien à voir dans la mort du régent. D’ailleurs, pas grand monde sur Asclépion ne doit croire le contraire. Bon Dieu, Tel-Chire a déguerpi à toute vitesse de Mantaore. Ce n’était certainement pas pour se recueillir sur le corps de Calette. Les soldats que tu as vus n’avaient peut-être rien à voir là-dedans, mais j’ai du nez pour les affaires sordides, et celle-ci, elle pue sacrément. L’assassinat du régent, c’est de l’or en barre pour le prince sans terre. Ce n’est pas une coïncidence que la mort de Calette soit tombée le jour où j’ai été intronisé au rang de Tenshin. Bon Dieu, on lui a même facilité la tâche. Pas un maître pour veiller sur la sécurité du roi. Ce salaud de Noterre nous envoie un message en plein dans les gencives. Comme déclaration de guerre, il aurait pu faire dans la discrétion, mais à ce que je sais, il n’a jamais été très discret. Je ne sais pas où cela va nous mener, mais ça empeste comme des fruits pourris. Comme dirait Den, c’est dans l’air. »
Il parlait d’un trait en agitant les bras. Ses joues s’étaient fardées d’un léger rouge et une fine pellicule de sueur s’emperlait sur son front. Ses prunelles noires luisaient comme deux torches. On aurait dit un gamin qui aurait fait la plus grande découverte du siècle et, dans le même temps, son sérieux et la sévérité de ses traits étaient déroutants.
« Tu as changé », murmurai-je. 
Il s’interrompit et me considéra d’un air surpris. Il s’adossa contre le treuil. « J’ai changé, hein ? répéta-t-il d’un air moqueur. 
— Peut-être pas autant que Fer pourrait l’espérer, mais pour autant que je te connaisse, oui, je crois. » J’émis un petit rire. « Il me semble bien loin le gamin qui me tyrannisait enfant. Bon sang, je crois que je pourrais me le répéter toute la nuit, jamais je ne parviendrais à me mettre dans la tête que tu es… un Tenshin. J’ai eu tant de temps pour y songer et tout cela me semble… »
Il ne dit rien. Il me fixait d’un œil en biais, son mégot presque éteint dans la main. 
Je me relevai de mon siège improvisé et baissai la tête pour regarder ses bottes. Je déglutis et, d’une main maladroite, j’écartai les pans de sa tunique. Sa ceinture en Hedem ciselé coinça le tissu et je tirai brutalement dessus pour l’en défaire. Il ne ricana pas. Il me laissa agir. Je n’osais pas lever la tête. 
Sur sa peau nue, la couronne d’Astrée semblait presque vivante, brillant d’un doré pur. J’effleurai du bout du doigt l’anneau en relief et suivit la ligne parfaite du cercle. Sa peau se couvrit de chair de poule. Au creux de ma main, la couronne pulsait doucement. 
Ses doigts frôlèrent ma joue. J’eus un léger sursaut de surprise. Je me concentrai sur la parcelle de peau où luisait l’Astrée, jetant mille feux, alors que ses doigts s’emparaient de mon menton et m’obligeaient à lever la tête. Il était parfois difficile de le regarder en face. Son visage était impassible, mais ses yeux scintillaient. Sa main se posa sur la mienne, brûlante et moite, et ma bouche se dessécha. 
« Tu es belle », murmura-t-il.
Ses doigts se prirent dans mes doigts. Il se pencha en avant et ses lèvres furent si près des miennes que j’en oubliais un instant qui j’étais, où j’étais, jusqu’à la couronne sur laquelle ma main était posée. En écho, celle-ci se mit à battre plus vite, comme si le cœur en dessous accélérait soudain son rythme. Je compris enfin son pouvoir. Un pouvoir indescriptible qui pénétra mes chairs jusqu’aux os au point de les glacer. La vérité me sauta à la gorge et la serra si fort que je crus mourir asphyxiée.
 J’arrachai les mots de ma bouche : « Tu es immortel. »
Il recula son visage. La lueur sinistre qui parcourut son regard mourut dans ma poitrine. Il grimaça, comme s’il venait soudain de réaliser lui-même ce qu’il était devenu. Le sang faisait tout ici. Il unissait et désunissait. Le sien était désormais riche d’un pouvoir si vaste qu’il me terrifia. 
Ses mains tremblaient. Il s’en rendit compte et jeta son mégot sur le sol. Sa botte éteignit la dernière trace rougeoyante. Il me jeta un coup d’œil impénétrable, puis sans rien dire, il tourna les talons et disparut au-delà des chênaies. Il ne rentra pas cette nuit-là.
Au matin, la pluie tombait sur Shore-Ker. Je me poussai hors du lit, accomplis un brin de toilette et m’habillai rapidement, puis je sortis dans le couloir. En passant devant la chambre de Teichi, j’aperçus Seïs étendu à demi nu sur le lit, les draps pendouillant dans le vide. Ses cheveux s’éparpillaient autour de son visage en partie dissimulé sous son bras. Je soupirai, un peu déçue qu’il ne soit pas venu dormir dans notre chambre, puis m’éloignai à contrecœur.
Dans la cuisine, Athora préparait le petit déjeuner pour les derniers levés. Elle me versa un bol de café que je sirotai sur la bergère de Sirus. Sur mes genoux, le pourpoint bleu nuit de Seïs me réchauffait. Il était tailladé, déchiré, râpé et rapiécé n’importe comment. À dire vrai, il était bon à jeter, mais je savais que Seïs y était attaché. 
Je regardai par la fenêtre la pluie tomber à verse, inlassablement, poussant de nombreux soupirs. Ce temps souffreteux me déprimait, même si je savais qu’il n’en était pas la seule cause. 
La porte de la chambre de Teichi s’ouvrit en grinçant. Seïs apparut à l’angle du couloir, habillé de frais d’une tunique grenat dans des tons foncés avec des reflets noirs le long des coutures. Elle se croisait sur le devant et était retenue par une épaisse ceinture noire tressée de fins cordages ; le col était fermé d’agrafes rubicondes. Ses cheveux étaient noués dans son dos et une mèche libre tombait devant ses yeux. Je l’avais rarement vu si élégant, en réalité, je ne me souvenais pas d’un jour où il fut si soigné. 
À l’entrée de la cuisine, il s’étira en grommelant. « Que c’est bon une grâce matinée ! » lança-t-il en souriant.
Sa mère le gratifia d’un coup d’œil amusé, tout en admirant la qualité de sa toilette. Seïs lui flanqua deux baisers sur les joues, puis s’agenouilla devant moi. Il allait pour m’embrasser quand son regard s’arrêta sur son manteau.
« Tu n’es pas obligée de le recoudre. Il est plus vieux que le monde.
— Dans ce cas, un petit coup de jeune ne lui fera pas de mal. Si tu portes cette redingote en ville, jamais personne ne voudra croire que tu es un Tenshin. »
Il haussa les épaules d’un air détaché et se cala contre le manteau de la cheminée. « Si tu savais à quel point je me fous de ce que l’on peut penser de moi. Ce pourpoint m’a accompagné pendant longtemps. Il en supportera d’autres. Il est solide.
— Solide, oui. L’Hedem est robuste et il t’accompagnera encore quelques mois, mais je gage qu’il ne te protégera plus ni du froid ni de la pluie. Je le reprise un peu, d’accord ? Je te promets de ne pas lui retirer ce petit air de vieillerie auquel tu sembles tenir. Ceci dit, si tu veux t’en occuper toi-même, je te le rends tout de suite.
— Non, non, surtout pas, fit-il en agitant les mains devant lui. Tu es plus habile que moi pour les travaux de couture.
— J’ai vu ça. C’est toi qui as recousu les accrocs que j’y ai vus ?
— Disons que j’ai essayé. Pourquoi ? Le résultat ne te plaît pas ?
— Tu plaisantes ! Je passe plus de temps à rectifier ton travail.
— À Mantaore, on n’avait pas de couturière attitrée. J’ai dû me débrouiller tout seul. Et tu peux me croire, je ne suis pas le pire de tous ! Tu aurais vu les costumes de Lampsaque, m’est avis que tu rirais à t’en faire péter la panse à l’heure qu’il est. Bon Dieu ! Ce n’est pas le travail d’un homme ! »
Je levai des yeux défiants sur lui. « Ah ! Et pourquoi ? »
Il sentit le piège, se gratta la gorge, puis esquissa un sourire. « Ces travaux sont bien trop minutieux pour un homme.
— M-hm, tu ne t’en tires pas trop mal », grommelai-je. 
Il ricana et s’installa à table. Il attrapa la casserole posée sur la table et se versa du café dans une tasse.
« Qui est Lampsaque ? » demanda Athora, tout en battant des œufs dans un plat.
Seïs mâchouillait une tartine de pain. La bouche pleine, il répondit : « Un ami.
— Est-ce un Maître ?
— Oui. C’était mon camarade de chambre. Il te plairait beaucoup. Il adore la bonne pitance et le vin de Sos-Delen. C’est un Lantirien pure souche.
— Il faudra nous le présenter, dans ce cas.
— Peut-être un jour, maman, mais pas encore. »
Athora releva la tête, les sourcils froncés. « Pourquoi pas ? Par Orde, depuis ton retour, tu ne nous parles jamais de toi ou de ce que tu as vécu à Mantaore. Nous devons te tirer les vers du nez pour t’arracher quelques renseignements. »
Seïs considéra sa mère sans surprise. Elle brandissait son fouet devant elle comme un étendard, la pâte jaunâtre et encore pleine de farine dégoulinant sur la table. 
« Eh bien, disons que, pour une bonne part, je pensais que ce n’était pas très intéressant, ensuite, que la plupart des choses que j’y ai faites sont tenues au secret. J’ai prêté serment de respecter le silence sur les préceptes que l’on m’a enseignés et tout ce qui a un rapport de près ou de loin avec la Confrérie.
— Mais… mais il y a quand même des anecdotes que tu peux nous raconter sans te parjurer, insista-t-elle. Voilà cinq ans que je me fais un sang d’encre pour toi et, maintenant, je n’ai rien le droit de savoir ! Tu ne me dis rien. Comme si nous étions des étrangers pour toi ! »
Seïs parut troublé. Il se pinça les lèvres. « N’exagère pas, maman. Écoute, tu sais ce que nous allons faire ? Tu vas m’interroger et j’essaierai d’y répondre du mieux possible. Ça te convient comme ça ? » Athora hocha la tête d’un air dépité. « Que veux-tu savoir ? » 
Elle hésita un instant, prise au dépourvu. « Je ne sais pas… Est-ce que… est-ce que tu mangeais bien au moins ? »
Seïs éclata de rire. « Oui, très bien. Nous avions une excellente cuisinière. 
— Que… que faisais-tu de tes journées ?
— J’apprenais différentes disciplines, comme de tenir une épée.
— Tu le savais déjà, non ? Tu es allé à l’école d’armes quand tu étais petit. »
Seïs eut un petit rire. 
« Tu te débrouillais pas si mal, d’ailleurs, ajoutai-je.
— Bof, répondit-il en croquant de nouveau dans sa tartine de pain. Ce qu’on nous apprend à l’école d’armes, c’est suffisant pour rigoler entre copains, pas pour gagner un duel. À Mantaore, disons que… l’apprentissage est plus complet.
— Plus complet ? m’enquis-je.
— Oui. Tout le monde est capable de tenir une épée. Ça n’a rien de sorcier. Tu apprends des mouvements, tu apprends à danser, mais cela ne suffira pas pour remporter une victoire. J’ai vu Tel-Chire tenir une épée, et tu peux me croire, cela n’avait rien à voir avec tous les maîtres d’armes qui passent à Macline. Il était… » Son regard se perdit dans le néant. Il parut un instant fasciné par ses souvenirs. « Il était comme l’un de ces funambules que l’on a pu voir au cirque quand on était mômes. Tout était parfait : le rythme, l’équilibre, la grâce, la puissance. Tout glissait sur un fil avec une harmonie incroyable. C’est ce que j’ai fait pendant cinq ans, jour après jour. »
J’affichai un sourire. « Tenter de glisser sur un fil ? 
— Tu ne crois pas si bien dire… Quand tu tiens une épée pour te défendre, elle ne doit pas seulement être une arme, elle doit être… elle doit devenir la continuité de ton corps. Pour ça, il faut que tu saches ce dont tu es capable, ce que tu as dans les tripes, tout au fond de toi. Il faut que tu découvres qui tu es vraiment. Tes peurs, tes faiblesses, tes qualités. C’est le but fondamental de la Confrérie. 
— Découvrir qui tu es vraiment, répéta Athora, sa cuillère en suspend au-dessus du plat. N’est-ce pas un peu ridicule ? Ne sais-tu pas déjà qui tu es ? »
Seïs se frotta le sourcil et un petit rictus tira le coin de ses lèvres. « Pas tous les jours », répondit-il, évasif.
Athora continua de battre sa pâte, mais elle ne semblait pas convaincue. 
« As-tu réussi ? » lui demandai-je avec intérêt.
Seïs demeura silencieux un instant, réfléchissant, et son regard se perdit sur la cour avant de revenir sur le mien. « À ton avis ? Ne suis-je pas un Tenshin ?
— Je ne sais pas trop. À quoi reconnait-on un Tenshin d’un homme ordinaire ? »
Il pointa son index dans ma direction. « Voilà une question intéressante. Qu’est-ce que tu as pensé quand tu as vu Tel-Chire ? »
Je pris le temps de me souvenir de Tel-Chire. Je n’avais croisé son chemin qu’une seule fois. Je me rappelais l’avoir trouvé élégant, alors même qu’il avait tout d’un simple voyageur. Ses manières étaient cependant celles d’un gentilhomme et il avait le ton, la voix, le vocabulaire d’un seigneur. Son aspect extérieur n’avait donc rien d’extraordinaire, hormis ses origines. Pourtant, il y avait quelque chose en lui qui demeurait insaisissable et, même cinq ans après, je ne parvenais pas à l’identifier.
« Je… je n’en suis pas sûre, admis-je. Je crois que c’est peut-être cela qui fait de Tel-Chire un homme peu ordinaire : de ne pas être capable de le cerner.
— Tel-Chire te remercierait sûrement de cet éloge.
— Est-ce un éloge ? m’étonnai-je.
— Bien sûr. Ne pas être capable de juger un homme, dans l’un comme dans l’autre sens, c’est un pouvoir inestimable. Est-il bon ? Est-il mauvais ? Peut-on compter sur lui ou ne le peut-on pas ? Nous plantera-t-il un couteau dans le dos ou nous soutiendra-t-il ? De quelle puissance dispose-t-il ? Est-ce un redoutable guerrier ou pas ? Un homme avec un tel pouvoir inspire autant de crainte que de fascination. 
— Moi, j’y vois un manque de confiance. »
Seïs se pencha au-dessus de la table. « C’est parce que tu limites ta pensée. Que penses-tu de moi, Naïs ?
— Je te connais, la question ne compte pas.
— Au contraire. Tu as prétendu que j’avais changé. Que penses-tu de moi maintenant ? »
Athora m’adressa un coup d’œil intrigué. J’inspirai profondément et dévisageai Seïs. Son physique et son évolution vers l’âge adulte n’avaient rien à voir là-dedans. Ce n’était pas ses attraits qu’il fallait considérer. Je calai mon menton sur le dos de la main en l’observant.
« Je pense que tu as toujours été un Tenshin », répondis-je.
Il parut décontenancé par ma réponse et se retint de rire. « Pourquoi ?
— Parce que même quelqu’un qui te connaît aussi bien que moi est incapable de savoir ce que tu penses ou ce que tu vas faire. Tu es imprévisible, et pourtant, je ne crois pas… je n’ai jamais cru un instant que chacun de tes actes n’était pas calculé. Derrière tes sourires charmeurs, tu caches tout ce que tu veux. Derrière tes colères aussi. J’ai toujours su que je pouvais te faire confiance lorsqu’il le fallait, pourtant, tu n’as jamais rien fait pour susciter cette confiance. Et je crois que, dans la plupart des cas, tu aimes faire naître le doute. Comme si tu voulais que personne ne te tourne le dos. »
Seïs mesura mes paroles silencieusement. Son visage n’exprimait rien de précis, mais ses yeux demeuraient figés dans les miens.
« Évidemment, ajoutai-je, je ne tiens pas compte de tes compétences militaires. Je ne sais pas comment tu te débrouilles avec une épée, un arc ou toutes les choses que tu as dû apprendre là-bas. Je m’en tiens seulement à ce que je sais de toi. »
Il recula sur le banc et noua ses deux mains en prière. Il eut un petit rire rauque. « Imprévisible, hein ? Je pense que ce mot-là est capable de coller des boutons à Al-Talen. »
Il se tut et but son reste de café.
« Tu ne dis pas ce que tu penses des commentaires de Naïs », remarqua Athora.
Il jeta un coup d’œil à sa mère et son sourire s’élargit. « Bien sûr que non, si je le faisais, j’irais à l’encontre de l’opinion qu’elle a de moi. Je suis imprévisible, maman.
— Mais calculateur, ricana-t-elle.
— L’un ne s’oppose pas forcément à l’autre. »
Il allait se relever, étirant son dos en poussant un râle de soulagement, lorsque sa mère l’interrompit : « Oh ! J’allais presque oublier. Il y a un message pour toi sur le buffet. Il est arrivé ce matin.
— Un message ? »