Le Porteur de Mort - Tome 4 - Angel Arekin - E-Book

Le Porteur de Mort - Tome 4 E-Book

Angel Arekin

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Beschreibung

Séïs doit désormais tout quitter pour protéger Naïs et son fils aux pouvoirs mystérieux...

Séïs n’a plus le choix.
Pour protéger Naïs et son fils aux pouvoirs mystérieux, il doit tout quitter : Asclépion, la confrérie des Tenshins et peut-être même ce qui lui restait encore d’humanité.
À l’ombre de toute chose, la silhouette du Porteur de Mort n’est jamais loin.
En Ulutil, la terre de toutes les légendes, loin des affres de la guerre, Seïs espère vivre en sécurité… mais peut-on réellement échapper à son destin ?

Retrouvez Seïs et ses proches sur la terre de toutes les légendes, l'Ulutil, dans le quatrième tome de cette série fantasy. Pourront-ils échapper à leur destin ?

EXTRAIT

Je ne peux pas l’accepter, peu importe les erreurs que j’ai commises, il ne doit pas en payer le prix. Je n’ai pas fini ce que j’avais à réaliser. Et Naïs est là. Elle m’observe avec ce regard à fendre un mur. Ils ne savent pas que, quoi qu’il lui arrive, quoi qu’il lui fasse endurer, elle survivra. Rayne est différent. Rayne n’est pas tout à fait humain, mais pas tout à fait… autre chose non plus.
Je ne peux pas perdre.
Les mirages dansent sous mes yeux. Le vent soulève le sable en rouleaux et balaie la lice. Mon bras droit me fait souffrir. Du sang coule abondamment de la plaie et goutte sur le sol en de longs filaments. Le sable est rouge à mes pieds. Cela n’a pas d’importance.
Je ne peux pas perdre.
Concentre-toi. Je n’en ai pas fini. La mort m’entoure. L’odeur du sang empoisonne l’air. Rayne a besoin de moi. Je ne peux pas l’abandonner après l’avoir jeté sur les routes comme un mendiant.
Je ne peux pas perdre.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE - À propos du premier tome

Vous l'aurez compris, je ressors enchantée de ma lecture. Tant l'univers, que les personnages et l'écriture de l'auteur ont su me charmer et me faire voyager. - Clemocien - Babelio

À mon sens, Angel Arekin est donc particulièrement douée pour décrire les émotions ressenties. En vérité, plutôt que de les aborder clairement, elle les sous-entend, les induit de manière si subtile qu’on se demande à quel moment le personnage concerné a basculé dans la colère, la joie ou le mépris ! J’ai vraiment été conquise par sa plume et cette finesse dans la retransmission des sentiments de chacun [...] - blog Les Fantasy d'Amanda

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LE PORTEUR
DE MORT
ISBN : 979-1-094-78660-4
ISSN : 2431-5923
Le Porteur de Mort, tome 4, Poursuite
Copyright © 2019 Éditions Plume Blanche
Copyright © Illustration couverture, Nicolas Jamonneau
Tous droits réservés
Correction : S. Lucas

Angel Arekin

Le Porteur de Mort
Tome 4
Poursuite
(Roman)
 « Le bonheur, c’est la poursuite d’objectifs réalisables. »
CITATION ANONYME
Seuls les hommes qui ne penseront pas comme toi
T’appelleront Traître. 
Prologue
Le Soleil cogne au-dessus de ma tête. Blanc, lumineux, il brûle tout sur son passage. L’horizon est flou dans l’arène. La lumière se reflète dans le sable blanc et crée des mirages de poussière sous mes yeux. J’ai l’impression d’avoir atterri dans l’entre-deux monde en punition de mes péchés. 
La sueur coule le long de mon bras et picote mes chairs déchirées. Ma main est moite et brûlante sur la poignée de Trompe-la-mort. Les rayons meurtriers cuisent ma peau et blessent mes rétines, tant l’astre semble proche de la terre, au point que tout autour de l’arène est mort, stérile, des amas de pierrailles à l’infini. Je déglutis difficilement. Je n’ai plus de salive. Je soupire et songe à tout ce qui m’a conduit ici, à ce moment précis, presque inévitable, sous ce cagnard, dans cette arène, au milieu du grand nulle part. 
Les cris résonnent autour de moi : « À mort ! À mort ! À mort ! »
Voici les jeux du cirque d’une population décadente et barbare. Pour moi, ce n’est pas un jeu. Je ne peux pas mourir ici. C’est impossible, pas maintenant. Si je meurs, Rayne sera vendu à des hommes plus pourris encore. Je ne peux pas l’accepter, peu importe les erreurs que j’ai commises, il ne doit pas en payer le prix. Je n’ai pas fini ce que j’avais à réaliser. Et Naïs est là. Elle m’observe avec ce regard à fendre un mur. Ils ne savent pas que, quoi qu’il lui arrive, quoi qu’il lui fasse endurer, elle survivra. Rayne est différent. Rayne n’est pas tout à fait humain, mais pas tout à fait… autre chose non plus. 
Je ne peux pas perdre.
Les mirages dansent sous mes yeux. Le vent soulève le sable en rouleaux et balaie la lice. Mon bras droit me fait souffrir. Du sang coule abondamment de la plaie et goutte sur le sol en de longs filaments. Le sable est rouge à mes pieds. Cela n’a pas d’importance.
Je ne peux pas perdre. 
Concentre-toi. Je n’en ai pas fini. La mort m’entoure. L’odeur du sang empoisonne l’air. Rayne a besoin de moi. Je ne peux pas l’abandonner après l’avoir jeté sur les routes comme un mendiant. 
Je ne peux pas perdre.
La trompe hurle. Les cris redoublent dans l’arène. Je me sens minuscule au milieu des colonnes de schiste, sous ce Soleil de plomb qui détruit tout. Mes doigts sont crispés et douloureux. Une douleur familière. Une douleur que j’ai appris à chérir, à désirer. 
Trompe-la-mort est prête. La lame brille, du sang perle de la pointe. Elle n’en a pas assez bu ; il lui en faut davantage. Il m’en faut davantage. Je n’ai pas le choix. Trompe-la-mort doit hurler son chant. Et moi le mien. Elle va tout détruire et je perdrai un peu plus de moi-même.
Les acclamations du public excitent mes sens. Trompe-la-mort remonte le long de ma cuisse. Je la tiens prête à frapper. J’inspire, relâche mes poumons. Je lève les yeux au-delà des colonnes et je regarde Naïs au bout de la lice, enchaînée au bras du grand seigneur d’Al-Sina, son visage aussi dur qu’un mur de pierres. Elle ne pleure pas, pourtant, c’est comme si je pouvais voir, au-delà de ses iris d’obsidienne, les larmes ruisseler. 
Je ne peux pas perdre.
Derrière les pilastres, une silhouette familière se détache. Je suis parcouru d’un frisson désagréable. Je ne pensais plus le ressentir. Me battre contre mes frères. L’homme avance, son torse maculé de sang ; sa barbe luit sous les rais et dissimule à peine les traits tirés et furieux de son visage. Ses biceps sont gonflés et trempés de sueur. Les années l’ont façonné comme une machine de guerre, imprenable et mécanique. Son cimeterre brille sous les rais et j’y entrevois les filets de sang. De mon sang. Il tend les bras en croix, lève la tête vers ce foutu Soleil et pousse un long cri de guerre. Un cri qui m’est destiné : « Tenshin !... » Les hurlements du public résonnent en écho, emplissent l’arène et me transpercent. 
Je ne peux pas perdre. 
Je ferme les paupières, puis lentement, je perçois les bruits de ses pas dans le sable, le sifflement de la lame dans l’air. J’ouvre les yeux. Son épée s’abat sur Trompe-la-mort et un flot de sang explose entre nous. 
Je ne peux pas perdre.
CYCLE XXXII
Traversée
« Dépêche-toi ! » cria Seïs.
Je me relevai d’un bond de la mare de boue dans laquelle j’étais tombée, sautai par-dessus le ruisseau. Seïs me tendit la main. Je la saisis vivement, et il m’entraîna aussitôt par-delà les buissons. Lestan était déjà monté en selle, Rayne derrière lui. Le garçon serrait la ceinture de l’Immortel d’un air vaguement apeuré. Seïs leur fit signe de foncer en direction du sud. Lestan hocha la tête et éperonna le cheval d’un coup de talon. Celui-ci détala aussitôt parmi les pins et disparut rapidement. Seïs m’entraîna vers Elfinn. Celui-ci regimbait encore. Le précédent éclair l’avait rendu nerveux. Je mis le pied dans l’étrier tandis que Seïs fixait l’obscurité. Il y avait quelque chose au-delà de la colline. Ou quelqu’un. L’œil valide de Seïs tentait de percer les ténèbres, mais la pluie et la brume ne lui permettaient pas de distinguer grand-chose en dépit de son acuité. Pour ma part, je ne percevais que les buissons et les arbres dégouttant d’eau. Il n’avait jamais autant plu par ici que ces derniers jours. L’orage vrombissait au milieu des collines d’ordinaire arides. La végétation était pauvre, sable, pins, broussailles, et souffrait sous les assauts des bourrasques et des éclairs. Le tonnerre résonnait, claquait, comme si la terre se déchirait. La brume d’un blanc laiteux envahissait la vallée. Un éclair déchira le ciel d’une noirceur d’encre. La colline apparut brièvement et une silhouette étrange sembla se détacher parmi les pins ; ce n’était pas un être humain. Un bref instant, je la discernai, puis elle s’évanouit tout aussi brusquement. 
« Qu’est-ce que c’est ? » m’exclamai-je.
Seïs haussa les épaules et son œil mort, sanguinolent, me fixa. Aussitôt, il détourna la tête et bondit devant moi. L’inquiétude barrait son front. Il se saisit des rênes. 
« Je ne tiens pas à le savoir », murmura-t-il. Il lança Elfinn au grand galop derrière Lestan. Les pins défilèrent sous mes yeux. La pluie cinglait mon visage. La peur nouait mes tripes, mais je n’étais pas certaine de savoir ce que je craignais. Le froid des terres de la Principauté mordillait ma peau et le contact de Seïs contre moi ne me réchauffait plus. J’étais glacée de l’intérieur. 
Elfinn rattrapa rapidement le cheval de tête. Le visage de Rayne disparaissait presque sous sa capuche. Son corps se dodelinait violemment sous la course de sa monture. Lestan ne ralentit pas. Il pencha la tête de côté et jeta un coup d’œil sur nos arrières. Il le sentait aussi. Quelque chose nous suivait.
Les branches des pins ressemblaient à de longs bras étirés et maltraités sous la brutale caresse du vent. Un bruit constant, dérangeant, perdurait dans la forêt, comme un souffle, une respiration rauque et indomptable. J’entendais jusqu’aux gouttes de pluie chutant sur les surfaces qu’elles rencontraient. Ploc, ploc, ploc. Et le bruit des sabots d’Elfinn s’enfonçant dans le sable. Et le cœur de Seïs battant jusque dans son œil. Boum, boum, boum. Ses mains tremblaient sur les rênes d’Elfinn. Le froid n’en était pas la cause. Son front était couvert de sueur. Je sentais l’odeur âcre et dévastatrice de la fièvre. Lestan m’avait avertie qu’il fallait le soigner au plus tôt, auquel cas il perdrait son œil pour de bon, peut-être même la vie, s’il s’obstinait à éviter les villages que nous rencontrions. Ce dernier était comme une immense cicatrice boursouflée, sanguinolente et pleine de pus, avec au milieu un iris à la couleur si argentée qu’on aurait dit que la lame d’Astrée s’était inscrite dans sa chair. 
La forêt de pins devint plus dense. Les troncs d’arbres s’entremêlaient dans d’étranges postures, nouant leurs branches les unes aux autres pour ne former parfois que de vastes mélis-mélos touffus. Elfinn dut ralentir l’allure. Les racines s’arrachaient du sable en d’obscures courbes traîtresses et, lorsqu’il achoppa plusieurs fois contre certaines d’entre elles, Seïs l’obligea à ralentir. Lestan cala son pas sur celui d’Elfinn. Il jeta de nouveau plusieurs coups d’œil sur nos arrières. La pluie battait toujours avec férocité tandis que le ciel bas et terne ne me permettait pas de donner une approximation de l’heure. Il aurait tout aussi bien pu être midi que minuit. Je penchai la tête et observai le chemin que nous avions parcouru. La vallée était sombre et je ne discernais rien d’insolite, sinon la brume et les éclairs qui crevaient le ciel.
« Est-ce que ça nous suit encore ? » demandai-je en levant les yeux vers Seïs.
Il tourna la tête et observa à son tour la vallée. « Il ne nous suit plus, mais on ne l’a pas semé. »
Sa phrase me laissa un goût âcre dans la bouche. Pourquoi nous laisser partir après nous avoir traqués pendant deux jours ?
Au petit matin, du moins me semblait-il que l’aube se levait enfin, la pluie commença à se calmer. De torrent, elle se transforma en bruine. La brume se dissipa et nous découvrîmes la forêt de pins sous un nouveau jour. La région ne devait pas connaître souvent de fortes averses. L’aridité du sol, le type d’arbres, l’absence d’herbe, laissaient augurer des saisons sèches et effroyablement chaudes, et pourtant, depuis deux jours, depuis que cette chose nous suivait, la pluie n’avait cessé de tomber. 
Lestan mena sa monture à notre hauteur. « À trois kilomètres au sud, nous serons à Assoë. Si Noterre ne les a pas tous envoyés en mer, nous aurons peut-être une chance de trouver un bateau susceptible de nous emmener loin d’ici. »
Seïs ébaucha une grimace. « Rappelez-moi pourquoi vous venez avec nous ? » fit-il d’un ton agacé. 
Je lui flanquai un coup de coude dans les côtes. Il ne daigna pas relever. « On va te trouver un guérisseur pour ton œil avant de faire quoi que ce soit, lui assurai-je. 
— Ça peut attendre. 
— Pas si tu souhaites le garder.
— Votre cousine a raison. Il est en train de s’infecter et vous avez de la fièvre. Vous ne supporterez pas un voyage en mer. Pas dans ces conditions.
— Les Tenshins sont plus résistants que vous ne l’imaginez.
— Résistants, mais pas invincibles, contra Lestan. Votre blessure pue la mort à des kilomètres. Cette chose qui nous suit doit le sentir aussi. »
Seïs fronça les sourcils et éperonna machinalement Elfinn, qui reprit un peu d’entrain. Je hasardai un regard sur Rayne, emmitouflé soigneusement dans sa pèlerine. Il releva les yeux et m’observa au travers de ses longs cils noirs. Depuis que nous avions quitté l’Ollen, la lueur dans ses prunelles était redevenue elle-même, celle d’un enfant embarqué dans une histoire qui le dépassait de loin. Effrayé, il ne parlait pas beaucoup et restait renfermé. Lors des quelques haltes que nous nous accordâmes, il vint se blottir contre moi et somnola, vaguement conscient de ce qui l’entourait. Seïs l’approchait à peine et ne lui adressait la parole que par nécessité. Rayne ne semblait pas en être mécontent. Il restait avec l’Ancien sans rechigner, bien qu’au début Lestan sembla éprouver un certain malaise à son contact. Depuis quelque temps, il agissait de nouveau normalement avec lui. Je crois que c’était « l’Autre » qui le rendait nerveux. 
Après une heure au petit trot, j’entrevis au travers de la forêt de pins les premières maisons d’Assoë. Des demeures de pierre grise, aux toits de chaume, s’agglutinaient le long de ruelles sinueuses jusqu’à un vaste port marchand. Lestan nous avait expliqué qu’Assoë était le seul doté en eaux profondes de la Principauté. C’était là que les navires de Noterre mouillaient. 
Nous avions peu fière allure en entrant dans la cité. Mouillés jusqu’aux os, les vêtements déchirés, tachés de sang et de boue, Seïs affreusement blessé, Lestan trop propre et trop beau dans des vêtements loqueteux et un enfant chétif au regard parfois si tranchant qu’une lame de rasoir aurait paru émoussée en comparaison. 
La ville paraissait frigorifiée. Les gens hâtaient le pas dans la rue et ne nous prêtèrent guère d’attention. Nous aperçûmes des marchands, des marins et des soldats en armes. Les visages étaient tendus comme de vieux parchemins, les gestes circonspects et les regards aux aguets. Le froid inhabituel avait emmitouflé les habitants de lourdes pèlerines de laine et ils ne semblaient pas particulièrement à l’aise dedans. Un phare, au bout de la rue principale d’Assoë, jetait une constante lumière en direction de l’océan et balayait les vagues d’une couleur ambrée. La mer était agitée. Depuis la rue, j’entendais la houle se fracasser contre la jetée. De lourds bâtiments étaient à quai, à notre plus grand soulagement. Des vaisseaux marchands pour la plupart, mais je reconnus un navire de guerre blanc comme une perle et lourdement armé. Son pavillon battu par les vents arborait la gueule du Lion Blanc. 
« Le navire de Noterre, souffla Lestan. Le tristement célèbre Mort Regina. »
Je ne posai pas la question qui brûlait mes lèvres, mais Seïs y répondit malgré tout : « Il n’est pas là. À l’heure qu’il est, il doit se terrer quelque part. Tel-Chire n’est pas mort. Je le sens dans mes tripes. Et tant qu’il sera en vie, mieux vaudrait que Noterre fasse profil bas. »
Lestan laissa échapper un petit ricanement. « Ce n’est pas vraiment dans ses habitudes. L’arme est cachée pour le moment, mais nous vivants, ils nous traqueront comme du gibier jusqu’à ce que l’un de nous leur avoue où elle est.
— Qui va nous traquer ? Noterre ou les Tenshins ? » demandai-je.
Lestan fit la moue. Seïs posa la main sur ma hanche. « Les Tenshins et tous ceux qui y verront un pouvoir colossal. 
— Noterre a gagné du temps, mais ça ne lui suffira pas, ajouta Lestan. Il voudra savoir tôt ou tard où nous avons dissimulé le sabre. Cela nous fait un sacré paquet d’ennemis à contrer. 
— C’est nous qui devons nous montrer discrets », murmurai-je.
Lestan acquiesça et jeta un coup d’œil aux quais qui se profilaient au bout de la rue. « Je vais négocier notre traversée. Trouvez un guérisseur. On se retrouve ici dans deux heures. »
Seïs hocha la tête à contrecœur et arrêta sa monture devant les portes d’une auberge. « Descends demander, s’il te plaît. Mieux vaut que j’évite de trop me montrer. » Il réajusta son capuchon sur sa tête pour illustrer ses propos. Je bondis aussitôt de la selle, me secouai légèrement pour détendre mes muscles endoloris par la course, puis m’engouffrai dans l’auberge. Toutes les tavernes d’Asclépion étaient identiques, qu’elles soient du Ponant ou de l’Est. Une forte odeur de fumée et d’alcool m’accueillit à peine le seuil franchi. Des hommes étaient accoudés au comptoir et discutaient, dans le dialecte acéré de la Principauté, en buvant des bières pour se réchauffer. Je m’approchai de l’une des serveuses et lui demandai dans le langage commun où je pouvais trouver un guérisseur. Elle me scruta de la tête aux pieds, engoncée dans ma robe de soie orangée, déchirée et trempée, et mon crâne dépouillé de chevelure, à peine un duvet brun. Je ne passai pas non plus inaperçue. Elle me répondit néanmoins et m’orienta vers une rue le long des quais, chez un médecin pas trop regardant, d’après ce que je compris. Mon allure devait laisser supposer que je recherchais la discrétion. Je la remerciai et sortis rapidement avant qu’elle ne me pose des questions. J’indiquai à Seïs la rue située un peu plus bas, en direction du port. Il y dirigea aussitôt Elfinn. Je le suivis à pied, inspectant les alentours. Assoë ressemblait à Esmir, si ce n’était que la région était plate. L’air sentait la mer, le sel et le poisson pêché de frais. 
Seïs se pencha vers moi et me tendit une bourse de cuir. « Va t’acheter des vêtements. Tu risques de geler là-dedans et prends-nous de quoi manger. Le gamin doit mourir de faim. »
J’acquiesçai et pris la bourse. « Je te rejoins chez le guérisseur. »
Il hocha la tête et disparut dans la foule. Je tournai sur moi-même, inspectai les échoppes et dénichai rapidement un tailleur. J’entrai dans la boutique, achetai une robe de coton noir, des bas, des souliers et un manteau chaud, ainsi que des habits de rechange pour les garçons. Le tailleur ne fut pas surpris de me voir changer de vêtements sans attendre. Je lui expliquai que je m’étais laissée surprendre par le mauvais temps. Il n’en fallut guère davantage pour l’entendre se plaindre et s’inquiéter des pluies inhabituelles, des violents orages et de la mer démontée. Le vent était coutumier, mais le Soleil résistait toujours aux attaques. Cela faisait bien dix ans qu’une telle tempête ne s’était pas abattue sur la contrée. Il mettait ce changement climatique sur le dos de la guerre, des Tenshins et des Assens. Trop de mauvaises choses déclenchées par les hommes provoquaient de mauvaises choses en réponse de la nature. Il en allait ainsi depuis toujours. 
Je payai rapidement mes affaires, lui abandonnai ma robe de soie en piteux état et quittai promptement l’échoppe, peu encline à converser de la guerre et du climat. Je m’armai de courage, m’enveloppai dans la pèlerine en mouflon et dissimulai autant que possible mes cheveux ou plutôt l’absence de cheveux. J’achetai du pain, du fromage et une gourde de vin, ainsi que des biscuits secs que j’enveloppai dans une étoffe et gardai sous le bras, puis je me rendis rapidement chez le guérisseur que m’avait indiqué la serveuse. 
Le cabinet portait l’enseigne de la feuille de pampre et du ciseau. Je poussai la porte et me retrouvai dans un vestibule propre, mais sombre et peu accueillant. Sur le porte-manteau, je reconnus la pèlerine de Seïs. Je m’enfonçai dans un couloir assombri, éclairé de quelques flammèches suspendues au mur. Des portraits de famille les entouraient. Tous guérisseurs de père en fils. Ils arboraient des vêtements élégants et studieux et ils étaient tous assis derrière une étude sur laquelle reposaient des tas de fioles et d’instruments étranges. 
Je croisai une dame au bout du couloir, une vieille femme aux cheveux gris et au visage parcheminé. Ses petits yeux étroits m’inspectèrent de la tête aux pieds. Lorsque je me renseignai, elle m’indiqua le cabinet en pointant une porte en chêne du bout de son doigt. Je m’y rendis aussitôt et cognai contre le vantail. Une voix gutturale me répondit et m’autorisa à entrer. Je poussai la porte et découvris Seïs assis sur un canapé, le visage verrouillé, quoique tendu, tandis qu’un homme était penché au-dessus de son œil avec une loupe en guise de lunettes. 
« Attendez », me dit-il. 
Je restai sans bouger sur le pas de la porte, tout à coup folle d’inquiétude. L’œil valide de Seïs rencontra le mien. La douleur le faisait transpirer, mais quelque chose dans son regard semblait ne pas vouloir lui laisser gagner du terrain. Après quelques minutes, le guérisseur recula et inspecta son travail. L’œil de Seïs était soigneusement bandé, quoiqu’une ombre rougeoyante persistât sur le tissu. 
Le guérisseur soupira. « Un jour de plus et je pouvais vous l’enlever. Mais, même comme ça, il ne vous sera plus d’aucune utilité. »
Seïs hocha la tête. Il le savait. Depuis l’instant où l’éclair d’Astrée l’avait percuté, il ne voyait plus rien de l’œil droit. Le guérisseur s’approcha d’une vaste étagère sur laquelle étaient entreposées de nombreuses fioles et coupelles de toutes sortes. Il s’empara d’une escarcelle de cuir et y fourra plusieurs plantes dont je reconnus certaines feuilles. « Pour votre fièvre », précisa-t-il. Il se tourna vers moi. « Vous connaissez les mesures, Mademoiselle ? »
J’acquiesçai. 
« Fort bien. J’ai désinfecté et bandé sa plaie à la cuisse. Pas belle à voir non plus. Il faudra changer les pansements le plus souvent possible et nettoyer régulièrement. Vous sentez-vous capable de le faire ? »
Je hochai une nouvelle fois la tête. Le guérisseur se saisit de plusieurs bandelettes qu’il me tendit avec l’escarcelle, puis il se tourna vers Seïs. « Je ne sais pas exactement dans quel pétrin vous vous êtes fourré, mais soyez prudent. Ne négligez pas vos soins. Je ne donne pas cher de votre peau si vous laissez votre œil s’infecter de nouveau. »
Seïs inclina la tête. « Je vous remercie. » Il sortit de sa poche de pantalon une bourse de cuir, dont il dénoua les fils, et tendit quelques pièces d’or du Ponant au guérisseur. Celui-ci les prit, les examina, la bouche pincée, puis les fourra dans un tiroir de son secrétaire. « De l’or, c’est de l’or, qu’importe d’où il vient », déclara-t-il. 
Seïs ne put qu’acquiescer à une remarque qu’il aurait lui-même pu formuler. Il remercia une fois encore le guérisseur, puis m’entraîna dans le couloir. Il prit au passage sa pèlerine qu’il jeta nonchalamment sur ses épaules et dissimula son visage sous le capuchon. « Ne perdons plus de temps. » 
Nous sortîmes dans la rue. Le ciel était toujours aussi bas et morose. Seïs prit les rênes d’Elfinn, puis à pied, nous nous rendîmes jusqu’aux appontements. Avec ma robe noire et les capuches qui dissimulaient nos visages, nous passions désormais inaperçus. Nous retrouvâmes Lestan et Rayne aux abords d’un trois-mâts. Je tendis à Rayne du pain et du fromage dont il se saisit avec un sourire affamé. 
« Celui-ci est prêt à nous emmener, nous informa Lestan, mais j’ai dû montrer le laissez-passer du garçon. Il part demain matin. »
Seïs renifla bruyamment et une ride se creusa sur son front. « Ils vont prévenir les hommes de Noterre, c’est pas bon ça. 
— Je n’avais pas le choix. Le voyage est trop cher. Du reste, si Noterre avait voulu nous empêcher de partir, il l’aurait déjà fait.
— Mon oncle a dit que peu importe où je suis, il me retrouverait toujours », murmura Rayne.
Le regard de son père tomba sur lui comme une chape de plomb. Rayne ne baissa pas la tête, pas plus qu’il n’accorda son attention à son père. Il engloutit un morceau de pain et le mâchouilla de bon appétit. 
Seïs pinça les lèvres, observa autour de lui. « Je ne sens plus cette chose.
— Moi non plus, depuis qu’on est entrés en ville, assura Lestan.
— Il ne veut pas être vu, mais il ne doit pas être bien loin. 
— Au moins, une fois en mer, il ne nous suivra plus », remarquai-je à mon tour.
L’inquiétude effleura le visage de Seïs. « Allons à l’auberge. En espérant qu’ils ne soient pas trop regardants sur la monnaie. » 
Nous nous engouffrâmes dans l’une des auberges les plus malfamées et les plus sordides du port d’Assoë. Des marins de tous bords, des marchands peu scrupuleux et des pêcheurs désireux d’oublier leur journée prenaient un plaisir consommé à s’enivrer et à se chercher querelle. Seïs prit une chambre et, en effet, le tenancier ne regarda pas à la monnaie. Par ici, ils devaient en voir de toutes sortes. J’avais entendu dans les rues des dialectes méconnus et j’avais aperçu quelques autochtones, reconnaissables à leurs yeux aux couleurs étranges ou à leur peau. La Principauté de Noterre ne faisait pas fuir les marchands étrangers. Qu’importe d’où venait la monnaie, comme disait le guérisseur. Surtout en temps de guerre. 
La chambre était petite et mal agencée. Seuls un grand lit et une coiffeuse avec un miroir ébréché tenaient lieu de mobilier. Seïs jeta le couvre-lit et les oreillers sur le sol. « Va falloir se tasser pour la nuit », déclara-t-il. 
Rayne ramassa la couverture et l’étendit sur le plancher près de la coiffeuse. Lestan s’approcha de la fenêtre et jeta un coup d’œil à la rue. Le quartier était aussi douteux que l’auberge que nous avions choisie, sur les conseils de Seïs. Personne n’était revenu sur sa pertinence. Il était préférable de rester au milieu de gens qui se moquaient bien de savoir qui était à côté d’eux. Dehors, des marins chantaient à tue-tête un chant égrillard, d’autres, en raison du bruit et des cris, devaient se battre au coin de la rue. Je m’assis aux bords du lit, puis retirai mes chaussures. Lâchant un profond soupir, je regardai le plafond strié de nœuds. J’entendis Rayne s’étendre sur la couverture avant de  s’emmitoufler dans son manteau. Il ne mit que quelques minutes à trouver le sommeil. Je l’enviais. Pour ma part, je savais que je mettrais du temps. Lestan s’approcha de moi et me demanda si tout allait bien.
« Vu les circonstances, je n’ai pas à me plaindre. » 
Je surpris le regard irrité de Seïs tandis qu’il s’allumait une cigarette. Lestan s’accroupit près de moi et posa sa main sur mon genou. Je soupçonnai qu’il le fit exprès. « Une fois en sécurité, je vous raconterai tout ce que vous devez savoir. 
— Ce que je dois savoir », répétai-je machinalement.
Il eut un petit sourire en coin. « Il est souvent préférable que certaines choses demeurent dans l’ombre. 
— Pour qui ? objecta Seïs d’une voix vive. 
— Pour ceux qui connaissent les conséquences de la moindre parole malencontreuse. Certaines choses doivent demeurer secrètes pour le bien du commun. 
— Le bien des Anciens. Vous n’agissez que dans ce but. Vous n’en avez rien à cirer des Assens qui sont partis se battre à l’Ouest. Vous n’avez rien fait pour l’empêcher, pas plus que vous n’avez pu sauver Naïs. 
— Vous ignorez tout de mon peuple. Ne portez pas de jugement hâtif. 
— Je juge sur les actes. Je vous ai vu à Mantaore. C’était vous. Tenir parlotte pendant des jours pour finalement aboutir à ça. Les Anciens n’ont pas plus de pouvoir qu’un grain de sable dans une bourrasque. Naïs apprendrait aussi bien sans vous.
— Et qui lui enseignera ? Vous, sans doute ? Vos dons sont à l’opposé des siens. Les vôtres sont une aberration de la nature. »
Seïs serra le poing si fort que ses jointures blanchirent. 
« Ça suffit ! coupai-je. Nous sommes tous fatigués. Il est préférable de dormir. Cette conversation ne mène nulle part. »
Sans ciller, Lestan se redressa et se dirigea vers la couverture. Il s’allongea aux côtés de Rayne et se couvrit de son manteau en silence, mais non sans avoir jeté un regard ambivalent dans ma direction. Seïs pesta dans sa barbe, recracha une volute de fumée, qui flotta au-dessus du lit, puis il éteignit son mégot dans un hanap en métal qui trônait sur une console, avant de souffler la bougie. L’obscurité me goba tout entière. Seul un rayon fébrile des lumières de la ville perça le rideau. Je levai les yeux et fixai à nouveau le plafond. Je sentis Seïs s’étendre sur le matelas de plumes, puis se tourner sur le flanc. Je soupirai à nouveau avant de l’imiter. La pèlerine me tenait suffisamment chaud, mais cette sensation de froid demeurait à l’intérieur de mes os. Depuis que j’étais tombée dans l’Ollen avec les Astories, le froid me rongeait de l’intérieur, comme de l’acide. Comme s’ils souhaitaient se venger des abymes dans lesquels je les avais plongés. Comme si, dorénavant, j’étais liée à eux d’une façon étrange. 
Je fus réveillée en sursaut durant la nuit. J’ouvris les yeux. Le silence était pesant dans la pièce. Seïs avait disparu. Je me redressai sur le matelas d’un bond. L’endroit où dormait Lestan était également vide. Rayne sommeillait paisiblement, blotti contre le mur. Je me relevai en silence et fonçai vers la fenêtre. La rue était toujours aussi animée que plus tôt dans la soirée. Les bougies battues par les vents créaient des clairs-obscurs sur les pavés et rendaient l’atmosphère singulièrement étouffante. Les marins braillaient ou cuvaient leur vin. Mais pas de trace de Seïs ou de Lestan. J’enfilai rapidement mes chaussures, jetai un coup d’œil sur Rayne assoupi, puis me précipitai dans le couloir, après avoir pris soin de refermer la porte. Je m’emmitouflai dans la pèlerine, rabattis la capuche sur ma tête et traversai la pièce principale de l’auberge à toute allure, sans pour autant paraître suspecte. Une fois dans la rue, une petite bruine m’accueillit, accompagnée d’un vent glacial. L’air sentait la mer et la tempête. Je regardai à droite et à gauche, sans rien déceler de leur présence. Un mauvais pressentiment m’envahit et je tâtai Loteth dissimulée sous les plis de ma pèlerine. La tête baissée pour éviter de me faire remarquer, je m’engageai dans la ruelle. Quelques marins peu pudiques me sifflèrent tandis que je pressai le pas. Je tentai de rester calme et me concentrai tant bien que mal sur les deux hommes. Mes sens s’étaient considérablement accrus, néanmoins, je ne savais pas encore les utiliser de manière efficace. J’essayai de me concentrer sur mon odorat. L’odeur de Seïs était chaude, masculine, un peu sucrée. Je humai l’air à pleins poumons à sa recherche, mais je ne sentis rien. L’atmosphère était humide et glaciale. Je soufflai un grand coup, m’arrêtai au milieu d’une ruelle, avec une bougie vacillante pour toute lumière, et me concentrai. Je ne flairai pas son odeur, mais plutôt sa présence, comme un crayon de lumière dans la pénombre. Son parfum d’immortalité répondait au mien. Il était identique. Je pris sur la droite et m’élançai dans la rue jusqu’aux frontières de la ville. 
Devant moi, les amas de pins tortueux s’entassaient dans l’obscurité, noués les uns aux autres dans un véritable écheveau de branches et d’épines. Je dégainai Loteth et la tins dans ma main moite, tandis que j’avançai parmi les broussailles. La brume s’était de nouveau levée et, à mesure que je m’enfonçai dans la forêt, la pluie redoubla de vigueur. Je fus trempée en quelques minutes. L’orage planait de nouveau et des éclairs bleus déchiraient le ciel. Un bruit résonna sur mes arrières. Je fis volte-face et je crus déceler une ombre. Elle disparut trop vite pour que je puisse en saisir les contours. Je me demandais si ce n’était pas le fruit de mon imagination. Un début de peur se tailla un chemin en moi. Je serrai Loteth entre mes doigts pour tenter de me rassurer. Le contact des bandes de soie sur ma peau avait quelque chose de concret et me rattachait à la réalité. Je pris une profonde inspiration et m’engouffrai lentement dans la forêt, sur les traces de Lestan. Son odeur immortelle s’accentuait doucement par ici. 
Un éclair trancha les ténèbres et la silhouette se dessina soudain dans la pénombre. Je sursautai et faillis échapper un cri de stupeur. Une main se plaqua brusquement contre ma bouche et m’obligea à me terrer derrière les broussailles. Je ne cherchai pas à me défendre. Je reconnus son odeur mi-humaine mi-immortelle. Je tournai la tête vers Seïs qui, un doigt en travers des lèvres, m’intima au silence. J’opinai et vis briller la lame de Trompe-la-mort dans sa main. Il me fit signe de le suivre. À croupetons, nous longeâmes une rangée d’arbres tordus. Au travers des branchages, j’essayai de discerner la silhouette que j’avais aperçue un instant plus tôt. Elle bougeait trop vite. 
Par inadvertance, j’écrasai une branche sous mon talon. Aussitôt, un bruit de course résonna près de nous. Seïs fit volte-face et se jeta sur moi. Nous tombâmes à terre au milieu des racines tandis qu’une ombre passait au-dessus de nous. Seïs se redressa et brandit Trompe-la-mort. D’une main, il essuya son visage trempé par la pluie. Son pansement était gonflé d’eau. Je me relevai à genoux et observai au travers des branches, mais je ne distinguai rien. 
« Où est Lestan ? » murmurai-je.
Il pointa Trompe-la-mort en direction du nord. « Il le rabat vers ici. 
— Qu’est-ce que c’est ? »
Il haussa les épaules. Il n’en savait rien. Il tourna les talons au moment où l’ombre le frôla. Il se baissa et évita de peu une lueur blanche que j’eus tout juste le temps d’entrevoir. Je songeai qu’un être-humain normal ne l’aurait pas soupçonnée. Les doigts de Seïs se crispèrent, puis s’assouplirent sur le manche de Trompe-la-mort en ne distinguant plus rien. Il me fit signe de me redresser lentement. Son œil gauche brilla, attentif au moindre mouvement alentour. Je me relevai prudemment, mais à peine fus-je debout, que je sentis quelque chose me heurter si fort dans la poitrine que ma respiration fut coupée nette. Seïs leva son arme au moment où je basculai en arrière et l’abattit si vite que je ne discernai qu’un éclat argenté. La chose poussa un hurlement guttural, puis s’effondra dans les broussailles. Je me relevai en tâtant ma poitrine, mais mis à part des difficultés à respirer, je n’étais pas blessée. Je m’approchai à pas circonspects de la forme qui gisait sur le sol, puis reculai aussi sec. 
« Mais qu’est-ce que c’est ? » m’exclamai-je en serrant Loteth. 
Je regardai Seïs qui passait sa langue sur sa lèvre inférieure. 
« Y en a un autre ! » entendis-je Lestan crier tout à coup. 
Seïs se dissimula aussitôt derrière un tronc d’arbre, le regard tendu vers le nord. Je m’aplatis au sol, près de la forme immonde qui gisait, morte, dans les buissons. On aurait dit un chien croisé avec un taureau et un cerf. Sa gueule ouverte affichait des crocs si impressionnants qu’ils m’auraient coupée en deux comme un cure-dent, aussi bien que ses andouillers, immenses et plus tranchants qu’un couteau. Le reste de son corps, massif et noir comme la nuit, lui permettait de se faufiler sans crainte qu’on le voie. 
Je sentis Lestan bouger dans l’obscurité. Il rabattait la chose vers nous. Seïs m’indiqua d’un geste de rester immobile. J’obéis et me figeai. 
« Naïs ! »
La peur noua mes tripes. Mon sang ne fit qu’un tour. Je me relevai d’un bond et pivotai vers Rayne qui se tenait aux abords de la forêt. La chose le vit. Seïs aussi. La pluie cingla mon visage lorsque je me mis à courir. Seïs pesta et l’air se matérialisa autour de moi. 
« Rayne, cours ! » lui criai-je. 
Le gamin me regarda approcher d’un air estomaqué durant une seconde, puis il ne chercha pas à comprendre. Il tourna les talons et se précipita vers les lumières de la ville. La chose le prit en chasse. Lestan fut le plus rapide d’entre nous. Il fut sur Rayne en quelques instants et se mit en barrière entre lui et cette chose. Mais elle ne l’atteignit jamais. Seïs bondit sur un arbre, se souleva grâce à une immense bulle d’air qui se matérialisa sous les gouttes de pluie, et bondit sur la chose. Lorsqu’il atterrit sur le sol, la bête fonça sur lui en poussant un cri rauque. Trompe-la-mort brilla dans les ténèbres et la frappa, tel un éclair blanc, lumineux et si violent que l’animal s’envola et heurta brutalement un tronc. Je ne la regardai pas et me précipitai sur Rayne qui me sauta dans les bras. Il enfouit son visage dans mes jupons. Il respirait fort, mais il ne pleurait pas. 
« Nom de Dieu, mais qu’est-ce que c’est que ça ? » m’exclamai-je à nouveau.
Lestan s’approcha tandis que Seïs essuyait sa lame sur son bracelet de cuir. 
« Ce sont des Tenaïas, nous apprit Lestan en jetant un coup d’œil sur le corps inerte de cette chose. D’habitude, ce sont des créatures sauvages qui n’obéissent à aucun maître. Il n’y en a pas ici. Je n’en avais rencontré que sur Ulutil il y a longtemps. Je pensais que cette race avait disparu. Les Ulutiens les ont chassés pour leur fourrure ou parce qu’ils causaient trop de dégâts parmi les troupeaux. C’est étrange.
— Ces bestioles répondaient à un maître. Elles ne sont pas venues ici toutes seules, remarqua Seïs. 
— Mais qui ? demandai-je. Les Tenshins ne peuvent pas réagir aussi vite, n’est-ce pas ? Ils ne savent pas. »
Seïs haussa les épaules. « Je l’ignore. 
— Les Tenshins sentent le pouvoir des Astories. Si des fluctuations ont perturbé le courant de leur pouvoir, il est possible qu’ils sachent qu’un problème est survenu.
— Mais pas qui en est l’auteur, rétorqua Seïs.
— C’est à toi de le dire. C’est toi le Tenshin », renchérit Lestan.
Seïs grimaça et ravala un juron. 
« Ils n’ont pas pu lire tes pensées, n’est-ce pas ? » l’interrogeai-je.
Il m’adressa un coup d’œil glacial, puis remit Trompe-la-mort au fourreau sans répondre à ma question. « Rentrons. Demain, nous ne serons plus là. Ça n’a plus tellement d’importance. »
Je pris la main de Rayne dans la mienne et nous retournâmes à l’auberge. Rayne se roula en boule dans son manteau sitôt dans la chambre et se terra contre le mur. Il était effrayé, mais il tentait de ne pas le montrer. Lestan se coucha à ses côtés, un bras sous la nuque, et fixa le plafond un bon moment. Seïs s’assit sur le rebord de la fenêtre et, cigarette aux lèvres, observa la rue le reste de la nuit. Je ne dormis pas davantage. Une boule d’angoisse obstruait ma gorge et m’empêchait de respirer. Ces animaux, si tant est que nous puissions les nommer ainsi, n’étaient pas là par hasard. Pourquoi nous chasser ? Qui les avait envoyés ? 
La nuit fut à la fois courte et effroyablement longue. Lorsque les rayons de soleil firent leur apparition, je me redressai et m’adossai contre le cadre du lit. Seïs tourna la tête vers moi, son pansement sombre en droite ligne. Il écrasa une énième cigarette dans le hanap posé devant lui, puis se redressa en roulant des épaules pour les étirer. Lestan se releva au même moment, comme s’il n’attendait qu’un mouvement de notre part. Il posa la main sur l’épaule de Rayne, qui ouvrit péniblement les yeux, en bâillant. Il s’assit, nous regarda attentivement, puis soupira. Le confort du palais de Gala-teth devait lui manquer. 
« Il est temps d’y aller », souffla Seïs en attrapant son manteau. 
Il l’enfila, rabattit le capuchon sur son visage, puis ouvrit la porte sur le couloir. Nous l’imitâmes. Rayne se rapprocha de moi et nous descendîmes ensemble l’escalier. La pièce principale était déjà peuplée des habitués de l’auberge. Seïs commanda de quoi manger, mais nous ne déjeunâmes pas sur place. Il fourra du pain tartiné de confiture entre les mains de Rayne, puis nous entraîna dans la rue. Assoë était plus calme que la veille et se réveillait tout juste. L’atmosphère était encore engourdie de sommeil. Il ne pleuvait plus. L’air demeurait cependant froid, mais il était moins humide que les jours précédents. 
Nous nous dirigeâmes vers le port. Les marins étaient déjà à pied d’œuvre. Notre vaisseau se préparait au départ. Sur la passerelle, Lestan montra le laissez-passer de Noterre en dépit du désaccord de Seïs. Le capitaine du navire parut satisfait et nous laissa monter sans rechigner. Nous révélions à Noterre où nous nous rendions, mais l’essentiel était de quitter Asclépion le plus tôt possible, qu’importait Malchen. Je ne le croyais pas capable de… je le croyais capable de bien des choses pour parvenir à ses fins, mais pas de nous laisser nous enfuir pour ensuite nous nuire. Peut-être étais-je dans l’erreur. Seïs le croyait. Il ne lui accordait aucune confiance. Je crois qu’il n’avait plus confiance en grand-monde, même en moi. 
Le Cabestan était un solide trois-mâts d’environ cinquante mètres de long. Je notai une vingtaine de canons sur le pont. Une cinquantaine de bonshommes s’agitaient entre la proue et la poupe et autant se démenaient en dessous. Peu de femmes à bord. Elles n’étaient guère les bienvenues, ici comme ailleurs, car les longs moments en mer pouvaient susciter des troubles parmi les hommes. Seïs me conseilla de garder mon capuchon sur la tête de sorte qu’ils ne voient pas tout de suite mon visage. Il murmura qu’ils auraient bien le temps de m’admirer une fois en mer, cependant, le ton qu’il employa ressemblait davantage à une phrase prosaïque, jetée au vent. Le capitaine nous conduisit lui-même à nos quartiers, tandis qu’Elfinn rechignait à descendre à la cale. 
Nous eûmes droit à une chambre relativement spacieuse avec un lit, deux couchettes, ainsi qu’à un petit coin à l’abri des regards afin de procéder à nos ablutions. L’heure des repas était à midi pétant et dix-neuf heures. Nous étions conviés à la table du capitaine. Des gens recommandés par le Prince lui-même valaient au moins ce privilège. Seïs fit la grimace, mais se garda de broncher. La table du capitaine présageait au moins de la bonne nourriture tout au long de la traversée et un moyen de garder un œil sur l’équipage. 
Les grands yeux dorés de Rayne ne cessèrent d’examiner le bâtiment de la proue à la poupe, sous toutes les coutures. Il semblait fasciné, excité et vaguement nerveux à l’idée de partir. La mer semblait exercer sur lui un attrait féérique. Dès que nous fûmes dans notre cabine, il passa son temps, les genoux sur le lit, le nez collé au hublot. Son silence commençait à m’inquiéter, bien que ces derniers jours auraient effrayé plus d’un adulte courageux. 
Seïs jeta sa pèlerine sur le lit et déposa Trompe-la-mort sur la courtepointe. Les coudes sur les genoux, il fixa le sol d’un air pensif, puis s’essuya la bouche et regarda Lestan qui, à son tour, s’était assis sur la seconde couchette. Les deux hommes se faisaient face et je me sentais tout à coup de trop.
« Tu n’es pas obligé de venir avec nous », déclara Seïs.
Lestan haussa les épaules. « Je ne le suis pas, mais j’ai une dette à l’égard de Naïs. »
Seïs lâcha un ricanement corrosif. « Laquelle ? Celle pour l’avoir laissée crever ou celle pour t’avoir délivré de Noterre ? 
— Seïs ! Tais-toi », l’interrompis-je sèchement.
Il m’adressa un coup d’œil aussi mordant que son rire, puis se releva. Il sortit de la cabine en claquant la porte, Trompe-la-mort à la main. Rayne me regardait ; il esquissa une petite moue, puis détourna la tête vers le hublot. 
« Je suis désolé, Naïs, murmura Lestan.
— Ce n’est pas grave. Ça lui passera. Il est juste en colère contre moi. »
Lestan recula sur sa couchette et s’adossa à la paroi. « Les Astories provoquent des effets étranges sur les hommes. Je ne suis pas certain qu’il contrôle ses émotions.
— Il les contrôle, j’en suis sûre. »
Lestan paraissait sceptique. 
« Vous pouvez rester avec Rayne ? »
Il hocha la tête. « Nous ne bougeons pas d’ici. Allez-y. »
Rayne me regarda sortir en fronçant les sourcils, tandis que Lestan se laissait glisser sur la couchette. 
Le couloir tanguait légèrement lorsque je remontai des entrailles du navire. Le Cabestan quittait le port. Une fois sur le pont, j’aperçus les quais s’éloigner lentement dans une brume matinale opalescente. Les hommes d’équipage couraient dans tous les sens. Je me fis aussi minuscule que possible, en avançant en direction de la proue du vaisseau. La silhouette de Seïs se découpait contre la rambarde. Des volutes de fumée jouaient autour de son visage. Trompe-la-mort était suspendue à sa ceinture, aussi inoffensive qu’un loup en sommeil. Je m’accoudai à la rampe à ses côtés et regardai les digues du port s’ouvrir devant nous. Le phare balayait la pointe de la baie de longs faisceaux dorés. Les vagues s’écrasaient contre les brise-lames et les embruns venaient fouetter mon visage. Je me retournai vers Assoë. Les maisons s’amenuisaient lentement à mesure que nous progressions. Des pans de brume grignotaient les contours de la ville. Asclépion s’éloignait. Mon cœur se mit à battre la chamade. 
« Asclépion », murmurai-je.
Seïs tourna la tête vers moi et me scruta de son œil valide. 
À peine les digues franchies, le capitaine ordonna de déployer les voiles. Aussitôt, les étoffes opalines déferlèrent le long des mâts et se gonflèrent dans le vent. Le navire prit de la vitesse et heurta violemment la houle. L’océan s’ouvrait devant nous. Les mains nouées autour de la rambarde, je contemplais les rivages de mon pays natal. Les larmes me montèrent aux yeux et me brouillèrent la vue. Je ne parvins pas à les retenir. Je songeai à Fer que nous abandonnions derrière nous. À Point-de-Jour laissé à l’état de décombres. À Roric, quelque part là-bas, en train de mener sa guerre. 
Les doigts de Seïs effleurèrent mon visage et essuyèrent mes joues baignées de larmes. 
« Ça ne sert à rien de pleurer. Asclépion ne disparaît pas. C’est seulement nous qui partons. 
— Mais pour combien de temps ?
— Le temps n’a pas d’importance. »
Son regard se tourna de nouveau vers l’océan. Toujours plus loin, comme autrefois, lorsqu’à table, il regardait, par la fenêtre, les bois de Shore-Ker, et toujours plus loin son regard semblait se porter, au-delà des montagnes, des fleuves et des mers. Quelque part, peut-être, dans le passé. Je serrai le poing, soudain effrayée. Le regard de Seïs avait changé. Il semblait à la fois plus triste et plus froid. Quelque chose paraissait s’être brisé en lui. Était-ce la faute des Astories ou bien la mienne ?
« Où allons-nous maintenant ?
— Le navire mouille à Mitaë, à l’est d’Ulutil, me répondit-il.
— Dans combien de temps y serons-nous ? »
Seïs se lécha les lèvres. « Trois mois. »
Je me retournai et laissai ma tête retomber contre mes bras. « Autant de temps ! soupirai-je. 
— Tu t’attendais à quoi ? »
Son ton me fit sursauter. 
« Combien de temps encore comptes-tu m’en vouloir ? lui demandai-je à voix basse.
— Je ne t’en veux pas.
— Il t’est arrivé de te montrer bien meilleur menteur. »
Je secouai la tête, puis descendis la volée de marches qui conduisait au pont. Seïs me jeta un bref coup d’œil, puis son regard submergea de nouveau l’océan. 
La première journée fut aussi longue que si j’avais passé mille ans entre quatre murs. Dans trois mois, que resterait-il de moi ? Rayne se tenait tranquille, le visage collé au hublot ou assoupi sur sa couchette. Je pensais qu’il faudrait lui trouver une occupation durant notre traversée et, peut-être, lui donner une instruction. Je ne pouvais pas le laisser aller à vau-l’eau. Néanmoins, pour le moment, je ne parvenais pas à réfléchir. J’étais morte de fatigue sans avoir l’envie de fermer les yeux. Ma vie était devenue un épouvantable enfer. L’Autre Côté me paraissait presque paisible en comparaison. Qu’allions-nous devenir une fois en Ulutil ? 
« Lestan, quel âge avez-vous ? » demandai-je, allongée sur le lit, les bras croisés sous la nuque.
Il tourna la tête vers moi et m’examina avant de pousser un long soupir. « Je ne m’en souviens plus.
— Quel est votre plus vieux souvenir dans ce cas ? »
Il garda le silence, puis son regard se posa de nouveau sur le plafond. « Le royaume que j’ai servi.
— Quel était-il ? La monarchie de Gange ? »
Un rire lui échappa. « Non, à l’époque de Gange, j’étais déjà vieux. Le royaume dont je vous parle était… hum… différent de ce que nous connaissons aujourd’hui. Je pense qu’il vous aurait plu. 
— Ah, qu’est-ce qui vous le fait croire ? »
Il passa son doigt sur la cicatrice qui tranchait son sourcil. « Une intuition.
— Comment êtes-vous mort, Lestan, la toute première fois ? »
J’aperçus la ligne de ses sourcils se froncer. « Ce ne sont pas des souvenirs que l’on aime se rappeler. Cela fait partie des choses à oublier.
— Y êtes-vous parvenu ?
— Non. Je crains que non. »
Je me relevai sur un coude et l’observai. La question brûlait mes lèvres. Il fallait que je la pose. « Malchen a dit… il m’a dit que vous auriez pu battre Kal… »
La porte s’ouvrit brutalement et Seïs entra avec le peu de discrétion qui le caractérisait. Il fronça les sourcils lorsqu’il nous découvrit en pleine conversation, puis fit mine de s’en désintéresser. Il posa un livre à côté de Rayne, puis vint s’asseoir près de moi. Je me redressai et m’approchai de lui. Le pansement de son œil était vilain, taché de sang et de poussière. Je tirai vers moi l’une des sacoches et m’assis à ses côtés. 
« Il est temps que je change ton pansement. 
— Ça peut attendre.
— Tu as entendu ce que le guérisseur t’a assuré. Ne fais pas ta mauvaise tête. 
— J’ai dit que ça pouvait attendre. »
Il se releva et quitta la pièce aussi sèchement qu’il était entré. Lestan regarda la porte d’un air aussi surpris qu’une enclume. 
« Les Tenshins vivent mal la séparation avec les Astories. Il lui faudra un certain temps pour s’y accoutumer, s’il y parvient.
— Et s’il n’y parvient pas ? »
Il haussa les épaules. « Je n’en sais rien. J’imagine que tout dépend de sa force de caractère et de sa volonté. C’est à lui d’apprendre à se dominer. »
J’éclatai d’un rire sans joie. « Seïs n’a jamais su se dominer. 
— Les hommes changent. Parfois, ils n’ont pas le choix. 
— Vous n’aimez pas les Tenshins, n’est-ce pas ? »
Il se redressa et s’adossa à la cloison, un genou replié. « Je ne les déteste pas, pas plus que je les apprécie. Leur sort m’indiffère tant qu’ils n’entravent pas la vie des Assens. Malheureusement, tout change. 
— Pourquoi n’avoir rien fait ? Pourquoi ne pas avoir empêché Noterre de se servir des Assens ? »
Il eut un sourire en coin. Un sourire d’une incroyable malice. 
« Vous l’avez laissé faire ? »
Il haussa les épaules sans répondre. 
« Je ne suis plus certaine de bien comprendre. Je croyais les Anciens alliés aux Tenshins.
— Les Anciens ne sont alliés de personne. Ils ne se mêlent pas de la vie du monde. Les terres, les peuplades doivent tourner sans eux. Naïs, comme en politique, certaines choses ne peuvent s’accomplir à la lumière du jour. Officiellement, les Anciens ne tolèrent ni la guerre, ni les actes de Noterre, pas plus que ceux des Tenshins. Officieusement, nous n’interférons pas dans le choix des nôtres. S’ils veulent s’allier à Noterre pour de quelconques raisons, qu’elles soient obscures ou parfaitement compréhensibles, cela ne tient qu’à eux de se faire décapiter ou non sur un champ de bataille. Ils sont libres de leur décision.
— L’Astolia n’est qu’un mythe ?
— Non, elle existe bel et bien. Tuer un Assen est difficile, mais pas impossible. Seuls les Anciens ont ce pouvoir, mais nous n’aspirons que très peu à l’exercer. Nous n’en voyons guère l’utilité. La plupart du temps, les Immortels se tiennent tranquilles. On n’entend jamais parler d’eux ; on ne sait pas où ils se terrent. Ceux d’Asclépion ont eu maille à partir avec les Tenshins. Soit ! Ils ne sont qu’une minorité sur la terre. Nous avons décidé de les laisser agir à leur guise. Tôt ou tard, la guerre s’achèvera. Au pire des cas, ils quitteront le pays. Je ne suis pas inquiet. Voilà des millénaires que les Assens gravitent autour des hommes sans que ceux-là ne le sachent vraiment. La Confrérie d’Al-Mathan n’est pas celle que vous imaginez, Seïs et vous. Elle n’est que ce que nous souhaitons montrer. Moins les gens en savent et mieux nous nous portons. Il en est ainsi depuis des temps immémoriaux. Je vous l’enseignerai. Nous avons tout le temps d’ici à Mitaë. »
Je m’assis à mon tour et examinai le visage de l’Ancien. « Lestan, est-ce votre vrai nom ? »
Un sourire amusé étira ses lèvres. « À votre avis ? »
Je secouai la tête. 
« J’ai eu des milliers de noms, m’avoua-t-il.
— Mais on n’oublie pas le premier, n’est-ce pas ? Quel est-il ? »
Il caressa le chaume doré de ses joues. Son regard croisa le mien, puis un sourire mâtiné étira de nouveau ses lèvres.
Les premières semaines se déroulèrent sans heurt, sinon un profond ennui. Rayne s’occupait en lisant les livres du capitaine Montagne et en écrivant des lignes de texte qu’il ne laissait voir à personne. Lestan pratiquait, en ma compagnie, ses exercices quotidiens. Les hommes de l’équipage s’amusaient de nos démonstrations. Celles-ci consistaient essentiellement à acquérir l’art de respirer. La respiration était la clé d’une grande maîtrise qui permettait de dominer sa force et ses dons. Pour en acquérir une parfaite connaissance, il m’enseignait des postures de méditation, parfois immobiles, parfois en mouvement. J’avais l’impression d’apprendre une nouvelle danse où la grâce était le mot d’ordre. Les Assens semblaient dépourvus de squelette ; ils se pliaient de telle manière que, s’ils ne prenaient pas garde à leur façon de se mouvoir, il était facile de les prendre pour des monstres. Lestan m’encouragea à la prudence lorsque nous pratiquions ces exercices à la proue du vaisseau. Rayne venait souvent assister à nos entraînements et, parfois, il tentait de les reproduire. Son corps chétif était aussi souple que celui d’un Assen et il y parvenait sans mal, quoiqu’avec un brin de maladresse qui le rendait attendrissant. Seïs se tenait toujours à distance et, le plus clair de son temps, il m’évitait avec soin. Il parlait peu et ne dormait pas beaucoup. Lors des dîners en compagnie du capitaine, Lestan portait la conversation à lui tout seul. C’était un excellent bonimenteur. Il brodait des histoires comme d’autres pratiquent la couture. J’imaginais que c’était le lot quotidien des gens comme lui et qu’un jour, bientôt sans doute, je devrais m’y plier à mon tour. 
La vie à bord était, somme toute, assez routinière. Depuis que nous avions quitté les rivages d’Asclépion, l’océan s’était apaisé et nous voguions désormais sur une mer bleue, calme et limpide, sous un Soleil de plus en plus présent et chaleureux. Nous abandonnions les pluies torrentielles de la Principauté et certainement les créatures qui nous traquaient. Nous tentions de nous occuper tant bien que mal. Les hommes d’équipage se montraient assez grivois à mon égard, mais la présence de Lestan et de Seïs calmait rapidement leurs ardeurs. Du reste, je ne ressemblais pas encore vraiment à une jeune femme. Mes cheveux repoussaient tranquillement et le duvet brun se rapprochait désormais presque d’une coiffure courte, quoique encore très masculine. Mes tenues vestimentaires n’arrangeaient pas la situation. Le capitaine Montagne m’avait offert une culotte courte et une chemise d’homme afin de pouvoir errer sur le navire dans des vêtements plus pratiques que mes robes. Je pouvais ainsi bouger à ma guise, bondir et m’exercer sans être gênée par pléthore d’étoffes inutiles. 
Seïs ne m’avait pas laissée toucher au bandage de son œil. La première fois qu’il le changea, il nous chassa de la cabine afin de le faire lui-même. Il n’y réussit pas trop mal, bien qu’il passât son temps à le réajuster ensuite. Les tissus devaient commencer à se cicatriser, mais, comme il ne me laissait pas inspecter sa blessure, j’ignorais si les onguents que je lui confectionnais étaient d’une quelconque utilité. La plaie de sa cuisse, en revanche, était propre et en parfaite voie de guérison. Il boitillait encore légèrement, mais il ne semblait plus en souffrir. 
À la fin de la quatrième semaine, nous parvînmes en vue d’une terre. Le capitaine Montagne nous apprit qu’il s’agissait de l’Ile de Bonne, une escale obligatoire pour que ses hommes puissent se détendre et refaire le plein de vivres et de rhum. Il nous prévint que la cité de Bonne-Œil était malfamée, un véritable repaire de brigands et de coupe-gorge et que nous pouvions rester à bord si nous le souhaitions. Dans le cas contraire, il nous conseillait l’auberge de Va-le-Vent. 
À peine les amarres furent-elles lancées que Seïs était déjà descendu de la passerelle et remontait les quais, tenant Elfinn par les rênes. Je pestai entre mes dents. Lestan garda le silence, mais je devinai dans ses yeux qu’il trouvait l’idée mauvaise. Rayne demanda s’il pouvait lui aussi descendre du bâtiment. Je refusai catégoriquement. Il fit la moue, protesta et je finis par céder. À bien y réfléchir, l’atmosphère du vaisseau devenait pesante. Le quitter, ne serait-ce qu’un bref moment, ne pouvait qu’alléger les nerfs mis à rude épreuve. 
Nous débarquâmes tous les trois sur un ponton surchargé de caisses de marchandises, de marins aussi excités que saouls et de putains qui offraient leurs faveurs. Je cherchai en vain Seïs du regard au milieu des attroupements. Un goût amer tapissait ma gorge. Non, il ne pouvait pas faire ça : me tourner le dos de cette façon. Je tentai d’effacer cette idée tandis que nous remontions une longue file de bateaux. La plupart étaient des navires marchands, d’autres semblaient plus appropriés pour la piraterie, mais tous étaient lourdement armés de canons. 
En me faufilant parmi la foule, je ne comprenais pas le tiers des conversations. Les marins parlaient leur propre dialecte ; quelques putains attiraient les chalands dans le langage commun. Les filles étaient différentes des Asclépions. Leur teint était cuivré, lisse et brillant d’huile. Leurs cheveux étaient blonds pour la plus grande majorité d’entre elles. Leurs robes légères laissaient entrevoir plus qu’il n’était nécessaire pour appâter les clients. 
« Ce sont d’anciennes esclaves, chuchota Lestan tandis qu’il surprenait mon regard sur elles. Ces filles viennent toutes des marais salants de Maâthen. Leurs tribus ont été conquises voilà des siècles. Les hordes conquérantes les ont vendues aux pirates qui les ont ensuite emmenées ici pour leur bon plaisir. La population de l’île est essentiellement constituée d’immigrés. Les autochtones de l’île ont disparu quand les corsaires sont arrivés. La plupart sont tombés malades quand ils n’ont pas été tués ou réduits en esclavage. 
— Pourquoi sont-elles restées ? demanda Rayne.
— Qui les aurait emmenées ? »
Rayne hocha la tête, sans réellement comprendre pour quelles raisons ces femmes étaient parquées ici. Il regardait attentivement autour de lui, les examinant aussi bien que les marins. C’était la première fois qu’il quittait Deslire, mais je n’étais pas certaine qu’il considère cette situation comme une aventure. Lestan et moi passions beaucoup de temps en sa compagnie pour essayer de l’occuper. Je lui transmettais mes maigres connaissances sur l’herboristerie, Lestan lui parlait de l’histoire de son pays. C’était une véritable mine d’or de connaissances. Les membres de l’équipage l’avaient pris en affection et Rayne passait beaucoup de temps parmi eux. Quelques-uns lui enseignèrent les nœuds et certaines manœuvres du vaisseau. Il participa aux tâches en passant la serpillière sur le pont. Cela ne parut pas lui plaire. On lui montra les canons et les cales. Le capitaine Montagne lui fit même découvrir les portulans et les cartes du monde. En les examinant, Rayne était tout excité et n’avait cessé de poser tout un tas de questions. Dans ces moments-là, il souriait et agissait comme un enfant. En revanche, dès que son père l’approchait, il se renfrognait et on ne l’entendait plus. À mon grand soulagement, depuis que nous avions embarqué, « l’Autre » n’était pas revenu. 
La cité de Bonne-Œil était un imbroglio de maisons construites de bambous et de feuilles de palmiers. La plupart ressemblaient davantage à des cahutes qu’à de véritables habitations, mais cela semblait convenir à leurs habitants. Les rues étaient bondées. Les gens vivaient davantage dehors qu’à l’intérieur, en raison de la chaleur et de l’humidité ambiante qui rendaient l’atmosphère étouffante. Les odeurs d’alcool et de sueur se répandaient dans les ruelles. Les pluies avaient arrosé l’île récemment ; le sol était boueux, sans pavé, et mes souliers furent vite crottés. 
« Ça pue », murmura Rayne en se bouchant le nez.
Je ne pouvais lui donner tort. Les rats et les chats côtoyaient les amas d’ordures qui s’entassaient dans les recoins sombres des rues et l’ambiance avinée n’arrangeait rien au tableau. 
« On aurait peut-être dû rester à bord », ajoutai-je en jetant un coup d’œil prudent à plusieurs individus qui semblaient nous emboîter le pas. 
Lestan hocha la tête et suivit la direction qu’empruntait mon regard. Lui aussi les avait remarqués. Ils n’étaient, d’ailleurs, pas très discrets. Ils longeaient les murs et faisaient mine de discuter entre eux en s’envoyant quelques rasades de vin par intermittence. 
« Ils veulent nous détrousser », murmura Lestan à mon intention. 
Je saisis Rayne par les épaules et l’attirai contre ma hanche. Le garçon ne broncha pas et regarda autour de lui d’un œil intrigué.
« On n’a rien à nous voler, fis-je remarquer.
— Oui mais ça, ils l’ignorent. Allez à l’auberge Va-le-Vent tous les deux. Je vous y rejoins. »