Ombres - Angel Arekin - E-Book

Ombres E-Book

Angel Arekin

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Beschreibung

Les humains se sont retranchés dans des bases souterraines pour fuir les Ombres qui se nourissent de leur vitalité...

Le sang est une arme.
Celle des Ombres.
Ces créatures sans visage qui détruisent les Hommes.

Quel lien les unit à Kira ? Le seul et unique soldat capable de les anéantir afin de protéger l’espèce humaine, cloîtrée sous terre, régie par la terreur.
Seulement voilà, tout pouvoir demande des sacrifices. Et Ellis, jeune recrue, est désignée pour devenir sa nouvelle Source, celle dans laquelle il plongera sans hésitation pour se nourrir de l’énergie nécessaire pour alimenter son pouvoir... même si pour cela, il doit lui voler sa vie.

Découvrez un univers post-apocalyptique sombre qui interroge l'humanité et son intemporelle hiérarchisation des pouvoirs !

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

L'univers de Angel Arekin est très très sombre, sanglant, et tellement vaste. On y trouve une réflexion sur l'humanité plutôt pertinente et glaçante. L'écriture est fluide, imagée, détaillée, très visuelle. Certaines scènes m'ont vraiment marquée tant j'ai eu l'impression de les vivre, comme l'entraînement course poursuite dans les souts. Kira et Ellis sont des personnages qui prennent une place monstre, entre leur charisme, leur répartie et leur côté mauvais garçon/fille. Leur relation est aussi nuancée que l'est l'univers des Ombres. - Clem_YCR, Babelio

À PROPOS DE L'AUTEURE

Angel Arekin - Rédactrice depuis 3 ans dans une agence de communication, elle écrit depuis plus de 10 ans. Le Porteur de Mort, qui initie un nouveau cycle fantasy, est son premier roman.

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Ombres

ISBN : 978-2-38199-012-5

ISSN : 2431-5923

Ombres

Copyright © 2020 Éditions Plume Blanche

Copyright © Illustration couverture, Johan « Papayou » Blais

Tous droits réservés

Correction : C. Sekine

Angel Arekin

Ombres

(Roman)

« Qui baigne ses mains dans le sang les lavera dans les larmes. » 

PROVERBE ALLEMAND

À mon fils,

Quand tu seras grand, 

Et que tu pourras lire mes histoires,

Ce livre est pour toi.

Prologue

L es ombres s’étendent le long des murs noirs. Des insectes paraissent les habiller d’une tapisserie grouillante et les ronger peu à peu, comme s’ils dévoraient les restes d’un cadavre. Seul un rai fébrile de lumière traverse la fenêtre et s’écrase sur les dalles obscures qui semblent douées de vie. Comme tout ici. Je fixe ce point luminescent qui déchire les ténèbres, comme s’il représentait ma porte de sortie. Je le fixe jusqu’à en avoir mal aux yeux. Puis je déglutis. Il n’existe aucune échappatoire ici. La bâtisse est froide, vide, faussement silencieuse. 

J’ai tellement soif que ma propre salive semble asséchée et timide en glissant dans ma trachée. J’essaie de bouger les bras, mais les liens d’acier se fichent dans ma peau et m’arrachent une plainte. J’ai la tête qui tourne en admirant ce faisceau qui s’échoue sur le sol. Il a l’air de me narguer. Je lève péniblement les yeux sur le carré de ciel encore bleu, mais, déjà, les ombres le dévorent. Dans moins d’une heure, il fera nuit. À cette pensée, un frisson détestable longe ma colonne vertébrale jusque dans mes talons. La nuit, les ombres deviennent menaçantes et vivantes. Ma pomme d’Adam semble se coincer dans ma gorge. La trouille adipeuse qui s’accroche à mon estomac manque de me faire vomir de la bile. J’en ai le goût affreux sur le palais. Je bouge légèrement les poignets, comme si j’espérais encore pouvoir ôter les liens, mais les entailles profondes laissées dans ma chair me font monter les larmes aux yeux. Je me sens faible et pathétique. Je me demande ce que je fous là. Quelle connerie ai-je commise pour me fourrer dans une telle panade ? Comment m’y prendre pour m’en échapper, en partant du principe que je survive à une autre nuit… encore une. Je sais quelle sorte d’expériences elles pratiquent sur mon cerveau. Je les sens gratter dans ma tête, chaque nuit, l’une après l’autre. Au début, elles m’ont laissé sans manger jusqu’à ce que je les supplie de me donner un croûton de pain. J’ai pensé qu’une semaine s’était écoulée depuis les débuts de ma captivité, mais plus les jours ont filé, plus j’ai éprouvé des difficultés à reconnaître le jour et la nuit. Puis elles ont commencé à m’assoiffer jusqu’à ce que je supplie à nouveau pour quelques gouttes d’eau. Ma bouche était en feu. Je ne pouvais pas bouger, attaché à cette chaise, elle-même vissée au sol. Je ne pouvais que hurler la douleur. Je perdais chaque jour un peu plus de courage, de détermination, de dignité.

La troisième fois qu’elles sont venues, elles sont restées à mes côtés pour m’empêcher de dormir. J’ai cru devenir fou. Les voir tourner sans cesse autour de moi, me houspillant, me parlant, cherchant à entrer dans ma tête. Encore et encore. Jusqu’à ce que leurs voix percent, envahissent mon cerveau. J’étais tellement crevé, le menton pendant sur la poitrine, que leurs voix ressemblaient à des pics de fer perforant mes tempes. Mes paupières étaient si lourdes qu’elles ont fini par les coller pour les maintenir ouvertes. Par moments, je parvenais à isoler ma conscience dans la somnolence, mais quand elles s’en rendaient compte, elles me frappaient durement. 

Elles ont commencé à me demander mon nom, mais plus je m’obstinais à me taire, plus elles m’empêchaient de dormir. Une nuit, elles m’ont proposé : « Si tu nous réponds, tu auras le droit de dormir une heure. » 

Une heure, ça ressemblait à une nuit entière à mes yeux. Pourtant, j’ai secoué la tête. Je savais ce qu’elles essayaient de faire. Elles souhaitaient s’emparer de mon identité, pour que je l’oublie, pour qu’elles me changent. Je ne devais pas céder, c’était la seule pensée cohérente qui animait encore mon esprit.

Mon nom, c’est la définition de la personne que je suis.

Alors, elles m’ont demandé mon âge, en échange d’une demi-heure. J’ai répondu : « 26 ans », et j’ai dormi une demi-heure, mais ce fut pire ensuite, quand elles m’ont réveillé. J’avais la sensation de n’avoir fermé l’œil que depuis cinq minutes. J’étais dans un tel état que j’avais l’impression de mourir. Mon corps s’apprêtait à sombrer, mon cerveau à se déchiqueter. Elles m’ont redemandé mon prénom en me promettant deux heures de sommeil. Deux heures ! 

J’ai cligné des paupières en les regardant se mouvoir autour de moi. Je me suis léché les lèvres, avide de ce maigre moment de répit. Mon endurance avait atteint ses limites. Mes nerfs étaient à bout. Je ne parvenais plus à réfléchir à quelque chose de sensé. Je ne pensais qu’à dormir. J’en devenais obsédé. Je me sentais prêt à tout pour ça. Même à tuer. Juste pour quelques heures de sommeil. 

— Kira.

Elles ont ri. Bien sûr qu’elles ont ri. Elles avaient gagné une première bataille sur mon âme. Mon nom, c’est ce que je suis. Pas seulement mon corps ou mon âme, mais mon existence dans ce monde. Je suis Kira Dante. 

Elles sont entrées dans ma tête. J’ai lutté, mais elles ont continué jusqu’à épuisement total, jusqu’au point de rupture, au moment où toute résistance m’est devenue impossible. J’étais si usé, si fatigué que j’avais l’impression d’être un cadavre encore en vie. Une enveloppe charnelle. Un simple sac de viande qu’on pouvait bourrer de coups et manipuler à sa guise. Leurs voix se sont infiltrées en moi. Puis… elles sont entrées dans mon corps. Leur lame incandescente. Sous ma peau. Sous mon visage. Sous mes mains. Sous mon dos. Sous chaque tégument.

Ensuite… je ne me souviens que de mes propres hurlements.

I.

Les Souts

Chapitre 1 - Ellis

 

Je regarde fixement les doigts de Mansa qui cirent avec amour la lame blanche de son sabre. Ils vont et viennent inlassablement, de haut en bas, opacifiant l’acier avant de lui rendre tout son éclat. Cigarette au coin de la bouche, Mansa affiche un air concentré, ses sourcils blonds froncés sur des yeux clairs, étroits et enfoncés dans leurs orbites, offrant à son visage une allure un peu bancale et asymétrique. Il mâchouille l’embout de sa cigarette, la saisit entre son index et son majeur et, tout en projetant la fumée, il me lance d’un ton de confidence :

— Lismael a dégotté une lance Feu l’autre jour à l’Ardésia. Paraît qu’elle fait des ravages. Je suis jaloux !

— Elle crache vraiment du feu ? 

Il hausse les épaules.

— C’est ce que les rumeurs prétendent. Si elle peut réellement trancher une Ombre en deux, ça valait le coup…

— … qu’une cohorte entière meure pour la récupérer ? l’interromps-je en arquant un sourcil. 

Il pousse un soupir et lâche son chiffon sur le sol. Son arme sur les genoux, les deux mains posées à plat derrière lui sur la banquette de fortune, il observe un moment le plafond avant d’arguer : 

— Je sais pas, Ellis, si ça nous permet de buter quelques Ombres de plus, on est gagnants, non ? 

Sa voix est languide et aussi peu convaincue que s’il devait lui-même se tenir devant une Ombre sans aucun moyen de se défendre.

Je ne réponds pas. J’ignore si s’emparer d’une arme susceptible de couper une Ombre en deux vaut la peine de sacrifier vingt hommes. La lance Feu est-elle aussi exceptionnelle qu’on le prétend ou est-ce seulement une légende de plus pour nous persuader que nous avons encore les ressources nécessaires pour survivre et vaincre ? Une arme qui peut tuer une seule Ombre vaut-elle la peine qu’on meure pour elle ?

Mon regard se porte sur le fond du souterrain numéro 1, en direction des grandes portes en acier noir qui se dressent dans un entrelacs de plaques de métal et de madriers vers les hauts plafonds. Aujourd’hui, j’ai la « chance » de garder les couloirs proches de la surface. Seuls ces portes et un long escalier nous séparent de la lumière du jour et des Ombres. À Aslamine, le poste de garde est considéré comme l’un des plus dangereux, en dehors des soldats qui se rendent au grand air. Si une Ombre parvient à franchir les battants d’acier en même temps que revient une cohorte, elle peut tuer jusqu’à vingt ou trente personnes avant que nous puissions l’annihiler, et encore, si nous sommes efficaces et chanceux.

La ville souterraine d’Aslamine est subdivisée en quinze fosses, la première servant de tampon aux suivantes. Celle-ci n’a pour but que d’accueillir les soldats de la première à la cinquième légion de la cohorte Garde. Les trois fosses suivantes sont utilisées par les soldats des autres cohortes et légions, puis les sept autres servent aux basses souches de la société et aux marchands, les deux autres aux intellectuels et aux professions notables et, enfin, les deux dernières au roi et à ses seigneurs vassaux. 

Il y a moins d’un mois, une Ombre est parvenue à franchir le souterrain numéro 1 de la cité Loreila. Elle a massacré vingt-deux soldats avant de refluer vers la surface. Ils ont seulement jugulé l’hémorragie en fermant les portes suivantes, abandonnant les soldats de la cohorte Garde à leur malheur. Ils avaient toutefois eu une veine de tous les diables qu’elle rebrousse chemin sans pousser plus loin son avancée. Ils devaient leur salut au retour des légions qui étaient parties en patrouille à la surface.

La cohorte Garde a cependant l’habitude. C’est l’une des cohortes à subir le plus de pertes parmi la soldatesque, avec en tête de gondole la cohorte Mort qui sort à l’air libre et affronte les Ombres dans le maigre espoir de reconquérir la lumière. C’est l’un des avantages dans la cohorte Mort : pouvoir admirer le soleil, fouler la terre de ses bottes, revoir les anciens bâtiments qui ont façonné notre histoire, contempler les arbres et les collines verdoyantes. Sentir le vent et la pluie. 

Je pousse un profond soupir en lorgnant la grande porte noire. Mansa m’observe du coin de l’œil.

— Tu es inquiète ? 

Je secoue la tête. 

— Pas vraiment. Aslamine est plutôt calme ces derniers temps.

— Pas en surface, en tout cas. 

Il esquisse un sourire de fossoyeur, me laissant apercevoir l’espace noir qu’aurait dû occuper sa canine droite. Souvenir d’un coup de poing dans un bar de rues.

Je hausse les épaules en mâchouillant l’intérieur de ma joue.

— J’ai envie de bouffer un gros steak, bien saignant, avec des patates douces, déclaré-je avec gourmandise.

— Ce soir, Ellis, si la bonne fortune est avec nous, on repasse dans le sout 2 et vive le bon temps. Je veux pioncer. J’ai l’impression de ne pas avoir fermé l’œil depuis des jours, pourtant, ça fait combien de temps qu’on poireaute ici ?

— Dix heures. Mais ça passe toujours comme si c’étaient des jours. 

— On se fait chier. 

Il m’adresse un rictus à l’emporte-pièce en ramenant la gaine de son sabre contre son épaule. Je ne peux que hocher la tête. Le poste de garde du souterrain numéro 1 est un travail pénible et de longue haleine lorsqu’il ne se passe rien. Bien sûr, chacun d’entre nous espère qu’il ne se passera rien ! Cela signifie qu’on vivra un jour de plus, en tout cas jusqu’au prochain tour de garde.

Mansa écrase son mégot sur le mur, le jette sur le sol et fouille ses poches de pantalon à la recherche de son paquet.

— Tu m’en offres une ?

— T’as déjà fini les tiennes ?

— Ouais, je suis toujours nerveuse ici. Je fume trop. Nora n’arrête pas de m’engueuler.

— Elle a raison. Tu commences à avoir la voix d’un coupeur de tête. Pour une jeune femme, c’est assez… déroutant. 

— Tes compliments me vont droit au cœur, Mansa. Je n’ai pas la voix si rauque. Juste un peu cassée, mais c’est surtout à force de te gueuler dessus ! 

Il pouffe de rire en secouant la tête, laissant voltiger les mèches blond platine de ses cheveux. 

— Hé, Ellis…

Je me retourne sur mon siège de fortune, un seau renversé, en direction de Serv, un grand brun aux cheveux courts, avec une grosse cicatrice au menton et des yeux marron immenses, comme s’ils prenaient possession de tout son visage, le rendant presque petit en comparaison.

— Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?

— Après notre tour de garde, ça te dirait qu’on aille traîner dans un bar de rues du sout 2 ? Je te paye à boire.

— M-hm, j’apprécie, mais je pensais plutôt aller dormir.

Un sourire pointe sur ses lèvres quand il pose son index sur son menton.

— Dans ce cas, tu verrais un inconvénient à ce qu’on dorme ensemble ? 

Mansa ricane dans mon dos.

— Je te remercie, mais je préfère dormir seule. 

Mansa ricane encore plus fort.

— Laisse tomber, Serv, Ellis n’ouvre son lit qu’à ceux qui reviennent de la surface. 

— C’est faux ! m’exclamé-je, outrée.

— C’est la vérité. Les trois derniers gars faisaient partie de la cohorte Mort. Je me trompe ou pas ?

— Pure coïncidence. Ils étaient seulement mignons.

— C’est ça ! 

Serv croise les bras sur la poitrine et, loin de se décourager, il me lance avec un sourire déterminé : 

— Dans ce cas, je reviendrai dans quelques jours. J’ai bien l’intention d’intégrer la cohorte Mort au prochain appel. On est amenés à se revoir, Ellis. 

Je penche la tête sur le côté pour mieux l’observer et lui adresse un sourire en apercevant la lueur amusée de son regard. J’ai accompli mes classes avec Serv, mais c’est bien la première fois depuis deux ans que je le vois aussi déterminé. Serv est plutôt le genre d’homme à se laisser porter au fil de l’eau. Pas l’âme d’un soldat à intégrer la cohorte Mort. Quelle mouche l’a piqué ? 

— Si tu reviens en vie, marmonne Mansa. Les mecs de la cohorte Mort ont une espérance de vie de deux jours, et seulement quand la cohorte est cloîtrée dans les souts. Tu crois que tu auras le temps de tremper ton biscuit avant de te faire dévorer ?

— T’inquiète pas pour moi, Mansa. Les Ombres, j’en fais mon affaire. 

Il tapote le sabre à lame courbe suspendue à sa ceinture. Mansa hausse les épaules.

— Un rêveur de plus. Tu ferais mieux de croupir à la Garde. T’auras plus de chances de rester en vie.

— Ouais, pour les couards dans ton genre, ça ne m’étonne pas, mais j’en ai marre de garder les portes. J’ai envie de servir à quelque chose. Être enfermé toute sa vie dans la fosse, ça ne me tente pas. Même si je ne dois vivre que quelques minutes à la surface, putain, je serais content de mourir sous le ciel bleu et le soleil. 

Serv rêve du soleil comme la plupart d’entre nous. On voudrait tous voir la lumière. La vraie. Pas cette lumière fabriquée par les alchimistes, un peu jaunâtre et poussiéreuse, qui hante les souterrains. Sentir la chaleur sur nos peaux et le vent courir dans nos cheveux. Mais ce n’est qu’un rêve. Un rêve pour ceux qui souhaitent mourir à la surface.

Du bruit éclate brusquement depuis la grande porte. Je me relève d’un bond, imitée par Mansa. Serv se tourne vers l’allée centrale, la main sur la poignée de son sabre.

— La cohorte, annonce-t-il. 

Sans rien ajouter, on s’élance tous les trois vers le groupe de soldats en poste à l’entrée. Les gardes s’entassent pêle-mêle autour du guichet, petite ouverture permettant aux légions de pénétrer dans le sout, sans avoir à ouvrir les gros vantaux d’acier.

On se tient tous prêts à dégainer quand les premiers soldats de la cohorte Mort font leur apparition. Je retiens mon souffle. Mansa se tend près de moi comme une corde d’arc. Serv grogne entre ses dents un mot inintelligible, qui ressemble à un juron d’effroi. 

Les trois premiers qui passent le sout sont entiers et ne semblent pas porter de blessures graves, mais ce n’est pas le cas de ceux qui suivent. Soutenus par les autres, les soldats blessés franchissent le seuil, bras en charpie, jambes sanguinolentes, poitrines lézardées, visages scarifiés, moignons apparents. La Troisième Légion de la cohorte Mort semble avoir été dépouillée de son âme. Elle avance, pâle et fragile, malade et bancale parmi nos rangs, sans regarder personne, étouffant les murmures et les plaintes de douleur. Les morts les suivent sur des civières de fortune. Médusée, je les observe passer, la bouche entrouverte sur mon impuissance. J’ai déjà vu un nombre de fois incalculable ce genre de spectacle, mais à chaque occasion, mon cœur se serre et se disloque. Voir des hommes plier, souffrir et pourtant repartir au combat, qu’importe ce qu’il en coûte, me comble du désir secret de prendre soin d’eux une fois qu’ils sont revenus dans la chaleur des souterrains. Mansa a raison : je ne reste qu’avec des soldats de la cohorte Mort. La plupart du temps, je ne couche pas avec eux. Je les écoute et les berce. Nous dormons ensemble, telles deux âmes se raccrochant l’une à l’autre pour essayer de survivre à ce monde. C’est une maigre consolation et, aussi petit soit mon rôle, je tente d’apporter ma pierre à l’édifice que ces hommes entreprennent de reconstruire de leurs mains, de leur sang et de leur sueur. En les regardant avancer, la nuque pliée sous l’opprobre, je me sens pourtant envahie par la fierté et l’orgueil de les voir revenir en vie, même affaiblis ou écorchés. Ils accomplissent leur devoir en se sachant condamnés. 

L’immense colonne de souffrance remonte le couloir en direction du sout 2 dans un silence religieux. Puis soudain, des murmures percent parmi les soldats autour de moi. Je tends l’oreille et, en saisissant la rumeur, un frisson s’empare de ma colonne vertébrale.

— La Première Légion, chuchote Mansa à mes côtés, le regard sémillant.

— Elle est revenue de Loreila ! ajoute Serv d’une voix excitée, les yeux braqués sur la porte. 

La Première Légion de la cohorte Mort est une légende. Elle regroupe les soldats les mieux entraînés, les plus dangereux et les moins disciplinés des Cinq Cités de l’Ouest. Sous le commandement de Dashiell, la Première Légion a la réputation de fossoyeurs, de hors-la-loi et de têtes brûlées. Le roi lui-même les craint, mais il a parfaitement conscience autant de leurs résultats que de leurs capacités. C’est pourquoi il en a confié le commandement à Dashiell, un éminent guerrier d’une cinquantaine d’années, très respecté et soucieux de la discipline uniquement lorsque celle-ci sert au combat. Aussi forcené que ses soldats, il les mène à la baguette. On prétend qu’ils ne répondent jamais aux ordres du haut commandement si Dashiell n’a pas donné son aval au préalable. Ce sont des chiens fous, tenus en laisse par un homme surdoué du combat aussi dingue que ceux qu’il entend gouverner. On les craint autant qu’on les admire. Sans eux, la cohorte Mort n’existerait plus. Ils servent de soutien aux autres légions et sont toujours en première ligne. À la surface, ce sont des héros qui combattent pour nos vies. Mais en sous-sol, ils sont considérés comme des forbans qui déclenchent sans arrêt des bagarres aux bars de rue et commettent des actes répréhensibles qui enverraient n’importe qui d’autre en prison. Mais pas eux. Ils sont bien trop importants pour les cités qui en ont besoin pour continuer d’exister dans une quiétude factice. 

Je retiens ma respiration quelques secondes lorsque les soldats de la Première Légion franchissent l’entrée du sout. Vêtus d’un costume noir de la tête aux pieds, on pourrait presque les prendre pour des Ombres. Ils arborent un T-shirt surmonté d’un plastron de cuir noir, un pantalon sombre, leur sabre à la ceinture, des bracelets de cuir et des bottes montant jusqu’au milieu du mollet. La plupart ont un couteau suspendu autour de la cuisse et j’aperçois le manche de plusieurs lames glissées dans les bottes. Certains ont enfilé une cagoule de coton pour se fondre dans le décor, mais la majorité est à visage découvert, exhibant leurs cicatrices et leurs tatouages. 

Mansa m’envoie un coup de coude dans les côtes.

— Ellis… regarde. 

Il jette son menton en avant en direction de l’un des soldats qui marche sur le côté. J’écarquille les yeux de surprise, soudain partagée entre l’admiration et la terreur. 

— Kira Dante, murmuré-je en apercevant son visage devenu légendaire. Un visage couturé de cicatrices que parvient à grand-peine à dissimuler un immense tatouage tribal noir. Il grimpe de sa joue à sa tempe, masquant en partie une profonde balafre qui se répand jusqu’à sa mâchoire. Il semble s’étirer sur son front comme des serres, mais au lieu de griffes effilées, elles ressemblent à des pointes de flèches taillées très finement jusqu’à pénétrer à l’intérieur de sa chair. Est-ce la vision des mains des Ombres tatouées sur son visage ? 

Dante marche dans le couloir comme s’il n’y avait personne autour de lui, comme si nous n’existions pas. Ses yeux, d’un vert émeraude profond, fixent le bout du corridor tel un but à atteindre. C’est la seule chose qui semble animée sur son faciès : ses iris, soulignés de longs cils noirs, presque féminins, et leur capacité à analyser et étudier le terrain, sur le qui-vive, comme si une Ombre pouvait s’être dissimulée parmi nous. Son expression est glaciale malgré les murmures qui croissent à son approche. Il a l’air de s’en moquer comme d’une guigne. Être l’attraction doit être monnaie courante pour lui. C’est une légende.

Sa main droite est posée sur le manche de son sabre à lame courbe, soigneusement glissé dans sa gaine. J’observe ses longs doigts entourant la garde en ivoire sculptée. Il est difficile de savoir à quoi il pense. Son expression est verrouillée. L’aspect de son corps tout entier semble crier « ne me faites pas chier » et il en manie la dureté avec brio. 

Kira Dante est le fer de lance de la Première Légion. Même les hommes de sa cohorte le craignent. Les ragots les plus fous courent sur son compte. On prétend qu’il a réussi à s’enfuir d’une cité Ombre après avoir été torturé pendant des jours. On raconte qu’il est de chaque sortie à la surface, qu’il a tué à lui seul cent trois Ombres, ce qui est un chiffre colossal, et qu’il ne fait équipe qu’avec des hommes qu’il a choisis. On raconte aussi qu’il détient son pouvoir des Ombres elles-mêmes, qu’elles le lui auraient transmis pendant sa détention. Mais je n’ai jamais réussi à savoir de quel genre de pouvoir il était question. Ce dont je suis certaine, en revanche, c’est que Kira Dante fout les jetons. Il n’a plus l’air totalement humain, il ressemble davantage à une créature à mi-chemin entre l’homme qu’il était jadis et l’Ombre qu’il est devenu. Une espèce de monstre soldat. Un vrai tueur. 

Quand il passe devant moi, sa nuque est raide. Une mèche de cheveux noirs tombe sur son front et recouvre en partie sa pupille droite. 

Serv se tourne vers moi et murmure : 

— Y a des mecs qui racontent qu’il a tué trois Ombres depuis Loreila. 

Trois Ombres… quand d’autres se mettent à cinq ou six pour n’en tuer qu’une seule.

Je relève les yeux sur Kira et aperçois brusquement un bref rictus s’esquisser sur ses lèvres. Son œil vert émeraude bifurque dans notre direction et se suspend à mon regard mortifié. Bon sang, même le fixer équivaut à se prendre un coup de fusil dans la poitrine. Il lève la main vers Serv et agite quatre doigts avant d’effacer son sourire sauvage et de détourner le regard vers le bout du couloir. Il nous a entendus ?

Un voile de sueur me glace le dos comme si on m’avait balancé un seau d’eau gelée sur le sommet du crâne.

— Nom de Dieu… c’était quoi ça ? lâche Serv, sidéré.

— Quatre Ombres, marmonne Mansa. Il a buté quatre Ombres. Waouh !

— Ce type me fout la trouille.

— C’est sûr, Ellis, il avait l’air de vouloir te dévorer sur place, ricane Mansa.

— M’égorger plutôt.

— Ce type n’est pas humain, ajoute Serv, les yeux brillants, mais bon sang, je voudrais le voir à l’œuvre. 

— Si tu intègres la cohorte Mort, t’auras sûrement une chance de l’accompagner à la surface, lui rappelé-je.

Il hoche la tête d’un air soudain grave et sérieux.

J’observe la Première Légion s’éloigner vers le sout 2.

— Dashiell n’est pas là, remarque Mansa.

— Non, il est arrivé avant-hier, répond Serv. Je crois qu’ils ont trouvé un nouveau nid.

— Chouette ! Encore des morts à venir alors. 

Serv me dévisage sombrement. 

— On dirait bien.

Chapitre 2 - Ellis

 

Nous avons attendu deux heures supplémentaires avant que la relève ne vienne enfin prendre son tour de garde. En passant dans le sout 2, j’ai l’impression de respirer de nouveau normalement. L’air du sout 2 est pourtant encore plus étouffant que dans la première fosse. Il a un parfum de renfermé, nauséabond et rance, sûrement à cause de l’amas de bidonvilles qui règne au milieu de la cour intérieure. Le sout a la forme d’une immense tour. Des maisons troglodytes ont été taillées dans la roche et grimpent vers les hauteurs sur des dizaines d’étages. Au centre de cette tour, les bidonvilles s’entassent dans un méli-mélo de tôle, de tissu, de bois, constituant des échoppes, des maisons, des maladreries et tout ce qui est nécessaire à la vie du souterrain. La plupart des gens qui vivent là sont des soldats ou les familles des soldats, et des pauvres, par milliers, bien sûr.

Je suis Mansa dans le dédale de commerces et d’officines jusqu’à nos quartiers, puis l’abandonne pour aller prendre une douche dans la section féminine de la cohorte Garde. Les douches n’ont rien de très intime. Ce sont des dizaines de pommeaux suspendus au plafond et qui déversent une eau presque brune depuis la rivière qui passe au-dessus du gouffre. Je me savonne de la tête aux pieds, espérant effacer l’odeur de sueur qui reste accrochée à mes vêtements depuis mon tour de garde. Le sout 1 pue la transpiration. Quand il ne se passe rien, les hommes font des exercices pour garder la forme et s’occuper, et l’odeur devient très vite insupportable. 

Une fois prête, habillée de frais d’un pantalon brun, de bottes noires et d’un T-shirt blanc crème, je retrouve Mansa à la cantine. Je remplis mon plateau d’un ragoût de mouton qui pour une fois ne sent pas la chaussette sale, et m’assois en face de lui, en train de dévorer une grosse platée de riz. 

— Serv veut qu’on le suive dans un bar de rues ce soir. Ça te branche ? me demande-t-il entre deux bouchées.

— Oui, pourquoi pas. Ça me changera les idées. 

Je regarde par-dessus l’épaule de Mansa et aperçois, à quelques tables de là, des membres de la cohorte Mort en train de manger. Ils sont bruyants, parlent fort et gesticulent sans se soucier du monde autour d’eux. Les soldats de la cohorte Garde les observent à bonne distance comme si c’étaient des extraterrestres ou des indigènes dont il faut se méfier. Il faut avouer qu’ils déclenchent des bagarres pour des broutilles, y compris et surtout envers la cohorte Garde. Ils nous prennent pour des couards, alors que notre poste, en dehors du leur, est bien plus dangereux que celui de la cohorte Milice ou Royale qui reste dans les souterrains intérieurs. C’est une espèce de guerre interne pour déterminer qui est le meilleur. Un gros jet de testostérone entre soldats pour se défouler des missions à risques.

J’avale un morceau et, tout en mâchouillant, mon regard se porte en bout de table, en direction de Kira Dante. Il s’est délesté de son plastron et de ses bracelets de cuir, et il mange en silence, bien qu’il soit entouré de son équipe, braillant aussi fort que des marmots. Ses cheveux lui tombent toujours dans les yeux, mais il semble s’en moquer. 

— La Première Légion va rester combien de temps ici ? demandé-je. C’est encore plus assourdissant que d’habitude.

— J’ai entendu des rumeurs : paraît qu’ils ont pour mission de déloger le nid qu’ils ont repéré au dernier contrôle. 

— Ça craint.

— Ouais. La cohorte Mort a perdu vingt soldats pour venir depuis Loreila. Paraît que sans la Première Légion, ils en auraient perdu deux fois plus. Ils ont eu de la chance de tomber sur eux. 

J’opine sans quitter des yeux le visage couturé de balafres de Kira Dante.

— T’as l’air fascinée, me lance Mansa en souriant, moqueur.

— Sans doute. Il ne te rend pas curieux ? 

Il tourne la tête vers lui et l’observe à son tour, les paupières légèrement plissées.

— Si, je l’admets. Il a une aura qui fout les jetons. Pas seulement sur son visage, c’est tout ce qu’il dégage. 

— Son attitude arrogante n’aide pas. On dirait qu’il prend bien soin à ce qu’on lui fiche la paix.

— C’est peut-être le cas. On raconte qu’il a balancé à un mec qu’il préférait ne pas connaître son nom, parce que dans son esprit, il était déjà mort. 

Je grimace sans quitter des yeux le profil ombrageux de Kira. Il relève subitement la tête et croise mon regard. J’ai l’impression que deux lames d’acier se dressent soudain dans ma direction. Surprise, je sursaute et détourne le regard vers Mansa en manquant d’avaler ma salive de travers. Je prends un morceau de viande que j’enfourne en grommelant : 

— Ce type est presque pire qu’une Ombre. 

Mansa laisse échapper un rire railleur et s’apprête à ouvrir la bouche quand la voix dure et forte de Blasner Vontau claque dans le réfectoire :

— Les gars de la Troisième Légion Garde, levez vos culs de là et en route pour l’appel, dans la cour immédiatement ! 

Les yeux de Mansa s’écarquillent de contrariété. Sa bouche a l’air de s’enfuir à l’intérieur de sa mâchoire. 

— C’est une blague ? On revient à peine de notre tour de garde et ils nous balancent une inspection ? Ces connards de grattes papier ! 

Je saisis mon plateau en soupirant et repousse ma chaise du bout du pied. 

— C’est sûrement à cause du retour de la cohorte Mort, réponds-je en remontant la rangée de tables. 

Mansa grogne. Il m’emboîte le pas à contrecœur, jette son plateau sur l’étagère prévue à cet effet et échange quelques noms d’oiseaux avec Bless Artur, un petit jeune tout juste promu à la cohorte Garde, plein d’entrain et de rêves de grandeur. En prenant le chemin de la cour d’entraînement, je jette un coup d’œil sur Kira. Lui et les autres se sont relevés de table et marchent à notre suite. On dirait vraiment des singes. Ils gesticulent dans tous les sens, se donnent des accolades et rigolent à gorge déployée. Kira est au milieu de ses congénères et il ne semble pas se soucier des pantomimes qui l’entourent. Il a sorti un paquet de cigarettes de sa poche et accroche l’une d’elles à la commissure de ses lèvres. En allumant son briquet, la flamme illumine brièvement son regard couleur émeraude qui s’est figé dans le mien. Mal à l’aise, comme si j’étais un mulot sous les griffes d’un aigle, je m’esquive et me précipite sur les pas de Mansa. 

La cour d’entraînement est entourée des seuls bâtiments en dur du sout 2. De plain-pied, ils s’étalent autour de la cour, en forme de U, et s’ouvrent sur des arcades couleur terre de Sienne. L’édifice est très sombre et semble sale et en piteux état, sûrement parce que, par endroits, la peinture s’écaille, le plâtre tombe et l’odeur du souterrain s’infiltre dans toutes les pièces comme un poison.

Toute la Troisième Légion Garde est réunie dans la cour, alignée comme de parfaits petits soldats. Blasner Vontau, notre capitaine, se tient face à nous sur une estrade, en compagnie de ses sous-fifres ou plus communément appelés « lieutenants ». Il nous toise depuis son mètre quatre-vingt-dix et ses yeux sombres comme le trou d’un canon de fusil. Sa mâchoire carrée se déverrouille, deux lèvres aussi fines qu’un élastique laissent répandre une voix forte et rauque au-dessus de nos têtes :

— Comme vous le savez tous, la cohorte Mort est rentrée cet après-midi. La Première Légion revient de Loreila. Les hommes de Dashiell ont découvert un nouveau nid qui compte une bonne cinquantaine d’Ombres. Le nid se trouve à quelques lieues d’Aslamine, autant vous dire que ce nouveau point de ralliement des Ombres est de très mauvais augure pour la survie de la cité. Par conséquent, la cohorte Mort recrute de nouveaux soldats. 

Un haro parcourt brièvement l’assemblée. La peur et l’amertume se déversent derrière chacun des mots de Blasner. La présence des Ombres si près de la cité laisse envisager la possibilité d’une attaque imminente sur Aslamine. La question sera donc de savoir qui attaquera en premier.

À mes côtés, Mansa marmonne entre ses dents : 

— Pourquoi c’est à nous qu’il demande ?

Je ne réponds pas. Je n’ai d’ailleurs pas de réponse à lui fournir. La cohorte Mort recrute comme elle peut, en usant parfois de moyens peu honorables. Les volontaires suicidaires ou ayant un sens affirmé du devoir ne sont pas aussi monnaie courante qu’on pourrait l’imaginer. Il n’y a bien qu’en cas d’extrême urgence que les courages se réveillent, quand les hommes n’ont plus le choix entre se défendre ou se laisser mourir sans réagir. 

Blasner se rapproche du devant de la scène, les mains croisées dans le dos. 

— Ceux qui partiront combattre ce nid verront leur solde augmenter de cinquante livrets. Une fois la question du nid réglée, ceux qui le désirent pourront réintégrer leur affectation précédente. Il s’agit donc d’une démarche temporaire vitale pour la cité. Je vous demande, au-delà de l’aspect financier, de ne pas oublier le devoir qui vous incombe. Sans vous, Aslamine et toutes les cités sont condamnées à se terrer à jamais dans les ténèbres des souts. Réveillez-vous ! 

Il claque si fort dans ses mains que je manque de tressaillir. Ses yeux bruns se posent sur nous comme s’il pouvait, de ce seul regard, nous forcer à signer pour intégrer les rangs de la cohorte Mort. 

— Ceux qui désirent rejoindre la cohorte, un pas en avant. 

Je me tourne vers Serv que je vois hésiter. Il lève les yeux sur moi, m’examine quelques minutes, ébauche un sourire presque soulagé et accomplit un pas. Voir la lumière du soleil une fois dans sa vie peut parfois conduire à prendre une décision insensée, aux conséquences létales. Autour de moi, quelques hommes obéissent, mais ils sont peu nombreux. Mansa me jette un coup d’œil, je hausse les épaules en guise de réponse. Je n’ai aucune intention de rejoindre la cohorte Mort, qui plus est pour détruire un nid d’Ombres. Je ne suis pas suicidaire. Rester cloîtrée dans le sout 1 pendant mes tours de garde est déjà bien assez risqué et pesant.

Manifestement, Blasner se satisfait du nombre d’hommes qui rejoint les rangs de la cohorte. De toute façon, il recrutera sûrement au sein des autres légions de la cohorte Garde. Il se frotte les mains à l’instar d’une mouche, puis se racle la gorge.

— Une dernière chose… 

Dans le dos de Blasner, Kira Dante monte l’escalier menant à l’estrade et s’approche du devant de la scène, interrompant le capitaine. Celui-ci le scrute en fronçant les sourcils, agacé de son intrusion. Comme si nous étions brusquement tous devenus des proies faciles, l’assemblée de soldats retient sa respiration. Kira se porte à la hauteur du capitaine, souffle quelques mots à son oreille, ignorant les troupes qui le dévisagent de la tête aux pieds. Blasner hoche la tête d’un air profondément sérieux, puis humecte ses lèvres fines. 

— Qu’est-ce qu’ils foutent ? marmonne Mansa.

— Je n’en sais rien, mais ça ne me dit rien qui vaille. 

Mansa acquiesce, soudain nerveux. 

Blasner relève la tête, prend une inspiration et déclare : 

— Nous avons besoin d’un volontaire pour devenir la Source du lieutenant Kira Dante. 

Sa voix retombe dans un silence médusé. Tous les regards convergent sur les traits imperturbables de Kira. Les mains nouées dans le dos, il se tient droit au-devant de la tribune, les yeux étonnamment brillants. Son tatouage sur la tempe paraît encore plus sombre sous l’éclat artificiel des lumières jaunâtres ; il semble bouger, les serres s’agiter et s’enfoncer dans sa peau.

— Merde, souffle Mansa. C’est pas la troisième Source en quelques mois ?

— Si, réponds-je. Deux sont mortes à l’Ardésia. La troisième, je n’en sais rien. Probablement en venant ici.

— C’est pas bon tout ça, souligne Mansa en scrutant rapidement autour de nous. 

Personne ne bouge. Le silence s’étire, s’allonge, devient obsédant. Chacun louche vers son voisin. Trois Sources en quelques mois. L’espérance de vie aux côtés de Kira Dante semble être encore plus réduite que pour un membre normal de la cohorte Mort. Rien d’étonnant à ce que personne ne soit volontaire pour un suicide en bonne et due forme. 

Blasner adresse un regard entendu vers Kira qui hoche la tête. Celui-ci saute au bas de l’estrade d’un bond leste, atterrit à pieds joints et s’approche des premiers rangs.

Blasner reprend la parole : 

— Si personne n’est volontaire, nous devrons désigner une nouvelle Source parmi vous. 

Mansa pousse un soupir si long qu’il semble vider ses poumons de tout oxygène. 

— Pourquoi parmi nous ? grogne-t-il à nouveau.

— Parce qu’on est là, c’est tout. 

Il me guigne du coin de l’œil en se mordillant l’intérieur de la joue. 

— C’est une tâche digne et d’une importance capitale, rappelle Blasner d’une voix forte. 

Personne n’a l’air de vouloir y croire, et même si c’est vrai, personne n’a envie de mourir.

Kira arpente les rangées de soldats qui se tiennent droits et raides comme des piquets et détournent les yeux pour esquiver son examen, comme si de l’éviter pouvait leur permettre d’y échapper. Kira ignore les lueurs affolées ou méprisantes qui vivotent dans les pupilles à son passage. Après avoir remonté toute la rangée, il s’arrête devant Mirane, un jeune soldat de 18 ans, petit, mais robuste, qui a été nommé à la Garde deux mois plus tôt. Il le dévisage si longuement que Mirane se dandine d’un pied sur l’autre comme s’il avait envie de pisser. De là où je suis, j’observe le tatouage sur sa tempe. Plus je le regarde, plus j’ai le sentiment qu’il est vivant et que les ombres serpentent sur sa peau. 

— Tu sais ce que c’est, une Source ? demande Kira.

Il possède une voix douce et grave, tel du velours qui cacherait les pics d’acier sous l’étoffe.

Mirane bredouille : 

— Votre source d’énergie.

— En effet, mais sais-tu seulement à quoi elle sert ? 

Le gamin secoue la tête. Kira le fixe droit dans les yeux, puis les détourne et balaie l’assemblée jusqu’à se river sur moi. Mon souffle semble vouloir redescendre dans mes poumons. Mon sang lui-même réalise un virage à cent quatre-vingts degrés pour retourner en arrière et se dissimuler dans les valves de mon cœur qui bat à toute allure.

— La Source me donne de l’énergie. C’est d’elle que je tire ma capacité à abattre une Ombre. Le soldat qui devient ma Source doit avoir de la vitalité en réserve, s’il n’en a pas assez, il crève. La plupart des soldats n’en ont pas suffisamment, parce que j’en exige beaucoup. 

Il n’a toujours pas dévié son regard du mien. Je me sens rapetissée. Mansa grogne à mes côtés. Mes mains sont moites ; mes jambes tremblent. J’ai envie de me cacher dans un trou de souris. 

Pas moi. Pas moi. Pas moi. 

— Je peux t’assurer sans me tromper que toi, tu n’en possèdes pas assez, déclare-t-il au soldat. 

Celui-ci paraît reprendre vie. Il cligne des paupières et hoche la tête, très content de ne pas avoir ce qu’il faut. Kira renifle de dédain et lâche un sourire à déchiqueter un mur de briques. Il remonte la rangée de soldats, se moquant de Mirane, et s’approche de… moi. 

Non, non, non…

— Mansa…, murmuré-je d’une voix paniquée.

— Je sais, Ellis. Mais non, il ne va pas te choisir. Ignore-le. 

Je voudrais détourner les yeux, mais je n’y parviens pas. Son regard semble s’arrimer au fond de mon âme et tirer sur un fil à l’intérieur de ma poitrine. Il s’arrête à ma hauteur et scrute ma figure en silence, ses iris dessinant le pourtour de ma mâchoire, de mes tempes, de mon nez, de mes joues. Je retiens mon souffle. Je ne sais même plus de quelle manière m’y prendre pour respirer. 

— Quel âge tu as ? me demande-t-il. 

Sa voix roule entre ses lèvres, tel un murmure plein de promesses de mort lente. Je pousse ma salive au fond de ma gorge, surprise par cette question.

— 25 ans. 

Je bats des cils comme si cela pouvait me soustraire à sa présence et l’effacer de la cour. Ses lèvres s’écartent en un sourire bancal, peu sûres de savoir encore à quoi ça sert.

— J’ai besoin de te toucher. 

Est-ce une question ?

Manifestement pas. 

Kira lève la main et la pose sur ma joue sans marquer la moindre retenue. Le contact chaud de sa paume m’envahit aussitôt. Mon pouls s’accélère à une vitesse folle, comme si j’étais en train de courir. La douceur de ses doigts détone avec l’expression polaire de son visage. On dirait qu’il compte me traîner à la surface pour m’y dévorer et me laisser ensuite sur place, pourrir au soleil. 

— Ce sera toi. 

Mon monde s’écroule à ses mots. Le sol sous mes pieds se dérobe. J’ouvre la bouche, tétanisée d’effroi. Mes boyaux se tordent douloureusement de terreur.

— Non…, bredouillé-je, je… 

Son regard devient dur et métallique.

— Tu n’as pas le choix. 

Il détourne les yeux, pivote et s’éloigne en direction des arcades comme si je n’existais déjà plus. Puis, constatant que je n’esquisse pas le moindre geste, que je fixe mes pieds d’un air mort, ignorant les mots rassurants de Mansa, il penche la tête sur le côté et me lance dans la foule : 

— Ramène tes fesses. Tu ne fais désormais plus partie de la Troisième Légion.

Il affiche un sourire narquois et ajoute :

— Bienvenue dans la Première Légion Mort. 

Je vais me réveiller. Je vais me réveiller ! C’est un cauchemar.

Je lève des yeux paniqués sur Mansa qui ne sait plus quoi dire, figé lui aussi en statue de pierre. Je passe ma langue sur mes lèvres subitement desséchées, puis tourne les talons. La nuque basse, résignée, j’emboîte le pas de Kira Dante. 

Le Tueur d’Ombres. 

— Ellis…, murmure Mansa dans mon dos. Accroche-toi. Ce n’est que pour une mission. 

Privée de repartie, je secoue la tête, rattrape Kira en quelques enjambées et le suis, totalement abasourdie par la situation.

Sous les arches, marchant côte à côte, il déclare : 

— Ce n’est pas que pour une mission. Tu seras ma Source tant que tu seras capable de rester en vie. 

J’ai envie de vomir. Je suis terrorisée. Mes pieds s’engluent dans le sol et ne parviennent à se mouvoir qu’au prix d’un effort redoutable. J’ai le sentiment qu’à chaque pas supplémentaire, je risque de m’effondrer.

— Pourquoi… pourquoi moi ? 

Il tire un paquet de cigarettes de sa poche et encoche l’une d’elles à la commissure de ses lèvres. La flamme du briquet m’hypnotise une seconde, avant que je me rende compte que j’observe ses prunelles vertes au-delà de la lumière incandescente. 

— Ton énergie était la plus satisfaisante de la Troisième Légion. 

Qu’est-ce que ça signifie ?

Sa réponse laconique tombe dans le silence. Il descend l’escalier qui longe la cour et mène aux bidonvilles du sout 2, puis quitte le bâtiment de la soldatesque.

— On va où ? demandé-je en voyant qu’on abandonne les quartiers militaires derrière nous.

Il aspire une longue bouffée de sa cigarette, brûlant son extrémité à toute vitesse, avant de répondre : 

— Dans un bar de rues. Les autres nous y attendent.

— Dans un bar de rues ? Pourquoi dois-je venir ?

— Parce que tu fais désormais partie de la Première Légion. Tu n’as plus besoin de te farcir les corvées de la Garde. On va boire un verre. On ira se coucher après et demain, on t’offrira une petite sortie à la surface. 

Il m’adresse un clin d’œil railleur, qui semble signifier qu’il creuse déjà ma tombe. 

— Une sortie, marmonné-je entre les dents.

Un sourire aussi sauvage que l’expression de son visage s’épanouit sur ses lèvres et me procure l’effet d’une douche glacée.

— T’inquiète pas comme ça, me dit-il de sa voix basse. Tu devrais rentrer en vie demain.

— Tes trois dernières Sources sont mortes, crois-je bon de lui rappeler.

Il décroche la cigarette de sa bouche et humecte sa lèvre supérieure d’un coup de langue. Je reste en suspens sur ce simple geste avant de détacher mon regard.

— Si tu obéis sans broncher, au moment où je te l’ordonne, tu vivras, me répond-il avec un calme irritant.

— Hum, je suppose que tu as affirmé la même chose aux précédentes Sources.

— En effet, mais la plupart ont tendance à ne pas m’écouter. Si tu te laisses envahir par la peur face à une Ombre, tu es assurée de mourir. Si tu m’obéis, tu vivras. C’est ton choix, non le mien. 

Sans prendre conscience de ce qui m’entoure, je m’enfile à la suite de Kira dans l’une des allées de terre battue encadrées par les bidonvilles. Des toiles tendues, des tôles branlantes se découpent de part et d’autre du chemin noir de monde. Je bats des coudes pour rester à sa hauteur. Des vendeurs de camelote tentent de me fourguer de la marchandise de pacotille, comme des amulettes de chance ou de fécondité. Une femme enceinte est évincée de la soldatesque en moins de temps qu’il n’en faut pour prendre une inspiration. C’est une porte de sortie que les femmes empruntent souvent quand elles ont en marre de trimer dans l’armée. Dans le chaos des souts, un enfant représente l’avenir. On le chérit. On en prend soin, avant de l’envoyer se battre une fois en âge de porter une arme. C’est tout le paradoxe de notre monde. Devrais-je en passer par là pour pouvoir me soustraire à la présence de Kira Dante ? Mais combien de temps cela prendrait-il ? Je serai sûrement morte bien avant de tomber enceinte. 

Kira jette son mégot de cigarette sur le sol et tourne à l’angle suivant, nous plongeant dans une autre allée envahie par la foule. Je marche à ses côtés, sentant son bras frotter contre le mien. 

— Quelles seront mes fonctions, au juste ? interrogé-je sans le regarder. 

— Je te montrerai ce soir. 

Il enfonce les mains dans les poches de son pantalon. 

— Si on parvient à détruire le nid, je pourrai retourner dans ma légion ?

— Non, je t’en ai déjà informée. Une Source est précieuse. Tout le monde ne peut pas y prétendre.

— Alors pourquoi demander un volontaire ? C’est une supercherie ?

Il laisse échapper un ricanement moqueur.

— C’est plus facile si le volontaire en est capable et ça suscite moins de polémique de le proposer avant de l’imposer. Mais j’imagine que tu n’as pas tort. Notre monde est une supercherie. Habitue-toi tout de suite.

— Je suis condamnée, alors…

— Je te l’ai répété, si tu fais…

— Je parlais de toi.

— Quoi, de moi ? s’étonne-t-il en me dévisageant. 

— Je suis condamnée à te suivre partout comme un toutou ?

Il s’arrête au milieu des gens, comme s’il était seul, et éclate de rire. Je suis tellement surprise de l’entendre s’esclaffer que j’en reste comme deux ronds de flan. 

— Ouais, on dirait bien, répond-il une fois calmé. Ça a l’air de te perturber. 

Je hausse les épaules.

— Je ne sais pas trop. Si tout ce qu’on affirme est vrai…

— Ah, c’est donc ça. Tu te demandes si les rumeurs sont exactes. 

Il se penche vers moi, un éclat moqueur dans les yeux.

— Bien sûr que c’est vrai. Je suis pire qu’une Ombre, tu l’ignorais ? 

Il est tellement près que son tatouage lui-même semble me fixer et prendre vie. Il dégage une aura si délétère que des frissons se logent dans mes reins, comme s’ils tenaient à me prévenir du danger qui couve dans l’individu devant moi. 

Kira secoue la tête en souriant de son air de fossoyeur, puis reprend son chemin avec nonchalance. Je reste une longue minute sans bouger, espérant que les battements de mon cœur s’apaisent, en vain, avant de pouvoir le rattraper. 

Les hommes de la Première Légion ont choisi un bar de rues dans lequel ils sont certains de dénicher des filles qui leur vendront leurs charmes. Les soldats de la cohorte Mort sont mieux payés que la plupart des autres légions, ce qui leur octroie des droits auxquels le commun des mortels ne peut que rêver. C’est l’apanage de gens amenés à mourir tôt ou tard, sachant que tard ne représente que quelques jours de plus.

Kira pousse la porte du un bar de rues et pénètre dans une pièce enfumée et surpeuplée. Des tables se découpent sur ma gauche, toutes occupées, face à un zinc en bois poli, noir de monde. Des tentures ont été dressées le long des murs pour dissimuler la tôle ingrate et offrir un brin d’intimité. Entre les soldats et les badauds, j’aperçois quelques femmes sobrement vêtues en train de travailler, accomplissant soit le service, soit le tapin. Être soldat, putain ou marchande, ce sont à peu près les seules options possibles pour une femme dans les premiers souts. Encore que marchande n’est envisageable que si les femmes avant elles détenaient une échoppe à transmettre ensuite en héritage à leurs filles. Ce n’était pas mon cas. Ma décision a donc vite été prise, poussée par Mansa et Serv, même si Serv aurait bien aimé pouvoir me payer, faute de me posséder.

Kira se taille un passage parmi la foule sans difficulté, les gens le craignant comme la peste. Je me rapproche de lui pour éviter d’avoir à jouer des coudes. À quelques centimètres à peine de son dos, sa chaleur me gagne et je suis parcourue d’un frémissement étrange et désagréable qui me donne envie de poser la main sur ses larges épaules pour m’assurer que son corps est bien humain et réel. Depuis l’estrade, tout à l’heure, il avait l’air plus petit face à l’envergure de Blasner, mais devant moi, je me rends compte qu’il doit bien mesurer un mètre quatre-vingt-cinq. J’observe sa nuque dégagée et le fouillis de ses cheveux noirs, coupés en mèches frivoles et désordonnées. Pour beaucoup de jeunes hommes, l’aspect dépeigné est très tendance dans les souts, mais pour lui, cela ressemble davantage à un côté je-m’en-foutiste et négligé. J’imagine qu’un type dans son genre a autre chose à penser que la dernière coiffure à la mode. 

Il s’arrête brusquement, et je bute contre son dos, le nez fiché entre ses omoplates. Il penche la tête sur le côté pour saisir mon expression, alors que je recule en me frottant le visage. Il lâche un sourire narquois, puis m’indique d’un coup de menton la table devant lui. Je dirige mon regard vers l’endroit qu’il désigne, puis ouvre de grands yeux interloqués, me demandant soudain ce que je fiche là. 

Chapitre 3 - Ellis

 

Une dizaine d’hommes et quelques femmes soldats se partagent l’espace dans un brouhaha phénoménal. Quelques putains sont parmi eux, se trémoussant du postérieur sur une musique effrénée, autour de petites tables constituées de tonneaux en chêne et de gros rouleaux servant normalement à enrouler les câbles. Plusieurs bouteilles de tord-boyaux sont disposées autour des verres collants d’alcool, dont beaucoup sont déjà vides.

En nous apercevant, quelques soldats se mettent à crier joyeusement en roulant des mécaniques.

— Ah, Kira, tu nous ramènes ta nouvelle Source… Haha, une femme, évidemment, se moque l’un d’eux, un long escogriffe, aussi maigre que grand, dont les yeux bleus ressemblent à deux bouts de métal. 

Kira ne répond pas, s’avance et s’assoit autour de la table sans broncher. 

Je me retrouve debout, seule, sur le grill, face à une foultitude de soldats en train de me détailler de la tête aux pieds. 

— Alors, c’est quoi ton nom ? m’interroge un petit blond, plutôt mignon, les cheveux longs retenus en queue de cheval, avec un tatouage en forme de larme sous l’œil gauche. 

Je m’avance jusqu’à la table. 

— Oh, je m’appelle Ellis Mihaï. 

— Hé, salut Ellis, me lance un type brun, avec un sourire en dents de requin. Je suis sûr que cet empaffé ne te l’a même pas demandé, hein ? 

Il adresse un regard moqueur à l’intention de Kira qui s’en fiche et se contente de se servir un verre. 

— En effet. Je suppose que ce n’est pas important.

— Pour lui, non. N’y prête pas attention. Viens t’asseoir avec nous. 

Il se pousse sur le côté et m’offre un bout de son tonneau sur lequel je peux poser ma fesse droite. 

— Je m’appelle Lucius, m’annonce-t-il, et lui, c’est Vins, elle, c’est Hermine, Bartor, Alisia, Futé, Gros Lard et Sac à Merde. 

Le dernier récrimine aussitôt en pointant son majeur dans sa direction.

— N’écoute pas cette espèce de connard, je m’appelle Hammett. 

— Enchantée. 

— Ouais, c’est sûr. Tu dois être ravie d’être là, lance-t-il avec un sourire compatissant. 

Lucius me remplit un verre et le pose sous mon nez. 

— Bois ça, ça te donnera du courage. Et t’inquiète pas, il fait pas si peur que ça.

— Oh, ce n’est pas vraiment Kira qui m’effraie, admets-je, même si je me demande si je mens ou non.

— Bah alors, c’est quoi ? souhaite savoir Hammett d’un air curieux.

— Sortir à la surface, comme tout le monde, j’imagine. 

Ils éclatent tous de rire, à l’exception de Kira qui semble avoir oublié ma présence et trempe ses lèvres dans son verre. Je ressemble à une idiote ingénue dans leurs regards. 

— Ce n’est pas de sortir à la surface dont il faut avoir peur, relève Vins, le petit blond tatoué. 

— C’est de tomber sur les mauvaises personnes, renchérit Hammett. 

— Encore une qui flippe à l’idée de croiser des Ombres, lance Hermine. Je ne lui donne pas trois jours. C’est à peu près le temps qu’a tenu la dernière Source de Kira. 

— Ferme-la, sale vipère, réplique Lucius d’un ton sévère. Ne l’écoute pas. La dernière Source est morte seulement parce qu’elle a merdé. C’est tout. 

J’attrape mon verre d’une main tremblante. Je tente de le dissimuler, mais le résultat n’est pas des plus probants.

— T’étais pas volontaire, hein ? me demande Alisia. 

Alisia est une jolie brune, les cheveux coupés très courts, avec de grands yeux noisette, une peau couleur miel, et un tatouage en forme de léopard sur l’avant-bras droit.

— Non, pas vraiment.

— De quelle légion es-tu ?

— Troisième Légion Garde.

— Quelle idée t’as eue de prendre une pucelle de la Garde ? Elle n’a jamais mis le nez dehors, lance Hermine en m’adressant un regard noir.

Elle lâche un « M-hm » qui semble signifier que je suis inutile, et détourne un œil bleu saphir sur Kira qui ne cille pas, celui-ci s’allumant une cigarette. Voyant qu’il l’ignore, elle lui jette sa longue tresse blonde au visage d’un air agacé. Ses cheveux rebondissent sur la joue de Kira qui la saisit au vol et attire son visage près du sien. Son regard est traversé d’un éclair sauvage, tandis qu’Hermine plisse le nez sous la douleur en tentant de lui arracher sa tresse des mains. 

— Lâche-moi, putain, Kira… 

Les lèvres de Dante s’écartent en un sourire mordant.

— Elle est là, parce qu’aucun d’entre vous n’est fichu d’avoir assez d’énergie pour me sustenter. Elle peut m’offrir ce que, toi, tu ne peux pas me donner, alors tu fermes ta gueule et tu lui fous la paix. C’est clair ? 

Les yeux d’Hermine s’ouvrent en corolle. Elle hoche la tête en grimaçant. Kira lâche sa tresse et recule jusqu’à poser les mains en arrière, sur le tonneau, la cigarette coincée entre ses lèvres. 

Je suis si surprise de sa réaction que je ne trouve rien à rétorquer. Je me contente de le fixer, mon verre à la main.

— Pas la peine de le prendre comme ça, Kira, souligne Hammett. Elle la taquine, c’est tout. 

Mais Kira paraît s’en moquer. Un point invisible au plafond semble capter toute son attention. 

— Ouais, n’y fais pas gaffe, renchérit Alisia. Hermine n’est pas aussi peste qu’elle en a l’air. Elle sort les crocs, elle ne mord pas.

— Sauf avec les Ombres, ajoute Vins. 

Hermine laisse échapper un grognement dédaigneux qui ne me convainc pas vraiment.

— C’est pour être sûre que t’es pas une espèce de planquée qui risque de hurler dès qu’elle va se retrouver face à une Ombre, maugrée-t-elle entre ses dents, contre toute attente. 

Ses yeux bleus semblent me jauger, pesant le pour et le contre de ma valeur sans parvenir à trancher. 

— Comme si t’avais pas hurlé la première fois, la charrie Lucius. On a tous chié dans notre froc, ouais. Ne t’inquiète pas, Ellis. La première fois, on a tous la même réaction. 

— Comment elles sont ? demandé-je à voix basse. 

Ils se jettent un regard entendu, auquel je n’appartiens pas. J’ai déjà posé cette question à des membres de la cohorte Mort, mais les réponses ont toutes été différentes selon la personne en face de moi. J’ai surpris les rumeurs les plus folles : qu’elles étaient aussi évanescentes que le nom qu’elles portent, qu’elles n’avaient pas de corps, pas d’âme, que leurs armes étaient intégrées à leur physionomie, que c’étaient des hommes de chair et de sang ou des animaux sauvages… Au bout du compte, je ne suis pas parvenue à démêler la part de vérité du fantasme.

— Ce sont des ombres, répond Kira d’une voix évasive. 

Son regard redescend sur moi. Il me désigne d’un coup de menton l’ombre qui s’étend dans mon dos, en contre-plongée de la lumière du plafonnier. 

— C’est à ça qu’elles ressemblent, ajoute-t-il. 

Je regarde fixement la tache noire qui s’accroche à mon corps, puis relève les yeux d’un air ahuri. 

Lucius ricane à mes côtés. 

— Ne l’écoute pas. Ce n’est pas vrai. C’est juste ce qu’elles cherchent à nous faire croire. Elles se dissimulent seulement dans la pénombre, si bien que parfois, tu peux les confondre avec tout ce qui t’entoure. C’est pour ça qu’elles sont dangereuses. On ne les voit qu’au dernier moment, et en général, c’est trop tard pour réagir. 

— Mais ce sont des humains ?

— Non, c’est… autre chose. Elles portent des sortes de capes et des capuchons. On n’a jamais vu leurs visages. 

— Même pas une fois que vous les avez tuées ? m’étonné-je.

— Non, leur corps se désintègre comme si tu perçais un ballon. Il ne reste rien d’autre qu’un amas de chair liquide et dégueulasse. Ça pue à des lieues à la ronde, m’explique Lucius. 

Il désigne Kira du menton. 

— Mais lui, il les a vues. 

Kira fixe Lucius en silence et Lucius l’observe en retour, puis il saisit son verre et détourne les yeux vers Vins en émettant un ricanement gêné. Les paupières de Kira se plissent en se posant sur moi, laissant transparaître deux fentes verdoyantes au travers de ses longs cils noirs. Je serre mon verre dans la paume de ma main, puis le porte à mes lèvres. L’alcool, une espèce de mélange entre de l’eau boueuse et de l’alcool pour désinfecter les plaies, glisse dans ma gorge et se déverse dans mon estomac en une longue brûlure. Je manque de m’étouffer, comme à mon habitude, tant sa chaleur et son mauvais goût se greffent sur mon palais, telle une panacée délétère. 

L’une des prostituées se déhanche aux côtés de Kira. Il détourne son attention et fixe ses fesses avec une mine si peu engageante que je me demande ce qu’il ressent en scrutant la fille, une rouquine aguichante, mais avec beaucoup trop de maquillage sur la figure. Elle se rapproche de lui et danse, se tortille, pose ses mains sur ses genoux, remonte le long de ses cuisses jusqu’à son torse. 

Je baisse les yeux sur mon verre pour me soustraire à la scène et observe la couleur rousse du tord-boyaux qui flotte à l’intérieur. Je me sens idiote. Ce n’est pas la première fois que je traîne dans un bar de rues avec des soldats. Ce n’est pas la première fois que je vois des prostituées se trémousser pour séduire un homme et l’emmener plus loin, dans les entrailles des bidonvilles. 

Je secoue la tête en examinant le fond de mon verre, puis le siffle cul sec.

— Sacrée descente ! me lance Lucius.

Je lui adresse un sourire. 

— Je n’ai pas l’habitude de la surface, en revanche, ici, je connais.