Le Porteur de Mort - Tome 3 - Angel Arekin - E-Book

Le Porteur de Mort - Tome 3 E-Book

Angel Arekin

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Beschreibung

Macline tombera-t-elle dans les griffes du lion blanc ?

Seïs se voit contraint d’abandonner Naïs en Principauté pour retourner de toute urgence à Macline. Mais voilà, la jeune femme s’approche dangereusement de Noterre… au risque de tomber entre les griffes du lion blanc. Toutes les fondations du pays sont menacées et risquent de s’effondrer, et au-delà, celles de leur propre existence. Parviendront-ils à protéger leur univers, leur croyance et leur vie ? Réussiront-ils à se retrouver en dépit du fossé qui les sépare désormais ?

Grâce au troisième tome de cette saga fantasy époustouflante, replongez dans le monde de Seïs Amorgen et découvrez la suite de ses aventures !

EXTRAIT

Il s’accrocha à ma tunique et je dégainai Trompe-la-mort. Dès que je poussai la porte, un rouleau de fumée opaque nous sauta au visage. Liem-Sat mit la main devant la bouche et toussa bruyamment. Je fis un pas dans le couloir et tentai de percer l’obscurité. À ma droite, les flammes ravageaient le fond du corridor, ainsi que l’Aile des Princes et éclairaient de rouge et d’orange les tapisseries en feu. À ma gauche, le couloir ressemblait à un trou béant noir et oppressant, nimbé de volutes de fumée si épaisses qu’on se serait cru aveugle. Je m’engageai par là, serrant Trompe-la-mort comme si c’était une bouée de sauvetage, et Liem-Sat s’accrochait à moi, comme si j’étais la sienne. Je tâtonnais. En dépit de ma vue, j’y voyais comme dans un four. Je devais me montrer prudent, le sol était jonché de ce que tous les notables avaient laissé tomber en fuyant vers les souterrains. Les Taroghs n’étaient pas parvenus jusque-là, mais je les entendais. Ils n’étaient plus très loin. Je pressai l’allure. Liem-Sat trottinait derrière moi en ahanant, se couvrant la bouche et le nez de la main.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Le point fort de cette saga ? Ses personnages ! […] Angel Arekin a un don incroyable pour créer des personnages à la fois convaincants et attachants. - LesFantasydAmanda, Babelio

[…]ce troisième tome est toujours aussi sombre, je le trouve même plus sanglant que les précédents. L’auteur joue complètement avec nos nerfs... Je pense vraiment qu’elle a fait voler en éclats toutes mes certitudes, elle a instauré le doute en moi tout au long de ma lecture, au point qu’à la fin je ne sais plus discerner le vrai du faux. - Blog Le monde de Wendy

Ce troisième tome est rempli de surprises constantes. Nos émotions jouent les montagnes russes et cette angoisse et cette boule de ventre qui ne s’enlèvent pas facilement. Des personnages toujours attachants en pleine quête d’identités et d’affirmations. En plus, une histoire s’amplifie en intensité grâce aux événements, aux rebondissements et aux mystères. - Nenyval, blog De fil en histoire

À PROPOS DE L'AUTEUR

Née en 1981 à Brive-la-Gaillarde, Angel Arekin partage sa vie avec sa famille, son boulot, la littérature, le cinéma, les mangas, le web, les amis, et si cela ne suffit pas, avec ses pages d’ordinateur sur lesquelles se dessinent de nouveaux mondes, peuplés de créatures étranges. Passionnée de fantasy depuis sa découverte du Seigneur des Anneaux, diplômée en histoire médiévale et inspirée par les collines verdoyantes de Corrèze, Angel bâtit une épopée fantasy à l’âge de 20 ans qui occupera 15 ans de sa vie. Le Porteur de Mort est né, et à travers lui, de nouvelles histoires brûlent déjà d’être couchées sur le papier.

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LE PORTEUR 

DE MORT

ISBN : 979-1-094-78640-6

ISSN : 2431-5923

Le Porteur de Mort, tome 3, Le lion blanc

Copyright © 2017 Éditions Plume Blanche

Copyright © Illustration couverture, Nicolas Jamonneau

Tous droits réservés

Angel Arekin

Le Porteur de Mort

Tome 3

Le lion blanc

(Roman)

 « Les rumeurs de l’existence des lions blancs 

ont existé dans la tradition orale africaine pendant des siècles. » 

MANIMALWORLD.NET

 Carte

La cloche sonne avec violence. Des bruits de pas et des éclats de voix envahissent la maison. Je me lève précipitamment du lit et me vêts d’une tunique sans prendre la peine de nouer mon Obi autour de ma taille. On frappe à la porte.

Un homme étire le shôji sans attendre de réponse et s’incline devant moi. « Madame, mon seigneur Shin demande à ce que vous restiez dans vos quartiers.

— Que se passe-t-il ?

— Rien de grave, Madame. L’affaire sera réglée dans peu de temps.

— Shinjirou, que se passe-t-il ? » réitéré-je d’une voix plus forte.

Le visage de l’homme se froisse comme une feuille de papier. Shaolan lui a sûrement ordonné de me laisser dans l’ombre. Shinjirou ne lui désobéira pas, dussé-je le menacer pour le faire parler. 

« Bien, obéis à ton seigneur », déclaré-je d’une voix sèche.

Shinjirou penche la tête d’un air contrit, puis referme la porte derrière lui, me laissant seule. Je m’approche de la fenêtre, retire le papier tendu qui la recouvre et jette un œil dans le patio. Des hommes d’armes courent dans tous les sens et je perçois nettement le choc des armes au loin, dans l’aile sud et depuis les collines.

On nous attaque. Mais qui ? Qui a l’audace de s’en prendre au seigneur Shin ?

Je ne suis pas inquiète ; j’ai déjà vu le sang versé à maintes reprises et voir celui des Shin couler me donnerait presque de l’entrain. 

J’épie les mouvements des uns et des autres et guette le son des épées qui tend à se rapprocher. Dans l’armoire, je m’empare d’une dague que je conserve toujours à portée de main. C’est le cadeau maudit du Porteur de Mort. Je le glisse dans ma ceinture. 

Une explosion fait soudain vrombir le sol. Je tombe par terre sous l’onde de choc. L’un des shôji de ma chambre se déchire sous la pression du souffle. Le feu se met à lécher le toit et une colonne de fumée s’élève dans la nuit. Je me relève rapidement et me glisse à l’extérieur. Dehors, la pagaille règne. Les hommes et les femmes courent de tous côtés, sans ordre, ni discipline. Shaolan les punira pour un tel manquement à la rigueur. J’en suis persuadée. Ses ordonnances sont des sacerdoces qu’il ne permet pas de bafouer. 

Où est-il ? Au combat ? 

Sous la véranda, je peux observer les montagnes qui ceignent la maison Shin. Je pourrais fuir. Dans le tumulte, personne ne remarquerait mon absence. Je pourrais courir. Même sans eau ni vivres, je survivrais dans ces montagnes et pourrais m’éloigner loin de ce clan, loin de Shaolan et de son maudit Porteur de mort. Mais ce n’est qu’une pensée éphémère. Je ne m’enfuirai jamais des Hautes Terres. Je suis liée à elle comme la corde au cou d’un pendu.

Le feu gagne l’aile ouest de l’ancestrale demeure. Les cloches résonnent dans la vallée. J’observe le feu comme j’ai autrefois regardé la grande hélice d’Hélivent brûler. 

Le son des épées gagne du terrain. Je tourne la tête vers les jardins. Armés de sabres et de flèches, des guerriers combattent près du ponton. 

 « Madame… Madame, il ne faut pas rester là. »

Ma suivante, une fille aux longs cheveux noirs, quelconque et sotte, me considère, incrédule, et me saisit la main pour m’entraîner loin de l’incendie et des hommes armés. 

« Qui sont-ils ? demandé-je.

— Je ne sais pas, Madame. Il faut vous cacher. Vous êtes la femme du Seigneur Shin. S’ils vous trouvent, ils vous tueront. »

Je ne peux m’empêcher de trouver son fatalisme risible. Me tuer ? Qu’ils essaient !

Je consens néanmoins à la suivre. Elle marche en piétinant le sol comme une vache. Son visage peinturluré de blanc se tourne sans cesse à droite et à gauche. Elle a peur et n’essaie même pas de le dissimuler. Est-ce donc cela les femmes de Shin ? Quelle crainte pouvons-nous susciter si aucune d’entre nous ne reste fière lorsque les circonstances l’exigent ? Shaolan méprise la couardise et le manque de dignité. Est-ce pour cette raison qu’il est tombé amoureux de moi ou bien est-ce seulement à cause du Porteur de Mort ?

Armés et désorganisés, les sbires de Shin passent à nos côtés. Les hommes vaillants du clan sont au combat dans le Nord. Il ne reste ici que des troupes jeunes et sans expérience. Un cri de rage doit faire pulser le cœur de Shaolan et j’aurais aimé être une goutte de sang pour entendre ce cri.

À l’angle du bâtiment est, nos guerriers repoussent nos ennemis. Plusieurs d’entre eux se font massacrer et ma suivante sanglote. Je l’oblige à me lâcher la main sèchement lorsqu’elle tente de se retenir à mon bras. Dans la confusion, un homme de la garde me pousse et je heurte le mur d’un coup d’épaule. Je lâche un gémissement, puis, folle de rage qu’il m’ait échappé, me rassérène et m’élance d’un bon pas là où je pense trouver le maître des lieux. 

Ma suivante me supplie de ne pas aller par là, qu’il est trop dangereux de m’y rendre. Elle balbutie que je dois fuir. Avec elle. Je la gifle et lui ordonne de me laisser si ce n’est que pour entendre sortir de sa bouche des inepties. Cette sotte n’en fait qu’à sa tête et m’accompagne. 

Après avoir franchi le mur est, un guerrier ennemi surgit devant nous, une épée fichée dans le bras. Sans un hurlement, il la retire et nous menace avec l’arme qui l’a blessé. 

Ma suivante pousse un cri qui meurt dans le tumulte du feu qui s’est emparé d’une partie de la bâtisse. Je ne bouge pas et fixe l’homme qui s’avance dans notre direction. Son œil est noir et froid. Sa détermination est lisible. Ce n’est pas moi qu’il désire tuer. Mais par moi, il peut le toucher. Cette pensée me délivre de la peur tant elle me couvre de honte et de colère. Le menton fier, je le regarde dans les yeux et je jure de ne jamais les détourner, dussé-je en mourir.

« Femme, où est ton maître ? me demande l’homme. 

— Là où vous ne saurez le trouver. Mon époux ne combat que les guerriers qui s’en montrent dignes. »

Je touche son amour-propre ; tous les guerriers sont si semblables… tous, sauf un. 

« Apprends à tenir ta langue. 

— Lorsque vous me l’aurez enseigné, maître », je réponds d’un ton ironique, en courbant la tête, mais sans le quitter des yeux.

Un sourire condescendant se pose sur ses lèvres. Il s’approche, l’arme en avant. Ma suivante se tasse contre mon bras et me prie de fuir à nouveau. Elle tire de toutes ses forces sur ma tunique, mais je ne m’en soucie guère. 

L’homme réduit la distance entre nous. Son couteau brille dans sa main. Du sang macule son bras et son épaule. Son front se plisse de douleur, mais ses yeux continuent de ruisseler de haine. Depuis combien de temps attend-il la minute où il pourra tuer Shaolan ?

Aussi longtemps que moi…

« Femme, ta langue est trop pendue, pourtant, elle ne dit rien d’utile.

— Ma langue ne sert d’ordinaire qu’à chanter. Veuillez excuser mon audace. »

Son sourire s’accroît. « Dis-moi où est ton maître.

— Je ne saurais répondre à cette question, puisque je n’en connais pas moi-même la réponse. Tomoko, sais-tu où est ton maître ? »

Terrifiée, ma jeune suivante secoue la tête à la négative.

L’homme n’est plus qu’à deux pas de moi et son couteau me défie. La lumière argentée de la lame se répand sur le visage de mon ennemi. Il accomplit un geste. Un seul. Je me déplace sur la droite, rompant son mouvement, et le couteau rencontre le dos de Tomoko qui hurle. Ma suivante tombe en gesticulant et le sol se couvre de sang. L’homme est désorienté, surpris de ma rapidité. Il saute par-dessus le corps de ma suivante, or, il est déjà trop tard. Mon couteau ne tremble pas dans ma main et le transperce en passant sous la manche de mon tomesode. Ses yeux s’écarquillent et il me considère avec surprise.

« Sorcière », murmure-t-il avant de chuter sur le bois. 

Je ne réponds pas. Les remords ont depuis longtemps fondu dans le néant. Je le contourne et poursuis rapidement mon chemin. L’air devient étouffant. Le feu est maîtrisé, cependant, la fumée continue de s’envoler au-dessus des toits et de gagner les alentours. Le couteau à la main, je longe le balcon, évite les échauffourées des hommes qui combattent entre eux. Le meilleur moyen de rester en vie est de se montrer discret. C’est l’une des leçons que j’ai apprises voilà longtemps, à mes dépens.

Un shôji se rompt soudain sous mes yeux et un homme s’écroule à mes pieds. Du sang tache sa tunique et ses yeux sont morts. Derrière le paravent, Torii essuie sa lame sur le bracelet de cuir qui ceint son poignet. Que fait-il ici ? Il semble épuisé. Ses traits sont tirés, mais ses yeux brillent, comme si l’acier de sa lame s’y reflétait. Il me considère et, comme chaque fois, ce regard, aux nuances de métal, me rappelle ce qu’il est réellement : la mort. 

Il aperçoit mon couteau entaché, prisonnier de mes doigts, et hoche la tête. Je devine sa satisfaction. 

« Vous n’êtes pas blessée ? » me demande-t-il. 

Sa voix résonne comme un cor et je songe qu’il se moque bien d’une quelconque blessure dont je pourrais être affligée. 

« Je vais bien », je réponds, succincte.

Il incline la tête. « Ne restez pas ici. C’est dangereux.

— Je l’avais en effet remarqué.

— Suivez-moi. »

Il se détourne sans plus attendre et pénètre plus profondément dans la maison. Je lui emboîte le pas. La peur s’envole. Le Porteur de Mort de la maison Shin est ici pour une raison qui m’échappe. Mais si lui est présent, alors, les gardes de Shaolan sont de retour de leur combat au Nord et ces derniers régleront rapidement la situation. Nos ennemis n’ont aucune chance.

En longeant un couloir, je lui demande : « Vous êtes revenu plus tôt que prévu. Que s’est-il passé ? »

Torii garde le silence. Son épée noire dégouline de sang sur le sol à mesure de ses pas. Je ne distingue aucune blessure et son maintien est parfait. Sa nuque est roide, cependant, chacun de ses mouvements est fluide et aux aguets. 

« Qui sont ces gens ? » interrogé-je.

La réponse est identique à la précédente. Je soupire et serre contre mon sein la lame qui m’a sauvé la vie un instant plus tôt. 

« Vous auriez dû rester dans vos quartiers, lance-t-il après quelques secondes. Vous auriez pu être tuée. 

— Cela vous importe-t-il vraiment ? 

— La santé de l’épouse de mon frère est importante à mes yeux, en effet. Si vous mouriez, Shaolan en serait fâché. De ce fait, je le serais également.

— Voilà enfin des paroles qui me semblent sincères, persiflé-je.

— Chacune de mes paroles à votre égard est sincère.

— Voilà pourquoi, je suppose, elles sont si peu nombreuses. »

Il tourne la tête vers moi et me dévisage. À ma plus grande surprise, un sourire effleure ses lèvres. 

« Parfois, le silence est plus éloquent qu’une parole, me dit-il.

— Parfois, il devient une barrière à la compréhension de l’autre, répliqué-je.

— Parfois, en effet. »

Il me fait traverser la salle de réception dans un silence religieux. Il n’y a là pas trace de mon époux. Aussi, poursuit-il vers l’aile centrale de la vieille bâtisse.

« Je suis étonnée que vous ayez laissé Shaolan sans protection. »

Un frémissement de dédain longe la ligne parfaite de ses épaules et les veines de son cou grossissent d’un coup. 

« Je n’ai pas encore eu le temps de le voir, m’apprend-il. Si cela avait été le cas, je serais à ses côtés.

— Je n’en doute pas. Qui s’intéresse à mon sort dans cette maison ? »

Sa bouche se tord. « Si vous aviez obéi à l’ordre que l’on vous a donné…

— Je serais morte brûlée vive, répliqué-je. L’incendie a très certainement gagné mes appartements et si ce n’est pas le cas, la fumée aurait fait son œuvre avec autant d’aisance. Ma santé vous importe, Torii, dans ce cas, vous auriez dû envoyer quelqu’un me chercher. Au lieu de cela, je dois me défendre seule et ma suivante a été tuée par l’un de vos assaillants. 

— Je vous sais très capable de vous défendre seule. »

Son œil semble brûler en se posant sur moi. Je me sens minuscule et je devrais baisser les yeux, ne pas l’affronter, mais une fois encore mon audace a raison de moi. Qu’ai-je à perdre à me mesurer à lui ? Je dois me montrer plus forte et ne pas le craindre. Si je veux obtenir vengeance un jour, il me faut gagner son respect, son regard, son désir.

« Je n’ai jamais appris l’art du combat, je réponds. Tout ce que je sais, c’est à force d’observation. 

— Ce qui rend votre acte plus honorable encore, affirme-t-il en considérant le sang sur ma dague. Vous devriez en être fière et ne pas regretter ce qui ne peut être changé. 

— Voilà une chose qui vous arrangerait, n’est-ce pas ?

— Qu’entendez-vous par là ?

— Eh bien, je constate seulement qu’aucun soldat n’est venu à mon secours lorsque j’en ai eu besoin. Shaolan a-t-il également donné l’ordre de me laisser mourir dans une quelconque escarmouche ?

— Il va de soi qu’il n’en est rien et vous devriez mesurer vos paroles, Madame. Vos mots pourraient être mal interprétés. 

— Et alors ? Qu’en serait-il ?

— Le désordre règne. Vous l’avez constaté. Ni Shaolan, ni moi ne désirons votre mort, pas plus que nos soldats. Néanmoins, ils sont occupés à éteindre un feu et à repousser nos ennemis. Votre personne m’importe et importe à Shaolan, toutefois, nous avons tous des obligations à remplir pour permettre à notre maison de se relever d’une telle attaque.

— Dans ce cas, je dois prendre en considération que je ne m’intègre pas dans vos obligations.

— Madame, si j’avais su que vos quartiers risquaient d’être la proie des flammes, je serais venu moi-même vous secourir et je n’aurais certainement pas permis à un seul homme de poser la main sur vous.

— Torii, vous tentez d’amoindrir mon courroux par la flatterie, c’est peu honorable de la part d’un homme tel que vous.

— Je ne cherche pas à vous flatter. Seulement à vous montrer par mes paroles, faute d’acte, que votre bien-être compte à mes yeux. Vous êtes la femme de mon seigneur. Je me déjugerais si je manquais à mon devoir envers vous. Si je vous ai froissée, Madame, acceptez mon pardon, mais en aucun cas, vous ne me ferez croire que vous êtes inculte dans l’art de survivre. »

Je le considère, médusée, et sur le coup de la stupéfaction, recule d’un pas. Torii m’observe et note chacune de mes réactions. Son œil est de nouveau celui d’un lion et chaque fois qu’il me guette ainsi, j’ai l’impression de devenir sa proie. Je ne dois pas me laisser submerger par la peur et le désarroi qu’il éveille en moi. Je tente de maîtriser ma respiration et me tiens droite, les mains ramenées dans mon giron. 

« J’ai appris l’art de rester en vie, répliqué-je, grâce à vous. Non pas celui de tenir une arme pour m’en servir. Si cela n’avait pas été le cas, je serais déjà morte. Probablement brûlée dans ma chambre. »

Il incline la tête. « Soit, Madame. Mon arme est la vôtre. »

Son regard brûle comme une forge.

« Non, elle est celle de mon époux et vous le savez. Du plus loin que je puisse me rappeler, elle l’a toujours été. »

Un sourire s’ébauche sur ses lèvres. Comme chaque fois qu’une telle expression envahit ses traits, mon cœur manque un battement. La crainte qu’il attise à escient perturbe mes sens. Son regard dénie ses paroles. Comment ose-t-il prétendre se montrer sincère à mon égard alors que seuls flagorneries et mensonges quittent ses lèvres ? Pense-t-il vraiment que je puisse croire ses mots ? Me pense-t-il si sotte ?

« Nous devrions nous presser, me dit-il. Votre époux doit se morfondre de vous savoir seule. »

Un soupçon de colère s’insinue en moi et je dois faire preuve de retenue pour le chasser. Torii ne cesse d’épier mes réactions. Je ne dois pas lui donner satisfaction.

 « Bien, ne perdons pas de temps. »

Nous reprenons notre chemin. Je marche derrière lui. Torii tient son épée de la main gauche. Ses doigts, tachés de sang, en épousent parfaitement les contours. Une arme idéale pour le Porteur de Mort, offerte par les miens pour en assurer la perte… Quelle ironie !

Le calme semble revenir dehors. Les cris de guerre et les hurlements font place aux éclats de voix et aux murmures. Les hommes de Torii ont vaincu nos ennemis. Shaolan a remporté une victoire, mais celle-ci est entachée par la honte d’avoir été attaqués et surpris dans notre demeure, dans notre sommeil. Shaolan saura s’en souvenir et demain, des têtes risquent de tomber.

« Je vous apprendrai si vous le souhaitez. »

La voix de Torii sonne claire comme du cristal et fait écho au fond de ma poitrine. 

« M’apprendre quoi ?  

— À manier une arme. »

Je dois me montrer prudente. N’est-ce pas un piège ?

« Pour quelles raisons feriez-vous cela ?

— Pour cesser de craindre votre mort.

— Je n’en crois rien. Pourquoi l’homme de main de mon époux perdrait-il son temps à enseigner l’art du combat à la femme de son seigneur ?

— Ma raison est celle que je viens d’évoquer, qu’elle vous plaise ou non. Vous êtes en droit d’accepter ou de refuser ma proposition, non de la remettre en question. »

Je m’arrête au milieu du corridor, mais Torii poursuit sa route comme si de rien n’était. Je me remets donc en mouvement pour rester à sa hauteur.

« Votre raison ne me plaît pas. C’est pourquoi je la mets en doute. » Il garde le silence. « Mon époux ne le permettra pas », ajouté-je.

Son regard se baisse sur moi et rencontre le mien. « Dans ce cas, je vous l’enseignerai à l’insu des regards curieux, néanmoins, je pense que Shaolan accepterait si vous le lui demandiez. 

— Pourquoi ferait-il ça ? »

Torii est de ceux qui le connaissent le mieux. Travailler auprès de lui pourrait m’apprendre de précieuses informations. Sa proposition pourrait devenir une chance inestimable.

« Shaolan est fière du tempérament de la femme qu’il a épousée. C’est la raison pour laquelle il vous a choisie. »

Je le dévisage avec  un étonnement peint de dégoût. 

« Shaolan s’est épris de votre personnalité qu’il ose définir lui-même de feu-follet, poursuit-il. Je pense qu’il serait très fier de voir sa femme devenir une guerrière plutôt qu’une dame de bonne compagnie. Bien sûr, je peux me tromper. Le mieux est encore de le lui demander, n’est-ce pas ? »

Je hoche la tête, silencieuse. 

« Je vous laisse libre de choisir ce que vous désirez, ajoute-t-il. 

— Je réfléchirai à votre proposition à la mesure de ce qu’elle mérite. »

Le coup d’œil qu’il m’adresse me remplit de doutes et me tétanise. Au fond de moi, je le sais. Il me tend un piège. À quelle fin ? Désire-t-il me garder sous contrôle ? Doute-t-il de moi ? Quelles sont donc les pensées véritables de Shin Torii ?

Alors que nous franchissons la salle des dîners, un homme surgit soudain par la porte, transperçant le shôji, et se rue sur Torii. Celui-ci lève son arme juste avant que l’épée de son adversaire ne lui transperce la gorge. Leurs sabres se croisent et Torii bascule sur le côté avant de récupérer son équilibre. Je recule contre l’un des murs et observe chacun de ses mouvements. Ses gestes sont aériens. Malgré son armure, il reste svelte et mesure ses actions en économisant ses forces et en dépensant celles de son adversaire. Torii mesure tout. Il ne faut pas l’oublier. Son adversaire tient sa garde haute. Son style de combat m’est inconnu, mais Torii semble déjà en percer les brèches. Après plusieurs parades, sa technique prend une nouvelle forme et se fond dans l’art de son ennemi. Il use de ses tours et prend vite le dessus. Son adversaire n’a aucune chance, pourtant, il s’accroche désespérément. Son obstination est admirable. Il se sait déjà mort et continue pourtant de se battre. Torii enfonce son sabre dans la chair souple de sa taille. La pointe ressort dans son dos et je la vois dégouliner de sang. Puis, il la retire d’un geste brusque. Son adversaire bondit en arrière, manque de s’écrouler à genoux. Il lève les yeux sur Torii.

« Ce n’est que le début », le prévient-il. 

Torii s’avance, les sourcils froncés, la mâchoire crispée. 

« Peu importe celui qui vous envoie, dit-il d’une voix sourde. Quand il reviendra, je le tuerai moi-même de mes mains et cela marquera la fin de cette mascarade. » 

Puis, il lève son arme et tranche la tête de son adversaire qui tombe dans un bruit mat et roule à mes pieds. Je déglutis et cesse d’observer cette tête morte pour fixer Torii. Celui-ci ne regarde même pas le corps tomber sur le sol ; ses prunelles sombres sont ancrées dans les miennes. 

« Si vous acceptez ma proposition, il se peut que vous le regrettiez, m’avertit-il.

— C’est la première fois que vos paroles me semblent sincères », ricané-je.

Un rictus se pose sur ses lèvres. « Seuls ceux qui usent de mensonges sont capables de le reconnaître lorsqu’ils les croisent. »

À mon tour, je souris et incline la tête. « Cela nous fait de belles nuits, n’est-ce pas ? me moqué-je.

— C’est vrai. Voilà longtemps que nous n’avions pas eu de tels feux pour célébrer nos victoires.

— Toute victoire mérite d’être fêtée à sa hauteur.

— Comment fêterez-vous la vôtre ? »

Je le toise d’un regard mâtiné auquel il répond avec une froideur parfaitement maîtrisée. « Qui vous dit que je n’ai pas déjà gagné ?

— Une intuition. Si cela arrive, je le saurai.

— Peut-être le regretterez-vous.

— Peut-être le regretterez-vous », réplique-t-il.

CYCLE XIX

OL-HANE

ET LE PRISONNIER

« Seïs… » murmura Naïs d’une voix à peine audible.

Elle attrapa ma main et la serra aussi fort qu’elle le put. 

La réalité ne semblait pas s’imposer à moi tant elle était abjecte. Je fixais les corps sans vie des habitants de la cité frontière, et quelque part au fond de moi, comme un vœu impossible, j’espérais qu’ils se relèveraient. Pourtant, l’odeur écœurante et prégnante de leurs corps en décomposition me ramenait à l’évidence. Elle me tordait les boyaux. Les corps déchiquetés s’empilaient les uns sur les autres comme des murets humains bâtis là pour je ne sais quelle aberration ou pour célébrer je ne sais quel culte odieux. 

Elfinn louvoyait entre les cadavres. Plus nous avancions, plus leur nombre grossissait. Je considérai, presque envoûté par l’horreur, la nausée suspendue aux lèvres, les dépouilles tournées vers moi comme si elles me jugeaient de ne pas avoir été là, de ne pas les avoir secourues. Leur regard vidé de toute substance s’enfonçait au fond du mien et tétanisait chacun de mes muscles. Le sang battait mes tempes et son goût métallique emplit ma bouche. Les ruines aux couleurs safran enflaient au soleil. Des essaims d’insectes tournoyaient et butinaient les corps. Des vautours avaient entamé leur lente destruction, dévorant les chairs putréfiées sous la température et je venais de résoudre l’énigme des coyotes. Mes mains tremblèrent sur les rênes. Il y avait de la vie en fin de compte à Ol-Hane. 

« Arrête-toi ! » hurla brusquement Naïs. 

Elfinn s’immobilisa aussitôt. Naïs sauta au bas du cheval, se précipita à l’angle d’une maison à la façade éventrée et vomit tout son saoul en évitant de croiser les regards sans vie des cadavres qui bornaient l’entrée de la ruelle. Une flopée de vautours s’envola dans un bruissement d’ailes. 

Je descendis à mon tour de selle et, tout en me retenant de l’imiter, je jetai un coup d’œil alentour. Les palais, les maisons, les hôtels particuliers aux couleurs d’épices n’étaient plus que cendres et poussières, gravats et bouts de bois éparpillés. Il ne restait rien de la ville, hormis ces corps faisandés et les charognes entamant leur festin de chairs humaines. Comment une telle chose avait-elle pu se produire ? Comment Noterre avait-il pu laisser faire une chose pareille ? Par quel appétit de pouvoir était-il dévoré pour en arriver à de telles extrémités ? Du plus loin que mes leçons d’histoire se portaient, aussi grand avait été son désir de domination, Noterre n’était jamais allé si loin. Pas au point de laisser pourrir des corps au soleil. Toute une ville. Une ville entière stoppée nette dans son évolution. Aucun habitant n’avait eu le temps de fuir. Ils étaient là. À jamais. Hantant les ruines. Un instant, je crus les sentir, les fantômes de la cité, là, me regardant.

Je suffoquai. Mon regard longeait la ligne des demeures en ruines et parvint au bout de la rue où d’autres vestiges s’accumulaient. Je déglutis. La chair de poule s’incrustait dans ma peau comme des aiguilles. Je vis l’œil jaunâtre d’un vautour au long cou dénudé me fixer comme s’il attendait patiemment que je crève à mon tour pour pouvoir entamer mes intestins et dîner sous le crépuscule naissant. D’une gifle de la Geste, je le fis dégringoler de la poutrelle. Il poussa un cri et disparut rapidement derrière d’autres décombres. 

Je m’approchai d’Elfinn, pris l’outre qui était suspendue au pommeau de la selle et rejoignis Naïs en bordure de route. Elle se redressait, la main appuyée contre le mur. Son visage était pâle et son regard, lorsqu’il se posa sur moi, était brillant de larmes et de terreur. Elle s’essuya la bouche du revers de la main. Je lui tendis la gourde qu’elle prit vivement et se rafraîchit le palais. Je m’adossai contre le mur et observai de nouveau la ville en essayant de ne plus penser aux cadavres jonchant la rue à la place des pavés, afin de faire calmement un état de la situation. Je devais presque m’affranchir de ma condition d’être humain pour analyser ce qui s’était déroulé ici. Quelque chose clochait, à part les morts, mais je ne parvenais pas à mettre le doigt dessus. 

« Je suis une bien piètre Assen, marmotta Naïs en laissant son bras retombé le long de ses hanches.

— N’importe qui aurait fait la même chose, tentai-je de la rassurer.

— Pas toi.

— Je n’en suis pas loin. »

Elle inclina la tête avant de retourner près d’Elfinn. Je jetai un dernier regard sur la ruelle, puis la rattrapai.

« Que s’est-il passé ici ? demanda-t-elle en nouant la lanière de l’outre autour du pommeau. 

— Je n’en sais rien. » Je m’engageai dans la rue, Elfinn et Naïs sur les talons. « Tu ne remarques rien d’étrange ? »

Elle eut un ricanement sinistre. Je lui lançai un coup d’œil par-dessus mon épaule. 

« Tu veux dire à part les cadavres ? 

— Oui, regarde bien. C’est sous nos yeux depuis tout à l’heure… les cadavres.

— Je les vois et alors ? 

— Il n’y a pas de soldats de Noterre. »

Je pointai du doigt l’uniforme de la soldatesque d’Ol-Hane. Un aigle tatoué sur le devant de leur veste pointant vers le soleil. 

Naïs s’arrêta au milieu de la route et examina rapidement les corps étendus sur les bas-côtés. « Ce n’est pas possible.

— Je n’ai pas une grande expérience de la guerre, avouai-je, mais il me semble pourtant que dans n’importe quelle bataille, on trouve des soldats des deux camps. Il n’y a rien de tout ça ici. Ni blessés, ni cadavres appartenant à l’armée de Noterre. 

— C’est invraisemblable. Comment les armées de Noterre pourraient-elles n’avoir subi aucun dommage ? »

Je haussai les épaules, aussi démuni qu’elle par le constat de la situation. « Les soldats d’Ol-Hane ont sorti leurs armes, remarquai-je. On peut donc en déduire qu’ils ont cherché à se défendre, mais qu’ils n’ont pas eu le temps de s’en servir. En plus, regarde ce quartier.

— Et alors ?

— Toutes les demeures ressemblent au palais de Mal-Han. On est dans le quartier chic. Pourtant observe : les femmes ont toujours leurs colliers de perles, leurs bijoux clinquants et bien en évidence. J’ai même vu des breloques de porcelaine un peu plus loin et des marchandises de valeur traînant sur le sol.

— Les soldats de Noterre ne les ont pas emportées, constata Naïs. 

— On dirait bien. C’est ça qui me chiffonne. Je ne connais pas un soldat qui, en temps de guerre, ne pille pas les villes conquises. Noterre n’est pas richissime. Ils se paient sur le pays. Avec ce qu’ils ont laissé ici, Noterre aurait pu se financer une autre guerre. 

— Qu’est-ce que ça signifie ?

— Ce n’est pas logique. Je ne suis pas féru d’histoire, mais de mémoire, je ne me souviens pas d’avoir jamais lu un truc pareil. 

Mes bottes s’enfonçaient dans un liquide noir et gluant. Les pavés étaient couverts de sang ; on aurait dit de l’alcool séché. Il brillait et collait les talons. Naïs gardait la main devant la bouche tant l’odeur était insoutenable. Elfinn était aux aguets. Je le sentais nerveux, lui d’ordinaire si désintéressé des morts humaines. Je songeais qu’il percevait autre chose, cette chose que je ne parvenais pas à saisir.

Nous parvînmes au cœur de la ville. Le campanile d’Ob-Shire s’élevait autrefois à cet endroit, immense carrefour ceinturé par les résidences de luxe, l’hôtel du gouverneur de la ville, les demeures des marchands fortunés et des seigneurs. La tour s’était effondrée sur ses fondations comme un château de cartes. Un cimetière de rocs s’étendait au milieu du charnier humain. La porte brune du campanile était renversée sur le sol au milieu des décombres et des corps. Je m’approchai, l’œil attiré par quelque chose d’insolite sur le bois. Je sautai sur un bloc de pierre et m’agenouillai.

« Qu’y a-t-il ? » me demanda Naïs depuis la route.

Je me penchai en avant. Un homme était affalé sur la porte. Son épée gisait dans sa main droite. Son sang tachait les pavés et imbibait le bois de la tour. Sur le sommet de la porte, son bras pendouillait, inerte, presque détaché du reste du corps. Le bout de ses doigts ainsi que ses ongles étaient rouges. 

« Seïs ? »

Je lui fis un signe de la main.

« Lol que cabeil peritate sus denionn », lus-je à haute voix.

Naïs s’approcha, sautant lestement d’une pierre à l’autre. « Ça veut dire quoi ?... C’est pas l’une des vieilles langues ? remarqua Naïs en se grattant la gorge du bout de son index.

— Il n’y a que les bâtards de l’Est qui la parlent encore, dis-je. 

— Hum hum, Gange a interdit tous les dialectes tribaux. Celle-ci, c’est pas le vieil idiome du clan des Qui ?

— Si, c’est le clan maternel de Noterre. »

En tout état de cause, apprendre et parler cette langue était considéré comme un acte de haute trahison. Toutefois, pour la bonne marche du gouvernement, par prudence et par ruse, les Tenshins étaient les rares personnes tenues dans le secret de ce langage, autrefois l’un des plus usités d’Asclépion. Gange n’était pas un ardent linguiste, aussi avait-il seulement choisi sa langue vernaculaire, plutôt que celle de sa femme. 

« Tu comprends ce que ça signifie ? me demanda Naïs en lisant les mots peints en rouge.

— Ouais, grognai-je.

— Alors ?

— Dans les grandes lignes, ça veut dire : « Ceux qui passeront par ici périront ». Denionn signifie démons. Tu en tires les conclusions que tu veux.

— Des démons ? répéta-t-elle.

— En tout cas, ils sont partis, déclarai-je en considérant le carrefour désert, émaillé de corps aux positions désarticulées. 

— Oui, mais où ? »

La question me fit frissonner. « Je n’en sais rien. Les soldats qui ont réussi à fuir la région ont prétendu que l’armée de Noterre avait établi son campement dans la ville. J’ai plutôt l’impression qu’elle n’y est jamais restée. Les soldats étaient incohérents dans leurs propos, d’après Taranis ; tout ce qu’ils disaient n’avait ni queue, ni tête, pourtant je commence à me demander si ce n’est pas nous qui avons perdu l’esprit en ne les croyant pas. 

— Que vous ont-ils raconté ? »

Nous retournâmes sur la route. « Bah, tu te souviens de quelle manière le vieux Sin-Lin dépeignait l’armée de Noterre quand on était gosses ? »

Elle opina.

« C’était à peu près la même chose. Des contes pour enfants. Des monstres assoiffés de sang, livides comme des fantômes qui s’immiscent dans l’esprit et rendent fous. Ils répétaient qu’ils entendaient encore leurs voix dans leurs cauchemars. Je ne sais pas trop quoi en penser. On n’a jamais entendu dire que les troufions de Noterre savaient user de la Pensée. 

— La Pensée, qu’est-ce que c’est exactement ? »

Je fis tourner mon index autour de sa tempe. « Entre autres choses, la faculté de lire l’esprit humain, de le tordre à ses propres pensées, de le rendre vulnérable. »

Je regardai une dernière fois la tour d’Ob-Shire, puis rattrapai Naïs dans la rue. 

« Seïs, quelque chose me tracasse. 

— Ce ne sont pas les sujets de tracas qui manquent. Tu veux être plus précise.

— Tu veux bien arrêter ça !

— Arrêter quoi ? fis-je, en cherchant une cigarette au fond de mes poches. 

— D’être désinvolte. De te comporter comme si la mort de ces gens ne t’importait pas. »

Je m’arrêtai sur la route et la dévisageai d’un air irrité. « Chacun se défend comme il peut », rétorquai-je. 

Je trouvai une cigarette et l’allumai rapidement. Elle hocha finalement la tête. 

« Qu’est-ce qui te chiffonne alors ?

— Eh bien, si les soldats de Noterre ont avancé, on aurait dû les croiser en route, non ?… À moins qu’ils en aient pris une autre. 

— Magdamée. J’y ai pensé. Le problème, c’est que le dernier message que nous avons reçu de Den ne mentionnait pas l’arrivée imminente de l’armée de Noterre. Il ne se passait pas plus de choses à Magdamée qu’à Macline. »

Nous arrivâmes sur la place du marché de la cité frontière. Elle était immense et imposante autant par sa taille que par une beauté autrefois célèbre. Désormais, l’esplanade était comme tout le reste, noyée sous des monticules de cadavres, des montagnes de gravats et de nourritures faisandées, empestant la mort, la charogne et les œufs pourris. 

Nous marchâmes un moment en silence, noyés sous des pensées moroses, observant les corps et nous forçant à ne pas vomir. Le ciel vira lentement au gris. Le Soleil déclina derrière nous et les ombres s’accrurent le long des décombres, rendant les spectres de la cité plus réels encore. Naïs frissonnait. Le vent se leva et l’air frais engourdit la ville. Les nuits étaient plutôt fraîches par ici et on ressentait enfin les frimas de l’hiver. 

À mesure que nous avancions, le désespoir qui croulait sur mes épaules comme du plomb se mua en colère. Je crachai par terre et m’exclamai, fou de rage : « Il n’y a pas de cadavres ennemis ici. Pas un ! 

— Se peut-il qu’ils les aient enterrés ? » avança Naïs, peu convaincue.

J’émis un ricanement caustique. « J’ai des doutes sur la piété de ces salopards. Ils laissent les corps pourrir au soleil. Je ne pense pas qu’enterrer leurs morts fasse partie de leur priorité, ni même de leurs devoirs. Ceux qui ont fait ça, ce sont des monstres. »

Je levai la tête vers le ciel de plus en plus cotonneux et aspirai une bouffée d’Herbes. Dans une heure, la nuit serait là et tous les cadavres tapis dans l’ombre pourraient nous fixer de leurs yeux vitreux. Un frisson désagréable longea la ligne de mes épaules. Engourdi comme après une longue nuit passée dans le froid, je fixai deux dépouilles enchevêtrées. 

Mes doigts tremblotèrent sur ma cigarette et je marchai dans la rue comme un automate. La vue d’un coyote crochetant à coups de croc le corps d’un soldat me souleva le cœur. Je soufflai par à-coup. Je pivotai sur mes talons et pénétrai dans l’une des demeures bordant l’esplanade. La porte était ouverte sur un vestibule miraculeusement intact. En revanche, le toit de la salle à manger laissait un trou béant sur un ciel de plus en plus sombre. Les vitres de la façade avaient explosé et des tessons de verre recouvraient le tapis. Le feu avait épargné la maison, mais ses habitants étaient morts. Je ne percevais aucune vie à des kilomètres à la ronde. J’entrai dans le salon. Des rideaux jaune pâle battaient contre les croisées de la fenêtre. Une méridienne faisait face à une cheminée éteinte et noircie de cendres, une peinture écaillée trônait au-dessus du foyer. Un couple joliment assorti, vêtu de ses plus beaux atours. Elle, dans une robe de velours rouge, le cou rehaussé d’un collier de perles, le visage tendre, les yeux gris et vifs. Lui, dans une tunique seigneuriale, croisée sur le devant par des fermoirs d’argent, les cheveux noirs, le regard brun et profond, faisant front au peintre et au reste du monde. 

Je m’approchai de la méridienne et je reconnus tout de suite la femme à la robe rouge. Elle était étendue sur le divan, le visage décoloré par la terreur, les yeux gris livides et caves. Elle ne portait pas de blessures apparentes et je ne distinguais aucune trace de sang sur elle. Mais l’expression de son visage laissait croire à une mort lente et atroce. Il ne restait rien de la beauté ardente de la peinture. 

Aux pieds de l’ottomane, un autre cadavre gisait sur le tapis, couché sur le flanc, la bouche entrouverte. Plus petit. Je pris la couverture posée sur l’accoudoir et la rabattis sur la dépouille de l’enfant. En dissimulant son visage sous la laine, un éclat attira mon attention. Une épée.

Elle reposait sur le sol et luisait comme un diamant. Elle était plutôt petite, presque aussi courte qu’une dague, avec un manche d’un métal que je n’identifiais pas. Ce n’était pas de l’acier ordinaire, pas plus que de l’Astrée. Je m’agenouillai et affleurai la lame du bout des doigts. Un étrange pouvoir se distillait du métal ; il semblait palpiter en dessous comme un cœur. Je m’apprêtai à m’en saisir quand la voix d’Elfinn claqua dans ma tête comme un boulet de canon : « Ne la touche pas !

— Pourquoi ?

— Mauvaise. 

— Ce n’est pas l’arme d’un soldat d’Ol-Hane. C’est celle de nos ennemis. 

— Oui, mauvaise. Ne la touche pas.

— Que je sache, elle ne va pas me couper toute seule. »

Je l’entendis s’agacer dehors. Il piétinait la route de ses sabots et poussa un hennissement. Je ne m’en préoccupai pas et saisis le manche de l’épée. Un courant d’énergie me traversa la paume de la main. Un son mat comme des coups de couteau dans un corps vrilla mes tympans et devint de plus en plus lourd et obsédant. Un goût de métal dégoulina dans ma bouche et ma cigarette tomba sur le sol dans un brasillement. Une douleur envahit ma main, mon poignet et tout mon bras se mit à trembler comme si je perdais le contrôle de mes muscles et de mes os. Un grondement parut sortir de la lame comme le vent dans un gouffre.

« Lâche l’épée », grogna Elfinn. 

L’effet de donner moi-même des coups de couteau dans un corps, pris de frénésie, me prit à la gorge. Le goût amer du sang devint plus prégnant sur ma langue, tapissant jusqu’à mon estomac comme si je m’étais gorgé de sang frais, comme si j’avais arraché la peau, la chair et les tendons sous mes dents. J’enfonçai moi-même la lame dans la chair grasse des corps, l’enfonçai et l’enfonçai encore jusqu’à ce que les hurlements cessent, jusqu’à ce que je sois couvert de sang, que des perles rouges glissent sur ma peau à vif, coulent sur mes lèvres, dans ma bouche, dans mes veines.

L’épée tomba soudain sur le sol dans un bruit mat et je m’effondrai à genoux aux pieds de Naïs et de la femme qui gisait sur l’ottomane, en sang. J’étais couvert de sang, de la tête aux pieds, jusque sur les paupières et dans mes cheveux. Je reculai sur les fesses, à demi fou, et fixai la mare de sang qui s’étalait sur le tapis, s’incrustant dans ses fils jusqu’à ressembler à un linceul.

« Seïs ? Seïs, est-ce que ça va ? » s’inquiéta Naïs en s’agenouillant devant moi. 

Elle n’osa pas me toucher. Elle me regardait avec angoisse, l’air atterré, et tout son corps était raide et se tenait sur la défensive, comme si je m’apprêtais à lui sauter à la gorge.

Je haletai et repris lentement mon souffle. J’avais enfoncé l’épée dans cette femme, et je comprenais qu’elle n’était pas morte quand j’étais entré dans la maison. Elle était là, étendue comme si elle dormait et faisait un affreux cauchemar, les yeux grands ouverts, et pourtant je n’avais pas perçu son âme. Elle n’était pas morte. Pas avec tout le sang qui s’écoulait sur le tapis. Elle était encore vivante quand j’avais planté l’épée dans sa poitrine, soulevant la chair et la graisse sous la lame. Pourquoi ne l’avais-je pas perçu ?

« Que s’est-il passé ? » me demanda Naïs. Je secouai la tête, la nausée aux bords des lèvres. « Elfinn s’agitait dans la rue comme un dément, ajouta-t-elle. Pourquoi… pourquoi as-tu fait ça ? Qu’est-ce qui s’est passé ? »

Je fixai l’épée sur le sol, belle et menaçante. « Je n’en sais rien. »

Naïs posa les yeux sur l’arme et approcha la main. Je lui saisis le poignet et le tins contre moi. « Ne la touche pas.

— C’est quand tu l’as prise, n’est-ce pas ? »

J’acquiesçai. « Je croyais que je rêvais. Pas que je le faisais vraiment. C’est… »

Je n’achevai pas ma phrase. Je songeais à tous ces corps éventrés dans la rue et un début de vérité commença à m’envahir et me tétanisa de peur.

Naïs se pencha vers l’épée et la regarda avec insistance. « Tu as vu ? me demanda-t-elle. Il y a des symboles étranges inscrits sur la lame. 

— Oui, je les ai vus.

— Tu les connais ?

— Je n’en suis pas sûr. Ça ressemble à des Aliquondë. » Naïs baissa les yeux sur les symboles d’Essaarë qui décorait la bordure de mes bottes. « Ceux-là ne me disent rien. Probablement des marques de la Principauté », hasardai-je.

Elle hocha la tête. « Probablement », répéta-t-elle.

Son regard se reposa sur moi et je sentis une vague de dégoût l’envahir. « Je crois… je crois que tu devrais te nettoyer. »

Je baissai les yeux sur ma tunique rouge écarlate et la nausée glissa dans ma bouche. Je me relevai d’un bond et partis vomir derrière le canapé. Je vomis du sang, de la bile et des cauchemars. Quand j’eus fini, je ne me sentais pas mieux. Je me sentais sale. Je m’essuyai la bouche avec la manche de ma tunique, puis dis : « Le Soleil se couche et je ne perçois pas l’odeur de cadavres à l’étage. On devrait passer la nuit ici et partir demain matin. En attendant, je vais trouver de quoi me laver. »

Elle acquiesça, visiblement à contrecœur ; l’idée de passer la nuit ici ne l’enchantait pas. Elle m’emboîta le pas et grimpa l’escalier. On déboucha sur un couloir sobre, décoré de tapisseries aux couleurs vives. J’ouvris la première porte. Elle donnait sur une chambre à peu près intacte si on faisait abstraction des croisées brisées et de la cendre froide qui avait voltigé dans la pièce et recouvert le sol. Le vent battait les rideaux et la mousseline du lit. Des coussins traînaient par terre. Le lit était défait. On avait tiré ses habitants de la maison au petit matin ou bien la nuit. Je m’approchai d’un candélabre à cinq branches et l’allumai d’un claquement de doigts. Les chandelles diffusèrent une lumière tamisée sur les murs tapissés de tissus bleu et vert à motifs.

Naïs entra dans la pièce en jetant des coups d’œil inquisiteurs, s’assurant sans doute qu’il n’y ait pas de corps dissimulés dans l’ombre. Tandis qu’elle visitait la chambre, j’entassai des bûches dans la cheminée et fis partir le feu. Puis, je partis en quête de la salle de bain. Ce genre de demeure devait en être équipé. Je ne tardais pas à dénicher une poterne qui donnait sur une garde-robe fournie que j’indiquais à Naïs. 

« Tu crois qu’on peut emprunter des vêtements ? fit-elle, sincèrement embarrassée. 

— Je ne pense pas que son propriétaire s’en plaigne, rétorquai-je. Prends des vêtements de voyage plutôt qu’une robe. »

Je dégotai une chemise propre, une veste à agrafes et un haut-de-chausse noir. À gauche de la penderie, je trouvai la salle de bain. De l’eau remplissait une baignoire en marbre blanc ; elle n’était pas très propre, mais à dire vrai, tout me semblait bon, du moment que je pouvais me débarrasser du sang qui s’encroûtait sur mon visage et mes vêtements. Je me dévêtis rapidement, jetant le tout dans un coin, trouvai un linge à peu près propre, et fis une toilette de chat. Quand je ne sentis plus sur mon corps le sang visqueux qui s’empoicrait sur ma peau, je retrouvai un semblant de calme et de raison. Je m’habillai, la chemise était un peu longue, mais une fois entrée dans le haut-de-chausse, on n’y voyait que du feu. J’accrochai mon sabre à ma hanche, le trouvant rassurant, puis je rejoignis Naïs dans la chambre. Elle était campée devant la fenêtre et regardait dehors d’un air sombre. Elle avait déposé un pantalon et une chemise sur le couvre-lit, mais n’y avait pas touché. 

« Cette ville m’effraie », murmura-t-elle. 

La nuit tombait. Des toitures arrachées, s’élevait une brume opaque et assez effrayante en effet, laissant les ombres s’étendre au-dessus de nous comme des tentacules. 

Je soupirai, m’assis sur un fauteuil près du feu et allumai une cigarette. Le souvenir de la femme me hantait. Je ne pensais pas que j’aurais pu la sauver, quand bien même aurais-je su qu’elle était vivante. Son âme n’était plus dans son corps, mais son corps, pour une raison que j’ignorais, avait survécu encore un moment. Je n’avais pourtant pas perçu les battements de son cœur ou même le ruissellement de son sang dans ses artères. Il n’y avait rien de vivant en elle, et pourtant, elle l’était bel et bien. Comment expliquer tout ce sang sinon ?

Je ne m’expliquai pas davantage mon comportement. J’avais eu la sensation d’être prisonnier d’un rêve épouvantable et, physiquement, je ne me souvenais pas d’avoir bougé, brandi l’épée au-dessus d’elle, de l’avoir transpercé. Seul me restait le goût du sang. 

Les froufroutements de tissus me tirèrent de ma réflexion. L’accoudoir dans le dos, je renversai la tête en arrière et regardai le fond de la chambre, la cigarette aux lèvres. Naïs avait fait tomber le bas de sa robe brune sur le sol, dévoilant ses longues cuisses blanches, et passait sa chemise par-dessus sa tête. Les voiles de gaze du lit ondoyaient sous la brise et me laissaient entrevoir des morceaux de peaux épars. Dans la pénombre, j’avalai goulûment les éclats de chairs nivéens de la courbure de son dos. Elle se tourna de profil pour attraper le pantalon qu’elle enfila rapidement. Je mordis dans ma cigarette en voyant se dresser comme deux étendards les seins ivoirins de Naïs. Le sang afflua grossièrement dans mon pantalon au point que j’aurais pu sentir le magma grandir, se déverser et inonder mon sexe. Elle passa la chemise et je détournai les yeux, me concentrant sur ma cigarette pour oublier que je bandais comme un pendu. 

« Qu’en penses-tu ? » m’interrogea-t-elle en se postant devant mon fauteuil. 

Les vêtements d’homme étaient un peu grands pour elle, et ses cuisses flottaient dans le tissu, mais ils seraient plus adéquats pour monter à cheval. « Ça fera l’affaire. »

Naïs hocha la tête, puis se dirigea vers le mur du fond avant de se laisser glisser jusqu’au sol. Elle s’empara de sa sacoche qui contenait notre dîner, en extirpa une miche de pain, du fromage, du jambon et des biscuits secs. 

« Tu as faim ? me demanda-t-elle.

— Pas vraiment. 

— Comme tu veux. »

Elle avala son casse-croûte comme si c’était le dernier repas de sa vie. Les coudes posés sur les genoux, elle mâchouillait des morceaux de pain, les entrecoupant de grandes bouchées de fromage. Des miettes tombaient sur sa chemise. Elle les chassait du revers de la main. Je songeais en la regardant que Naïs ne possédait aucune des manières artificielles de Daphnis, ni la somptuosité de ses toilettes, ni ses montagnes de maquillage surfait, ni ses coiffures alambiquées. Elle était belle à sa façon, naturelle et sauvage, et les artifices de son immortalité ne faisaient qu’avantager des qualités qu’elle possédait déjà.

Ma cigarette était éteinte, le silence était pesant et je bandais toujours. Agacé, je finis par lui demander : « Maintenant qu’on a un peu de temps, si tu me racontais pour quelles raisons tu m’obliges à courir par monts et par vaux à travers tout le pays ? »

Elle finit d’avaler son pain, soupira, puis déclara : « Lestan de Lesseps.

— L’Assen ? m’étonnai-je. Et alors ?

— Kal-Hem a reçu l’ordre de ramener Lestan à Noterre. Je suppose que maintenant, il se trouve en Principauté, sans doute au palais du Renégat, à Deslire. 

— Et tu comptes t’y rendre comme ça, sans doute ? » lançai-je d’un ton irrité.

Elle haussa les épaules. « Je ne prétends pas que ça sera facile. 

— Non, tu fais bien. Une fois que tu seras à Deslire, tu comptes faire quoi ? Payer une rançon à Noterre pour qu’il libère ton Assen ou brandir Loteth contre lui ?

— Ni l’un, ni l’autre. Je pensais que nous pourrions pénétrer Deslire secrètement. Quant au palais, je présume qu’il y a tellement de monde que notre présence passera inaperçue, surtout en temps de guerre. Qu’en penses-tu ?

— Que tes parents ont oublié de te greffer un semblant de bon sens quand ils t’ont conçue ! »

Je l’entendis grogner, puis soupirer. « Lestan a essayé de me sauver la vie, murmura-t-elle. Il s’est battu contre Kal-Hem pour nous offrir une chance de nous enfuir. »

Je ricanai. « Son plan a foiré, notai-je.

— Ce n’est pas drôle, Seïs. 

— Non, ça ne l’est pas. Pas plus que tes idées saugrenues. 

— Lestan est un homme bien…

— Une seule soirée t’a suffi pour en juger. Eh ben ! Je me demande ce qu’il a bien pu faire pour que tu risques ta vie pour la sienne. 

— Ne recommence pas. Lestan n’est pas le genre d’Assen que tu imagines. »

Je jetai mon mégot dans le feu de cheminée. « Tu ne sais pas ce que j’imagine. »

Elle haussa les épaules et enfourna un morceau de fromage. « Je lui dois la pareille, me dit-elle, la bouche pleine. Si l’un des Tenshins avait des ennuis, tu le laisserais se débrouiller seul ou tu lui viendrais en aide ? »

Je songeai à Lampsaque et son souvenir me laissa un goût amer. Je me secouai et me redressai sur le fauteuil. 

« Je n’ai pas l’intention de le laisser tomber », ajouta-t-elle. 

Je fixai une vieille tapisserie, plutôt moche pour ce que je pouvais en juger dans la lueur des chandelles. C’était une imagerie de la cour d’un roi, avec des dames hautaines et emperruquées.

« À quoi penses-tu ? me demanda Naïs.

— Ton foutu caractère mis à part, je me demandais quel intérêt avait Noterre d’enlever un Assen.

— Je me suis posé la question, je n’ai pas trouvé de réponse. Je pensais que tu aurais peut-être une idée. »

Je haussai les épaules. « On sait que des Immortels œuvrent en sous-main pour Noterre, pourquoi s’encombrer d’un Assen qui manifestement n’est pas l’un de ses partisans ? Ce n’est pas logique. 

— C’est l’un des mystères auquel nous pourrons répondre lorsque nous aurons retrouvé Lestan. »

Je marmonnai dans ma barbe, essayant de me convaincre que je n’étais pas jaloux, puis je songeai que si je passais la frontière, Taranis me taillerait les oreilles en pointe. J’entendis Naïs boire au goulot dans la gourde de vin, j’en sentais l’odeur. Je relevai la tête et l’observai en catimini. Elle reposa l’outre contre son flanc et se mit à fixer le sol avec opiniâtreté, perdue dans ses pensées. Au bout d’un moment, elle me lança d’une voix moqueuse : « Tu veux bien arrêter ça ! »

Je m’apprêtais à protester quand je me rendis compte que je la contemplais depuis de longues minutes. Je détournai la tête sans répondre. Je l’entendis rire. 

La lune se traînait languissamment dans un ciel sombre. Naïs se releva, s’étira, puis se dirigea jusqu’au lit. Sans ôter ses chaussettes, elle se jeta sur les draps de satin et rabattis les couvertures sur elle. Je ne bougeai pas du fauteuil. 

Une fois la tête enfouie dans un oreiller, elle marmonna : « Nous pouvons partager. Le lit est assez grand pour nous deux, et ce n’est pas comme si c’était la première fois qu’on dormait ensemble. »

J’observai le gris de la lune par la fenêtre, jetai un autre mégot dans la cheminée et me relevai en grognant. Je m’étirai à mon tour et fis craquer mes articulations au niveau des omoplates. Je m’approchai de l’immense lit à baldaquin, écartai la gaze blanche de la main et songeai que j’aurais mieux fait de rester dans le fauteuil. Naïs était recroquevillée en chien de fusil, la courtepointe sur les jambes. Ses yeux m’épièrent, tandis que je m’asseyais sur la couverture et me calais contre le cadre du lit, les jambes croisées.

Elle rit. « Tu comptes dormir dans cette position ? se moqua-t-elle.

— Je ne compte pas dormir, rectifiai-je.

— Il n’y a plus personne de vivant ici, à part les coyotes. 

— Possible, mais ces gens ne sont pas morts de rien.

— Ceux qui les ont tués ne sont plus ici. Tu devrais en profiter pour te reposer. En Principauté, nous aurons beaucoup moins d’occasions pour ça.

— Tu commences presque à parler comme quelqu’un de sensé », ricanai-je.

Elle grommela dans les couvertures. Je m’étendis sur le dos et j’entrepris d’étudier le plafond et d’éviter de songer à quoi que ce soit. J’espérais me vider la tête. À force de penser aux cadavres, à cette épée maléfique, à la guerre, à Taranis, à la Principauté et à Naïs, j’avais l’impression que mon crâne allait exploser. 

Naïs se retourna, se lova contre mon flanc et glissa une jambe par-dessus la mienne. J’ouvris les yeux en grand et me mordis la lèvre. Sa main se posa sur mes doigts. J’espérais qu’ils ne tremblaient pas. Sa peau était chaude et, même si je n’y décelais plus ce parfum tant chéri, je la trouvais douce et rassurante comme un cocon. 

« Ça fait longtemps, murmura-t-elle près de mon oreille.

— Quoi donc ?

— Ben, tous les deux. Comme ça. Dans la même chambre. 

— Sûr », répondis-je, aussi succinct que possible.

Son visage vint effleurer mon bras qui se couvrit de chair de poule. Elle se tortilla contre ma hanche afin de trouver une position adéquate, puis elle se figea telle une statue ayant enfin trouvé sa place dans son alcôve. 

« Bonne nuit », chuchota-t-elle. 

Je regardai les moulures du plafond. 

« Bonne nuit », répondis-je avec retard.

Mais elle dormait déjà profondément. 

La nuit était bien avancée. Dans deux heures, le soleil se lèverait et recouvrirait cette ville morte d’une chaleur démentielle. Je n’avais aucune envie de quitter la douceur de ses bras. Cette chambre me faisait l’effet d’une île. Malgré les grognements des coyotes dehors, elle semblait détachée du reste du monde. Les doigts noués autour de ceux de Naïs me rendaient nostalgique d’un temps perdu, où nous étions des enfants pas si innocents, conscients que nos sentiments étaient mal et déplacés. Mais maintenant… maintenant que nos âmes resteraient à jamais à l’intérieur de nos corps, condamnées à vivre, tout ceci n’avait plus tellement d’importance. Cela ne ressemblait plus à un péché. Nos parents n’étaient plus là pour nous juger. Personne ne le saurait jamais…

Du bruit éclata soudain depuis la rue. Je me relevai d’un bond, imité par Naïs, les oreilles à l’affût. On aurait dit que quelqu’un était en train d’enfoncer un clou dans un mur. Deux, trois, quatre, des centaines de clous. Je me précipitai vers la fenêtre, Naïs dans mon sillage, et écartai le rideau. La rue était sombre et déserte, hormis les cadavres et les charognes. 

« Ne restons pas là », dis-je à Naïs.

Elle enfila des bottes qu’elle avait prises dans l’armoire et me suivit dans le couloir. Nous dévalâmes l’escalier et parvînmes dans le vestibule où patientait un Elfinn nerveux. Il surveillait la rue de ses yeux perçants et métalliques. Son esprit était un capharnaüm ; je n’y comprenais rien. Je passai la main sur sa croupe tendue comme des câbles.

« Tu as remarqué quelque chose ? » lui demandai-je à voix haute. 

Il hennit sans me répondre, observant avec opiniâtreté les murs effondrés des maisons en vis-à-vis. Je passai devant lui et m’avançai sur le perron. L’avenue bordée d’arbres calcinés ressemblait à un cimetière où les maisons auraient été des tombes alignées. Avec l’aube naissante, une brume épaisse envahissait la rue.

Une ombre fila sur ma gauche. Naïs sursauta. Je retirai vivement Trompe-la-mort du fourreau ; Naïs s’empara de Loteth. 

« Finalement, nous ne sommes peut-être pas seuls à Ol-Hane, fit-elle.

— Lol que cabeil peritate sus denionn, répétai-je. Tu te rappelles du message sur la porte ? » Elle acquiesça. 

Je dis d’un ton plus bas : « Les démons sont là. »

Naïs resserra sa prise sur Loteth. 

Le martèlement se poursuivait inlassablement et se déplaçait à présent sur notre droite. Puis, des murmures percèrent, mêlés à une bouillie de grognements. 

« Tu entends ça ? me demanda-t-elle.

— Oh que oui. 

— Qu’est-ce qu’ils disent ?

— Aucune idée. »

Je ne percevais aucune pensée aux alentours, comme s’il n’y avait personne. Noterre avait-il déniché des hommes en si grands nombres capables de maîtriser et de dissimuler leur esprit ? 

Les murmures se poursuivaient. Ce n’était ni un dialecte de l’ancien Asclépion, ni la langue vernaculaire de Noterre, ni de l’Ulutien, pour ce que j’en savais – et là s’arrêtaient mes compétences linguistiques. 

Le bruit se propagea sur nos arrières, jusque dans la maison que nous venions de quitter. Naïs descendit précipitamment l’escalier, Elfinn sur ses pas, et s’avança dans la rue.

 « Seïs… Je n’aime pas ça. »

Elfinn gratta le sabot sur un pavé et cogna d’un coup de chanfrein sur mon épaule. Je me retournai face à lui et ses yeux métalliques fondirent dans les miens. « Il faut partir, me dit-il.

— Tu sais ce qui se passe ?

— Il ne faut pas poser la question. Tenshin, il faut juste partir. Ne ressens pas la peur. Ne prononce pas leur nom. Peut-être passeront-ils leur chemin sans se préoccuper de nous. Ne montre pas la peur. Ne prononce pas leur nom. »

D’ordinaire, j’aurais discutaillé le bout de gras avec lui, mais sur ce coup-là, je n’hésitai pas. « Naïs, il faut partir… Et vite. »

Elle ne protesta pas et sauta en selle, gardant Loteth serrée contre elle. Je m’apprêtais à la rejoindre lorsqu’une ombre passa sur ma droite, une ombre massive, noire comme un corbillard, qui disparut derrière un amas de rochers. Elle se déplaçait bigrement vite. Elfinn me rappela à l’ordre en me poussant de la tête. « Dépêche-toi. »

J’enfonçai le pied dans l’étrier quand une force démesurée me propulsa brutalement en arrière. Je m’effondrai sur les pavés, les épaules en premier, sans comprendre et vaguement sonné. Quelque chose m’avait percuté sur le flanc, quelque chose de velu, de colossal et de si rapide que je n’avais pas eu le temps de prévenir l’attaque. 

« Seïs, ça va ? s’exclama Naïs en sautant de la selle.

— Je n’ai rien de cassé », grommelai-je. Je me redressai sur mon postérieur, le dos mâché. « Qu’est-ce que c’était ?

— Je n’en sais rien. Je n’ai pas eu le temps de le voir. »

Je finis de me relever. Elfinn hennit et je savais que ce n’était pas de la peur, mais un pur instinct de conservation qui lui hurlait de foutre le camp.

« Remonte à cheval », intimai-je à Naïs.