Le Porteur de Mort - Tome 6 - Angel Arekin - E-Book

Le Porteur de Mort - Tome 6 E-Book

Angel Arekin

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Beschreibung

Les aventures de Seïs arrivant à leur fin, obligent cette dernière à faire face à son destin.

L’heure des révélations est terminée. Il est temps désormais pour Seïs et Naïs de faire face à leur destin. Temps pour les Tenshins d’affronter les conséquences de leurs actes. Temps pour le Porteur de Mort d’achever un nouveau cycle…

Découvrez le dernier tome de la saga fantasy du Porteur de Mort !

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LE PORTEUR
DE MORT
ISBN : 978-2-38199-029-3
ISSN : 2431-5923
Le Porteur de Mort, Tome 6, Retour aux sources
Copyright © 2021 Éditions Plume Blanche
Copyright © Illustration couverture, Nicolas Jamonneau
Copyright © Cartes, Blanche Edenn
Tous droits réservés
Maquette : Marion Barril
Correction : S. Lucas

Angel Arekin

Le Porteur de Mort
Tome 6
Retour aux sources
(Roman)
 « On voyage autour du monde à la recherche de quelque chose
et on rentre chez soi pour le trouver. » 
GEORGE MOORE
CYCLE XLIX
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Le Tenshin
Le désert s’étendait à perte de vue. La chaleur était si intense que ma chemise me collait, des flaques de sueur se dessinaient sur mon dos ainsi que le long de mes aisselles. Même Elfinn, pourtant habitué aux climats changeants, ahanait sous l’effort et traînait les pattes. 
Je basculai légèrement en arrière et fixai d’un œil morne le soleil brûlant. Je tentai de lécher mes lèvres craquelées, mais ma dernière goutte d’eau remontait à des jours. Je mourais de soif, même si en tout état de cause, le manque d’eau ne me tuerait pas tout de suite. C’était l’apanage de gens comme moi. Des êtres dénaturés, mi-homme, mi-monstre. 
Je réajustai ma houppelande de lin noir et la remontai sur mon nez pour me cacher du sable irritant de Cairne. 
Cairne était une île. Un dépotoir plus précisément. Un tas de sable planté au milieu de nulle part. Les habitants d’El Erenn, royaume à l’ouest de Maâthen, s’en servaient de prison. On y balançait les criminels de haute volée, les petits voleurs à la sauvette et les catins. En fait, tous ceux qui pouvaient souiller leur monde édulcoré. 
Cairne vivait ainsi depuis des siècles, peut-être même des millénaires, et accueillait les condamnés à bras ouverts, telle une multitude de nouveaux rouages à incorporer à la grosse machine que représentait la capitale de ce roc ensablé. Le désert avalait ces nouveaux venus avec un appétit vorace. La plupart crevaient au bout de quinze jours, les autres survivaient en se mêlant à la populace en place. Des reines gouvernaient Cairne, entourées de Serfs et d’esclaves « empruntés » aux pays voisins pour les servir. Le système était si hiérarchisé que je finis par ne plus rien y comprendre, et à tout bien y réfléchir, je m’en foutais un peu.
Cairne était un endroit parfait pour moi, à ceci près que la chaleur et le sable commençaient à sérieusement entamer ma patience très limitée. J’avais accosté au port « officiel » de l’île dans la contrée joliment nommée Les Terres Bannies, mais en réalité, ce n’étaient que des docks remplis de marchandises, de voleurs, de putes et de charlatans avides de pièces d’or. Ils s’intéressèrent plus à mon arme et à mon cheval qu’à ma destination. Lieu que d’ailleurs je ne connaissais pas vraiment. Le seul endroit qu’on voulut bien m’indiquer, c’était la grande cité de Cairne. La seule place civilisée du coin, d’après ce que j’avais pu saisir des bribes de leur dialecte, un mélange d’Erenin populaire et de vieux patois incompréhensible. 
Je longeai une soi-disant route de caravanes, sauf que je ne croisai pas l’ombre de l’une d’entre elles, d’un cheval ou même d’un être vivant. Le désert de l’île était aussi noir que le cul d’une vache. Sous la caresse du vent, il se soulevait et brillait légèrement tels des onyx, mais il sentait le soufre et semblait rogner l’oxygène alentour avec un malin plaisir. Je me demandais si les pêcheurs du port ne m’avaient pas envoyé dans un coupe-gorge, un piège à nigauds pour les détrousser en attendant qu’ils crèvent gentiment par manque de flotte. C’était un moyen plutôt mesquin de venir à bout d’un individu. J’avais, toutefois, déjà vu bien pire. À El Erenn, on m’avait averti que le coin n’était pas des plus hospitaliers et que j’étais fou ou suicidaire de vouloir m’y rendre. Ces gens-là ignoraient, dans leur vie bien tranquille, que certaines personnes n’ont plus rien à perdre. 
Au détour d’une dune, le coupe-gorge se referma sur moi, mais avec tant de niaiserie et de désorganisation que Trompe-la-mort se couvrit de sang frais avant même que j’en éprouve le moindre plaisir. 
Une fois tous les brigands morts, je ramassai une gourde sur l’un des cadavres encore chauds, aux viscères pendus hors de son ventre, et bus goulûment jusqu’à ne plus ressentir les effets de la soif, puis je remontai à cheval et lançai Elfinn au petit trot. En me retournant, le sable, noir comme les ténèbres, avalait déjà dans ses méandres ces pauvres macchabées oubliés. Le vide en moi résonna à l’instar de ce désert et le vent balaya les dunes en une myriade de petites tornades guillerettes avant de disparaître dans le néant.
La gorge de nouveau hydratée, je me sentais en meilleure forme et les mirages causés par la soif redevinrent les mirages engendrés par les Astories. Les dunes se couvrirent de longues rigoles de sang, le goût dans ma bouche se teinta de cuivre. Mes doigts se nouèrent autour du manche de Trompe-la-mort et en caressèrent la courbe jusqu’à ce que les rigoles s’effacent de ma vue. 
J’aperçus brusquement une silhouette familière perchée au sommet d’une dune. Je lançai Elfinn dans sa direction. Teichi, enveloppé dans une ample robe de coton bleu marine, observait l’immensité du désert. Son visage bronzé était dissimulé derrière les rubans d’une coiffe qui pendouillait depuis sa tête jusque sur les côtés de sa figure, elle enveloppait le menton et se nouait sur la nuque. Je ne percevais que la ligne mince de son regard bleu lavande. 
Je sautai au bas d’Elfinn et serrai la main qu’il me tendit. 
« Comment te sens-tu ? » me demanda-t-il en guise de préambule.
Je haussai les épaules. « Tu me poses la question à chaque fois, tu crois que ça peut être pire ou mieux ?
— Pire ou mieux n’est plus vraiment une définition qui te correspond. Je m’assure seulement que tu aies encore toute ta tête. Je renifle l’odeur du sang à des lieues à la ronde. Qu’as-tu fait ?
— Des voleurs qui souhaitaient me détrousser. »
Il secoua la tête, fatigué, attristé ou affligé. Je ne savais plus les sentiments qui pouvaient l’habiter à mon égard. 
« Tu étais obligé de les tuer ? » 
Il ne posait la question que pour la forme, dans l’espoir que je lui serve une réponse qui satisfasse la norme populaire ou bien la sienne.
« J’imagine que non, mais j’en avais envie. Je n’aime pas que l’on se moque de moi. 
— Est-ce que tu t’entends parler ? » lâcha-t-il, un brin agacé.
Avant de lui répondre, je pris le temps d’allumer une clope et envoyai la fumée dans le néant du désert.
« Teichi, tu te soucies encore de ce genre de considération ? 
— Bien sûr que je m’en soucie, et tu le devrais également. Ta quête est jusqu’à présent des plus inutiles. À quoi peut-elle bien te servir ? Tu ne sais pas te contrôler, tout au plus parviens-tu à rester en vie.
— Je considère que c’est déjà pas si mal… et puis quoi ? Allez, ces types étaient des salopards !
— Ce qui m’inquiète, c’est que tu aurais pu les tuer tout aussi bien s’ils n’avaient été que de simples marchands. Je ne suis même pas certain que tu t’en serais rendu compte.
— Je ne suis pas encore aveugle !
— Cela dépend de quel point de vue on se place, alors. 
— Tu me fatigues ! »
Je jetai ma cigarette et m’apprêtai à remonter en selle.
« C’est tout ? Notre dernière conversation avait été plus longue – guère plus, je te l’accorde –, mais tu avais au moins pris le temps de discuter cinq minutes.
— Plus le temps s’écoule, moins je reste humain. Qu’est-ce que tu veux ?
— M’assurer que tu ne fais pas que survivre. M’assurer que tu aies encore un lien auquel te raccrocher. Depuis combien de temps n’as-tu pas parlé à un être pensant pour autre chose que lui demander ta route ? »
Je soupirai. « Je n’en sais rien. Quelle importance ?
— Si tu veux échapper aux Astories, il te faudrait déjà conserver une part d’humanité.
— Avant ou après que j’ai dépecé le prochain à croiser mon chemin, à ton avis ? »
Ses yeux devinrent si sombres que le noir du désert parut terne en comparaison.
« Je me tiens éloigné des gens pour de bonnes raisons, Teichi. Je ne les ai pas encore oubliées. »
Il déglutit, tout à coup mal à l’aise. « Très bien. Je ne peux rien contre un tel argument, si ce n’est que cela me chagrine… Cairne est par là-bas, m’apprit-il en me désignant le nord-est. Tu as un peu plus de quinze kilomètres à parcourir, néanmoins, cette ville est aussi décadente que ton âme. N’y reste pas trop longtemps. Je vais venir avec toi pour m’en assurer. »
Je le considérai avec surprise. « Pas question !
— Ce n’est pas une proposition. Je vais venir avec toi. Cette ville est un piège pour les hommes dans ta condition. Tu es capable de te laisser posséder par ses attraits et d’oublier la raison pour laquelle tu t’y rends. Je veillerai sur toi exceptionnellement pour t’empêcher de commettre les épouvantables âneries que peuvent te souffler les Astories. »
Je m’approchai de lui et le saisis fermement par le col de sa chemise. « Teichi, même toi, tu ne suffirais pas pour m’arrêter. »
Il écarta ma main avec calme. « Je n’ai pas besoin d’utiliser la violence pour t’obliger à quoi que ce soit. Du reste, tu ne peux pas m’interdire de te suivre. »
Je poussai un long râle. « Teichi, ne sois pas stupide, nom de Dieu ! Je n’ai pas envie de te confondre avec un coupeur de tête.
— J’ai plus d’un tour dans mon sac pour te survivre. »
Renfrogné, je tapai inutilement du pied dans le sable. Teichi ne broncha pas. Alors, je remontai en selle et lui lançai, mesquin : « T’as plus qu’à marcher ! Elfinn est trop crevé pour porter deux personnes. »
En réponse, mon cheval caracola et hennit bruyamment. « La ferme ! Bordel, lui criai-je, un chieur dans ma journée, c’est amplement suffisant. »
Ma grossièreté suffit à le réduire au silence, plus par dédain que par offense. Elfinn avait appris à se taire. Sa voix ne m’atteignait plus que partiellement et ce qu’il tentait de me dire était si flou et sibyllin que la plupart du temps, je m’agaçais à essayer de le comprendre. De l’agacement à la colère, il n’y avait qu’un pas qu’Elfinn avait cessé de vouloir franchir lorsqu’un soir, je m’étais emporté. J’avais égorgé un pauvre cheval dans le box voisin pour lui montrer ce que je pouvais lui infliger s’il dépassait les bornes. J’avais ensuite tellement pleuré et picolé que j’avais passé le reste de la nuit à dormir dans mon vomi. 
Teichi ne renonça pas pour autant. « Je n’ai pas besoin de monture pour t’accompagner. Ne t’inquiète pas. »
Je soupirai et serrai les poings tandis que de matière solide, Teichi devint vaporeux et se tint à mes côtés comme s’il s’était transformé en spectre. Il ne touchait plus terre, et lorsque je passai la main à travers lui, il ricana. « Tu as encore bien des savoirs à acquérir, Seïs.
— Chaque chose en son temps. »
Il acquiesça.
Je talonnai Elfinn qui s’engagea en direction du nord-est et de la cité de Cairne. Teichi, tel un courant d’air, me suivit. Je ne distinguais de lui que ses vêtements flottant, nuageux, sur le sable du désert.
Tandis que l’on avançait, les mirages des Astories revinrent me hanter et les rigoles de pourpre réapparurent. J’avais pourtant fait couler le sang et généralement, celui-ci apaisait mes cauchemars quelques heures, parfois quelques jours. Cependant, la présence de Teichi avait ravivé cette colère sous-jacente, alimentant le prédateur prêt à bondir sur sa proie pour la dévorer. 
Alors que je bénissais le silence, Teichi le rompit : « Tu ne me demandes pas comment va Naïs ? D’habitude, tu t’y intéresses.
— Et tu réponds toujours la même chose. Qu’est-ce que tu peux bien me révéler que je ne sache déjà alors que tu restes à des kilomètres sans l’approcher ? C’est bien beau les sermons que tu baves en permanence alors que tu n’es même pas capable de lui pardonner et de lui adresser la parole ! Les grands moralisateurs dans ton genre me foutent la gerbe !
— T’as fini ? » me lança-t-il sans l’ombre d’une contrariété. 
Teichi était la patience incarnée. J’avais beau me montrer pénible, ironique, mauvais, acide ou cruel, il trouvait toujours tout un tas d’excuses pour me le pardonner ou se rappeler les raisons qui m’y poussaient. Moi-même, parfois, je les oubliais et je me demandais par quel miracle et quel degré de mansuétude, il parvenait à encaisser toutes les foutaises que j’étais capable de débiter.
« Elle se porte bien, mais je crois qu’elle envisage de quitter Amellion. J’imagine que son apparence de jeune fille commence à susciter les questions. Elle a quitté la taverne du port. Elle travaille désormais dans une herboristerie à plein temps. Les gens du quartier ont l’air de beaucoup l’apprécier.
— Tu m’en diras tant.
— Ça ne t’intéresse pas ? »
Je grognai entre mes dents, serrai les rênes dans la paume de ma main jusqu’à ce que le cuir s’imprime dans ma chair. 
« Continue. »
Il inclina sa tête éthérée tandis que ses yeux, flottant au-dessus de ses vêtements, me dévisageaient. « Elle a quelques amies féminines. Je crois qu’elle les a mises dans la confidence de sa nature. Peut-être pour faire taire les rumeurs sur son apparence. L’une d’elles a pris peur et ne lui a plus adressé la parole. Les autres semblent s’en être accommodées.
— C’est de la jalousie.
— Pourquoi de la jalousie ? s’enquit-il.
— La fille qui l’a laissée, elle envie seulement ce qu’elle ne possédera jamais. La beauté et la jeunesse éternelles. Ça n’a rien à voir avec la terreur que peut susciter sa nature.
— Peut-être. Quoi qu’il en soit, Naïs a encaissé le coup comme à son habitude.
— En se goinfrant de tartes ? »
Il esquissa un sourire. « En se plongeant dans son travail. Je crois qu’elle a répertorié toutes les plantes d’Ulutil qu’elle méconnaissait. Je la soupçonne d’agir dans l’espoir d’en dégoter une qui puisse t’aider.
— Cette fille est une tête de mule.
— J’en connais un autre du même acabit. »
Je me renfrognai brusquement, traversé d’une pensée qui me donna envie de dévaster ce désert.
« Elle a quelqu’un dans sa vie ? »
Les yeux de Teichi parurent se troubler par ma question.
« Quelqu’un ? répéta-t-il bêtement.
— Ouais, t’es débile ou quoi ? Un mec ? Un sale type qui se tape ma femme pendant que je suis absent ? »
Teichi mit la main devant la bouche, manifestement choqué par mes propos. 
« Allons bon, t’as encore jamais trempé ton biscuit ? lançai-je, de plus en plus agacé. T’as quel âge, Teichi ? Ne me dis pas que tu es encore puceau et que tu ignores de quoi je parle ? »
Teichi secoua la tête. « Mais vas-tu te taire et me laisser en placer une ? Tu es incroyable de vulgarité lorsque tu t’énerves sottement tout seul ! »
Je me tus, sans savoir quoi répondre à une constatation des plus évidentes.
« Naïs est certainement la seule femme capable de supporter un individu aussi barbare que toi. Tu n’as aucune considération pour les sentiments des autres, et je t’assure que cela n’a rien à voir avec les Astories. Tu as toujours été comme ça. Naïs t’est tellement fidèle qu’elle finit par me faire mal au cœur. Tu ne mérites sans doute pas toute la peine qu’elle se donne. Tu devrais fournir davantage d’efforts pour trouver ce que tu cherches. »
Je fixai l’étoffe rouge nouée autour mon poignet, puis m’essuyai le visage. « Tu as raison, reconnus-je. Je suis profondément égoïste. Je l’ai toujours été. »
Il balaya ma remarque d’un geste de la main. « De toute façon, pour l’heure, ça ne change pas grand-chose. Naïs doit nourrir l’espoir de te revoir bientôt. Tâche de t’y atteler corps et âme. C’est bien le minimum que tu lui doives. »
J’acquiesçai, incapable de détacher mes yeux du ruban de notre Union.
« Et Rayne ? » interrogeai-je après un moment.
Teichi garda un instant le silence comme s’il cherchait ses mots. À contrecœur, je relevai la tête vers la brume qui flottait à mes côtés. 
« Ton fils est plus intelligent que toi », lâcha-t-il.
Je pouffai de rire. « Sans aucun doute. »
Il agita la main pour m’obliger à cesser de ricaner. « Mais il a grandi sans son père. 
— Qu’est-ce que ça signifie au juste ? Il fait des conneries ?
— Pas celles auxquelles tu penses. Naïs ne le permettrait pas. Mais disons que pour un gosse de dix-sept ans, je le trouve trop adulte et beaucoup trop dans les jupes de Naïs.
— Depuis qu’il est petit, il la colle. 
— C’est un garçon intelligent avec un visage angélique, il devrait vouloir découvrir le monde à son âge, au lieu de quoi, il passe son temps à surveiller sa mère adoptive, à s’entraîner aux arts de combat des Assens et à allumer des braseros le long de la baie. 
— Il n’a pas d’amis ou de copine ?
— Il a quelques amis, mais en réalité, j’ai l’impression qu’il ne s’y intéresse pas. Je l’ai observé un bon moment. Par certains côtés, il te ressemble quand tu étais môme et que tu traînais dans La Ruche pour te chercher, te confronter à l’autorité, en quête de sensations fortes. Rayne se cherche comme tout adolescent, et à ton image, il demeure très solitaire.
— Ça lui passera quand il trouvera une fille.
— Sûrement », admit-il avec une certaine inquiétude.
Je poussai un soupir las et les mains nouées autour des rênes d’Elfinn, j’embrassai du regard la masse noire du désert. « Le temps n’a pas d’importance pour Naïs, murmurai-je, mais il n’est pas le même pour Rayne. »
Teichi acquiesça sombrement. « J’ai conscience de tes sacrifices. »
J’émis un ricanement. « Quelquefois, je me demande si c’est bien utile. Je pourrais me laisser consumer pour de bon, puis disparaître. »
À peine prononçai-je ces mots qu’une odieuse douleur envahit ma poitrine. Je posai la main là où autrefois reposait la Couronne de Mantaore et respirai par petites goulées. Des gouttes de sueur filèrent le long de mes tempes. Je les essuyai d’un geste rageur, fermai les paupières pour ne plus voir se peindre sous mes yeux les longues rigoles sanguinolentes, puis nouai les doigts autour de la poignée de Trompe-la-mort. Aussitôt, la douleur décrut. D’aiguë et tranchante comme un rasoir, elle devint une lente pulsation. 
Teichi me guignait du coin de l’œil. Sous la masse de ses étoffes éthérées, je ne parvenais pas à déterminer s’il était angoissé de me voir perdre l’esprit ou s’il craignait que les Astories s’arrachent de mon corps pour dévaster la région.
D’une main tremblante, j’allumai une nouvelle cigarette pour tempérer mes émotions. 
« Il m’arrive de regretter que Nolwen ne soit pas venu me chercher avant ton départ pour Mantaore. Si j’avais su ne serait-ce qu’un peu de ce que j’ai découvert aujourd’hui, je t’aurais empêché de partir. »
J’aspirai une longue et délétère bouffée d’Herbes avant d’esquisser un sourire maussade. « C’est étrange pour quelqu’un qui m’a remis le sabre du Porteur de Mort en sachant ce qu’il représente. »
Je caressai la courbe de Trompe-la-mort. Teichi en suivit la ligne somptueuse et hocha la tête.
« Une fois les Astories dans ton corps, te donner Zan’Shi paraissait la meilleure idée. Ne t’apaise-t-elle pas un peu ? »
Je ne répondis pas.
« Retrouver cette arme a été difficile, tu sais ? ajouta-t-il. De nombreuses personnes sont mortes ou ont sacrifié une grande partie de leur vie pour y parvenir.
— Dans quel but ? Pourquoi ? » lançai-je d’une voix détachée comme si la vie de ces gens n’avait pas l’ombre d’une importance à mes yeux. 
En réalité, c’était le cas. Je m’en fichais royalement. Je n’arrivais plus à les visualiser.
« Pas pourquoi, rétorqua Teichi. Pour qui. »
J’écartai le tissu de ma houppelande et l’examinai, en train de chevaucher le sable et le vent tel un être sans substance. 
« Je ne suis pas sûr de comprendre. 
— Pourtant, c’est simple, une arme qui n’a plus de main pour la brandir n’a aucune utilité. Elle n’a d’importance que parce que tu la détiens. Dans le cas de Zan’Shi, une seule personne est susceptible de la tenir. »
Je ricanai. « Je vois.
— Si seulement c’était le cas, nous n’en serions pas là », lança-t-il d’un ton amer. 
J’ignorai sa remarque. Évoquer le Porteur de Mort suscitait en moi une colère si profonde que parfois je ne me l’expliquais plus. Son existence était tellement lointaine que je me demandais pour quelles raisons nous lui accordions tous autant d’importance, les uns pour le traquer et le tuer, les autres pour l’utiliser. Depuis huit ans que je parcourais le monde à la recherche d’une réponse, j’avais fui son nom en même temps que Naïs, si bien que parfois j’ignorais après quoi je courais finalement : Gelwish ou moi-même.
Je tendis brusquement l’oreille. Un grondement parvenait de derrière les dunes. Puis des odeurs familières taquinèrent mes narines. On approchait d’une ville. 
En arrivant en haut d’une crête, Cairne la Décadente se peignit au cœur du sable sombre. La forteresse était une pure merveille de construction. Cinq tours se dressaient vers un ciel limpide, tels des doigts d’honneur lancés à l’égard des dieux. La pierre était aussi noire qu’une obsidienne, si bien que l’espace d’un instant je crus à une hallucination des Astories, mais en approchant de l’enceinte, je constatai qu’il s’agissait bien de la réalité. La Carman, le seul fleuve à rompre le désert en une veine bleu indigo, serpentait tout autour des fortifications. Au pied de l’enceinte, la ville s’était étendue au-delà des murs en des faubourgs désordonnés, des taudis de tôle et de tout ce que la cité ne voulait pas. Les toitures de travers se collaient les unes aux autres afin d’interdire aux rayons meurtriers du soleil de franchir les mailles du filet. Je songeai que là-dessous il devait non seulement faire une chaleur suffocante, mais aussi que les odeurs devaient être insoutenables. 
Je jetai un coup d’œil sur Teichi si peu habitué aux bas-fonds et ébauchai un sourire en coin. J’essayais de me convaincre que de traverser cette fourmilière de détritus et de tous les rebus de l’enfer le découragerait à me suivre. Teichi surprit mon rictus, observa Cairne, les taudis mêlés au luxe de la forteresse et du désert noir. Il s’humecta les lèvres, soudain mal à l’aise. Où avait-il vécu toutes ces années sinon dans le palais de Nolwen ou en quête de vérité, courant le monde avec assez d’argent ou de notoriété pour s’asseoir dans les plus grands palais ou encore dans les auberges bon chic bon genre ? Teichi n’avait pas vécu ce que j’avais traversé. Il ne connaissait rien de la misère humaine si ce n’était son analyse toute personnelle au fil des années, une étude bâtie à distance, sans côtoyer le vice, la pauvreté et la décadence. Il n’était qu’un érudit soucieux de connaître le monde sans jamais vraiment y vivre.
Résolu, je sautai à bas de mon cheval et, tenant les rênes d’une main, je m’engouffrai sous les toitures nébuleuses qui dissimulaient entièrement la lumière du soleil. Teichi resta un instant planté sur ses pieds, examinant derrière lui les monticules de sable, puis l’étendue de tôles et de bois qui s’entassaient pour constituer des faubourgs misérables. Il fit un pas dans ma direction. 
À peine m’enfonçai-je dans les boyaux des taudis que l’odeur devint irrespirable. Il n’y avait pas que les émanations de sueur qui s’introduisaient jusque sous les plis de ma houppelande, mais aussi des odeurs d’excréments, d’urine, de mauvaise bouffe, de friture, ainsi que l’arôme métallique du sang frais. Des abattoirs devaient se trouver non loin dans ce dédale de constructions branlantes. Sans oublier le parfum obscène du meurtre. Un cliquetis résonna dans mon esprit, un goût cuivré imprégna mon palais. Ma main trembla sur les rênes. Mon corps tout entier fut pris d’une envie irrésistible de me couler dans cet univers sordide. J’observais les yeux vides et fuyants des personnes qui se dissimulaient sous les ombres, les regards des gens qui n’ont plus rien à perdre, qui survivent, qui s’en foutent, qui cognent ou rêvent encore, les regards assassins, méfiants ou cupides. Certains d’entre eux examinaient mes fringues, mon cheval, mon arme, l’étendue éventuelle de ma bourse. Ils s’attardèrent ensuite sur Teichi qui avait repris une forme solide et qui s’évertuait à me rattraper. Il n’était pas à son aise dans ce monde, mais il ne semblait pas effrayé, ou en tout cas, s’il éprouvait une crainte bien normale, il la dissimulait avec beaucoup de virtuosité. 
Au milieu de l’immense bidonville, un large pont franchissait la Carman, mais il était tellement noyé sous les bicoques délabrées et les toiles tendues que je ne sus que nous le traversions que par le bruit assourdissant du torrent qui circulait sous nos pieds. 
Les regards se rapprochaient et les esprits, avides, aveuglés par la misère et l’appât du gain, se coulaient jusqu’à moi. Je posai mon index sur mes lèvres et esquissai un sourire sanguinaire.
« Reste près de moi », avertis-je Teichi.
Celui-ci se rapprocha aussitôt et effleura le flanc d’Elfinn dont les yeux bleus balayèrent l’amas de bric et de broc. 
« Cet endroit est oublié du monde des vivants, murmura Teichi.
— Non. Ne t’inquiète pas, ils ne nous ont pas oubliés. »
Je ricanai tandis que Teichi examinait la situation.
« Seïs, ne commets rien de stupide.
— Défendre nos vies n’a rien de stupide. Qu’en penses-tu ?
— Si je pouvais songer un instant que c’est pour cette raison que tu désires t’emparer de Trompe-la-mort, je n’y verrais pas d’inconvénient. Seulement nous savons tous les deux que ce n’est pas ce qui te motive.
— Ah oui ? Et qu’est-ce qui peut bien me motiver ? »
Mes yeux suivirent le mouvement d’une toile de jute tendue entre deux gourbis de fortune. Ma main serra le manche de Trompe-la-mort avec une sombre délectation. 
« Tu as les yeux d’un… chasseur, souffla Teichi. Pressons le pas et il n’arrivera rien de fâcheux.
— Tu ne connais pas ce genre d’endroits. J’en ai fréquenté un bon nombre. Je me sens chez moi.
— C’est bien ça qui m’inquiète. Passons la muraille, je pense que nous y serons plus à notre aise.
— À ton aise, tu veux dire.
— Peu importe, si ça t’amuse de penser que je me sentirais plus tranquille à l’intérieur, je ne te cache pas qu’en effet, cet endroit me fiche la chair de poule.
— Il la donnerait à tout le monde. Qui peut vouloir vivre là-dedans ?
— À part toi ? »
J’eus un ricanement nébuleux. Une nouvelle toile ondula sur ma droite. Je suivais toujours du regard les ombres qui se mouvaient au-delà. 
« La cruauté et la misère font parties de notre monde, affirmai-je.
— Ce n’est pas pour autant que nous devons les tolérer. Nous devrions faire en sorte que ces lieux n’existent plus.
— Et que ferais-tu de tous ces gens ?
— Je les installerais dans un endroit décent, Seïs. Ne va pas imaginer des horreurs auxquelles je ne songe pas ! Tu as les idées tordues ! »
Je pouffai de rire. « Sûrement. À ta place, je les jetterais dans la Carman.
— Tu ne penses pas tes paroles. Tu jetterais Dame Lanay dans le fleuve ? »
Je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule pour le regarder. « Lanay n’a pas la même trempe que ces gars-là. Lanay est une perle dans la misère. Elle n’est pas de ceux qui se laissent enfoncer sans broncher. Il y a une différence entre le crime et la survie, non ? 
— Et les hommes qui nous suivent, ils veulent nous tuer pour quelles raisons selon toi ?
— Pour nous détrousser. Ils pourraient le faire sans nous tuer, tu ne crois pas ?
— Je ne sais pas. Tu es armé. Probablement pas. Je dirais qu’ils tentent de survivre. 
— Alors laisse-les te tuer, tu auras permis une bonne action, ricanai-je.
— Je ne pensais pas que tu jugerais ce genre d’individus.
— Je ne les juge pas. Je suis comme eux. Je suis l’un d’eux.
— Devrions-nous t’exécuter toi aussi ? »
Les ombres accéléraient et s’assemblaient. Ils étaient cinq, maintenant six. 
Je lui adressai un sourire en dents de requin. « Bien sûr que oui, je suis sans doute le pire, mais ils l’ignorent. »
Un coup de pistolet claqua dans les rumeurs des taudis. Il rebondit contre les hauts murs de l’enceinte et parut fracasser tout le désert. Le bruit de pas. Le murmure des étoffes et des voix. Je relevai Trompe-la-mort qui avala goulûment la pièce de plomb qui l’avait percutée. En un instant, je bondis en direction de la forme noire du pistolet et, Trompe-la-mort en suspens, je m’apprêtais à fracasser le crâne du gamin qui se tortillait sous moi. Sa bouche s’ouvrit sur un cri muet tandis que les Astories ruisselaient dans mes veines et s’enrageaient. Les doigts de Teichi s’enroulèrent sur les miens, il tira sèchement mon bras en arrière pour m’obliger à lâcher prise. Je le repoussai violemment, il tomba sur les fesses. Le gamin poussa un hurlement. Un nouveau coup de feu retentit depuis les éventaires de fortune. Je déviai la balle qui se logea dans une cloison. Je saisis le gamin par le col d’un surcot trempé de sueur et les yeux écarquillés, levai ma lame près de sa gorge. Son visage était tétanisé par la terreur. Sa bouche s’ouvrait et se refermait sans pouvoir émettre le moindre son. Un coup de feu fit vibrer le bidonville. La balle se ficha dans un seau qui roula ensuite le long du pont. 
Teichi cria : « Arrête Seïs ! C’est un gosse ! »
Il tira sur ma houppelande. L’espace d’un instant, j’eus envie de plonger ma lame en lui pour le contraindre à cesser. Je pivotai, le saisis à la gorge et le redressai sur ses pieds. 
« Seïs ! » 
Il s’évapora sous mes yeux et réapparut aux côtés du gamin qu’il aida à se relever. « Sauve-toi », lui intima-t-il.
Le môme ne se fit pas prier et se volatilisa dans le dédale de cahutes et d’échoppes. 
Je m’approchai de Teichi, le visage brûlant de rage, et d’un mouvement, tandis qu’il arrondissait les yeux de surprise, j’enfonçai ma lame dans le corps d’un gars qui braquait le canon noir de son arme sur la tête de mon frère. 
Teichi baissa les yeux sur le corps du tueur qui bascula sur les dalles et regarda le sang s’échapper en couronne autour de son bassin. 
« Seïs… Seïs… il n’est pas mort. »
Je penchai la tête, observai les yeux ahuris du voleur et les bulles de sang qui claquaient aux coins de ses lèvres, souris et déclarai : « En effet. »
Je plantai ma lame dans sa gorge qui produisit un gargouillis tandis que Teichi me regardait, les yeux effarés, tremblant de la tête aux pieds. 
Je rengainai ensuite mon arme. Les autres avaient reculé dans les ombres et nous observaient de loin, tout à coup indécis. 
« Maintenant, il est mort. »
J’allumai une cigarette, saisis les rênes d’Elfinn qui baissait les naseaux vers le sol et repris la route sans chercher à voir si Teichi m’emboîtait le pas. Le sang frais battait mes tempes comme le cliquetis d’une horloge. Même le goût de ma cigarette était différent, plus âpre. 
Les portes de la forteresse de Cairne se découpèrent au-delà des toiles de jute et de coton. Des gardes en surcot et turban surveillaient l’entrée, armés de coupe-coupe et de lances. L’un d’eux, arme en main, nous arrêta, nous reluqua de la tête aux pieds et demanda dans un Erenin chaotique : « Vous venez d’où et vous faites quoi ici ? »
J’avais une facilité innée pour les langues, comme si celles-ci, créées par les Pierres des Mondes, étaient juste une invention de plus, semblable aux objets que l’on pouvait façonner à son gré dans l’entre-deux-monde. 
Je lui répondis : « On vient d’El Erenn. 
— Quels délits ? »
Ici, on jugeait les gens non pas pour les punir des crimes qu’ils avaient commis au cours de leur vie, mais seulement pour les cataloguer et savoir à qui on avait affaire. 
« Meurtres », répondis-je. 
Manifestement peu choqué, il hocha la tête. « Guerrier ?
— Entre autres.
— Bien. À l’intérieur des murs, tu as le droit de défendre ta vie, de tuer les esclaves sans demander la permission. Tant que tu n’es pas un Serf, tu ne dois pas lever ton arme sur l’un d’eux, sauf dans l’arène de Cairne. La Reine doit donner son assentiment pour un duel. Si tu parviens à tuer le Serf, tu prends sa place. Compris ? 
— Compris.
— Touche pas aux femmes qui portent une broche sur la poitrine. Elles appartiennent à un Serf. Il aurait le droit de t’embrocher sans sommation. Et celles qui sont bien habillées, ce sont des nobles ou des esclaves du Haut-Serf. Tu te ferais exécuter. Compris ?
— Charmant », ricanai-je.
Le garde m’offrit un sourire édenté. 
« Autre chose à savoir ?
— Si t’as de l’argent, tu peux rentrer, si t’en as pas, tu fais demi-tour », déclara-t-il en désignant l’amas de taudis dans mon dos.
Cette fois, c’est moi qui lui souris. Je lui jetai une bourse entre les mains. Il l’ouvrit, secoua les pièces d’or et s’écarta du passage, manifestement satisfait. 
Je passai sous une grande herse, puis m’arrêtai au pied de l’une des cinq tours. Teichi se débattait dans mon dos avec le garde en assurant qu’il n’avait commis aucun crime, mais qu’il voulait entrer quand même. Je secouai la tête, soudain fatigué, et sans me soucier de lui, continuai mon chemin tandis qu’il m’appelait, fou de rage. 
L’intérieur de la forteresse n’avait plus rien à voir avec les faubourgs qui gravitaient tout autour. Ici, il y avait des jardins et des fleurs rouge sang que de pauvres jardiniers s’acharnaient à faire pousser sous un soleil si brûlant qu’il flambait tout. L’herbe était jaune et semblait partir en poussière. Dans la basse-cour, des hommes s’entraînaient au sabre et diverses armes blanches. Ils portaient tous des surcots de cuir et des pantalons ; certains étaient nus pieds, d’autres en bottes ou en sandales. Je regardais passer des gamins qui transbahutaient des plateaux de fruits et de boissons variées dégoulinantes de glace. Je me léchai les lèvres et eus envie d’en saisir une au passage, mais me ravisai lorsque je me sentis surveillé. Des guerriers armés – ils l’étaient tous dans cette cité – arpentaient les jardins et la basse-cour afin de s’assurer que l’ordre règne. Je penchai la tête et aperçus des femmes qui caquetaient entre elles. Ces dernières étaient si peu vêtues, la peau cuivrée et huilée, que je crus qu’il s’agissait d’esclaves. Je ne sus que plus tard que ces filles ressemblant à des putains étaient en réalité des nobles. De la famille de la reine. Ce monde commençait décidément à me plaire. 
Je me dirigeai vers un endroit où j’étais certain d’apprendre tout ce dont j’avais besoin pour me familiariser avec le coin. Je m’enfonçai dans les profondeurs d’un bar, enterré sous la Tour des Serfs. L’atmosphère y était plus fraîche. Je commandai une bière que je n’avais pas la nécessité de payer dès lors que je participais à la vie de la forteresse. Je préférais donc verser trois sous que de m’emmerder à accomplir le ménage ou d’autres tâches qui ne m’intéressaient pas davantage. En discutant avec mon voisin de table, j’appris que le Haut-Serf se nommait Etir Brecht, qu’il avait la trentaine, qu’il était éminemment doué au sabre puisque c’était lui qui avait exécuté son prédécesseur afin de prendre sa place. Le Haut-Serf vivait dans la Tour Servante, juste en face de celle des Serfs. C’était l’amant de la reine, plus par coutume que par envie. La plupart des combattants, pour peu de plaire à la Grande Dame, pouvait la courtiser intimement si souvent qu’elle me fit plus penser à une putain qu’à une souveraine. D’après lui, ses enfants, héritiers du trône, appartenaient ainsi à l’ensemble des Serfs. C’était une façon de les souder au pouvoir de Cairne. Drôle de conception. 
En ma qualité de nouvel arrivant, mon voisin de table, un grand escogriffe au visage aviné et boursouflé, m’indiqua la marche à suivre pour monter les échelons. Il m’expliqua que je devais demander un duel avec un Serf d’un rang inférieur, de sorte d’obtenir au moins un lit dans la Tour des Serfs. Pour un Serf de bas niveau dans la hiérarchie cairinoise, je n’avais pas besoin de demander l’assentiment de la reine pour un duel. Je pouvais le faire dans la basse-cour aux yeux de tous. Ce monde était plein de surprises et de délices. Les meurtres à la dérobée étaient proscrits, en revanche, tuer au vu et au su de tous ne choquait personne ; mieux, cette méthode était privilégiée afin d’éviter les débordements et l’anarchie dans ce monde conçu pour des criminels. 
« Ce soir, il y a une fête donnée en l’honneur du vainqueur de l’arène, m’expliqua mon voisin de table. Il faut au moins voir ça une fois dans une vie, mon gars. 
— Il y a de l’alcool ?
— Et des femmes. »
Un sourire, sous la lumière des bougies, figea le visage de mon voisin en un masque terreux. Son regard lorgnait sur ma lame parce qu’il savait qu’elle n’était pas ordinaire. Les rumeurs allaient bon train dans ce genre de ville et une arme capable d’absorber une balle de plomb ne passait pas inaperçue.
J’allumai une cigarette, observai les volutes de fumée et essuyai la sueur de mon front.
« La plupart des gars qui arrivent ici passent pas la nuit. Je ferais attention à ta place.
— C’est très aimable de t’inquiéter pour moi, me moquai-je.
— M’inquiéter ? » Il pouffa de rire. « Non, mais si tu meurs, je prendrai soin de ton arme.
— C’est ça. »
Je m’esclaffai à mon tour. Je me demandais ce qui se passerait si quelqu’un saisissait mon sabre sans que je lui aie donné la moindre consigne à ce sujet. Jusqu’à quel point Trompe-la-mort était-elle dangereuse ?
Autant que tu le souhaites.
Je trempai mes lèvres dans la bière, puis tirai une taffe en examinant les hommes autour de moi. Il y avait un peu de tout par ici. Des maigres, des gros, des grands, des barbus, des scarifiés, des futés et des imbéciles. Mais ils avaient tous un point commun : ils avaient survécu à cette cité, et je me doutais bien qu’il fallait des couilles de taureau pour survivre dans cet écheveau de misère. 
Si quelqu’un tente de te prendre, tue-le.
Sans exception ?
Sans exception.
Je sortis à l’air libre et le soleil me fit suer à peine sur le pas de la porte. Je m’avançai à l’orée de la basse-cour et m’installai sur une murette pour mieux observer les hommes qui s’affrontaient. 
À première vue, la plupart étaient doués au maniement du sabre. Certains plus que d’autres. Ils arboraient tous comme des médailles de nombreuses cicatrices. En piochant dans les esprits, je compris très vite que par ici les scarifications représentaient la preuve vivante de leur courage et de leurs capacités. 
L’éclectisme dans les techniques de combat prédominait. J’y croisai de nombreuses écoles du sabre, certaines que j’avais apprises à Mantaore, d’autres que j’avais admirées au cours de mes voyages à travers le monde, et certaines qui tenaient plus lieu de la tentative que de l’art. Les guerriers qui se combattaient pour un simple entraînement transpiraient comme s’ils se trouvaient au milieu de la lice pour survivre. Je compris très vite que montrer sa force durant les exercices permettait de vivre un peu plus longtemps et de repousser de potentiels adversaires. 
Je craquai ma pierre à briquet – pour passer inaperçu – et fis flamber une cigarette tandis que de la Tour Servante, un homme tranchait la foule. Contrairement aux autres, le Haut-Serf portait une chemise et un pantalon noirs, sans fioritures exagérées. Un sabre à lame courbe était suspendu à sa taille, dénué de fourreau, comme si exposer l’acier de son arme était la marque de son statut. Il était de taille moyenne, plus petit que moi, le torse massif et les jambes musclées. Son visage était scarifié comme la plupart des hommes de Cairne. Il était blond ; sa peau foncée, mais c’était le cas de nombreuses personnes ici, sous ce soleil de plomb. J’examinai ses traits attentivement. Il lançait des sourires à une fille, probablement l’une de ses nombreuses esclaves, très dénudée avec un joli faciès. Son sourire semblait lui promettre monts et merveilles, mais il possédait quelque chose de dérangeant. À bien y regarder, l’une de ses dents était fendue. Plus je l’observais et plus j’avais l’impression de voir du sang se dessiner sur le blanc de ses dents. Son regard bleu azur, malgré l’éclat sensuel qui musardait dans son iris en contemplant la fille, était aussi glacial qu’un vent polaire. Je m’engouffrai dans son esprit comme un vampire avide de secrets. 
Etir Brecht était un ancien soldat d’El Erenn. Il avait lutté contre les peuplades sanguinaires des Autres Mers, au nord d’El Erenn. Il avait pillé, violé et saccagé, mais ce n’était pas cela qui l’avait fait condamner à Cairne. Il avait assassiné son capitaine sous un prétexte aussi dénué de sens que la vie qu’il avait jusque-là menée. Il s’était accompli à Cairne. Il avait trouvé sa voie. Être libre. Le Haut-Serf était l’esclave de la reine et paradoxalement, il s’était approprié une liberté que peu d’hommes pouvaient se vanter de connaître. La liberté de tuer, de s’enrichir, de prendre sans donner, la liberté dans toute sa splendeur, sans aucune entrave, une liberté telle que j’en avais rêvée. Je l’enviais. Bien qu’il soit aussi cruel que cette cité, je me mis à jalouser ce type avec obstination. La vie lui avait concocté un chemin sinueux pour arriver finalement là où il savait pouvoir grandir et s’épanouir. La vie à Cairne était sauvage et ses fondements, en dehors de cette île, auraient paru anarchistes et barbares, pourtant j’y décelais comme une structure animale, primaire et prosaïque. 
Etir finit par renvoyer la fille et traversa la cour pour défier un grand type costaud, torse nu, le visage grêlé et ; en raison d’un bec-de-lièvre prononcé, assez hideux. Le menton dans la paume de la main, je passai les minutes suivantes à le voir combattre. Oh, je savais que je n’en ferais qu’une bouchée, mais admirer un guerrier doué était toujours agréable. J’analysais ses parades, ses passes, ses attaques et ses feintes. Je décelais chaque technique, chaque botte et finissais par distinguer dans son regard ce qu’il s’apprêtait à exécuter, ses pensées, ses peurs, sans même devoir pénétrer son esprit pour m’emparer de son âme. Etir n’avait en soi rien de très exceptionnel ; il n’avait ni l’envergure d’un Tenshin, ni celle d’un Limier et encore moins celle d’une Première Lame. Pourtant, sa dextérité et sa détermination restaient indéniables. Face à des êtres ordinaires, il pouvait facilement vaincre ses adversaires. Il n’y en avait pas beaucoup dans la basse-cour à pouvoir lui disputer sa place, à part peut-être deux ou trois Serfs que j’avais aperçus un peu plus tôt et qui avaient cessé de se battre dès que le Haut-Serf était apparu dans la place. Un peu comme s’ils souhaitaient préserver leur savoir-faire afin de le garder pour l’arène. 
Teichi se posta à mes côtés, jeta un coup d’œil sur les tours, puis sur la cour où les Serfs combattaient.
« T’as finalement réussi à te dépêtrer du garde, me moquai-je.
— Pas grâce à toi.
— Tu m’en vois navré.
— J’ai dû lui jouer un tour de passe-passe. Ici, on n’entre pas quand on est normal et sain d’esprit. Qu’est-ce qu’on fiche dans cette ville, Seïs ? Tu as vu Gelwish ? »
Je secouai la tête. « Il n’est plus ici, mais son empreinte semble assez récente. Ça ne fait pas longtemps qu’il a quitté Cairne. Pour une fois, les informations de Noterre puent un peu moins le réchauffé que d’habitude.
— Alors pourquoi rester davantage ? On n’a pas de temps à perdre. »
Je levai la main pour l’interrompre. « Je n’ai pas encore trouvé le fil de son passage. Je sens juste sa présence, mais j’ignore quelle direction il a prise. »
Teichi soupira. « Tu ne dis pas ça pour rester davantage à Cairne, n’est-ce pas ?
— Quel intérêt y aurais-je ?
— Le goût du sang. Cette ville est une tentation pour toi.
— T’es pas là pour jouer les nourrices ? ricanai-je. 
— Je préfèrerais m’en abstenir. Plus vite nous serons partis, mieux ça vaudra.
— Tu n’as pas autre chose à faire que de t’occuper de moi ? 
— Si, tout un tas.
— Je ne te retiens pas.
— Ça, je m’en doute, mais tu fais partie des choses que je dois accomplir. »
Je crachai un rouleau de fumée. « Je suis juste un boulot de plus pour toi.
— Ne sois pas stupide ! Même si ta survie me semble indispensable pour les raisons que tu connais, la principale n’en est pas moins que je t’aime et que je m’inquiète pour toi. 
— Tu n’as pas besoin. Si je commets la moindre connerie, Colonne ou Lestan me tombera dessus si vite que je n’aurai même pas le temps de m’en apercevoir.
— Cette cité me semble particulièrement propice aux “conneries”. »
J’éclatai de rire sous son regard sentencieux. « Tu m’en diras tant. » 
Je me concentrai sur le combat du Haut-Serf. La plupart des Serfs aux alentours n’en perdaient pas une miette, à la recherche de la moindre faille dans sa cuirasse. Il y en avait un sacré nombre pour quelqu’un qui savait où chercher, mais je n’étais pas certain que ces hommes s’en rendaient compte. Ils n’avaient pas appris l’art du combat dans une école, auprès de maîtres en la matière. Ils l’avaient retenu sur le tas. Ils n’en étaient pas moins dangereux, ça les rendait seulement encore plus imprévisibles. 
Le goût du sang infesta mon palais et mes doigts me démangèrent sournoisement. L’envie de me lever, de bouger dans la cour, de sentir la texture de mon arme et le poids de l’Astrée me remplirent comme si de l’alcool fort et délicieux coulait dans ma gorge pour réchauffer mon âme. 
« Ce monde est barbare », maugréa Teichi entre ses dents en regardant d’un côté les esclaves sans broche harcelées par des Serfs soucieux de ne pas dormir seuls, et les putains nobles qui se dandinaient pour les mêmes raisons que les Serfs. 
Cette ville possédait un éclat aussi décadent que sensuel. Teichi ne pouvait pas le voir. Il n’en percevait que la déliquescence là où je distinguais la liberté. 
Etir jeta à terre son adversaire et appliqua sa lame sur sa jugulaire. Il n’avait pas l’intention de le tuer. C’était seulement une démonstration de son talent. Son adversaire se releva et le salua bassement. Etir reprit le chemin de la Tour Servante. En passant près de moi, il m’adressa un bref regard, fronça légèrement les sourcils, puis poursuivit sa route, la nuque raide. J’éteignis mon mégot sous ma botte tandis que Teichi me dévisageait.
« Que vient-il de se passer ? »
J’esquissai un sourire. « Le Haut-Serf a déjà vu quelqu’un comme moi », répondis-je.
La Grande Salle Servante était aussi noire que le sable du désert. Des colonnes de schiste opaque se dressaient de part et d’autre d’un immense triangle au bout duquel se tenait un large escalier et un trône de pierre sombre, lisse tel un diamant noir. De gigantesques fenêtres à meneaux le baignaient d’une lumière grise, mais durant la journée, y rester assis devait s’avérer impossible, le soleil cuisant la pierre comme un tournebroche. 
La foule se pressait dans la salle et les femmes avaient sorti de leurs armoires leurs plus belles toilettes et leurs plus riches bijoux. Des parures colorées contrastaient avec l’obscurité ténue de la Salle Servante. J’observais les fleurs tressées de couleurs qui serpentaient sur les peaux cuivrées, dévoilant avec parcimonie ou profusion des corps fins et musclés, bâtis par l’âpreté de la cité et la culture de la beauté. Ici, une fille laide ou vieille ne devait pas faire long feu. Quelques personnes âgées étaient présentes, mais elles étaient peu nombreuses et portaient des robes très sombres, jusqu’en haut du cou, comme pour les marquer. Les hommes étaient vêtus de leur traditionnel surcot, même si quelques-uns arboraient une chemise de lin aux manches retournées jusqu’aux coudes. 
La chaleur était oppressante dans la Grande Salle Servante en dépit du carrelage et de la porte laissée ouverte sur la fraîcheur des nuits du désert. 
Des esclaves aussi belles que soumises arpentaient la salle entre les guerriers pour distribuer des boissons cairinoises. De l’Amelle. Je saisis une coupe à pied au passage et y trempai les lèvres avant de me rendre compte que personne n’y avait encore touché. Je toussai et agis comme si de rien n’était malgré le regard réprobateur ou amusé de certains. L’Amelle possédait un goût amer et tellement fort que le Sirop de Glanmiler en comparaison ressemblait à du pipi de chat. Une gorgée m’emplit de chaleur et en entendant le cor chanter, je crus que j’hallucinais. 
La reine de Cairne franchit une porte transversale, au pied de son trône sous les applaudissements et les cris de liesse. Bien que je ne fusse pas à côté, ma taille me permettait de toiser quelques têtes, aussi pus-je admirer la beauté ahurissante de la Grande Dame de Cairne. Les reines de Cairne étaient en général choisies dans la lignée des De Istre, mais d’après ce que j’en avais appris, il arrivait fréquemment que l’on dédaigne une héritière pour une femme plus belle et plus dangereuse. Elle s’intégrait alors d’elle-même à la lignée flamboyante de cette royauté. Par conséquent, il n’y avait jamais eu qu’une seule maison à la tête de Cairne, alors que le sang, lui, n’était certainement pas le même entre la première reine et celle qui grimpait la volée de marches la séparant de son trône. En tout état de cause, sa beauté était évidente et son charme tout aussi certain que la menace d’un baiser. Un regard vif, d’un magnifique bleu océan, était rehaussé par une chevelure noire et longue qui chutait sur la courbe de ses reins sculptés dans l’ambre. Sa peau, à peine recouverte d’une robe en dentelle presque transparente avec la Veuve Noire en guise d’armoiries, dont les longues pattes se répandaient sur les seins de la reine, donnait envie de la couvrir de baisers. Pour sûr, ils savaient choisir leur souveraine à Cairne. 
Elle se retourna face à la foule qui se tut, puis annonça le début des festivités d’une voix de cristal. Aussitôt, des tambours à la forme allongée envahirent la salle. De la porte transversale, un jeune homme, vingt ans à peine, pénétra d’un pas déterminé. Il était couvert d’huile, si bien que sa peau et ses cheveux luisaient sous les lumières tamisées. Il portait le surcot, un pantalon de cuir noir et, autour de son cou, une chaîne d’argent à laquelle pendait un médaillon à l’écriture archaïque. Dans la salle, les hommes se mirent à scander : « Serf… Serf… Serf… Serf… », alors, les tam-tams accélérèrent leur mouvement, puis se turent lorsque la reine leva la main.
Elle félicita son Serf pour sa bravoure au cœur de l’arène et lui proposa de choisir sa récompense. Le trophée en question était la femme de son choix, noble, esclave ou même reine. C’était une comédie grotesque. Tout le monde, dans la Grande Salle Servante, savait que le Serf était contraint par respect et obédience de choisir sa souveraine, considérée comme la plus belle des amantes. 
Le Serf s’inclina et, comme de bien entendu, participa à la mascarade. La reine fit mine d’être flattée et leva son verre. Je pus enfin boire le mien que je vidai d’une traite avant de m’emparer d’une autre coupe qu’une belle servante me présenta.
La reine descendit les marches de son trône et à mesure qu’elle approchait de son Serf, celui-ci exécutait une danse tribale sous le rythme des tambours qui devinrent si virulents qu’ils me prirent le cerveau et le retournèrent dans tous les sens, à moins que ce ne fût cet alcool insolite qui me prodiguât d’étranges sensations.
La jeune femme écarta les voiles de sa robe, libérant un corps si parfait qu’elle aurait pu rendre folles de jalousie toutes les filles présentes dans la salle. Les hommes poussèrent des cris de guerre. Je bus un autre verre, pendant que je contemplais le trophée du Serf. Leur peau luisait sous la chaleur et la brûlure que provoquaient leurs caresses, tandis qu’ils étaient pris d’ivresse. Leurs gémissements, qui ressemblaient à des cris de victoire, se fondirent dans mon esprit et soudain, la salle de pierre me parut si étroite que j’eus envie d’écraser tout le monde pour m’emparer de la femme à la place du Serf. Mon sexe était tendu, et je commençais à lorgner les esclaves qui se frayaient un chemin parmi la foule. Je reposai mon verre sur un plateau, fixai l’une d’elles dans les yeux qui esquissa un vague mouvement de recul. La plupart des hommes de Cairne étaient autant scarifiés que moi et avaient l’air aussi tendres que des loups déguisés en brebis. Je la regardai s’éloigner en écoutant les murmures de la reine et essayai de me rappeler la dernière fois que j’avais cédé à une femme.
Étrangement, ce n’est pas le souvenir de toutes celles que j’avais possédées depuis que j’étais parti qui revint me hanter, mais le corps nivéen de Naïs qui se greffa dans ma mémoire. Un goût acide imprégna mon palais et écartant du bras quelques personnes, je titubai rapidement vers la sortie. Si je ne prenais pas l’air tout de suite, j’étais sûr de commettre un acte irréparable. Sur la reine et sur tous ceux qui se mettraient en travers de ma route. Je me laissai tomber contre le mur de la Salle Servante et allumai rapidement une cigarette pour faire passer le goût de bile dans ma bouche. La Lune se reflétait dans la cour désertée et le son en cadence des congas cognait en rythme dans ma poitrine. J’eus presque envie de me branler là pour apaiser la douleur. Mais Teichi s’assit à mes côtés et envoya valser mes pulsions.
« Tu tombes bien », marmonnai-je. 
Il tendait l’oreille pour écouter les bruits depuis la Salle Servante. « Quelle curieuse cérémonie, n’est-ce pas ?
— Curieuse n’est pas le premier mot qui me vient à l’esprit. »
Il acquiesça, visiblement peu à l’aise avec ce genre de festivités, puis changea de sujet : « Tu n’as pas l’air bien. »
J’esquissai un pâle sourire. « J’avais besoin de sortir. Trop de bruit. Trop de monde. 
— Pendant un instant, j’ai cru que tu allais commettre une bêtise. 
— Non, tout va bien. »
Il hocha la tête, peu convaincu, mais se redressa malgré tout. « Dans ce cas, si tu n’y vois pas d’inconvénient, je vais dormir. »
Il s’apprêtait à partir lorsque je le rattrapai par la pointe de sa houppelande. Il se retourna et me regarda de haut. 
« Reste. »
La surprise se peignit sur son visage. Il ne chercha pas à discuter ou à se moquer et se rassit à mes côtés, les poignets posés sur les genoux. 
Je coinçai la cigarette entre mes lèvres, puis lorgnai la cour et les hauts murs de pierre rouge. Du bout des lèvres, je lui avouai : « Quand on était mômes, t’étais le seul qui me calmais. Tu as toujours eu le don d’apaiser les gens, peut-être parce que tu es toi-même quelqu’un de raisonnable.
— Peut-être que je cache mieux que d’autres ma nervosité. »
Ses grands yeux lavande étaient fixés sur moi, un sourire complice éclaira sa figure émaciée. « Je suis content que tu m’aies demandé de rester. »
Je mâchouillai l’embout de ma cigarette davantage que je ne la fumais. 
« Les Astories répondent à des stimuli plus ou moins intenses, expliquai-je en désignant la porte de la Salle Servante.
— Je vois. »
Je calai ma tête contre le mur. « Je me disais qu’autrefois, je savais ce que tu ressentais rien qu’en posant les yeux sur toi. Maintenant, c’est un peu comme si j’avais affaire à un étranger. Je n’ai pas la moindre idée des choses auxquelles tu penses, de celles qui t’excitent ou qui te font envie ; en réalité, je ne sais plus rien de toi. »
Une onde de tristesse ou de regret traversa ses traits. « C’est un peu comme moi lorsque je te regarde. Nous avons tous les deux grandi, bien que nos visages aient si peu changé. 
— Raconte-moi. » Je haussai les épaules. « Si tu ne veux pas que je massacre toute la Salle Servante, tu n’as plus qu’à m’occuper pour me faire oublier tous les trucs moches qui s’enracinent dans mon esprit.
— C’est un procédé bien inutile que de me menacer ainsi.
— Je sais. Raconte ! »
Il soupira. « Qu’est-ce que tu veux savoir ? »
Je rallumai ma cigarette éteinte et la gardai en bouche. « Je n’en sais rien… À part Philippine, la fille des Pâtis, d’autres filles t’ont intéressé ? »
Son visage se tordit en une grimace dédaigneuse. « Il faut toujours que tu ramènes tout à toi. C’est un réflexe que tu devrais corriger.
— De quoi tu parles ? m’étonnai-je.
— De Philippine.
— Et alors ? Quel rapport avec moi ?
— Bon Dieu, Seïs ! » Il prit une profonde inspiration et croisa mon regard. « Mais tu ne te souviens même plus de tes propres aventures ! »
Je clignai plusieurs fois des paupières. « Si, je m’en rappelle, mais je te parlais de toi, pas de moi. J’ai couché avec Philippine, et alors ? Je n’étais pas amoureux d’elle et elle n’était pas amoureuse de moi. Mais toi, tu avais des sentiments pour elle.
— Tu racontes ça comme si c’était anodin et pardonnable. Je t’en ai beaucoup voulu.
— Je sais. Autrefois, je m’en voulais aussi de t’avoir fait souffrir par bêtise, mais… j’ai un peu oublié. En tout cas, ce n’est pas de moi dont je parlais. Je sais seulement que tu étais amoureux d’elle, mais depuis, j’ignore ce que tu as vécu. »
Il détourna les yeux et fixa la cour désertée. Derrière le mur, les cris de la reine s’élevèrent par-dessus les tambours. Je frissonnai de désir.
« Allez, ne te fais pas prier ! » lançai-je, la voix tremblante.
Teichi m’observa du coin de l’œil. « Je n’ai pas… eu le temps.
— Pas eu le temps ? répétai-je bêtement. De quoi au juste ?
— Ne te fais pas plus bête que tu ne l’es… De rencontrer des femmes. Depuis que j’ai suivi Nolwen, j’ai passé mes heures à étudier et depuis sa mort, je les passe à le remplacer. Je n’ai pas une minute pour batifoler. 
— Tu te fous de moi ? T’as pas le temps de t’envoyer en l’air ? Si t’es un peu rapide, ça prend dix minutes. On a tous un moment pour ça. 
— Toi peut-être, ma tâche est plus grande et plus importante que les affres de mon corps. 
— Tu t’es répété ça combien de fois pour t’en convaincre ? »
Il ne me répondit pas. J’éclatai de rire. Il fronça les sourcils, et j’en conclus que j’avais réussi à le vexer.
« Teichi, cette cité regorge de femmes qui seraient prêtes à t’enseigner tout ce que tu ignores, et si tu tapes dans les plus nobles, elles te feront même ça gratuitement. Qu’est-ce que tu attends ?
— Tu es obscène. »
Je haussai les épaules. « Prendre du plaisir là où il y en a n’est pas obscène. C’est humain.
— Et tu vois où ça te mène ? s’agaça-t-il. Tu ne fais plus qu’écouter les Astories et tu te plonges dans une recherche d’un plaisir malsain. Toute distraction n’est pas bonne à prendre. Je préfère attendre la femme qui me conviendra. En toucher une dont je ne suis pas amoureux n’a aucun intérêt à mes yeux. Tu devrais le savoir mieux que quiconque. »
Je déglutis et écrasai mon mégot sur le sol. « Ouais, tu as certainement raison. »
Le corps de Naïs se grava dans ma mémoire. Je me relevai, époussetai machinalement mon pantalon et les mains dans les poches, m’éloignai : « Merci pour la conversation.
— Où vas-tu ? s’inquiéta-t-il.
— Me coucher. »