Le Retour du Prince - Roberto Scarpinato - E-Book

Le Retour du Prince E-Book

Roberto Scarpinato

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Beschreibung

Quand dirigeants politiques et membres de la mafia trouvent un terrain d'entente...

Mémoire historique de la justice anti-mafia, cette haute figure de l’État de droit n’a cessé de donner un sens politique à son travail de magistrat. Son Retour du Prince est une indispensable réflexion civique. Edwy Plenel

« Le véritable pouvoir est toujours obscène », affirme Scarpinato dans cet entretien où est rappelé que le mot « obscène » vient du latin ob scenum, soit ce qui opère « hors scène ». Selon Edwy Plenel, en montrant l’obscénité qui surprend, révolte ou indigne, Roberto Scarpinato brise l’omertà qui permet au pouvoir d’échapper à la honte du dévoilement.

Après un franc succès populaire en Italie, cet ouvrage est désormais devenu une référence en France. Mémoire historique de la justice anti-mafia, Roberto Scarpinato a instruit des procès majeurs concernant les alliances entre la mafia et la classe politique et économique italienne. Il vit sous protection policière depuis plus de vingt-cinq ans.

Un document édifiant qui montre la grande complexité de la lutte anti-mafia.

EXTRAIT

L’histoire du pouvoir, y compris dans ses déclinaisons criminelles telles que la mafia, la corruption et le terrorisme, pourrait donc se réécrire comme un récit de voyage au royaume de l’imposture, lieu de construction et de perpétuation de fausses croyances utiles au maintien du pouvoir. Une histoire totale dans laquelle se croisent, en interaction, tous les plans de notre vie : de l’ organisation de l’ État, des rapports économiques, des conflits politiques, de la religion, de la culture, de l’éducation, et finalement, des rapports de force publics et privés entre faibles et puissants, sans omettre les versants psycho-sociaux de ces différents niveaux.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Ce livre de référence est plus qu’un livre sur la Mafia : il est une explication des mécanismes qui régissent le système du pouvoir politique - Eric Valmir, Radio France

Roberto Scarpinato opère ici une impitoyable radiographie d’un état gangréné par la corruption - Politis

Un livre d’entretien indispensable - Fabrice Arfi, Mediapart

À PROPOS DES AUTEURS

Roberto Scarpinato est né à Caltanissette (Sicile) en 1952. Il s’engage, en 1989, dans le pool anti-mafia de Palerme et travaille avec Giovanni Falcone et Paolo Borsellino. Au Parquet de Palerme, il dirige les départements Mafia-économie, Mafia de Trapani et Criminalité économique.

Saverio Lodato, né à Reggio Emilia en 1951, est journaliste. Il a commencé sa carrière, en 1979, au journal L’Ora. En 1980, il entre au quotidien L’Unità, pour lequel il écrit toujours.

Deborah Puccio-Den, anthropologue, est chargée de recherche au CNRS, rattachée au Groupe de Sociologie Politique et Morale (Institut Marcel Mauss, EHESS/ CNRS).

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LE RETOUR DU PRINCE

Propriété littéraire réservée© Il Ritorno del Principe Chiarelettere (2008)© ( Éditions ) La Contre Allée (2012)collection UN SINGULIER PLURIEL

ROBERTO SCARPINATO

LE RETOUR DU PRINCE

entretien avec

SAVERIO LODATO

TRADUIT DE L’ITALIEN PAR DEBORAH PUCCIO-DEN

À l’occasion de la traduction de cet ouvrage, et avec le concours de Roberto Scarpinato, nous avons procédé à la mise à jour de certaines données qui ont évolué depuis l’édition italienne de 2008 [NdE].

PRÉSENTATION DES AUTEURS

Roberto Scarpinato est né à Caltanissetta (Sicile) en 1952. Il s’engage, en 1989, dans le pool anti-mafia de Palerme et travaille avec Giovanni Falcone et Paolo Borsellino. Au Parquet de Palerme, il dirige les départements Mafia-économie, Mafia de Trapani et Criminalité économique. Roberto Scarpinato a instruit les procès les plus importants menés contre la mafia et ses liens avec le monde politique et institutionnel, parmi lesquels le procès Andreotti. Il est, depuis 2013, procureur général auprès de la cour d’appel de Palerme, en charge des enquêtes relatives aux assassinats politico-mafieux commis de 1992 à 1993. Mémoire historique de la justice anti-mafia, il est également l’auteur aux éditions La Contre Allée, du Dernier des juges (2011), avec Anna Rizzello, et de la préface des Derniers mots de Falcone et Borsellino (2013).

Il vit sous protection policière depuis plus de vingt-cinq ans.

Saverio Lodato est né à Reggio Emilia en 1951. Son activité de journaliste commence en 1979 au quotidien L’Ora de Palerme. En 1981, il passe à L’Unità, quotidien pour lequel il écrit encore aujourd’hui. En 1988, il fut arrêté avec Attilio Bolzoni pour avoir publié le journal intime de l’ancien maire de Palerme, Giuseppe Insalaco, et les confessions du repenti Antonino Calderone. Il a écrit de nombreux ouvrages non encore traduits en français. Entre autres, aux éditions Rizzoli : La linea della palma (La Ligne du palmier, 2002) dans lequel Andrea Camilleri retrace sa vie ; Trent’anni di mafia (Trente ans de mafia, 2008), mis à jour régulièrement depuis 1990. Aux éditions Mondadori : Ho ucciso Giovanni Falcone (J’ai tué Giovanni Falcone, 1999) avec le repenti Giovanni Brusca ; La mafia ha vinto (La Mafia a gagné, 1999), livre testament de Tommaso Buscetta.

AVANT-PROPOS

J’ai passé ces vingt dernières années dans un lieu qui ne laisse pas de place à l’illusion : en bien comme en mal, ici la vie est nue et se révèle pour ce qu’elle est. Pour certains, il peut être tentant de l’ignorer, mais tôt ou tard elle vous force à la regarder en face. Pour la plupart, c’est comme voir le visage de la Méduse : vous aurez de la chance si votre cœur ne reste pétrifié pour toujours. Pour d’autres, c’est perdre son innocence et assumer un regard neuf sur soi-même et sur le monde. Si, comme le disait Pablo Neruda : « L’important n’est pas de naître, mais de renaître », ici est le lieu où l’on a de grandes chances de mourir ou de renaître.

Ici, penser n’est pas un luxe, mais une nécessité pour éviter que ce que vous n’avez pas compris à temps ne vous tombe dessus à l’improviste, comme en embuscade, et ne vous trouve sans défense.

En arrivant à Palerme il y a plusieurs années, je constatai avec étonnement que Giovanni Falcone gardait dans son bureau une télévision allumée sur laquelle le télétexte défilait en permanence. Parfois, alors qu’une nouvelle apparemment sans lien avec son travail de juge s’affichait à l’écran, il devenait songeur. Comme s’il fallait déchiffrer dans l’instant tout événement — une nouvelle société cotée en Bourse, la nomination d’un ministre — pour en saisir le code secret et calculer l’éventuel enchaînement de ses répercussions à l’échelle globale.

Comprendre où et comment se déplaçait le pouvoir réel du pays, c’était comprendre où et comment il fallait se déplacer à son tour pour éviter d’être pris au dépourvu ou d’avancer en terrain miné.

Avec le temps, cette leçon a commencé à faire partie intégrante de moi. Elle m’a singulièrement marqué après les meurtres de Giovanni Falcone et Paolo Borsellino.

Par moment, il m’arrive de penser que le premier est mort parce que son extraordinaire intelligence avait pour une fois été dépassée par les événements. Le second, au contraire, mis en garde par le massacre de Capaci1, avait pu anticiper ce qui l’attendait : il avait vu la mort s’approcher, pas à pas, telle la victime sacrificielle d’un pays trop lâche et immature pour savoir observer sa propre réalité, protéger ses meilleurs enfants — et ainsi assurer son salut.

Cet endroit est sérieux : pour des raisons opposées, victimes et bourreaux y sont condamnés à prendre la vie au sérieux. Mais il me semble par moment que mon pays perd de son sérieux ; qu’au lieu de se raconter tel qu’il est réellement, il se raconte des histoires et des contes de fées minables auxquels il finit par croire, perdant ainsi sa propre identité.

« Nous sommes nos propres démons », disait Goethe. Je pense que cette devise ne vaut pas seulement pour les Hommes, mais aussi pour les peuples. Dans ce livre, j’ai voulu décrire les démons de mon pays, ceux qui ont ensanglanté sa longue histoire et ceux qui, pillant ses ressources, sont en train de le condamner à un inexorable déclin.

Ces démons, je les ai longuement fréquentés. Lorsqu’on me demande quel type de vie je mène, j’ai coutume de répondre que je fréquente des assassins et des complices d’assassins.

En effet, tout ce temps passé à les interroger dans les prisons, à écouter leurs conversations enregistrées, à renouer les fils de tant de délits, a dévoré une grande partie de ma vie.

Au début, je croyais devoir me confronter à une sorte d’empire du mal, un monde étranger qu’il me fallait traverser, juste le temps nécessaire, avant de réintégrer le monde des honnêtes gens, des personnes dites « normales ».

Puis, peu à peu, la ligne de démarcation est devenue floue, jusqu’à s’effacer pratiquement.

Poursuivant leurs traces, j’ai pu me rendre compte à maintes reprises que le monde des assassins communiquait, par mille portes tournantes, avec les salons feutrés et insoupçonnables où le pouvoir s’abrite. J’ai dû prendre acte du fait que ces gens ne parlaient pas forcément d’une voix criarde et ne portaient pas toujours les stigmates du peuple. Qu’au contraire, les pires d’entre eux avaient fréquenté les mêmes écoles que nous. On pouvait les croiser dans les milieux les plus aisés et, parfois, les voir à l’Église se battre la poitrine aux côtés de ceux qu’ils avaient déjà condamnés à mort.

Avec le temps, j’ai fini par comprendre que le monde des assassins n’est autre que le « hors-scène » du monde où tant de sépulcres blanchis se donnent en représentation.

Voilà pourquoi ce livre raconte des histoires « obscènes », histoires qui, de par leur enchevêtrement dans les domaines de la mafia, de la corruption et du terrorisme politique, peuvent offrir une clef de compréhension de certaines pages cruciales du passé, et permettre de déchiffrer le présent et l’avenir... ou peut-être l’absence d’avenir de mon pays.

Le déclin italien, conjuré jusqu’il y a peu encore comme l’anathème de cassandres visionnaires, semble en effet se révéler, jour après jour, tel un destin en attente de s’accomplir.

Il m’a donc semblé que le temps était venu de partager publiquement certaines de ces réflexions mûries au cours de mon « voyage » dans le monde des assassins, m’ayant conduit à l’hypothèse qu’une anomalie nationale pouvait être la cause de ce déclin.

Alors que dans les autres pays européens la criminalité ne fait pas l’Histoire — concernant essentiellement les couches les moins intégrées, les moins instruites de la société — en Italie, l’histoire nationale, avec un grand H, est inextricablement liée à l’histoire de la criminalité des secteurs significatifs de sa classe dirigeante, si bien que dans certains tournants essentiels de l’Histoire, il n’est pas donné de comprendre l’évolution de la première sans saisir ses connexions avec la seconde.

De l’Unité italienne2 jusqu’à nos jours, cette criminalité des puissants s’est déclinée sous trois registres : la corruption systémique, la mafia et le terrorisme politique.

Partant, la question criminelle en Italie est indissociable de celles de l’État et de la démocratie.

Dans les périodes économiquement prospères, les dégâts produits par la criminalité des puissants finissent par être assimilés et résorbés. En revanche, dans les périodes de crise comme celle que nous traversons actuellement, les méfaits de cette criminalité induisent des coûts si élevés pour la société tout entière qu’ils ne peuvent, à terme, être supportés par le pays.

Nous tracerons, dans le premier chapitre, quelques traits généraux de la criminalité du pouvoir italien. Dans le second et le troisième, nous illustrerons ses dynamiques concrètes dans les domaines de la corruption et de la mafia.

Je suis conscient du fait que le lecteur, patient, accoutumé de longue date à s’entendre conter des histoires rassurantes qui finissent bien, dont les protagonistes ne sont que champions absolus du mal ou héros solitaires, pourra parfois, au fil des pages, sentir son sang se glacer face au dénouement de cette histoire de famille terrifiante et inachevée qui nous concerne tous.

Cependant, comme je l’ai dit au début, je vis depuis trop longtemps déjà en un lieu qui ne laisse pas de place à l’illusion, et je ne suis plus capable de raconter des contes de fées...

Roberto Scarpinato

1 Le massacre de Capaci est l’attentat qui, le 23 mai 1992, coûta la vie au juge Giovanni Falcone, à son épouse Francesca Morvillo, magistrate elle aussi, ainsi qu’aux trois agents qui les escortaient sur l’autoroute reliant Palerme à l’aéroport de Punta Raisi. Le 19 juillet, moins de deux mois après ce massacre, Paolo Borsellino fut assassiné dans un attentat à la voiture piégée devant le domicile de sa mère. Ses cinq gardes du corps périrent avec lui [NdT].

2 Rappelons que l’Italie a été unifiée en 1861 [NdT].

CE LIVRE

Ce livre n’a pas pour vocation de traiter de la mafia. Ni des massacres mafieux. Ni de la corruption. Ce livre est plutôt l’impitoyable radiographie qui révèle la face sombre et cachée, l’histoire inavouable d’un Janus bifront : l’État italien. On aurait à nouveau joué le jeu du Prince si l’on avait finalement renoncé à une vision panoramique capable d’embrasser d’un seul regard, dans le cadre d’un même ouvrage, la mafia, les massacres et la corruption. C’est précisément cet enchevêtrement qui constitue la clef de voûte de l’édifice, permettant de comprendre ce qui, autrement, demeurerait incompréhensible, indéchiffrable, inexplicable. Si l’on veut dévider l’écheveau, il n’y a qu’un fil à tirer.

Je contemple à rebours mes trente dernières années, passées à relater les événements en Sicile dans le journal l’Unità3. Combien de fois, derrière l’enchaînement des faits divers, ai-je perçu la poigne obscure d’une main forte tenant les rênes ? Combien de fois ai-je éprouvé la sensation que ce petit mot, « mafia », si souvent employé jusqu’à en abuser parfois, ne constituait à lui seul la juste combinaison pour ouvrir le coffre-fort des secrets et des mystères ? Combien de fois les effluves des poisons4 qui infestaient Palerme et la Sicile m’ont-ils donné la sensation de renvoyer à autre chose, de faire allusion à autre chose, de sous-entendre d’autres effroyables vérités ?

Et si le « monstre criminel » avait réellement grandi seul, à l’insu du pouvoir, comment expliquer alors que la lutte contre la mafia, y compris au cours de ces trente dernières années, ait été un chemin de croix sans fin, jalonné de polémiques et de hautes trahisons, d’omissions retentissantes et de retards pernicieux, de grandes chevauchées en territoire ennemi et de brusques coups d’arrêt et retraites subites, alors que la mafia, elle, s’est illustrée et s’illustre aujourd’hui encore par sa longévité, quasi unique dans l’univers des forces criminelles ?

Mais le journaliste, en Italie du moins, n’est pas payé pour comprendre, pour raisonner sur les mystères ou l’inconnu. On lui demande de couvrir le quotidien, de se limiter aux apparences, de suivre le courant, d’avoir de l’intuition pour deviner le sens du vent. Dans les quotidiens nationaux — où les pages sont réparties selon des critères en apparence limpides — il a fallu attendre plusieurs années avant que les chroniques sur les puissants et les cols blancs aux prises avec la justice ne soient traitées au même titre que la chronique politique. On ne voulait pas voir. On préférait ignorer. On exorcisait un monstre dont l’existence était connue de tous.

On a par conséquent privé l’opinion publique de la possibilité de comprendre, on lui a retiré le droit à la vérité, on a nié un principe fondamental de la démocratie. Et l’on percevait constamment l’existence d’une limite, d’une frontière ténue — non indiquée sur les cartes officielles — qu’il ne fallait en aucun cas dépasser.

Nous ne savons pas si le livre que vous avez entre les mains a su répondre aux questions que nous nous sommes posées.

Nous savons en revanche que, dans les pages qui suivent, cette ligne de démarcation a été largement franchie.

Saverio Lodato

3 Ce quotidien du Parti communiste italien, fondé par Antonio Gramsci en 1924, est aujourd’hui le principal journal de la gauche italienne [NdT].

4 L’auteur fait ici référence aux campagnes de diffamation qui visèrent certains hommes incommodant le pouvoir, y compris des magistrats anti-mafia comme Giovanni Falcone. Ainsi, le palais de justice de Palerme est aussi connu sous le nom de « Palais des poisons » [NdT].

À GiulianoR. S.À Giuliano, à Giusi, à mes parentsS. L.

ILE PRINCEET LE DÉCLIN ITALIEN

POUVOIR ET MENSONGE

Les problèmes de corruption et de criminalité mafieuse semblent avoir été rayés de l’agenda des partis politiques. La corruption a disparu sous une chape de silence, bien que son irrépressible prolifération ait un coût global de plus en plus insoutenable pour le pays.

À l’inverse, l’aphasie relative à la criminalité mafieuse se trouve noyée sous un flot de paroles : déclarations d’intentions non suivies d’actes conséquents, profusion de colloques stériles, commémorations funèbres de « victimes de la mafia »1 régulièrement peuplées de personnages publics compromis, fictions télévisuelles consacrées aux faits et gestes de parrains célèbres... Cependant les mafias continuent de régner sur le Sud de l’Italie et, dans tout le pays, l’économie criminelle s’insinue dans l’économie légale, la contaminant peu à peu.

Pourquoi la corruption et la mafia semblent-elles vouées à l’éternité dans ce pays ?

Peut-être parce qu’elles sont l’expression d’un mode archaïque de l’exercice du pouvoir par une partie de la classe dirigeante italienne, et qu’elles ne sont donc pas gouvernables par les politiques traditionnelles appliquées aux criminels.

On peut le concevoir pour ce qui est de la corruption, mais que dire de la mafia ? Quel rôle peuvent jouer des personnages comme Provenzano, qui occupent le devant de la scène depuis des années bien qu’ils aient été arrêtés ?

Des personnages comme Provenzano, Riina2 et autres chefs mafieux, sont le sous-produit et la réplique populaire de ce mode d’exercice du pouvoir. S’ils perdurent, ce n’est pas par leur force propre, mais parce qu’ils sont les leviers du grand échiquier du pouvoir. Une fois utilisés, ils sont livrés à leur destin. Cependant, même après leur arrestation, ils conservent un rôle essentiel : ils servent de paratonnerre, propre à endosser toute responsabilité néfaste, et de paravent à la criminalité du pouvoir. Provenzano, comme d’autres chefs du même rang au sein de la mafia militaire, sont aujourd’hui devenus les scories médiatiques qui flottent sur la mer de l’Histoire.

Vous voyez la corrida ? Le toréador agite la muleta devant le taureau, lui offrant ainsi un dérivatif sur lequel orienter et concentrer toute sa force. Bien qu’il soit plus fort que son adversaire — donc invincible en théorie — le taureau finit par succomber en épuisant inutilement ses forces contre le drap rouge, sans jamais comprendre que son véritable ennemi est cette main qui agite le drap, dissimulant l’épée qui le transperce. Depuis plus d’un siècle et demi, la force invincible de l’État ne cesse de s’épuiser contre les Provenzano d’hier et d’aujourd’hui. Il succombe ainsi inlassablement sous l’épée d’un système de pouvoir qui, tout d’abord, exploite les boss mafieux à ses propres fins, couvrant leur contumace pendant des années, puis, lorsqu’il s’en défait, continue de les utiliser en jetant leur image médiatique en pâture à l’opinion publique. Cette dernière, tout comme le taureau, prend la muleta pour le toréador.

Hors métaphore, si l’on veut comprendre l’essence de la mafia et de la corruption comme déclinaisons de la criminalité du pouvoir en Italie, on doit d’abord s’efforcer de recouvrer sa virginité culturelle, en s’affranchissant de tous les préjugés, superstitions, dogmes et légendes dont le savoir commun est, en grande partie, imbu.

Il est vrai que la lutte contre la mafia a été marquée et nourrie de légendes et de préjugés, mais que signifie « recouvrer sa virginité culturelle » ?

Les légendes et les préjugés constituent une part essentielle de l’histoire du pouvoir, y compris dans ses manifestations criminelles.

Dans la Grèce antique, les oracles étaient consultés pour déchiffrer les mystères du présent et deviner l’avenir. Les plus connus d’entre eux, comme Tirésias, étaient aveugles. Leur cécité ne résultait ni du hasard ni d’une anomalie.

La civilisation grecque — l’une des matrices de la civilisation occidentale — avait pressenti, dans sa sagesse, que pour accéder à l’essentiel il est nécessaire de se rendre aveugle à l’inessentiel. Nous ne voyons pas avec nos yeux, mais à travers nos yeux. L’œil est un orifice à travers lequel « on » regarde. Ce « on » est notre esprit.

Est-ce à dire que nous voyons uniquement ce que nous avons envie de voir ?

Nous voyons uniquement ce que l’œil de notre esprit nous permet de voir.

Suivant l’enseignement de Freud, nous pouvons ajouter que nous ne voyons que ce que les yeux de notre esprit et de notre cœur nous permettent de voir. En effet, il est des choses que notre intelligence nous permettrait de voir mais que notre cœur — c’est-à-dire la part la plus profonde de notre être — refuse de voir parce qu’il n’en a pas la force. Une vision exacte de la réalité naît d’une intelligence qui atteint le cœur.

Mais une vision limitée n est-elle pas déjà une forme d’aveuglement ?

Tout à fait. D’ailleurs, nous sommes tous aveugles face à l’un des phénomènes qui ont le plus d’incidence sur nos vies : le fonctionnement réel de la machine du pouvoir et ses secrets. Le pouvoir a produit lui-même cet aveuglement dans le but de se perpétuer.

Le cardinal Mazarin, jésuite d’origine italienne, conseiller de Louis XIV et intellectuel militant — l’un des bâtisseurs du pouvoir les plus raffinés de l’histoire occidentale — avait coutume de dire : « Le trône se conquiert par les épées et les canons, mais se conserve par les dogmes et les superstitions ».

Aveuglement des sujets et « hyper-voyance » de ceux qui sont au sommet ?

En substance, oui. L’une des théorisations les plus explicites de cette nécessité du pouvoir — presque une confession à cœur ouvert des arcana imperii — se trouve dans l’Étude sur la souveraineté du comte De Maistre, représentant de la haute aristocratie française, qui écrivait, à la fin du XVIIe siècle :

Si la foule gouvernée peut se croire l’égale du petit nombre qui gouverne, il n’y a plus de gouvernement. Le pouvoir doit être hors de portée de la compréhension de la foule des gouvernés. L’autorité doit être constamment gardée au-dessus du jugement critique à travers les instruments psychologiques de la religion, du patriotisme, de la tradition et du préjugé3.

De Maistre — catholique laïc — est donc en parfait accord avec le cardinal Mazarin, qui incarne le système de pouvoir le mieux rodé et le plus ancien : celui de l’Église catholique.

Certaines règles du pouvoir sont universelles. Les paroles conclusives de De Maistre sur ce même sujet pourraient être attribuées sans difficulté à son illustre prédécesseur :

Il ne faut pas cultiver la raison du peuple mais ses sentiments :il faut donc les diriger, et former son cœur, et non son esprit. [...] Il doit être gardé dans son état naturel de faiblesse : lire et écrire ne conviennent pas au bonheur physique et moral du peuple, et à son intérêt non plus4.

On parle d’hommes qui vécurent il y a plusieurs siècles...

C’est vrai. Mais cette règle d’or que le pouvoir s’est fixée est impérissable et se perpétue encore de nos jours, s’adaptant aux évolutions historiques comme un caméléon. Certes, les superstitions et les dogmes d’aujourd’hui sont beaucoup plus sophistiqués qu’aux temps de Mazarin ou de De Maistre, mais ils jouent le même rôle qu’autrefois. Le savoir n’est jamais innocent.

Le philosophe Louis Althusser parlait d’AIE : Appareil Idéologique d’État, affirmant que la responsabilité première de ces cages invisibles qui, en dernière instance, mènent à l’aveuglement des sujets, incombait aux intellectuels.

Depuis toujours, ce travail de construction des impostures culturelles qui servent le pouvoir est, justement, confié aux intellectuels et constitue l’une de leurs principales sources de revenus. Le mot « imposture » vient du verbe imponere : imposer. Étymologiquement, le verbe « imposer » signifie « faire porter un poids ». Dans le langage ecclésiastique — celui du cardinal Mazarin et de son ordre jésuite — le verbe imponere désignait parfois le fait de « faire porter le poids d’une croyance par le biais d’une tromperie ».

L’histoire du pouvoir, y compris dans ses déclinaisons criminelles telles que la mafia, la corruption et le terrorisme, pourrait donc se réécrire comme un récit de voyage au royaume de l’imposture, lieu de construction et de perpétuation de fausses croyances utiles au maintien du pouvoir. Une histoire totale dans laquelle se croisent, en interaction, tous les plans de notre vie : de l’organisation de l’État, des rapports économiques, des conflits politiques, de la religion, de la culture, de l’éducation, et finalement, des rapports de force publics et privés entre faibles et puissants, sans omettre les versants psycho-sociaux de ces différents niveaux. Et ce n’est pas une histoire autre, qui concernerait d’autres que nous. Cette histoire est la nôtre, ici et maintenant. Parce que, comme cela se disait en 1968, si tu ne t’occupes pas du pouvoir, le pouvoir et ses impostures s’occuperont de toi. Et c’est ce qu’ils font, depuis l’instant où nous poussons notre premier cri et buvons notre première gorgée de lait. En même temps que le lait de notre mère, nous absorbons des visions du monde, des systèmes de croyance, issus de matrices de pensée transmises au fil des siècles et des générations jusqu’à nos parents. C’est à travers eux, également victimes inconscientes de ce système de croyances sociales, que ces matrices de pensée parviennent jusqu’à nous.

Si l’humanité a été aveuglée par le pouvoir, quel remède adopter ? Cet aveuglement vient de loin. Je pense par exemple aux rois thaumaturges, ces rois mérovingiens que le peuple croyait capables de guérir leurs sujets par simple toucher.

Tout itinéraire de libération passe par le dévoilement des impostures. Les impostures culturelles produisent l’aveuglement des hommes démunis face au pouvoir. Elles fabriquent d’invisibles cages mentales qui empêchent de voir le réel. N’a-t-on pas fait croire, pendant des millénaires, à des millions de gens en Occident, que le pouvoir d’empereurs, de rois et, un peu plus bas dans l’échelle hiérarchique, de princes, marquis et barons, relevait d’une investiture divine ? Cette théorie de l’origine divine du pouvoir n’a-t-elle pas été fabriquée par ce même pouvoir pour légitimer son propre fondement ? Finalement, les théocraties orientales modernes, aujourd’hui si critiquées par nous autres, Occidentaux, ne perpétuent-elles pas la croyance en un dogme du pouvoir auquel nous avons fermement adhéré jusque récemment — c’est-à-dire jusqu’au XVIIIe siècle ? La théorie moderne du fondement du pouvoir, la « théorie ascendante » selon laquelle le pouvoir appartient au peuple qui le délègue à ses représentants, bien que plus sophistiquée, est tout aussi truffée d’impostures que celles qui l’ont précédée. Les dictateurs du XXe siècle, de droite comme de gauche, se sont prétendus investis de leur pouvoir par ces nouveaux dieux laïcs : le peuple, la nation, la classe ouvrière.

UNE OLIGARCHIE DÉGUISÉE EN DÉMOCRATIE

Et pour en venir à nos jours ?

Dans le monde oriental et sur le continent africain, des milliards de gens vivent sous des régimes oligarchiques qui, aujourd’hui comme hier, basent leur légitimation sur le droit de transmission héréditaire d’un pouvoir d’investiture divine, ou sur la prétendue conformité de leur action à la volonté de Dieu, inscrite dans les livres sacrés, ou encore sur leur auto-proclamation au titre d’interprètes de la volonté du peuple (comme en Chine, en Corée du Nord et dans la Libye de Kadhafi).

En Occident, berceau de la modernité, les experts du pouvoir savent bien que la démocratie représentative est, en partie, une fictio derrière laquelle se cache une compétition entre élites restreintes pour diriger la société. Voici ce qu’écrit Gustavo Zagrebelski, l’un de nos meilleurs constitutionnalistes :

La démocratie, selon la version représentative que nous connaissons, consiste en une classe politique sélectionnée à travers des élections introduisant auprès des institutions les besoins de la société, afin de les transformer en lois. C’est donc, essentiellement, un système de transmission et de transformation de requêtes qui s’accomplit par voie de substitution d’un très grand nombre par un tout petit nombre : une classe politique en lieu et place de la société tout entière. Ici réside, qu’on le veuille ou non, la racine inextirpable du caractère oligarchique de la démocratie représentative ; caractère qui, la plupart du temps, est occulté par des rituels démocratiques mais, d’autres fois, s’affiche inévitablement de manière éhontée. Néanmoins, au-delà de l’hypocrisie ou de l’arrogance, c’est le rapport entre cette oligarchie et la société qui est déterminant [...]. La classe politique va « pêcher » dans la société les instances qu’elle entend représenter, afin d’obtenir le consensus nécessaire au maintien ou au renforcement de ses propres positions, selon la loi inébranlable de l’auto-conservation des élites.

Le point crucial se trouve là, dans ce rapport entre oligarchie et société, minorité des gouvernants et majorité des gouvernés.

Contentons-nous d’évoquer l’Italie d’aujourd’hui.

Le Parlement, c’est notoire, n’est élu par le peuple que de façon formelle. En réalité, il est « nommé » par des groupes très restreints, d’une trentaine de personnes, membres organiques du « Palais »5 — tel que Pasolini le définissait — ou du « cercle des grands décideurs » ; c’est ainsi que les analystes du système politique désignent l’espace au sein duquel un petit noyau de détenteurs du pouvoir réel assume des décisions qui seront, ensuite, entérinées dans l’espace formel du pouvoir institutionnel.

Suite à la nouvelle loi électorale qui a aboli le vote de préférence, les électeurs ne peuvent plus choisir directement leurs représentants. Il ne leur reste qu’à accepter, sans mot dire, les choix qui sont effectués au sommet de la hiérarchie, même lorsque ceux-ci concernent des personnages indignes d’être présentés, voire des repris de justice. Le rapport des parlementaires avec le territoire a été brisé, dans la mesure où les élus n’ont plus de comptes à rendre au peuple mais uniquement à ceux qui les ont nommés. C’est à eux que les parlementaires sont soumis, sachant bien que toute désobéissance peut leur coûter d’être exclus des listes de candidats à élire les yeux fermés. C’est ainsi qu’on a restauré la nomination octroyée6 par le Parlement, gracieusement accordée par les souverains absolus avant les révolutions bourgeoises.

Vous faites référence à la dernière loi électorale adoptée à la majorité par la droite, un mois avant les élections de 2006 ?

Oui. Mais peu de gens savent que deux ans auparavant, la région Toscane, administrée par une majorité de centre-gauche, avait approuvé une loi en partie semblable à celle-ci, introduisant un système électoral de type proportionnel avec prime de majorité, listes bloquées et abolition du vote de préférence. Plus encore, la loi électorale nationale, approuvée en novembre 2005 par le centre-droit, a ensuite été entérinée en substance par le centre-gauche qui, aux élections nationales de 2006, s’est opposé à la présélection des candidats par la base électorale via des primaires internes.

Cette loi a eu pour seul effet d’attiser et de révéler le système de cooptation oligarchique dans lequel s’enracine la formation de la classe politique. Avant sa promulgation, il existait déjà toutes sortes de ruses permettant essentiellement de transformer les élections en ratification automatique des candidats préalablement présentés par les chefs des différentes formations politiques.

De quelle façon ?

Je m’explique. L’expérience la plus récente remonte à octobre 2007, date des élections primaires du nouveau Parti démocrate, né de la dissolution puis de la fusion des partis de la Margherita et des DS7. Cette expérience a montré, une fois de plus, combien les choses étaient jouées d’avance à travers les accords internes conclus par les dirigeants politiques. La prétendue société civile, invitée à participer massivement aux élections primaires pour garantir l’envergure démocratique du nouveau sujet politique, a dû subir dans une large mesure des choix politiques imposés d’en haut. La nouvelle direction du parti n’est autre, en substance, qu’une réplique des anciennes nomenclatures des partis de la Margherita et des DS. En Sicile — pour ne citer que cet exemple — il a été décidé que l’île, selon les accords de répartition, « appartenait » à l’ancien parti de la Margherita. C’est pourquoi le député Lumia, candidat DS, a dû finalement retirer sa candidature. Ce même Lumia, en raison de son engagement anti-mafia, était pourtant identifié comme candidat, non seulement par le secrétariat régional de son ancien parti, mais aussi par une part importante de la société civile.

Il n’empêche qu’en 2006, lors des élections du président de la région sicilienne, la base électorale du centre-gauche a réussi à imposer la candidature de Rita Borsellino8 dans les primaires internes, face à celle de Ferdinando Latteri, ancien recteur de l’Université de Catane, choisi par les nomenclatures des partis. La voix de la société civile a réussi à se faire entendre.

C’est vrai. Mais la réaction des dirigeants fut révélatrice. Leoluca Orlando9, coupable d’avoir soutenu la candidature de Rita Borsellino, fut expulsé de la direction nationale de la Margherita et contraint de quitter le parti. Rita Borsellino, quant à elle, se trouva privée du soutien réel de son parti dans la compétition contre son très puissant rival, Salvatore Cuffaro10.

Pourrait-on dire : « Que le parti qui n’a jamais connu de cooptation jette la première pierre »... ?

Le système de cooptation n’est certes pas un vice national. C’est un phénomène à peu près universel. À l’occasion des élections pour le renouvellement du parlement russe, en décembre 2007, tous les observateurs internationaux ont souligné que l’issue des consultations avait été prédéterminée par un groupe restreint d’oligarques, dirigé par le président Vladimir Poutine, chef du parti majoritaire Russie Unie. Cela a été rendu possible par le biais d’une loi électorale ad hoc, spécialement étudiée en ce sens, et par l’abus du monopole des télévisions publiques. Après les résultats, Poutine a désigné son propre successeur, Dimitri Medvedev, en pratiquant grossièrement la méthode de cooptation personnelle.

Il faut cependant reconnaître que le mythe des primaires puise ses origines aux États-Unis.

Si on observe les faits, on s’aperçoit qu’il n’y a pas de différence majeure. Dans ce pays — les États-Unis —,, plus de 90 % des députés et sénateurs sont sûrs d’être réélus, soit un taux de renouvellement inférieur à celui du Soviet suprême de Brejnev. On peut donc être réélu sans limite. Certains sénateurs et députés passent pratiquement toute leur vie au parlement américain. Pour ne citer qu’un exemple parmi tant d’autres : en 2003, seule la mort conduisit le sénateur Strom Thurmond à restituer sa charge, à l’âge vénérable de cent un ans. En substance, la pratique féodale du dauphin de l’empereur — selon laquelle le chef cooptait son propre successeur au sein même du groupe dont il était issu — se perpétue sous une multitude de variantes, qu’il s’agisse de sélectionner les dirigeants des partis ou d’attribuer certaines charges institutionnelles. Tout en croyant choisir, le peuple des impuissants ne fait que ratifier a posteriori des décisions prises au préalable par la minorité qui occupe le sommet de la pyramide sociale.

La souveraineté populaire est donc, aujourd’hui comme hier, confisquée dans une large mesure par des élites restreintes, en compétition les unes avec les autres, empêchant un renouvellement réel du bas vers le haut ; une oligarchie déguisée en démocratie ?

C’est un danger commun à toutes les démocraties, même si ses proportions varient suivant les pays.

En Italie, à mon sens, cette situation a atteint un seuil critique. Le régime actuel semble s’articuler autour d’une multitude de pyramides qui communiquent entre elles. Depuis plusieurs années, les partis et leurs courants ont cessé d’être les instruments d’un débat pluriel, mais s’apparentent davantage aux participants d’un conseil d’administration de la fabrique du pouvoir.

Toute l’architecture institutionnelle dessinée par la Constitution, fondée sur le partage et l’équilibre des pouvoirs, sur des dispositifs de démocratie directe et le contrôle des institutions par l’opinion publique, est en passe de devenir peu à peu une coquille vide.

Au fur et à mesure que la réalité sociale se segmente et se complexifie, le pouvoir se « verticalise ». Alors que le défi de la complexité imposerait une évolution de la démocratie à la hauteur des temps actuels, la réponse donnée est une régression autoritaire qui simplifie la gestion du pouvoir en réservant le levier de commande à quelques rares individus.

Par certains côtés, cette situation rappelle la crise que la démocratie connut au début du XXe siècle. À cette époque, en Italie, avec la représentation des masses au sein du gouvernement consécutive à l’extension du droit de vote à tous les citoyens, l’État libéral fondé sur le patrimoine a révélé son incapacité à gérer, par sa frêle architecture, la complexité sociale. Dans ce tournant de l’Histoire le pouvoir s’est violemment dirigé vers le haut, et ce fut l’avènement du fascisme. Aujourd’hui, le pouvoir tend dans la même direction, mais d’une manière plus soft.

Le nouveau système oligarchique est une mauvaise réplique de la partitocratie et de la compétition entre courants qui animaient la Première République11, dans la mesure où la mort des idéologies, le déclin des cultures du XXe siècle et la fin de l’économie industrielle ont désarticulé ces identités collectives qui, par le passé, agrégeaient le corps social en permettant, au moins, une participation de la base.

Pour beaucoup, la politique est aussi une affaire lucrative.

Le sommet des pyramides politiques est souvent relié transversalement aux sommets d’autres pyramides — classes dirigeantes nationales et internationales — formant une trame unique à géométrie variable qui produit un système global. Ce dernier, fondé sur le contrôle exercé par une poignée de puissants sur la multitude des citoyens, dégénère souvent en abus organisé par ces oligarques aux dépens du peuple, et devient source d’injustice et de souffrance sociale.

À différents niveaux de ces pyramides politiques se déploie une caste d’environ cinq cent mille personnes. Nombre d’entre elles ont fait de la politique le moyen d’une ascension sociale et économique, garantie également par l’accaparement et la répartition des composants essentiels de la vie civile, de la télévision aux hôpitaux, des sociétés publiques aux organes économiques ou d’autres types, dépendant des régions ou des provinces. J’ai conscience que toute généralisation est injuste et qu’il existe nombre d’administrateurs et d’hommes politiques responsables et méritants. Je crois néanmoins que la dégradation progressive du système se fait au vu et au su de tous. De ce fait, de plus en plus souvent, la mauvaise monnaie chasse la bonne.

Autour de ce premier cercle en gravite un second, constitué par l’énorme masse des « clients ». Ces derniers, en s’inféodant aux premiers, intègrent à leur tour le cercle des citoyens de première catégorie qui jouissent de revenus et d’opportunités inaccessibles voire impensables pour les citoyens de deuxième catégorie, réduits au rôle de sujets et contraints à supporter sur leurs épaules tout le poids de la pyramide.

Est-ce le De profundis de la méritocratie, dont on a tant exalté les vertus mais seulement en paroles ?

L’abolition de la sélection par le mérite, évincée par la sélection par cooptation collusoire et clientélisme, engendre une société de sujets, courtisans et bouffons, qui fait reculer l’horloge de l’Histoire et interdit aux pauvres toute possibilité de rédemption sociale. Car le mérite reste la seule carte dont les pauvres disposent pour échapper à leur condition.

Au sommet de la pyramide économico-financière, aux côtés d’entrepreneurs compétents qui, en prenant des risques, produisent des richesses pour eux-mêmes et pour le pays, nombre de représentants d’un capitalisme contemporain sans mérite, exempt de contrôles légaux, sociaux et éthiques, occupent eux aussi des places stratégiques. Pour cette classe de nouveaux riches dépourvus de traditions culturelles et de sens des responsabilités, l’argent — peu importe la manière dont il a été acquis — est l’unique motivation.

Entretemps, les couches de pauvreté s’étendent et finissent par englober des classes moyennes de plus en plus prolétarisées — en 2007, selon les données de l’ISTAT12, le nombre de pauvres en Italie a atteint sept millions —,, alors que les profits du capital connaissent une augmentation vertigineuse. En 2006, la plus-value des stock-options — avantage attribué aux cadres et dirigeants dont l’action a augmenté la valeur des sociétés — a atteint cinq cent millions d’euros.

Au cours des dix dernières années, les profits des entreprises ont progressé de 87 %, contre 13 % d’augmentation des salaires. L’Italie pratique actuellement les salaires les plus bas d’Europe. Il y a vingt ans, le rapport entre la rémunération des salariés et celle des plus hauts dirigeants était de un à quarante. Aujourd’hui, il est de un à quatre cents. D’après l’OCDE, en Italie, l’écart entre ceux qui en ont trop et ceux qui en ont trop peu a augmenté de 33 % depuis la moitié des années 1980. Le revenu moyen des 10 % des Italiens les plus pauvres est d’environ cinq mille dollars par an (compte tenu de la parité du pouvoir d’achat), c’est-à-dire bien au-dessous de la moyenne définie par OCDE, qui est de sept mille dollars par an. Quant au revenu moyen des 10 % des Italiens les plus riches, il est d’environ cinquante-cinq mille dollars par an. Autrement dit, le décile des Italiens les plus riches est d’environ onze points supérieur à celui des plus pauvres.

Il s’agit de données impressionnantes, peu connues de l’opinion publique. Néanmoins, même sans savoir, les gens perçoivent et éprouvent dans leur propre chair la pression d’une souffrance sociale qui s’accroît de jour en jour.

Et c’est bien la raison pour laquelle le pouvoir ne jouit plus, désormais, d’aucun respect social. Il est subi soit par intérêt, soit par manque d’alternative, et se maintient également grâce au travail incessant d’une myriade d’intellectuels à son service, inlassables dans leur ouvrage de légitimation et de justification des abus du pouvoir au regard des masses, de plus en plus mises à l’écart, condamnées à l’impuissance et à une frustration qui vire souvent à l’indifférence : autant de poisons qui sont en train de ronger de l’intérieur le corps social tout entier.

D’aucuns observent cependant que cette classe dirigeante est le reflet de la société civile dont elle est l’expression.

On peut dire de tout peuple qu’il est ce que sa classe dirigeante fait de lui. Une classe dirigeante qui rabaisse son peuple est à son tour rabaissée, créant ainsi un cercle vicieux, un mécanisme pervers qui tire vers le bas.

La classe dirigeante dirige aussi la formation de l’opinion publique, elle organise le savoir social, sélectionne la mémoire collective, choisit ce qui doit être retenu et ce qui doit être oublié, construit un système de valeurs et impose d’en haut les exemples à suivre ou à réprouver.

Cela était vrai, comme nous l’avons vu, du temps de Mazarin, mais ça l’est bien davantage aujourd’hui. En effet, comme Pier Paolo Pasolini l’avait diagnostiqué avec lucidité dès les années 1970, les cultures populaires authentiques, issues des campagnes et des quartiers pauvres, ont pratiquement disparu sous l’action d’un formatage de masse piloté par le grand capital et par une classe dirigeante qui, par le truchement des télévisions notamment, « informe et forme » l’opinion publique, trop souvent à coup de grossièreté culturelle et de lieux communs ressassés.

En outre, l’étranglement oligarchique et les systèmes de cooptation que nous venons d’évoquer, empêchent une rotation réelle entre le peuple et ses dirigeants, qui finissent par se reproduire entre eux et former une véritable caste.

À propos du rapport entre classe politique et société civile, il me semble intéressant de rappeler les mots d’Enrico Berlinguer, secrétaire du Parti communiste italien, au cours de sa célèbre interview de juin 1981 auprès du quotidien La Repubblica, où il dénonçait la dégénérescence des partis en machines de pouvoir, désignant la question morale comme le nœud que l’on ne peut éluder si l’on veut éviter une délégitimation totale de la politique. Notant le caractère effrayant du tableau brossé par Berlinguer, le journaliste Eugenio Scalfari observa :

Si les Italiens acceptent cet état de fait, cela signifie-t-il qu’ils l’admettent ou bien qu’ils ne s’en rendent pas compte ?

La réponse de Berlinguer mérite d’être rapportée intégralement :

Tout d’abord, bon nombre d’Italiens, d’après moi, se rendent parfaitement compte du trafic que l’on fait de l’État, des vexations, des favoritismes, des discriminations. Mais la plupart d’entre eux est soumise au chantage. Elle a reçu des avantages (qui lui étaient peut-être dus, mais qu’elle a obtenus uniquement via les partis et leurs courants) ou espère en recevoir, ou alors craint de ne plus en recevoir. Voulez-vous une confirmation de ce que je dis ? Comparez les votes des Italiens à l’occasion des référendums et à l’occasion d’élections politiques et administratives ordinaires. Le vote lors des référendums ne suppose aucune faveur, n’implique aucune relation de clientèle, ne met en jeu ni ne mobilise aucun candidat ni intérêt privé relevant d’un groupe ou d’une faction. C’est un vote entièrement libre, exempt de ce type de conditionnement. Ainsi, que ce soit en 1974 pour le droit au divorce, ou plus encore en 1981 pour le droit à l’avortement, les Italiens ont renvoyé l’image d’un pays extrêmement libre et moderne : ils ont voté pour le progrès, et ce, aussi bien au Nord qu’au Sud, dans les villes comme les campagnes, dans les quartiers populaires comme les quartiers bourgeois. Mais sitôt qu’interviennent des élections politiques et administratives, le tableau change, même à quelques semaines d’intervalle.

La thèse de Berlinguer est encore très actuelle.

Certains faits semblent le confirmer. Je voudrais rappeler qu’au cours des quinze dernières années, lorsqu’elle n’a pas été soumise au chantage et a pu faire entendre sa voix à l’occasion de consultations référendaires, la société civile a tenté en vain de poser les jalons d’une refondation de la politique.

Le 9 juin 1991, avec 95,6 % de voix favorables, le peuple italien a demandé un changement du système de vote, par la suppression du système des préférences multiples sur lequel reposait la ligne de succession interne aux partis, au profit de la préférence unique.

Lors du référendum du 18 avril 1993, avec 80 % des votes, il se prononça contre le système proportionnel et en faveur du système majoritaire, renversant ainsi le rapport de force entre électeurs et partis au Parlement. Au-delà des aspects techniques, ces deux référendums ont témoigné du mécontentement populaire à l’égard de la dégénérescence oligarchique du système politique, et exprimé l’espoir que la modification des lois électorales permette de rétablir la représentativité réelle des hommes politiques.

La volonté exprimée par le peuple n’a cependant jamais été respectée, jusqu’à l’indécence de la dernière loi électorale dont nous avons déjà parlé.

En 1993, plus de trente et un millions d’Italiens, 90,3 % des votants, se sont prononcés pour l’abrogation de la loi sur le financement public des partis.

Le financement public avait été introduit par la loi n°195 de 1974, afin de museler l’indignation populaire suite au « scandale des pétroles », qui avait révélé dans quelles conditions les pétroliers offraient des pots-de-vin aux hommes politiques afin que ceux-ci approuvent certaines mesures en leur faveur. La classe politique s’était alors engagée à tourner la page, en assurant qu’avec cette nouvelle loi, le financement de la politique serait désormais transparent et soumis au contrôle de l’opinion publique.

Ce fut là le énième mensonge. Comme le montra Tangentopoli13, les partis de la majorité comme de l’opposition — à quelques rares exceptions près — poursuivirent la pratique des financements occultes.

Le vote plébiscitaire contre le financement public exprimait, une fois de plus, la protestation populaire contre cette manigance et le manque de fiabilité de la classe politique.

Nous connaissons la fin de l’histoire. Le financement public a été réintroduit par le biais d’une série de lois qui non seulement n’a pas corrigé le système précédent, mais l’a aggravé. Par conséquent, alors que les financements occultes demeurent une pratique répandue, nous vantons aujourd’hui le financement public le plus cher d’Europe, qui va jusqu’à offrir des centaines de millions d’euros à des partis n’ayant aucun délégué au Parlement faute d’avoir atteint le quorum légal — comme cela s’est produit lors des dernières élections14.

Plus récemment, par le référendum de 2006, la société civile a consacré à nouveau la Constitution de 1948, fille de la Résistance, la sauvant ainsi des tentatives de sabotage diligentées par ce même centre-droit, auquel les élections politiques avaient octroyé la majorité.

L’OBSCÉNITÉ DU POUVOIR

En politique, on a l’habitude de dire : « Ne dérangez pas le conducteur, car si tous les passagers se mêlaient du choix des parcours et des arrêts, le bus n’irait nulle part ».

La question n’est pas de se mêler du choix des parcours, mais tout d’abord de garantir une représentativité réelle ; ensuite, d’assurer aux électeurs la visibilité et la transparence des choix opérés par les élus.

Car les impostures du pouvoir ne lui servent pas seulement à se légitimer, mais également à dissimuler son obscénité. Le véritable pouvoir est toujours « obscène » : il opère « hors scène » (ob scenum). Sur scène, dans les lieux institutionnels, il met en scène une représentation à destination du public.

Donnons quelques exemples de cette obscénité du pouvoir.

De nombreux puissants de tous bords ont manifesté une réaction violente, d’abord à l’égard des procès de Tangentopoli et Mafiopoli, puis à l’égard d’enquêtes impliquant progressivement et à titres divers des représentants de renom de la classe dirigeante. À mon avis, cette réaction ne fut pas seulement dictée par l’exigence de soustraire sa propre conduite au contrôle de la loi, en vue de s’assurer une sphère d’impunité. Il y eut à

Les procès, en plus de remplir leur fonction institutionnelle visant à établir la responsabilité pénale d’accusés pour certains délits, ont également engendré un extraordinaire dévoilement public de l’obscénité du pouvoir italien.

Grâce à ce rite de dévoilement, les citoyens ont compris que le véritable pouvoir n’est pas celui qui s’exerce sur la scène publique, mais celui qui se pratique« hors scène ».

En public le pouvoir se met en scène, revêtant quantité de masques à l’intention des spectateurs ; à l’abri des regards, il ôte son masque et dévoile son vrai visage.

Pour échapper à la honte de ce dévoilement (le mot italien, vergogna, qui désigne la honte, dérive du latin vereor gogna : « je crains le pilori ») et pour empêcher, suivant les paroles de De Maistre, « la volonté de la masse du peuple de tirer la conséquence de ce qu’elle sait et de passer à la destruction d’un ordre dont elle connaît l’origine et l’effet », nos puissants ont construit, au fil des années, un mur d’omertà collective autour de leurs propres agissements.

Même une simple voix criant dans le désert — je pense à la terrifiante parabole de la mort de Pasolini — peut avoir des effets dévastateurs pour qui siège au sommet. Montrer que l’on sait, montrer que l’on est capable de voir, montrer que l’on a compris, peut être un luxe insoutenable. Avec quelles briques ce mur d’omertà a-t-il été bâti ?

Les témoins et les collaborateurs de justice15 ont été progressivement réduits au silence. Comment oublier ce déferlement de violence collective à l’encontre des entrepreneurs qui, au début de Tangentopoli, collaborèrent avec la magistrature, ainsi que des rares avocats qui les défendirent, condamnés à l’ostracisme pour avoir violé le code de l’omertà de classe — alors que ceux qu’ils accusaient étaient accueillis dans les meilleurs salons et entourés de témoignages de solidarité ?

Comment oublier le calvaire enduré par les quelques témoins qui osèrent rapporter les méfaits du pouvoir ? Un nom pour tous : Stefania Ariosto16, livrée pendant des années à un massacre médiatique orchestré qui ne lui a rien épargné, l’attaquant sur sa vie intime, l’abandonnant à son sort et la marginalisant au sein de son propre milieu.

Comment oublier la diabolisation indifférenciée des collaborateurs de justice dans les procès de mafia, qui faillit épuiser le filon des collaborations de haut rang ?

Et pour combler la mesure, on a compliqué la tâche de ces magistrats qui, en application du principe selon lequel la loi est la même pour tous, exercent leur contrôle légal à trois cent soixante degrés, croisant ainsi sur leur chemin des gens très puissants...

Les vocations de héros et de martyrs se faisant rares de nos jours, seules les machines brisent de temps à autre le silence artificiel dont le pouvoir s’est entouré : lorsque les résultats des procès pénaux sont rendus publics, les enregistrements issus des micros espions et des écoutes téléphoniques permettent aux citoyens sans pouvoir d’entendre, en direct et sans censure, la voix secrète du pouvoir.

Et c’est comme soulever un coin du rideau pour entrevoir une réalité dégradante, derrière tous les sépulcres blanchis qui occupent le devant de la scène. Il est dans la logique du système que, tôt ou tard, cette dernière lucarne ne finisse également par se refermer. Pouvons-nous retracer les étapes de ce rite de dévoilement collectif de l’obscénité du pouvoir ?

Comme nous l’avons déjà mentionné, plusieurs sentences de procès de Tangentopoli ont par exemple révélé comment, juste après la promulgation de la loi de 1974 sur le financement public des partis, ceux du gouvernement et de l’opposition — à quelques exceptions près — ont recommencé dès les années 1980 à se partager « hors scène » les pots-de-vin liés aux appels d’offre publics, suivant des règles aussi confidentielles que partagées.

Au cours de certains procès, il a été démontré qu’un seul et même individu avait été chargé par le système des partis d’encaisser les pots-de-vin versés par les entrepreneurs pour manipuler les attributions de marchés. Cet unique trésorier s’occupait, ensuite, de redistribuer les pots-de-vin par quotas aux partis de la majorité et à ceux de l’opposition.

On lit par exemple dans les attendus du jugement du tribunal de Venise :

Les clivages politiques officiels sont totalement insignifiants, dans le sens où les partis de gouvernement et d’opposition, tandis qu’ils se battent avec acharnement au Parlement ou dans les différents conseils régionaux, provinciaux, etc., collaborent sereinement lorsqu’il s’agit de se répartir les pots-de-vin17.

Les procès de ces dernières années ont mis à nu l’existence de cette autre règle d’or du pouvoir : pour maîtriser la conflictualité et la cantonner à l’espace scénique, il faut savoir se partager le gâteau sans mécontenter un seul représentant des élites du pouvoir.

L’un des maîtres de cette règle d’or, le député Salvo Lima, prestigieux chef de file du courant d’Andreotti et du système de pouvoir politico-mafieux en Sicile, avait coutume de dire : « quand on faitdes pâtes, il doit y en avoir pour tout le monde ».

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, en Sicile, passé le temps des luttes paysannes et la brève parenthèse durant laquelle Pio La Torre fut secrétaire régional du PCI (Parti communiste italien), il n’y eut jamais d’opposition réelle sur des thèmes aussi cruciaux que la répartition des appels d’offre publics, les embauches clientélistes ou la mauvaise gestion de la santé publique — principal poste de dépense publique régional.

Pour quelle raison ?

L’une d’elles est précisément la capacité du système à impliquer les sommets des pyramides, y compris ceux des partis de l’opposition, dans les bénéfices de la gestion obscène du pouvoir, vidant ainsi l’opposition de tout contenu réel.

À ce propos, rappelons comment Leonardo Sciascia, élu en 1975 au conseil communal de Palerme comme indépendant dans les listes du PCI, ne tarda pas à découvrir que son nom avait servi de miroir aux alouettes pour attirer les votes de la bourgeoisie la plus éclairée. En réalité il était maintenu à l’écart de la salle des commandes, où étaient conclus des accords secrets et célébrés les rites de cette politique obscène.

Poursuivons dans les exemples, en tâchant d’éclairer quelques lanternes...

Pour reprendre le fil du discours, avant même Tangentopoli et Mafiopoli, les enquêtes sur la loge P218 avaient dévoilé cette transversalité de la gestion du pouvoir au-delà des divisions formelles déterminées par les appartenances politiques : telle une radiographie qui laissait entrevoir, sous l’enveloppe charnelle du pouvoir apparent, le squelette du pouvoir réel qui soutient le corps social de l’intérieur. Mais encore : l’affaire Gladio19 a montré comment le Parlement lui-même, siège officiel de la souveraineté populaire, avait été tenu dans l’ignorance d’accords conclus « hors scène » entre détenteurs nationaux et internationaux de la souveraineté réelle. Ce n’est pas tout : les procès de Mafiopoli ont mis en lumière l’implication massive des cols blancs dans le système de pouvoir mafieux et comment plusieurs homicides avaient été prémédités dans les milieux bourgeois. Il est apparu que les assassins n’avaient pas forcément des physionomies sinistres à la Lombroso20, mais aussi des visages familiers : ils ont fréquenté nos écoles, fréquentent nos églises, nos salons.

Pour en venir à nos jours, certains des procès les plus célèbres de ces dernières années ont révélé que la transversalité occulte de la gestion du pouvoir dans notre pays n’était pas cantonnée au passé, déterminée par des pathologies transitoires, mais constituait une réalité structurelle.

Je pense, par exemple, à l’enquête judiciaire portant sur ceux qu’on a appelés les « furbetti del quartierino »21, concernant des projets de mainmise sur deux grandes banques : Antonveneta et la Banca Nazionale del Lavoro, et sur un important pôle de presse : le Corriere della sera. Laissons de côté les diverses responsabilités pénales ou purement politiques des individus impliqués, au sujet desquelles, bien entendu, je ne me prononcerai pas. Les chroniques judiciaires ont mis au jour l’existence d’une intrigue vouée à redessiner la carte du pouvoir politique, financier et médiatique italien, par le biais d’accords transversaux entre certaines figures de renom du centre-droit et du centre-gauche, suivant une logique commune de répartition du système bancaire et financier national. Ces accords prévoyaient d’attribuer une grande banque à chacun des deux camps politiques. Ce plan, conçu de manière à contourner tout contrôle de la loi, moyennant la coopération d’aventuriers de la finance, de banquiers sans scrupules et de représentants des institutions, n’a pu être éventé que grâce à l’intervention de la magistrature.

Si je me souviens bien, certains protagonistes de cette histoire avaient déjà été impliqués, quelques années auparavant, dans une affaire analogue : la mainmise en 1999 sur la Telecom, société nationale de télécommunications qui avait été privatisée deux ans auparavant.

Grâce à la modification des règles de libre-échange, la Telecom fut achetée puis revendue peu après, permettant aux meneurs de l’opération d’empocher une plus-value d’un milliard et demi d’euros. Une partie de ces bénéfices — quarante-six millions d’euros — finit dans les poches de quelques membres de la finance rouge 22 qui, pour la soustraire à l’imposition fiscale, la détournèrent sur des comptes numérotés à l’étranger. Cette somme revint en Italie quelque temps après, blanchie grâce au bouclier fiscal et à la mesure d’amnistie fiscale approuvée par le gouvernement de centre-droit de Berlusconi. On apprit que des membres du centre-droit et des représentants de la gauche siégeaient côte à côte dans les conseils d’administration de certaines sociétés, impliquées dans les plus importants scandales financiers23.

MARIAGES D’INTÉRÊTS ET MANIPULATION DE LA DÉMOCRATIE

Dans maintes affaires, les accords secrets tissés transversalement par le pouvoir peuvent engendrer une manipulation occulte des mécanismes démocratiques et le caractère en apparence indéchiffrable de la politique officielle. La nature secrète de ces accords maintient les grands décideurs dans une trame commune d’intérêts et de solidarités qui peut également conduire par la suite à certains choix législatifs et gouvernementaux.

Je me réfère, par exemple, aux difficultés rencontrées par la réforme de la loi sur l’épargne en 2004-2005, à la réforme avortée du système de duopole télévisé, au manque de solutions législatives dans la question du conflit d’intérêts, à la loi d’amnistie de 2006, etc.

Le pouvoir visible court ainsi le risque de devenir l’enfant bâtard du pouvoir invisible, engendré lui-même par une myriade de mariages d’intérêts secrets ou de transactions souterraines.

La politique comme réseau principal du pouvoir semble se dissoudre dans une toile de réseaux de pouvoir — légaux, illégaux et mixtes — en perpétuelle négociation souterraine, placés sous l’égide de ce qui semble être aujourd’hui le seul véritable régulateur des rapports sociaux : le rapport de force, jouant constamment à s’affranchir des circuits institutionnels.

La reconstitution de nombreux événements lors des procès au pénal, donne par moments la sensation que sous le vernis du pouvoir officiel apparent, sa gestion occulte tend peu à peu à devenir la réalité du système, rendant chaque jour plus vague la ligne de frontière entre légal et illégal.

Ne pensez-vous pas que l’un des principaux indicateurs linguistiques de cette mutation est la diffusion progressive du concept de « système criminel » dans le langage de ceux qui, pour des raisons professionnelles, sont amenés à s’occuper de criminalité : magistrats, policiers, criminologuesAujourd’hui, le concept de « système criminel » est devenu d’usage courant dans les analyses de la Direction Nationale Anti-mafia 24, des services centraux de la police et d’autres techniciens comme ajustement linguistique nécessaire pour définir une res nouvelle dont la phénoménologie concrète ne cadre plus avec les anciennes dénominations d’« organisation » ou d’« association »25 criminelle.

Que définit exactement ce nouveau terme ?

Un système composé d’individus et de groupes. Une sorte de table à laquelle sont installés différents personnages, pas nécessairement dotés d’un profil criminel spécifique : l’homme politique, le haut fonctionnaire, l’entrepreneur, le financier, l’affairiste, tel ou tel représentant institutionnel et, bien souvent, le porte-parole des mafias. Chacun constitue le référent d’un réseau de relations extérieures au système qu’il met à disposition de ce dernier. Le système est modulaire : selon la nature des affaires et les nécessités opérationnelles, il peut intégrer de nouveaux sujets et en laisser d’autres de côté. C’est à ces différentes « tables de travail » qu’on planifie la division des tâches, organisant le contrôle de certains secteurs institutionnels, des centres de dépenses, du partage des œuvres et des fonds publics. Parfois, les différents systèmes criminels œuvrant sur le territoire communiquent entre eux par le biais d’« hommes-charnière ».

Plus clairement, on pourrait définir ces systèmes criminels