Le temps de l'oeuf - Tome 2 - Marc Gérard - E-Book

Le temps de l'oeuf - Tome 2 E-Book

Marc Gérard

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Beschreibung

Nymphéa, la petite ondale, est bien décidée à retrouver Satine, la nymphe Ailée du chef de village, qui a été enlevée. En effet, les deux revenants qui la détiennent sont en route pour la Montagne Noire, où elle doit être sacrifiée. Pour la délivrer, Nymphéa devra d’abord s’évader de la Tour des rides dans laquelle elle est enfermée, puis traverser la mer de Laebtec à la nage. Là, de nombreux dangers la guettent.

De leur côté, Dip, Folavoine et Groslabre, les ptères, continuent leur quête. Au péril de leur vie, ils s’engagent dans le désert d’Alipandres qu’il leur faudra traverser pour atteindre enfin la Citadelle de l’impitoyable roi, Nécrophore le Noir. L’avenir de leur monde en dépend...

À partir de 15 ans




À PROPOS DE L'AUTEUR

Marc Gérard - T. Sturgeon disait : « Tous les enfants sont des extraterrestres. » Je me suis donc mis à écrire des récits fantastiques pour la jeunesse, dont Les éboueurs du ciel qui s’est vu attribué un Prix national. Aujourd’hui, la saga "Le Temps de l’Œuf" s’adresse au plus grand nombre. En voici le second volet.

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Marc Gérard

 

LE TEMPS DE L’ŒUF – Tome 2

 

Nymphéa, l’ondale

 

Roman

 

 

 

 

ISBN : 979-10-388-0852-2

Collection : Passerelle

ISSN : 2729-2843

Dépôt légal : mars 2024

 

 

 

 

© Couverture Ex Æquo

© 2024 Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle, réservés pour tous pays Toute modification interdite

 

 

 

 

 

Éditions Ex Æquo

6 rue des Sybilles

88370 Plombières Les Bains

www.editions-exaequo.com

 

 

 

 

 

 

À tous les insectes de ma connaissance…

 

 

PERSONNAGES PRINCIPAUX

 

 

LES AILÉS

 

LES PTÈRES

(de Gougeville et du Pays du Centre)

 

Dip Bourgeon : jeune ptère orphelin, viticulteur et éleveur de poules.

Folavoine Vif-argent : oncle maternel et tuteur de Dip.

Groslabre Ravet : dit «Grol» voisin et ami de Dip et de Folavoine, magicien à ses heures.

Finrieur Bourgeon : père de Dip.

Brindille Vif-argent : mère de Dip et sœur de Folavoine.

Satine Poche : nymphe du chef du village Mâche Poche.

Mâche Poche : chef de Gougeville et père de Satine.

Anthémis Poche : née Loche, mère de Satine

Locuste Charançon : cigarier aveugle prisonnier de la Courtilière.

Sirex : élagueur.

 

 

 

LES GRANDES-AILES

(de Mangroville et du Pays de l’Eau)

 

Altise : bailli de Mangroville

Perle : fille d’Altise et de Petits-yeux.

Petits-yeux : femelle d’Altise.

Crocs-pointus et Métallin : deux pêcheurs.

Alen : père de Nymphéa.

Fêned Brisevent : ami de Nymphéa.

 

 

LES LONGUES-CORNES

(des Champs Herbeux)

Coléo : le lucane, fils de Mauvin.

Brume : fiancée de Coléo.

Sarah : mère de Coléo.

Syrphe : sœur cadette de Coléo.

 

 

LES RAMPANTS

 

 

LES CANCRELATS

(du Pays d’Est)

 

Spatule : grand cancrelat jaune, protecteur de Satine.

La Tique : chef du commando chargé d’enlever la nymphe.

Mange-bois : troisième larron, xylophage.

 

 

LES CARABES

(d’Hégra et de la montagne noire)

 

Nécrophore le Noir : «la Griffe Noire», roi du Pays noir.

Thogort : général d’armée.

Humi et Hémi : les chambellans.

Morga : reine et épouse de Nécrophore.

Gyris : confesseur du roi, adepte du dieu Just.

Cul-noir : marin, capitaine du Vent-debout.

Berd : mousse à bord du Vent-debout.

Brise-tarses : fantôme d’un ancien officier carabe.

Linule : fantôme de la servante de Brise-tarses.

Dos-rayé : grand-père de Nécrophore, ancien roi et inventeur de l’Arc : Sourcil.

Harpalus : marin sur la Sentinelle.

 

 

LES AQUATIQUES

 

LES HYDROPTÈRES

(Des marécages de l’Ouest et des Hauts-Prés)

 

Nymphéa : ondine (ou ondale), locataire du Courlis, championne dans la confection de beignets de cresson.

Ambre : mère de Nymphéa.

Pérégrille : grand-mère de Nymphéa.

Fang : oiseau rapace ami de Nymphéa.

Les dytiques : monstres aquatiques d’eau douce.

Le gyrmar, la nèpe… : monstres marins.

 

 

LES TERRESTRES

 

LES SÉDENTAIRES

(Habitants de Tertre et ses environs)

 

Hymen : reine despotique des Terrestres.

Flix2047 : propriétaire de la cabane de Nymphéa.

Herbine : fée et magicienne, sans cesse à la recherche des «rêveurs».

 

 

LES NOMADES

(Habitants du désert, au sud)

Les ténébrions

 

 

 

CHRONOLOGIE

 

 

TEMPS DE L’HOMME TEMPS DE L’ŒUF

 

1973

Premières expériences de transferts de gènes

2058

Fin du cycle «Humanité»/Début du cycle «Insectes»/Ponte de Génésis la mouche mère modifiée génétiquement, et de Blatto le Cancrelat, sur l’Éponge de Vie.

1995

La «mouche méditerranéenne» est le second insecte à avoir été manipulé génétiquement. Ceratitis capitata, de son nom latin. Une bestiole connue pour être le fléau des vergers californiens. Fin décembre, des biologistes ont annoncé avoir réussi à lui greffer un gène… qui lui donne les yeux blancs…

Travaux publiés dans Science, le 22/12.

2059

 

Débuts de vie de leurs descendants à l’origine d’une longue lignée d’insectes mutants, dans un laboratoire abandonné du sud de la France.

Naissance de larves dont le croisement de leur ADN avec de l’ADN humain engendrera les peuples primitifs.

1998

Le génie génétique compte déjà des paquets de virus, bactéries et levures, des brassées de tabacs, maïs, tomates et choux, des flopées de brebis, chèvres, souris, lapins, porcs et carpes, il ne pouvait s’enorgueillir que d’un seul invertébré : la mouche du vinaigre, Drosophila melanogaster, Un diptère devenu célèbre, tant il s’est soumis avec brio aux manipulations génétiques les plus diverses, donnant en spectacle des drosophiles à quatorze yeux, à quatre ailes, aux membres inversés ou à la longévité accrue… Depuis maintenant trois années de recherche, les expérimentations sur un autre diptère, la «mouche méditerranéenne», donnent également d’excellents et de surprenants résultats…

Travaux publiés dans

Science 15/01

2060

 

 

 

 

 

2075

 

 

 

3083

 

 

 

 

3154

 

 

 

 

 

3946

 

3951

 

Évolution des 4 sociétés initiales :

Le Peuple Ailé :

– Les Ptères

– Les Longues-cornes

– Les Grandes-ailes

Le Peuple noir :

– Les Rampants : carabes, cafards…

Apparition des premiers hydroptères…

 

Élévation par les Ailés du Phare de la Connaissance. Parallèlement, perçage du Puits de l’Équilibre par les Rampants. Phare et Puits se trouvant chacun sur les bords opposés du Monde connu.

 

Édification de Gougeville.

Rapt de Damoiselle.

Guerre des saules.

Victoire du Peuple Ailé.

2018

Cette année-là, pas moins de 60 % de vertébrés, dont de nombreux animaux sauvages, ont disparu de la surface du globe.  Source WWF, 13/03.

4060

Résurgence du Fléau.

Dos-rayé se fait fabriquer «Sourcil», l’arc mortel.

2035

Dérèglement climatique.

Apparition du virus CORMAM3V8. 3ème Pandémie mondiale en deux ans.

Site du Ministère de la Santé 04/02.

4063

Invention de l’écriture par

Folavoine Vif-argent.

2057

Année de la disparition totale de tous les mammifères…

Naissance de Génésis et Blatto

4082

Rapt de Satine Poche par trois cancrelats.

 TEMPS DES LARVES                               TEMPS DES

CHRYSALIDES

 

 

 

 

On peut désormais voler plus haut que ses rêves !

 

 

 

 

NYMPHÉA

 

 

 

1

 

Une fois à demi relevée, Nymphéa, les yeux bandés, fit glisser prudemment ses pieds sur le carrelage du sol. Par crainte d’un obstacle, elle tâtonna à l’aveugle. Ses deux bras tendus ne rencontrèrent que le vide. Ses griffes d’orteil crissèrent et le bruit résonna d’une façon fort désagréable à l’intérieur de sa geôle. Du genre à vous faire frissonner l’échine et tout le reste…

 

On aurait pu croire que les Terrestres enfermaient leurs prisonniers dans des cachots souterrains, sombres et humides. Il n’en était rien. Certainement que cela avait dû être la coutume, il y a fort longtemps, lors de la Guerre des Saules. Mais, désormais c’était tout l’inverse qui était l’usage.

En effet, la pauvre petite ondine s’était vu jeter sans ménagement, par les gardes, entre quatre murs blanchis à la chaux. Les murs d’une cellule aménagée tout en haut de la Tour Nord de la cité de Tertre.

Une loge au sommet, balayée par les vents.

Pourquoi ? À cause d’un malentendu.

Elle n’avait jamais voulu faire de mal à ce propriétaire obtus, mais simplement l’intimider. Bien loin d’elle l’idée de vouloir l’étrangler comme il l’avait soutenu ! Comment pouvait-on la confondre avec une meurtrière ? Elle dont la taille ne dépassait guère celle d’un tournesol semé au printemps.

À ce qu’elle avait pu entendre en arrivant, elle n’était pas seule dans cette prison offerte à tous les courants d’air. Tandis qu’elle arpentait le couloir, flanquée de deux surveillants, les autres prisonniers avaient fait tinter bruyamment leurs timbales en les choquant contre les barreaux des grilles. C’était ainsi qu’on souhaitait la bienvenue aux nouveaux. Par un vacarme assourdissant.

Désorientée, son cache-facettes serré sur les yeux, elle ne pouvait les voir. Cependant le boucan produit ainsi que le nombre de vibrations enregistrées par ses antennes étaient révélateurs. L’ondale avait estimé qu’à ce dernier étage circulaire, il devait y avoir pas moins d’une douzaine de détenus comme elle.

 

Jetée donc là, au fond de cette cellule, au bout de quelques pas incertains, Nymphéa se redressa tout à fait.

— Laissez-moi sortir ! hurla-t-elle en arrachant son bandeau. Laissez-moi partir d’ici, je n’ai rien fait. Je suis innocente ! Où suis-je ?

En l’absence de réponse, elle essuya machinalement son beau plastron froissé et taché par les sales pattes des gardiens. Sa cape de soie fine était roulée en une boule disgracieuse sous sa carapace. Elle avait, semble-t-il, perdu un de ses pendants d’antennes. Un instant elle eut peur que l’une de ses ailes diaphanes ne soit trouée.

Hébétée, elle tenta de mettre un peu d’ordre dans sa toilette. Puis elle détailla sa geôle.

Relativement spacieuse, celle-ci ne possédait qu’une ouverture en tout et pour tout. Une simple lucarne entravée de barreaux. Cette croisée culminait à une hauteur d’au moins vingt pieds et n’était donc accessible qu’en voletant.

En cette fin d’après-midi d’automne, l’unique fenêtre laissait filtrer la lumière d’un soleil timide qui, depuis le matin, réchauffait sans excès les murs de Tertre.

 

***

 

L’un des gardes tourna la clé dans la serrure, verrouillant ainsi la porte; il haussa les épaules pour signifier que c’était à chaque fois le même discours, la même plainte. Décidément, les prisons étaient condamnées à être pleines d’innocents.

Il regarda l’ondale à travers les barreaux, d’un air morne. Puis il s’attarda un moment sur l’unique paire de bras qui imploraient. On internait les handicapés, maintenant ? Enfin, il hocha la tête, exprimant ainsi un sentiment de gêne mêlé de pitié.

— Laissez-moi sortir ! Je n’ai rien fait, répéta Nymphéa en criant.

— Comme s’il était nécessaire à Tertre, capitale du Pays Terrestre, de faire quelque chose pour être enfermé, soupira le garde.

Il n’avait pas tort. Sous le règne de la reine Hymen, la seule liberté qui existait était celle de travailler. Le repos venait avec la mort. S’il ne s’agissait pas d’un réel esclavage — on n’avait jamais vu un Terrestre les fers aux pieds —, cela en prenait toutes les apparences.

Hymen ne régnait pas seule; l’arbitraire la secondait efficacement.

Le gardien soupira de nouveau et rangea son trousseau de clés dans l’une des poches de son ventrier. Il disparut avec son collègue, sans plus un mot, laissant la petite ondine désemparée.

— Laissez-moi sortiiiiir !

— Pas la peine de brailler, intervint soudainement une voix toute proche.

Nymphéa stoppa net ses gémissements, comme si la voix qui venait de s’élever l’avait d’un coup privée d’air. Elle tenta de détecter l’origine de ces mots. Apparemment, ils venaient de la cellule contiguë, celle juste à main droite. La paroi du mur qui les séparait semblait mince.

Se forçant encore à aligner une demi-douzaine de pas lents, elle traversa la sienne. Elle s’approcha de la lourde porte métallique qui en condamnait l’accès, dans l’espoir de voir qui lui parlait.

De fait, la voix paraissait provenir de là.

Elle ne vit rien sinon un couloir sombre et sale.

— Mais, je suis innocente, lança-t-elle à travers les barreaux de la grille.

Elle se cala le plus possible dans le coin droit de la porte, attendant une réponse.

— Ça, crois-moi, tout le monde s’en fout, ici, reprit la voix. Coupable ou non, ce n’est plus ce qui compte. Tu demeures désormais dans la Tour des rides.

— Ce qui signifie ?

— Que tu vas vieillir avec nous tous. Mourir, peut-être…

— Mais je vous répète que c’est une erreur, gémit à nouveau la petite ondine, les antennes aux aguets.

Voulant s’éloigner de cet oiseau de mauvais augure qui lui prédisait le pire, elle recula et buta alors contre un semblant de litière. Le seul équipement du garni si on exceptait une table et sa chaise.

La couche était sommaire. Il n’y avait, en tout et pour tout, qu’une couverture d’apparence rêche pliée au pied du lit. Si on peut appeler lit un vulgaire tas de planches équipé de quelques ressorts, avec une paillasse par au-dessus.

Elle s’assit, prit son visage dans ses mains et sanglota.

Outre le fait de ne posséder qu’une paire de bras, Nymphéa avait la particularité, pas si rare d’ailleurs chez les hydroptères, d’arborer un œil blanc et l’autre vert. Elle disait qu’elle avait ainsi la couleur du nuage et celle de l’onde de son étang mêlées dans le regard. Ses yeux reflétaient les deux éléments essentiels pour elle : l’air et l’eau.

Mais, en cet instant, la même détresse les faisait pleurer, sans distinction.

— Pas la peine non plus de chialer, insista la voix près de la grille. Si tu comptes apitoyer quelqu’un, faudra que tu attendes encore au moins une centaine de grammes,{1} ou deux. Les gardes ne passent que trois fois : le matin très tôt, le midi et au soir. À l’heure des repas, quoi ! Pour apporter la boustifaille. Et ne compte pas trop les attendrir, ils ont la sensibilité d’un plat de pucerons en daube. Les plus aimables d’entre eux renoncent seulement à ne pas shooter dans le plateau qu’ils déposent sous la grille. Ce qui fait que lorsque tu as bien faim, cela t’oblige à lécher le carrelage. Tu vois l’ambiance ? Des gens agréables en quelque sorte, mais peu démonstratifs. Ah, si ! Il y en a un qui sourit… Un de l’équipe du soir. Je me demande encore s’il est né comme ça, avec cette béatitude naturelle, ou s’il est simplement demeuré.

Nymphéa, écoutant attentivement la voix et ce qu’elle racontait, se calma, dompta du mieux qu’elle put les secousses de ses épaules puis sécha ses larmes. Ce n’était pas le moment de se déshydrater. Elle devait garder son eau. Pour cela, elle referma hermétiquement ses ouïes d’un claquement sec de ses mandibules.

— C’est que, hoqueta-t-elle une dernière fois, j’ai besoin de me baigner.

Un bon rire franc éclata de la cellule voisine.

Il ne devait pas en jaillir souvent, entre ces quatre murs des rires de la sorte. Cela fit l’effet de l’éclosion d’une fleur sur un tas de charbon. Ou comme si ce rire venait subitement d’ouvrir un espace en repoussant les parois de la prison.

— Ben voyons ! Tu ne veux pas non plus qu’on t’apporte un oreiller, du parfum, un nécessaire à broder… ? Tu as écouté ce que je viens de te décrire ?

— Non, vous ne comprenez pas, osa l’ondine. Chez moi, c’est vital. Si je ne puis arroser mon corps plusieurs fois par jour, je meurs.

— Pauvre petite fleur !

À son ton, difficile de dire si l’autre prisonnière s’émouvait vraiment ou s’il ne s’agissait là que d’une forme de cynisme. Sûrement un peu des deux mêlé d’incompréhension.

Pitié ou pas, après avoir réfléchi à ce qu’elle venait d’entendre, elle questionna à son tour :

— T’es une Aquatique, c’est ça ?

Nymphéa acquiesça :

— En effet !

— Je comprends mieux… Mais, continua l’autre, qu’est-ce qu’une Aquatique est venue promener ses pieds palmés dans les parages ? Si tu as besoin d’eau, sache qu’ici, l’air et le sol sont aussi secs que les cœurs. Tu aurais mieux fait de rester dans ta mare. Tertre est la capitale de l’égoïsme et de la poussière. Dans la région, on la foule chaque jour, à chaque passage. Dès qu’on met le rostre dehors, on y laisse son empreinte, pas après pas. La poussière, on la respire, on s’en emplit les poumons, on la transpire, on la cultive même… Dommage qu’elle n’ait aucune valeur marchande, sinon, tu peux me croire : les gens d’ici seraient tous millionnaires à en balayer chaque jour des sacs entiers. Quelle idée t’est passée par les antennes de venir t’assécher derrière les remparts de Tertre ?

— Justement, répondit l’ondale, si je suis venue, c’est pour partir.

Il s’installa un silence résultant une nouvelle fois de l’ignorance de sa voisine.

Nymphéa expliqua alors :

— Je ne comptais pas rester. Je voulais juste rencontrer le propriétaire de ma petite cabane…

Elle prit une profonde inspiration.

— Là d’où je viens, sur les berges du Courlis, les cabanes à ondales fleurissent aussi sûrement que les corolles des narcisses. Mais leurs propriétaires, le plus souvent des Terrestres, termites et autres Rampants, habitent les cités et ne passent que pour quérir les loyers ou commander quelques menus travaux de réparation. Le mien, c’est à cause de lui si j’ai parcouru tout ce chemin. J’ai cru bêtement qu’il me suffirait de le voir pour le convaincre de me vendre ce qu’il me loue depuis des cycles. Je suis parvenue à le joindre, chez lui. Il m’a alors parlé d’un projet qu’il avait. Mais, j’ai vite compris que je ne faisais pas partie de ce projet. Il n’était pas question de moi et mes intérêts comptaient peu. Le ton a monté, on s’est rapidement embrouillés et, pour finir, il m’a accusé d’avoir voulu l’étrangler.

Après ce flot de paroles, Nymphéa, la bouche sèche, se tut et déglutit avec beaucoup de mal.

La voix, dans le cachot voisin, prit alors le relais :

— Et c’est vrai ?

— Quoi ?

— Que t’as voulu l’étrangler ?

L’ondale hésita et bégaya :

— Non… non… je… j’ai juste saisi sa gorge… un peu… mais… mais je n’ai pas serré bien fort.

Le même rire que précédemment éclata de nouveau de l’autre côté de la cloison. Décidément, la Tour des rides avait décidé de se dérider.

— Tu m’en diras tant !

— C’est la vérité. Je le jure ! J’ai voulu l’effrayer, pas davantage. C’est lui qui a fait tout un pataquès. J’étais prête à faire une proposition avantageuse. Tout ça pour une cabane, c’est vraiment injuste. Je voulais seulement le convaincre de me céder ma maisonnette afin que je puisse y vieillir en paix…

— C’est réussi !

— Oui, en effet !

Nymphéa contempla ses mains ouvertes sur lesquelles elle venait de pleurer.

— Et puis, plaida-t-elle encore, pour une étrangleuse, je ne peux pas dire que je suis la mieux lotie. Seulement deux mains… Juste deux bras ridicules et, au bout, deux pauvres mains. Deux.

 

 

DIP

 

 

 

2

 

Folavoine, le vieux ptère, n’avait pas menti. Les tables, décorées de fleurs de lotus, étaient larges, les mets fins et le vin gouleyant, au festin des Grandes-ailes…

 

— S’il vous plaît, racontez-nous encore votre épopée chez la courtilière, implora Perle en poussant de petites exclamations stridentes faites de joie, d’excitation et d’impatience. J’adore…

— Vous croyez ?

— Oh, oui ! Surtout le passage avec le cigarier aveugle{2}, ce malheureux qui vous a sauvé la vie. Vous pensez qu’il aura pu échapper au monstre ?

Dip, neveu de Folavoine, trouvant la fille du chef très à son goût, ne se fit pas davantage prier. Il n’était pas si fréquent qu’il soit au centre des discussions et n’allait pas se priver de jouer les héros et de bomber le thorax.

Dans le brouhaha, il recommença donc pour la troisième fois le récit de ses aventures au cœur du dédale souterrain.

Jusqu’à ce que son oncle l’interrompe :

— Je crois que cela suffit, Dip ! Il se fait tard, et nous ne voudrions pas vous lasser.

— Oh non, c’est le moment que je préfère quand le monstre à pelles… supplia Perle.

La jeune Grandes-ailes ne put terminer sa phrase. Le grand Altise, son père, lui coupa la parole, à son tour.

Au centre de la table dressée en leur honneur, après avoir partagé du tabac avec l’aîné des Ailés, tiré deux ou trois fois sur sa pipe en nacre et exhalé quelques ronds de fumée, celui-ci lâcha en effet avec une certaine condescendance :

— Le vénérable ptère a raison. Assez bavassé, ma fille ! Laissons là les exploits de son jeune neveu. Il aura encore maintes occasions de conter son équipée. Les jours raccourcissent et les soirs de veillées vont commencer à s’étirer en laissant beaucoup de place aux histoires de toutes sortes… En revanche, ce que ne nous ont pas dit nos invités c’est pourquoi ils comptaient aller si loin, en mauvaise saison ? Même au sud, les nuits fraîchissent, et leurs ailes comme les nôtres ne leur servent plus à grand-chose dans cette partie-là de la Province, en cette période humide de cycle. Pas plus qu’à nous, il ne leur est désormais possible de voler.

— Mais, le cigarier aveugle…

— Assez ! je te dis. Le passé est le passé. Ce qui m’intéresse, c’est l’avenir. Alors, voyons plutôt ce que nos cousins ont à nous dire là-dessus.

Altise avait parlé haut et fort. En père soucieux de la bonne éducation de sa fille, ce qui cloua le bec à Perle. Mais aussi en chef, ce qui baissa d’un ton les clameurs des tables voisines. Sa question appelait une réponse précise. Faute de quoi, chacun, ici présent, aurait pu interpréter un silence comme un affront personnel, un manque de confiance en un élu.

Car Altise le grand était bailli de Mangroville.

Folavoine, qui n’avait dit mot de leur mission, se trouva coincé. Jusqu’alors, il s’était contenté de ponctuer le récit de son neveu par de brefs hochements de tête ou grésillements d’antennes. Sinon, il avait tiré lui aussi sur sa pipe en silence, un sourire amusé sur les lèvres.

Or, rester évasif ne pouvait durer qu’un temps. Il en avait conscience. De plus, il savait les Grandes-ailes loyaux et fiables. Dès lors, il pouvait sans risque s’ouvrir à eux.

 

***

 

À présent, peut-être à cause de son âge, tous les visages étaient tournés vers lui, et des centaines de milliers de facettes le scrutaient et reflétaient ses traits. Un grand nombre également de paires d’antennes vibraient doucement dans sa direction en lançant de petits brruuizz électriques.

— Voyons, commença-t-il en prenant bien soin de choisir ses mots, mon ami Groslabre Ravet, mon neveu Dip, et moi-même sommes lancés à la poursuite de trois brigands, des renégats sans scrupules.

— On vous a volé quelque chose, demanda le chef des Grandes-ailes ?

— À moi, personnellement, non…

— Je comprends ce que vous voulez nous dire, s’empressa de commenter un notable attablé près du bailli.

Il avait le col empesé et le corps sec et maigre comme celui d’un phasme. Il se mit soudain à gigoter comme si on l’avait assis sur une fourmilière.

— Je connais bien votre affaire, poursuivit-il. Vous allez traverser plaines et forêts, déserts et mer, pour retrouver la nymphequi a été enlevée dans votre village, n’est-ce pas ? C’est bien cela ? La petite, hein ? Celle du bottier ?

— Exactement ! reconnut Folavoine. Les nouvelles vont vite, dites-moi.

Le notable ne tenait plus en place.

— En effet… en effet. Hein ? Vous allez suivre la piste des ravisseurs jusque chez les carabes, les cafards et les blattes ? interrogea-t-il encore, plus excité qu’une puce et plus curieux qu’un dindon affamé.

— Oui !

— Par ces temps troublés, hein ? pérora-t-il de nouveau.

Cette remarque conforta Folavoine dans l’idée que quelque chose d’inhabituel, et certainement de grave, se préparait. On ne lui avait donc pas menti. Ici aussi on avait des nouvelles du Pays noir. Et ces dernières, à n’en pas douter, n’étaient pas bonnes.

— C’est cela !

— Mais, reprit le maigrelet, à ce que j’en sais, hein ? vos trois larrons — car ils étaient bien trois, n’est-il pas ? — doivent être déjà loin. En outre, ils ne sont pas passés par ici, nous les aurions vus. Ils auront certainement traversé Laebtec bien plus au nord, hein ?

— Vous avez sans doute raison, dit patiemment Folavoine. Les Rampants sont des marins, pas nous. Mais, parfois, pour suivre quelqu’un à la trace, il est préférable de s’en éloigner.

Un murmure parcourut l’assistance. Ensuite, une sorte d’onde invisible et muette se propagea dans la salle de banquet. La rumeur se répandit à la vitesse de l’éclair : des ptères étaient donc bien en route pour le royaume de la Griffe Noire.

  Dip s’aperçut assez rapidement qu’il était question d’admiration dans le bruissement que lançaient les antennes, ainsi que dans l’expression pâmée de Perle.

Gonflant thorax, abdomen, et tout ce qui peut être gonflé en pareil cas, il crut bon d’ajouter :

— C’est vrai ! Ç’aurait été le vœu de mon père. Car je suis Dip Bourgeon, fils de Finrieur !

Dip n’aimait pas son prénom. Il le trouvait toujours ridiculement court, au vu de sa taille, et peu chantant. C’est pourquoi, à chaque fois qu’il en avait l’occasion, il se présentait en lui adjoignant son patronyme.

— Poursuivez ! intima Altise en direction de Folavoine, sans prêter plus d’attention à son neveu, bien que ce nom lui semblât familier.

Le bailli semblait vexé de ne pas être plus au fait de cette étrange affaire. La demi-portion excitée assise à sa table l’avait contrarié. Visiblement, il en savait beaucoup plus que son chef, sur la question. Étrangement, il sentit aussi que l’aveu de leur destination ainsi que l’évocation de Finrieur Bourgeon réveillaient dans son esprit une sorte de crainte ancienne, enfouie profondément.

— Vous le savez aussi bien que nous : les Ailés ne sont pas des navigateurs, répéta Folavoine. De surcroît, ils sont de piètres marcheurs. En outre, mon voisin et moi-même ne sommes plus de première jeunesse pour jouer les justiciers. Nous n’avons pas ménagé nos efforts depuis notre départ de Gougeville, il y a un peu plus d’une décade. Mais, il faut bien reconnaître que, privés de la possibilité de voler, nous n’avons parcouru, au plus, qu’une petite soixantaine de lieues.

— Vous êtes trop modestes, déclara Altise avec la plus grande amabilité.

— Et la modestie, commenta un autre convive, bedonnant celui-ci, à la mine enjouée. La modestie, c’est bien connu, dès que l’on se vante d’en faire preuve, elle vous quitte sur-le-champ.

Il se trouvait assis un peu en retrait des officiels.

Il dit encore :

— Vous pensez sérieusement retrouver les ravisseurs à cette allure et en passant par ici ?

— Précisément, répondit Folavoine d’un ton assuré, en se retournant.

— Mais, s’enquit l’autre, curieux, et sans comprendre. Qu’est-ce qui vous permet de croire cela quand vous semblez prendre la direction opposée ?

— C’est simple, expliqua le vieil Ailé, le bas de sa carapace en équilibre sur deux pattes de la chaise. Depuis son enlèvement, la petite Satine, la nymphe de notre regretté chef, émet, à son insu, des signaux sensoriels, olfactifs pour la plupart, mais pas que… Ces émanations, mes antennes sont capables de les repérer. En conséquence, nous les suivons depuis notre départ et je note la position de chacune d’entre elles sur une carte que j’ai tracée. Ainsi, j’ai la certitude qu’elle est toujours en vie, même si désormais elle se trouve loin de la Contrée. En prenant au sud, nous n’aurons qu’un ridicule bras de mer à franchir. Et nous nous éviterons ainsi les aléas d’une traversée imprévisible et périlleuse.

— Mais ne disiez-vous pas que vous n’aviez couvert que quelques dizaines de lieues, le coupa Altise ?

— Eh oui… ! Ce n’est pas de la modestie, comme vous semblez le penser. Il faut bien reconnaître que nous sommes lents et que ces signes ne sont pas toujours très perceptibles. Je dois également me fier à mon instinct.

Folavoine reprit une position plus stable et appropriée.

— Je vois, commenta Altise. Soixante lieues. Et… ?

— Et il nous en reste presque dix fois plus, encore, à couvrir.

— Bien sûr compatit le bailli. Dix fois soixante, à pied, ça fait une sacrée trotte.

— Père, il faut les aider ! supplia Perle.

— Oui, mais comment ?

— Comment ? reprit l’assemblée en murmurant.

— Ah ! confia Folavoine malicieusement, si seulement nous pouvions compter sur des montures, des scolopendres, des phasmes ou bien…

Un silence court, mais total, s’installa pendant lequel, curieusement, le grand Altise parut très gêné. Il redoutait ce qui allait suivre inévitablement.

— Ça y est ! s’exclama Perle en s’agitant. J’ai trouvé ! Il y a le luminant.

Cette fois, Altise sembla nettement plus furieux que gêné. Décidément, elle n’en ratait pas une ! Il chercha partout autour de lui, du regard, un peu d’aide, une griffe secourable. Visiblement, il manquait d’air.

— Mais oui ! continua la jeune Grandes-ailes, celui que le chef des lucanes t’a offert le cycle dernier. Il est en pleine forme; tu ne le montes pratiquement jamais.

— Sais-tu combien vaut un luminant  ? chuchota le père à sa fille, les antennes d’une raideur sévèrement pointée dans sa direction, et la mine renfrognée.

Perle sentit la lymphe affluer à ses pommettes. Son teint vira à un joli bleu vert. Mais elle fut finalement bien aise d’avoir gaffé.

Elle agita encore un peu plus sa paire d’ailes pour se ventiler et retrouver ainsi son calme. Puis, elle lança à Dip une œillade pleine de sous-entendus.

 

 

NYMPHÉA

 

 

 

3

 

Les prisonnières se turent un long moment, chacune perdue dans ses propres pensées. Elles s’étaient éloignées des barreaux de la grille et assises respectivement sur ce qui leur servait de paillasse…

 

Nymphéa se rendit compte assez vite qu’il n’était point besoin de s’approcher de la lourde porte métallique pour pouvoir se parler. De n’importe quel endroit de la cellule, on entendait parfaitement ses voisins immédiats. Et pas seulement eux. Les autres aussi d’ailleurs. Pratiquement tout l’étage et ses occupants. Quand ils marchaient, ronflaient, urinaient dans leur seau… chaque son parvenait clair comme la source de son Courlis.

Par contre, de la porte-grille, n’était visible que le couloir ainsi qu’un mur aveugle. Les cellules n’étant jamais disposées face à face, mais en quinconce. Il était donc impossible de distinguer la silhouette des autres prisonniers. Les seuls vrais contacts qu’aurait l’ondale seraient ceux des gardes, trois fois par jour.

Après avoir guetté un temps leurs respirations respectives, et lasses des bruits familiers qui devaient occuper sans fin leur quotidien, les détenues reprirent la conversation là où elles l’avaient laissée :

— Seulement deux bras, se lamenta encore Nymphéa, quand tout le monde en a le double.