Un garçon d'enfer - Marc Gérard - E-Book

Un garçon d'enfer E-Book

Marc Gérard

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Beschreibung

Moi, Éléna, 14 ans, je serais parfaite si je n’avais pas deux gros défauts…


Un, j’ai beaucoup de mal avec la prononciation de certains mots. Deux, je ne peux m’empêcher de mentir. À cause de ma dysphasie, j’ai dû consulter des spécialistes, orthophonistes, rééducateurs… C’est normal. Par contre, je n’aurais jamais imaginé que mes mensonges me conduiraient tout droit… en enfer.


L’enfer, le vrai ! Avec ses flammes, ses démons, ses tortures… Bon, heureusement, on m’a laissé une seconde chance. Mais me voilà désormais condamnée à ne plus dire que la vérité. Et, pour me surveiller, on m’a assigné un superviseur qui a, comme on dit dans les livres, la beauté… du diable.


Lectorat : 12/15 ans


À PROPOS DE L'AUTEUR


Je m’appelle Marc Gérard et Marc Gérard est mon nom… Comme mes amis hobbits, je vis dans un trou, mais un trou de verdure où chante une rivière. Retraité de l’Education Nationale depuis peu, j’ai désormais tout le temps de m’adonner à ma passion : l’écriture. Si « tous les enfants sont des extraterrestres », alors mes récits sont pour eux…

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Marc Gérard

Un garçon d’enfer

Roman Jeunesse

ISBN : 979-10-388-0319-0

Collection Passerelle

ISSN :  2729-2843

Dépôt légal : mars 2022

© Couverture Ex Æquo

© 2022 Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle, réservés pour tous pays

Toute modification interdite

Prologue

Croix de bois, croix de fer, si j’mens, j’vais en enfer !

C’est une ancienne formule qu’on répétait autrefois sans trop y croire. Aujourd’hui, personne ne dit plus cela. Et l’on sait bien que cela n’arrivera jamais. On ne va pas en enfer pour un oui ou pour un non. L’enfer n’existe pas. Et même s’il existe, il faut être très vieux, ridé, moche et méchant pour y aller. Un peu comme mon prof d’SVT…

Et puis, l’enfer, je pensais que je le vivais déjà sur Terre à cause de cette fichue forme de dysphasie qui ne veut pas me lâcher. C’est pas vraiment une maladie. Plutôt un retard, un trouble qui m’empêche de parler correctement. Par exemple, chez moi, cette vieille formule, une fois tordue par ma bouche, donne plutôt :

Bras droit, foi de mère, si j’vends, j’fais à l’envers !

Ou un truc du genre…

Mes problèmes d’élocution ont commencé à la maternelle et les nombreux orthophonistes que je consulte ne savent pas vraiment ce qui me fait confondre ou inverser les sons. Je n’ai pas de tumeur au cerveau, pas fait non plus d’AVC (pas à quatorze ans tout de même !). Alors quoi ? Alors, rien ! Dans mon malheur, je suis d’intelligence normale et parviens malgré tout à suivre une scolarité ordinaire. C’est déjà bien.

Je croyais donc dur comme ver que l’enfer était ce trouble du langage qui me colle aux vasques et me fait déformer les mots et les expressions. Je me trompais…

Chapitre 1Tal ou Britney ?

Jeudi, 10h 40. Interclasse. Nous sommes entre copines…

Les garçons s’entraînent en rond à se faire des passes au milieu des feuilles mortes qui tourbillonnent. Le vent frisquet, en ce début novembre, ne les a pas dissuadés de s’aérer. C’est une banale journée de cours, une banale journée d’automne. Le train-train. Rien à signaler !

Pour une fois, ils ne nous embêtent pas. Du coup, c’est nous qui nous ennuyons un peu. Il faut l’avouer, on aime bien quand ils nous chambrent gentiment, les garçons.

On les regarde un temps shooter dans la balle. Parmi eux, au centre du cercle, Karine court en survêt comme une malade pour essayer de l’intercepter. Elle s’arrête soudain, les jambes écartées, prête à bondir. On la sent motivée ; elle y va à fond. Normal qu’elle joue au foot, Karine ! Elle a le même prénom que Benzema !

Nous, on est donc là, assises sur notre banc, comme des ânes en plaine, quand Mélanie se met à déplier son poster de Tal avec précaution. Elle prend bien soin de ne pas le salir, le déchirer. Ce serait moche d’amputer sa chanteuse préférée d’une jambe, tout cela à cause d’une simple négligence.

— Genre, qu’est-ce qu’elle est belle quand elle danse à la télé ! commente Mél en secouant ses nattes, les yeux remplis d’admiration, derrière ses lunettes.

Mélanie, ce doit être son arrière-grand-mère qui la coiffe et l’habille encore. Outre ses tresses d’un autre âge, elle porte un gilet tricoté, une jupe en tissu écossais, des chaussures vernies ainsi que des chaussettes blanches qu’elle ne cesse de remonter presque en dessous du genou. Pas très stylée !

En souriant, on la regarde se trémousser un peu sur le banc pour lui faire plaisir quand Amandine Poison ajoute :

— Du coup, Britney Spears est mieux, quand même ! Et puis Tal, c’est pas un nom. Tal quoi ? T’as l’air fin ? T’as les crocs ?

Tout le monde rit sauf Mélanie…

— T’as l’bonjour d’Alfred ! insiste Miss Poison.

— C’est pas drôle, murmure Mélanie.

— Tu trouves ? fait l’autre, menaçante. Moi, ça m’amuse.

Mél ne répond rien.

— Sans compter, continue Amandine, vacharde, qu’il n’y a plus guère que toi, quand même, pour regarder la télé et acheter des socquettes et des magazines. Ma parole, t’as pas d’applis sur ton portable ? Tik Tok, ça te dit quelque chose ? T’as peut-être pas de portable, remarque… ?

Amandine ne fait pas partie des copines. Et Poison, c’est pas vraiment son nom. Juste un surnom qu’on lui a donné, mais qui lui va comme un camp. Elle s’appelle Amandine Duroy. Celle-là, il faut toujours qu’elle se mette avec nous aux récrés. On a beau se planquer, elle rapplique à chaque fois.

Amandine Duroy, comment vous dire ? Elle est loin des Tal, Louane, Angèle ou Jenifer. Physiquement en tout cas. Elle a le cheveu gras, la carrure d’un rugbyman, est un brin moche et ressemble à un garçon. C’est peut-être à cause de ça qu’elle a un sale caractère. Elle finit immanquablement ses phrases par « quand même » et les commence souvent par « du coup ». Personne ne sait pourquoi. Et personne n’ose lui en faire la remarque. Il faut dire aussi que la Poison pince fort, et quand elle casse quelqu’un, elle fait drôlement mal au moral. On la soupçonne d’avoir harcelé une grande du lycée et l’histoire a failli mal tourner. C’est la raison pour laquelle on évite de la contredire et que presque tout le monde ricane à ses blagues pourries, surtout quand on est assises à ses côtés…

J’y vais de mon train de sel :

— Bof ! C’est pas si compliqué de passer à la télé de nos jours…

Les autres m’observent bizarrement.

— Ben quoi, j’insiste, c’est vrai. Avec, maintenant, toutes ces rémissions à fabriquer des vedettes, je suis sûre que dans une dizaine d’années, l’une d’entre nous sera forcément richeet lécèbre.

— Comment tu parles, Éléna ! rigole Mélanie en tirant sur ses chaussettes.

Pas la peine de vous préciser que, même entre copines, on n’est pas toujours tendres entre nous. Les filles, depuis le temps, se sont habituées à m’entendre déformer les mots. Pourtant, il arrive encore trop souvent à mon goût que l’une d’entre elles me rappelle mon handicap. Et, à chaque fois, cela me fout en rogne. C’est ma faute à moi si ma marraine la bonne fée s’est pris les pieds dans la moquette de ma chambre et s’est finalement penchée sur mon berceau en tenant sa baguette à l’envers ?

Je hausse le ton :

— Arrête ! Te moque pas de moi ! Tu sais très mien que j’ai du mal avec…

— C’est pas ça, précise Mélanie en se redressant et en rajustant ses lunettes sur son nez, mais on croirait entendre mon paternel.

Ça me cloue le bec. Elle a raison. J’ignore comment parle son père. Mais, ce que je sais, c’est que, pour faire mon intéressante, je viens de répéter bêtement ce que dit le mien.

Soudain, Amandine intervient avec, je le devine facilement, un petit sourire méchant aux lèvres, derrière le masque qu’elle garde en permanence.

— Toi, dit-elle, on risque pas de t’y voir, quand même !

— Ah bon ! je fais. Et on peut savoir pourquoi ?

Je crains le pire, car elle est connue pour être non seulement la plus teigneuse de la classe, mais aussi et surtout la plus inventive en matière de crasses.

— Tout simplement parce que tu causes de travers et, qu’en plus, t’as une tête à poux !

Bingo ! Malgré le masque, le serpent a craché son venin. Amandine Duroy, quand elle le décide, peut se montrer encore plus redoutable que tous les variants de tous les virus connus à ce jour.

Je ne m’attendais pas à ça. Je vire cramoisie.

Mélanie, tout en contemplant son poster, veut prendre ma défense :

— Tal, remarque, elle peut en attraper aussi des poux…

— Tu nous gonfles avec tes chanteuses françaises, quand même ! lance Amandine.

— Tal ou une autre, pourquoi pas ? Tiens, Adèle ou ta Britney Spears…

— Du coup, ça alors, ça m’étonnerait bien, quand même ! rétorque la Poison.

— Oui, admet Mél, t’as raison, avec tous les sous qu’elles gagnent toutes les deux, elles pourraient s’acheter une bonne centaine d’usines qui fabriquent des shampoings. Les poux, elles pourraient même les faire disparaître complètement de la planète si elles le voulaient. Les éradiquer. Je crois que c’est comme ça qu’on dit. Sans compter que Britney Spears elle gesticule sans arrêt. Alors, ils ont pas le temps de s’accrocher. D’ailleurs, un moment elle s’était fait tondre à blanc, non ?

Mélanie, elle est gentille, mais un peu sotte et, pour défendre quelqu’un, elle n’est pas très fortiche. Heureusement que Britney a eu de meilleurs avocats que ma copine. Car la pauvre chanteuse, tondue, elle a dû l’être plus souvent qu’à son tour. En fait, ce n’était pas elle qui gérait son argent. Se sontensuivis de nombreux procès. Le dernier en date, je sais qu’elle l’a gagné face à son tuteur légal. C’est désormais réglé.

Cette mégère d’Amandine en profite pour répéter bien haut et bien fort :

— N’empêche qu’Éléna est une pouilleuse… Dans sa tignasse de punk, ils doivent drôlement se plaire, les nouveaux habitants. Le plus dur pour eux maintenant, ça va être de faire la circulation.

Sur ce, elle éclate de rire. Un rire gras et rauque qui la secoue de partout comme un prunier, en la faisant suffoquer.

Il est vrai que j’ai une épaisse chevelure noir corbeau. Cela me vient d’aïeuls grecs du côté de ma mère. Chez les Kéfalas, y a pas un blond ; c’est comme ça. Pour compléter le tableau, je suis plutôt grande pour mon âge, et osseuse.

Ma tignasse, parlons-en ! Le problème avec mes cheveux, c’est que pris séparément, un par un, ça va. Mais, tous ensemble, ils forment une boule crépue genre afro. Ce qui n’est tout de même pas une bonne raison pour prétendre qu’ils sont sales et occupés.

Je me lève du banc. Puis, de toute ma hauteur, je fixe courageusement la harpie bien droit dans les yeux. Par prudence, j’éloigne malgré tout mon bras nu de sa main. Enfin, je réplique en haussant le ton encore d’un cran, et sans me démonter :

— Tu ferais mieux de la fermer si tu ne veux pas une plaque ! Pouilleuse toi-même ! Parce que justement je vais passer à la tévélision, et très bientôt même…

Quand je suis énervée ou émue, ma dysphasie s’emballe. De plus, énervée ou pas, je dois bien reconnaître que j’ai autant de mal avec les phrases et les mots qu’avec la vérité…

Je n’y peux rien. Je ne parviens pas à la dire. En tout cas, jamais entièrement. Je suis, je l’avoue, un peu menteuse. Non ! Là, encore c’est en dessous de la vérité. Je suis très menteuse. C’est plus fort que moi. Il faut que j’invente des choses acra… braca…cabran… Bref, des trucs insensés. Il paraît que c’est pour compenser mes défauts d’élocution. Un médecin qui s’occupe de moi dont la spécialité commence par « psy » et finit en « peute » a affirmé à mes parents que c’était ma façon de noyer le poisson. Les gens écoutent mes émornités et, en conséquence, ne font plus attention à la forme que prennent mes propos.

Je ne sais pas s’il a raison, mais ce que je sais c’est que depuis qu’il a posé son diagnostic les parents sont plus cool avec moi. Avec papa, ça marche à tous les coups. Maman, elle, c’est plus compliqué pour lui faire avaler mes couleuvres.

Un grand silence se fait autour de nous. Un silence de mort. Comme Amandine hésite encore à se jeter sur moi pour m’étrangler à mains nues, Mélanie s’exclame en faisant une paire de gros yeux tout ronds et admiratifs :

— On va te voir à la télé ? Toi ? C’est pas possible ! En vrai ? Tu charries…

— Pleine de poux ? ricane Miss Poison.

Elle tente de se contenir à cause d’un surveillant qui vient traîner dans les parages. Furieuse, elle me lorgne une minute par en dessous avec une mine de dégoût. Puis elle en remet une couche :

— Du coup, à la télé, tu dis ? Ça m’étonnerait bien fort, quand même. Ou alors, c’est parce que tes parasites auront organisé leurs jeux olympiques sur ta tête de balai pour toile d’araignée.

De nouveau, son gros rire malsain.

J’ai une envie pressante de lui taper dessus et de lui répondre que c’est elle la parasite. Mais, c’est à ce moment-là précis, je crois, que me vient à l’esprit la fameuse expression. Celle que répète toujours ma grand-mère en pareil cas. Une phrase qu’elle assène comme un coup de marteau, et qui est censée couper court à toute discussion. Passée de mode, il s’agit d’une sorte d’incantation, de formule magique dont l’origine se perd dans la nuit des temps :

Je prends une profonde inspiration et souffle d’une traite sans bafouiller, pour une fois :

— Croix de bois, croix de fer, si j’mens, j’vais en enfer !

Quelle plaie tout de même cette Amandine ! Je n’ai pas de totos, d’abord. Il y a juste qu’une semaine plus tôt maman a trouvé des lentes sur mon danbana. Des lentes, c’est pas des poux. C’est des bébés poux. Ils n’ont pas eu le temps de grandir avec tout ce qu’on m’a mis sur le crâne : shampoing, poudre, lotions… Mais il a fallu que mon petit cousin Samuel, qui m’avait vue, une serviette malodorante nouée autour de la tête, aille raconter ça à ses copains…

— Et dans quelle émission ? questionne encore Miss Poison.

— Quoi, quelle… ?

— Oui, dans quelle émission on pourra t’admirer ? « La France a un incroyable talent », « Fort-Boyard » ? C’est sûrement pas « Ninja Warrior ». Avec tes bras tout maigres, ça risque pas, quand même.

— Non, pour l’instant elle n’existe pas. Mais c’est un truc qui va tar… car… tonner, en tout cas !

— Des cracks, oui !

Je précise de nouveau avec beaucoup d’aplomb :

— C’est quelque chose d’inédit, genre La Nobel Star. Ça va sortir pour Noël, si tu veux tout savoir. Un nouveau concept qu’ils ont dit.

— N’importe quoi, quand même !

Elle commence vraiment à m’énerver avec ses « quand même ». Du coup, je répète une seconde fois :

— … si j’mens, j’vais en enfer !

Alicia, qui n’est pas encore intervenue, me demande à son tour :

— Et comment t’as fait ? On peut savoir ?

Je me lève et prends mon air le plus important. Je les laisse mijoter un peu en retroussant les manches de mon sweat, puis je raconte que j’ai passé un karting et que j’ai été choisie. Je décris en détail le projet qui n’existe pas — un mélange de pièces de théâtre et de comédies musicales - continue comme cela pendant au moins cinq bonnes minutes à délirer. Je décris le studio d’enregistrement où je ne suis pas allée. Je montre les nouveaux pas de danse que je n’ai jamais appris. Et je termine en jurant que j’ai été retenue par une agence qui n’a jamais eu, elle non plus, d’existence réelle. Bref, je mens comme une championne du monde du mensonge sans pour autant que mon nez ne s’allonge d’un pouce. Pour conclure une troisième fois par ma phrase favorite : « Croix de bois… si j’mens, j’vais en enfer ! »

Croyez-moi, il faut se méfier des anciens adages vieux comme le monde. À consommer avec modération. Car, à peine ai-je prononcé le dernier mot, qu’à cet instant précis la cour s’ouvre sous mes pieds…

Chapitre 2Plus dure sera la chute

Comment vous expliquer ? Au début, je n’ai rien vu venir ni rien compris…

Le noir complet. Black out ! J’ai l’impression de glisser dans un tube sombre et froid. C’est un peu comme sur le bodoggan, à la piscine. Sauf que là, il n’y a ni la planche pour m’agripper, ni les copines, ni la prof, ni même la piscine et pas d’eau.

Je sens une chaleur intense remonter de mes pieds à mes oreilles. Je hurle. Aucun son ne me parvient. Je pleure. Mais je descends si vite que mes larmes sont aussitôt séchées. Je prie. Je n’en finis pas de choir. L’air chaud qui m’entoure a des relents de terre humide, de bois pourri et de chaussettes sales. Ça sent un peu comme dans le vestiaire des garçons, au gymnase. Alors, je ferme les yeux, je retiens ma respiration et j’attends que ça passe.

Il y a forcément un fond. C’est obligé. Cela me rappelle la chute interminable d’Alice dans le puits. Le temps me paraît long. Un peu comme la dernière fois où j’ai pris l’avion avec mes parents, et que j’ai dû poireauter à l’aéroport, assise sur le chariot à valises, à cause d’une grève. Ce temps-là a décidé de ne pas passer. Je ne peux tout de même pas traverser la Terre de part en part. À l’instant, ce qui me traverse l’esprit, c’est une pensée idiote. Je me dis : « Ma pauvre Éléna, à cette vitesse, tu vas te retrouver enChine illito presco ! »

Je rouvre les yeux et les narines. Dans ma chute, je croise des gens que je ne connais pas : des vieux, des jeunes, des gros, des maigres, des beaux, des laids… bref, un échantillonnage complet du genre humain. Certains tombent encore plus lourdement que moi et, en conséquence, me dépassent. Comme il n’y a guère de place dans ce tunnel et que son diamètre n’est pas plus important que celui d’un égout réglementaire, je dois faire attention à les éviter en mettant, de temps en temps, un coup de talon dans les parois, afin de me déporter. Par contre, d’autres, à l’âme peut-être plus légère, semblent précipités moins vite et, de la sorte, j’ai comme l’impression qu’ils remontent. Mais tous, du plus gringalet au plus costaud, tirent la même tronche. Ils ont — comme moi certainement du reste — les yeux exorbités, les joues flasques et le regard d’un lièvre pris dans les phares d’une voiture.

Soudain, sans raison logique, ma chute paraît ralentir. Je dégringole toujours, mais beaucoup moins rapidement. Je le sens à ma tignasse qui retombe tel un soufflé. J’ai même le temps d’apercevoir, de part et d’autre du tunnel, se profiler des galeries transversales. Des roches incrustées aux parois font comme de petites lanternes éclairantes. Leur lueur est faible, mais suffisante pour y voir un peu.

Au bord des galeries, sur des promontoires, de drôles de créatures me font signe de la main au passage. Leurs silhouettes sont celles de nains, de gnomes cornus. Ils traînent quelque chose derrière eux. J’ai bien l’impression que c’est une queue. Font-ils bonjour ou au revoir ? Je ne saurais le dire. Je crois également apercevoir d’autres ombres, plus sveltes celles-ci, et nettement plus aériennes.

Et puis, d’un coup, ça s’arrête. Je ne suis pas en Chine. Ça m’arrange plutôt, remarquez, car je n’ai vraiment rien à y faire et je ne tords pas encore le mandarin. Non, ce n’est pas l’Asie, c’est bien pire, je crois bien que c’est… l’enfer.

Vous parlez d’un choc !

Drôle d’endroit !

Pas un bruit. On dirait le soir, juste avant un orage. Je ne me suis pas fait mal en atterrissant ; je suis à peine décoiffée. Ma touffe de cheveux s’est remise en place comme un bonnet. De la cour de récréation, plus une trace. Je lève la tête dans l’espoir de distinguer tout là-haut ce qui pourrait ressembler à une ouverture. Même toute petite. Même pas plus grosse qu’une tête d’épingle. Rien. Pas la moindre trace, le moindre rayon de soleil.

Après un bref calcul, je me dis que j’ai dû laisser le jour, le bahut, les garçons, Amandine Poison, Mélanie et Alicia des dizaines de kilomètres au-dessus de ma tête.

Je me relève et frotte, d’un geste machinal, mon jean. Tant qu’à faire, au cas où je rencontrerais quelqu’un, il vaut mieux être présentable.