Le vieil homme et la petite fleur - Maximilien Dauber - E-Book

Le vieil homme et la petite fleur E-Book

Maximilien Dauber

0,0

Beschreibung

À l’âge où, d’habitude, l’homme tire un trait sur sa vie, Théodore Monod part à la recherche de son « Graal botanique ». Cet explorateur aime les défis comme personne et ce dernier le taraude depuis 1940.Cet ouvrage est l’histoire d’une aventureuse expédition, où se mêlent la beauté des paysages désertiques du Tibesti et la passion qui anime ce prophète saharien, au-delà des contraintes physiques, du terrain miné et de l’intrusion frauduleuse en Libye que cette expédition lui a imposés.Voici le carnet de voyage du dernier grand raid saharien accompli par ce prince des sables, que les nomades connaissaient sous le nom de Majnoun, le "fou du désert".CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE :"Un hommage magnifique !" - La Libre Belgique À PROPOS DE L'AUTEUR :Cinéaste spécialisé dans le documentaire, Maximilien Dauber a réalisé plusieurs longs métrages dont "Sahara des Peuls" ainsi que "La légende du Nil" ou encore "Bruxelles,… ma belle". Il est également l’auteur d’ouvrages illustrant les sujets de la plupart de ses tournages. On lui doit de nombreux films sur l’Egypte ainsi que des travaux cinématographiques et photographiques sur Théodore Monod, dont le portrait Théodore Monod, un destin nomade, diffusé sur France 3 et sur d’autres chaînes nationales et internationales.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 268

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



L’auteur en compagnie de Théodore Monod.

AVIS AU LECTEUR

Ce carnet de voyage inédit reprend en partie mes notes personnelles, enrichies des réflexions, commentaires, aquarelles et photographies de mes compagnons d’aventure.

L’ouvrage est rythmé par le journal de bord d’un Théodore Monod spontané et caustique, dont nous avons repris l’intégralité des propos enregistrés au fil de l’expédition.

Il en résulte un remarquable exercice oral, nourri pour l’essentiel aux sources de sa prodigieuse mémoire, et qui nous paraît, par moments, moins posé que les écrits auxquels il nous a habitués. Cette transcription verbale donne un ton plus aéré, plus vivant, et est ponctuée selon ses humeurs de quelques redites de circonstance et d’impériales injonctions telles que « bien entendu » ou « naturellement », qui cadencent l’ouvrage.

Maximilien Dauber

Cinéaste spécialisé dans le documentaire, MAXIMILIEN DAUBER a réalisé plusieurs longs métrages, dont Sahara des Peuls, La légende du Nil ou encore Bruxelles,… ma belle. On lui doit également de nombreux films sur l’Égypte, ainsi que des travaux cinématographiques et photographiques sur Théodore Monod, dont le portrait Théodore Monod, un destin nomade, diffusé dernièrement sur France 3 et sur d’autres chaînes nationales et internationales. Ce documentaire fera prochainement l’objet d’une édition au format dvd.

À la mémoire de Théodore Monod, d’Edmond Diemer et de Sergio Scarpa, partis vers l’autre rive.

À Piero et Rocco Ravà, Olivier Berthelot, Djibline, Louis Zeltner, Yers Keller, Mario Gregov, mes compagnons de voyage.

À Martine Dumont-Mergeay, pour sa pertinente relecture.

À Ambroise Monod, qui m’a fait l’amitié de préfacer ce livre.

« Mais à vivre dans le désert, on apprend à recevoir du même cœur le dénuement et la profusion. L’éternité du monde est fugitive, la fleur d’un seul jour justifie à certains instants toute l’histoire des hommes. »

Albert Camus

« Le silence du désert vous dépouille. Par là, vous devenez vous-même, c’est-à-dire rien. Mais un rien qui écoute. »

Edmond Jabès

« Face au désert, ne dis pas : quel silence ! Mais dis : j’entends enfin ! »

Michel Minder

PRÉFACE

Avant d’affronter en l’an 2000 le plus secret, le plus définitif et le plus mystérieux des voyages, celui qui mène à l’autre rive de la vie, Théodore Monod, comme pour prendre des forces, s’offre une nouvelle aventure. Une dernière pour la route !

Il a comme toujours un problème à régler, une énigme à résoudre, une histoire à conclure. Cette fois, le temps presse.

Le cinéaste-voyageur Maximilien Dauber lui propose l’occasion inespérée d’une folle équipée en plein désert, son biotope préféré. Sans hésiter, il est partant. Et c’est parti.

Voici donc le récit de la juvénile impatience d’un vieux savant, habité par la métaphysique d’un Graal botanique, où l’objet du désir légitime tous les moyens de le chercher. Ici, une petite fleur dans un désert, comme une aiguille dans une meule de foin !

La petite fleur, unique exemplaire au monde, a été recueillie en 1940 sous les fougères d’une paroi suintante. On l’a appelée Monodiella. En 1996, il faut la retrouver.

S’élance alors à sa recherche une expédition à risque, où le plus motivé, le plus enthousiaste et le plus érudit des participants n’a que 94 ans. C’est Théodore Monod, ichtyologue toujours prêt à prendre la mer, géologue avide de terres arides, botaniste passionné, naturaliste plus stimulé par l’appétit de chercher que par la satisfaction de trouver.

À cet âge, dans les éboulis du Tibesti, quand le corps suit encore, l’esprit jubile. Après des dizaines de traversées à chameau, cette fois en pleine expédition motorisée, le « professeur Monod » se souvient de l’authenticité saharienne : le sable, le dromadaire et le temps, qui gagne au désert en densité.

Ambroise, Olga et Théodore Monod à Dakar.

Ainsi, le récit au jour le jour que nous fait Maximilien Dauber des péripéties du trajet, accompagné du journal parlé de Théodore, dont nous savourons la fidèle transcription, est un hymne à la volonté, une célébration du voyage, un salut à la mémoire des épopées sahariennes et une leçon d’optimisme, où l’échec scientifique est aussitôt relayé par l’espérance d’une nouvelle expédition.

La petite fleur n’était pas à ce rendez-vous. C’est le bouquet !

Mais, qu’à cela ne tienne, la tenacité de l’espoir a déjà rêvé la prochaine mission – cette fois la bonne, évidemment.

Laissez-vous embarquer, en vingt-neuf étapes, par ce carnet de voyage à deux voix complémentaires, pour suivre et vivre, à travers la beauté des paysages, les moments forts d’un raid inspiré par l’indéfectible passion d’un vieil homme pour une petite fleur.

Un voyage à vocation scientifique certes, mais qui ne manque ni de poésie, ni de métaphysique et qui renvoie le lecteur à ses étapes personnelles.

Une trentième étape ? Pourquoi pas ?

Ambroise MonodParis, octobre 2010

Face au soleil couchant, la main en visière, Théodore Monod scrute l’horizon, il renifle l’air du large.

INTRODUCTION

Faya…

Un bled à légionnaires, écrasé de chaleur, de lumière blanche, bien trop blanche pour un pays si noir. Noir comme le soleil qu’on toise ici et qui finit par tout brûler. Du corps à l’âme, dit-on. C’est le « Mal noir », le mal de l’Afrique.

Monod dort à même le sol. Edmond l’accompagne dans ce qu’il faut bien appeler une sieste. Il est 15 heures, peut-être. D’ailleurs qu’importe, ça fait un bout de temps qu’on ne joue plus avec nos montres.

Faya… Une oasis à la dérive, rongée par le sable, par la fatalité, une oasis entre parenthèses. On est là pour la nuit, dans la cour d’une de ces maisons en pisé où poussent contre toute attente quelques palmiers affamés, bouquetés de pieds de vigne décharnés.

Alentour, des ferrailles amassées. Déjà deux semaines qu’on est là, au Tchad. Des semaines qui ont le poids de l’éternité depuis qu’on s’est attelé à cette chimère, à cette quête du Graal, à ce qui reste aujourd’hui la dernière grande aventure de ce « fou du désert », de celui que j’ai fini par appeler le « Prophète ». Sans que cela lui déplaise, par ailleurs.

Pour l’heure, je planche sur cette intro que je lui réserve. Il ne faut pas la rater. L’amorce d’un texte est déterminante, paraît-il ! Elle augure…

Professeur Monod, bonjour… ou plutôt, salut, pour reprendre une de vos expressions préférées.

C’est un exercice difficile de vous présenter sans vous cataloguer, car vous êtes tout bonnement inclassable. Tout ce qu’on a dit ou qu’on tente encore de dire sur vous ne peut suffire à vous décrire.

Les indispensables de Théodore.

Depuis 94 ans, vous portez un nom de renom. Le nom d’une tribu célèbre, d’un clan légendaire.

Protestant libéral et curieux de l’Au-delà, vous l’êtes aussi de la science et pour beaucoup, vous restez l’ultime représentant d’une race aujourd’hui disparue, celle des Encyclopédistes, les proches de Diderot, ces hommes curieux de l’univers.

Professeur honoraire au Muséum national d’histoire naturelle de Paris, naturaliste, zoologiste, géologue, entomologiste, botaniste, anthropologue, océanologue, ichtyologue, que sais-je encore ?

Peu de disciplines vous sont étrangères. De là, certains mauvais esprits oseront déduire que vous êtes un touche-à-tout, de génie peut-être, mais qui se disperse dans ses quêtes pluridisciplinaires.

Avec vous, pourtant, c’est tout le contraire. Mais il est difficile au commun des mortels d’admettre que certains, par leurs capacités intellectuelles, morales et physiques, abordent la Montagne en empruntant plus d’un sentier. Pour vous, comme pour votre ami Teilhard de Chardin, tous ces chemins convergent vers un même sommet. Et c’est cela seul qui compte.

Ici, au Tibesti, dans le Sahara oriental où nous sommes, est votre jardin secret. Pas si secret que cela, à la réflexion. Vous l’avez parcouru, le plus souvent seul, en tous sens, à pied et à dos de dromadaire, pour chercher les origines de la vie, pour remonter vers la source. Au propre comme au figuré, d’ailleurs.

Professeur, demain nous partons à la recherche d’une fleur, votre fleur préférée, la Monodiella, une gentianacée, misérable et unique à la fois, ce qui fait tout son charme.

Cette petite fleur ne se trouve, à ce jour, qu’en un seul lieu au monde, au nord-est du Tibesti, dans le Dohone, au-delà du Tchad, en territoire libyen. Avouez qu’en 1996, cela peut paraître dérisoire qu’un homme de votre âge parte en quête d’une fleur qu’il a repérée cinquante-six ans plus tôt lors d’une méharée en solitaire et qui, peut-être, n’existe plus.

Cette quête insensée au cœur du Sahara n’est-elle pas aussi celle du Graal ?

D’après l’explication analytique de Jung, le Graal est cette plénitude intérieure que les hommes ont toujours cherchée. Votre fleur n’estelle pas un joyau céleste, la dernière trace d’un paradis perdu ?

À force de vous voir dans les journaux en tant que représentant insolite d’une race d’explorateurs sahariens aujourd’hui disparue, on cherche à oublier que derrière le dilettante que vous êtes et de ses singulières investigations, il y a un penseur d’une rare originalité, dont le propos dérange bien plus que ses pérégrinations sahariennes.

Vous êtes un prophète dans le désert, Professeur, et aucune génération n’a jamais aimé les visionnaires qui mettent en lumière les conséquences des erreurs de jugement et le manque de prévoyance de bon nombre de vos contemporains. À tort, on vous a figé dans votre désert, dans le rôle confiné d’une icône pieuse, d’un ermite qui tricote dans les sables son ouvrage spirituel. Certains aimeraient vous voir en moine ascète, à la suite du père de Foucault, ce que vous n’êtes pas.

Alors, qu’on se le dise, une fois pour toutes, vous n’êtes pas un contemplatif, mais un battant qui dénonce depuis sa plus tendre enfance les faits désagréables, bousculant sans répit la conscience des vaniteux, des arrogants, des crétins et des apathiques. Aux humains qui sont vos frères, aux enfants dont les consciences sont encore éveillées, à tous ces compagnons endormis dans l’obscurité, proposez-nous, Théodore Monod, au fil des étapes qui vont émailler ce voyage, quelques balises, quelques portes de sortie.

Ce texte date de novembre 1996. Il devait introduire le tournage consacré à la dernière grande aventure botanique de Théodore Monod au Tchad et en Libye. Une exploration florale sur le terrain à la recherche de la fameuse Monodiella, mais également, en toile de fond, une quête philosophique à la recherche du regard lucide que Théodore Monod posait sur notre monde et aux réponses qu’il apportait à nos doutes et à nos interrogations.

En 2000, Théodore Monod nous quitta définitivement.

Ce départ impromptu enterra définitivement une trilogie cinématographique à laquelle il tenait tout particulièrement. À l’origine, nous devions boucler cette aventure botanique en une seule expédition, celle de 1996, au Tibesti, en Libye. Au retour, nous avions décidé de programmer une nouvelle expédition, en 1997, dans l’Ennedi cette fois, au Tchad, toujours en quête de la Monodiella. Et pour être conforme au désir de Théodore de réaliser une trilogie du « Graal botanique », décision fut prise d’organiser une troisième et dernière expédition dans le Sahara algérien et de boucler ainsi cette quête, à nulle autre pareille.

La troisième expédition n’aura jamais lieu. Théodore Monod sera hospitalisé d’urgence en décembre 1999 et n’en sortira qu’entre les planches vernissées d’un cercueil posé à même la terre noire et grasse du petit cimetière de Châtillon. Couvert d’un linceul sablé, confectionné par ses proches, pour dernier habit de voyage. C’était le 22 novembre 2000, Théodore, qu’on imaginait éternel, avait à peine 98 ans. Pour lui qui rêvait de s’éteindre sur un lit de sable au pied d’un acacia saharien, à l’image de son « ami », l’explorateur Alexander Gordon Laing, la sortie ne fut pas une réussite.

Sept années seront nécessaires pour mener à bien le documentaire sur cette quête du Graal, intitulé Théodore Monod, un destin nomade, et qui verra le jour sur France 3, fin 2007, et sur d’autres chaînes européennes, courant 2008 et 2009.

De nombreux mois seront encore nécessaires pour que cette aventure botanique, dérisoire aux yeux de certains, originale aux yeux d’autres, vous soit racontée à travers l’ouvrage que vous tenez entre les mains.

Alors avant que la fleur du vieux Prince ne flétrisse définitivement, laissez-nous vous conter la dernière grande aventure de ce majnoun, ce « fou des sables », avec sa part de rêve, de silence et de convictions.

C’est au nord du Soudan que tout avait commencé.

Un beau matin de janvier 1996, quelque part dans le Wadi Hamra. Monod, déjà tout habillé dès l’aurore, me dominait du haut de sa stature. De mon duvet où je m’étais emmitouflé, se découpait sous mes yeux dans le soleil naissant la forte ossature de Théodore. De solides épaules encadraient un corps qu’on devinait maigre. Un corps soumis depuis belle lurette à cette volonté de fer qui se dégageait de lui de toutes parts. Mais c’étaient les mains qui en imposaient. Larges, autoritaires, sèches et ravinées comme la géographie saharienne. Et ce, jusqu’au bout des doigts. Des doigts massifs, souvent posés en suspension au sommet de sa canne blanche, frappée de l’emblème de la non-violence. Aux doigts, une alliance et une bague sertie. Des doigts énergiques et impatients, pianotant sans cesse son sceptre de paix. De belles mains fréquentant, selon les circonstances, le poil à barbe ou le poil à nez. Un nez plus imposant que prévu, mais sans que cela ne dépareillât l’harmonie du visage. C’était un des paradoxes du personnage. Il y en aura d’autres.

Martelant le sable de sa canne, comme pour solenniser le propos, Monod m’interrogea :

La célèbre canne frappée de l’emblème de la non-violence.

« Cette proposition dont vous m’avez entretenu hier soir de monter une expédition dans le Tibesti à la recherche de ma fleur tient-elle toujours ?

— Plus que jamais, Professeur.

— Alors, nous en reparlerons à Paris dès notre retour. Bien le bonjour. »

Et Monod de retourner vers ses silences.

C’était un mercredi, à l’aube. Le 17, si j’ai bonne mémoire.

Samir Lama et sa femme Wally, que j’avais rencontrés des mois plus tôt, chez eux à Francfort, en Allemagne, m’avaient laissé plutôt une bonne impression.

Trapu, hâbleur, ce cabotin de Samir qui eut, à l’entendre, ses heures de gloire sur les écrans cairotes, s’était reconverti depuis quelques années dans le tourisme. Sa recette était simple : trois véhicules tout-terrain, des régions touristiquement peu ou pas fréquentées et un numéro d’acteur solidement rodé. Le prototype du baroudeur, de l’explorateur aventurier, fort en gueule, qui conduisait de main de maître son troupeau. Sur le terrain, cela se traduisait par un état d’esprit moutonnier des apprentis voyageurs, qui s’en remettaient aux humeurs et décisions du « guide suprême ».

La grande idée de Samir fut d’utiliser Monod comme « à-valoir ». Cela valorisait la programmation de ses voyages sahariens et lui garantissait le plein de commandes. Quant à Monod, invité et soigné aux petits oignons, il jouait son rôle de savant-conteur et s’y retrouvait dans la mesure où Samir l’emmenait sur ses terrains de prédilection : le Soudan, mais aussi le désert libyque, en Égypte. Vu son grand âge et ses problèmes de vue, Monod, le solitaire, trouvait là le moins mauvais compromis.

La clientèle, de qualité, essentiellement allemande, supportait sans broncher le scoutisme musclé du « père Lama » et profitait au mieux de la présence exceptionnelle du savant, dont la notoriété en Allemagne était loin d’être négligeable.

À Francfort, j’avais fait part aux Lama de mes inquiétudes quant au nombre trop important de « pèlerins » qui voudraient participer à cette « messe » soudanaise. Samir m’avait rassuré, nous serions peu nombreux. Et sa promesse de me conduire vers une mystérieuse pyramide découverte récemment par des chercheurs allemands m’avait emballé. De plus, il était prévu de visiter un étonnant cratère exploré par Evans en 1926, et connu également de Monod, et de fréquenter les nomades Kababisch du Darfour en présence de « Herr Professor ».

Bivouac dans un des canyons d’Ouri, au Tchad.

Comme tout un chacun, je connaissais le scientifique et le militant qu’il était, et comme d’autres réalisateurs, j’avais envisagé de tourner un documentaire sur lui. À l’époque, Christian Zuber, qui avait épousé une Monod et que Théodore appréciait, m’avait poussé à réaliser un film sur ce grand savant au cœur du Sahara que je fréquentais alors assidûment. Et puis, pour mille et une mauvaises raisons, le projet en était resté là.

Et voilà que Samir, au cœur de l’hiver allemand de 1996, dans son petit appartement orientalisé, me proposait de retrouver « Herr Monod » au pied d’une étonnante pyramide qu’il ne me resterait plus qu’à filmer. N’ayant aucune expérience de ce genre de voyages organisés, je n’avais plus, d’après Samir, qu’à le laisser faire et ne pas m’inquiéter. N’ayant matériellement plus le temps d’organiser ma propre expédition au Soudan, qui m’aurait d’ailleurs coûté davantage, je finis par accepter la proposition de Lama de l’accompagner au Kordofan et au Darfour. Trois semaines d’expédition, le temps de tourner les images qui me manquaient pour boucler la séquence soudanaise d’un film qu’on réalisait à l’époque sur l’histoire du Nil.

Avec mon équipe de tournage, nous sortions d’une longue et difficile expédition où nous avions remonté les sources du Nil jusqu’aux sommets du Ruwenzori, les fameuses Montagnes de la Lune, un massif aux crêtes enneigées, à cheval sur l’Ouganda et le Congo.

Ce documentaire, retraçant le parcours des grands explorateurs d’antan, se clôturait au Soudan en suivant les traces de Cailliaud et de son compagnon Letorzec, qui avaient laissé à la postérité un prodigieux témoignage sur les grandes civilisations nubiennes, celles des pharaons noirs et des pyramides de Méroé. Je ne pouvais donc qu’être intéressé par la proposition de Lama de découvrir cet énigmatique tertre pyramidal. Espérant ainsi retrouver un reliquat d’une des antiques civilisations nubiennes, elles-mêmes héritières de la vieille Égypte. Filmer la « pyramide » la plus excentrée et la plus éloignée du Nil avec Monod à ses côtés… La belle aventure que voilà.

Trois semaines plus tard, nous avions drôlement déchanté. La fameuse pyramide décrite par Douglas Newbold, en 1923, et que Samir finira par retrouver, après biens des détours, ressemblait davantage à un grand cône érodé. Un édifice de près de cinq mètres de haut cerné par une longue enceinte et monté en étages de briques. Un peu à l’image des pyramides de Méroé, en bien plus petit, et en plus évasé. Devant nous se devinait un tertre… non identifiable et historiquement inclassable.

Caravane bédouine au Kordofan, Soudan.

Rideau.

Ensuite, ce fut le non moins fameux cratère de Mahla qu’on gommait du programme. Comme la « pyramide », il était situé au Darfour, au nord-est du Soudan, région souvent visitée par des raids rebelles. Des bandes armées et incontrôlées naviguaient en toute impunité à travers les immenses régions désertiques proches du Sud libyen et du Tchad. La veille de notre arrivée, ces chiens de guerre avaient fait un carnage dans les Meidob Hills, un lieu proche où nous devions aller. Sans ménagement, les rares militaires locaux nous refoulèrent et Monod refusa le compromis négocié par Samir d’être escortés de sbires armés jusqu’aux dents vers le cratère de Mahla.

De ce voyage galère, il ne restera, cinématographiquement parlant, que bien peu d’images à exploiter et de rares souvenirs à conserver. Un, en particulier, concernant Monod, mérite d’être relaté.

Cela concernait un de ses traits de caractère. Plus précisément, son inattendue absence de réaction dans un de ces moments extrêmes où rien n’allait plus, où Lama gueulait à tue-tête, où le désespoir s’affichait sur les têtes des « gentils voyageurs ». Au cœur d’une de ces nombreuses crises, quand la grande messe tournait vinaigre, je m’attendais à une intervention de Monod. Son rôle patriarcal, son autorité morale auraient suffi à calmer le jeu et à remettre Samir à sa place. Curieusement, il n’est jamais intervenu. Il y avait des jours où sa surdité et sa cécité arrangeaient probablement bien les choses.

Au retour, cette expédition soudanaise avait fait l’objet d’un ouvrage1.

L’écrivaine Isabelle Jarry, qui était du voyage, nous y livrait un point de vue très personnel, très intériorisé de cette aventure et de ses rapports avec Monod, qu’elle avait fréquenté en d’autres temps. Dommage qu’elle ait jeté un manteau sur les débordements qui avaient entaché ce voyage.

C’est d’autant plus étonnant qu’elle écrivit auparavant un petit brûlot sur un autre « boy-scout » du voyage, comme elle les définissait, qui, à la lire et à l’entendre, avait l’art de conduire ses « pèlerins » comme ceux des bataillons d’Afrique. Rigueur, austérité et vivres rationnés étaient au programme. Pour tout résumer, on n’était pas là pour rigoler. Le désert, ça devait se vivre à la dure. Cette philosophie imposait une ritualisation de l’aventure, on se la jouait plus locale que les locaux et les Touaregs, qui en avaient vu d’autres, attendaient que ça passe. Isabelle Jarry dénonçait cet « intégrisme » du voyage saharien qui imposerait à ceux qui le traversaient de devoir laisser derrière eux un désert plus blanc que nature.

Monod, avec qui j’avais évoqué cette expédition libyco-tchadienne, n’avait pas le même point de vue qu’Isabelle Jarry. Il appréciait cette approche militante du monde saharien. À croire que pour lui, l’ascèse et les privations endurées devaient aussi faire partie du voyage saharien.

Cette autre expédition, conduite par Jean-Claude Bourgeon et Piero Ravà, nous intéressa à plus d’un titre. Elle datait de novembre 1995, soit deux mois à peine avant la nôtre au Soudan. Une expédition officielle avec demande de visas et guides locaux imposés par les autorités libyennes.

Le trajet nord-sud allait de Djerba, en Tunisie, vers la Libye en passant par les ruines romaines de Sabretha, Sebha, Wau el Kébir, Wau en Namous, Gatrun, Bardaï au Tchad, le Trou du Natron et pour finir à N’Djamena, la capitale tchadienne, via l’Enneri Tao, Gouri, et Mao.

À cette époque, la Libye s’entrouvrait au tourisme. Rien n’était encore très organisé en dehors de Tripoli, la capitale du fameux Colonel. Les vrais routards y pratiquaient déjà des randonnées « nomades » le long de la côte en direction de l’Égypte. Cet axe permettait aussi de découvrir en partie le désert libyque s’étendant en profondeur le long de la façade occidentale de la vallée du Nil. Un désert égyptien, parcouru de nombreuses fois par Monod, et sur lequel nous reviendrons.

En revanche, s’enfoncer dans le Sud libyen et aborder le massif du Tibesti vers le Tchad, à cette même époque, était une autre paire de manches. Entre les postes militaires intransigeants du Grand Sud libyen et les guides toubous, indisponibles mais obligatoires et nécessaires pour poursuivre le voyage, l’expédition de Bourgeon et de Ravà pataugea. Dans cette Libye méridionale, les accès au massif du Tibesti, proches de la frontière tchadienne, ne sont pas légion. En outre, ces régions peuplées de clans toubous, insoumis à toutes formes d’autorité et sporadiquement en guerre, sont couvertes de champs de mines indécelables.

Le groupe souhaitait atteindre la mine de « l’émeraude des Garamantes », située à Egueï Zoumma, et retrouver au pied de la balise n°0407 une bouteille que Monod y avait posée au début de la seconde guerre mondiale et contenant un message qu’il aurait été émouvant de retrouver cinquante-cinq ans plus tard. Dans la foulée, l’expédition espérait, par-dessus tout, remonter l’Enneri Gongom pour atteindre le point d’eau, la source où Monod récolta le 18 mars 1940 sa fameuse petite fleur, connue sous le nom de Monodiella flexuosa.

Le vendredi 3 novembre 1995, une semaine à peine après leur arrivée, Monod, impatient et désappointé, décida d’abandonner la recherche de sa fleur, de l’émeraude et de sa bouteille balisée. Le terrain miné, l’absence de guide pour les y mener et les nombreux tracas avec les autorités finirent par avoir raison de ces projets ambitieux. Le groupe dépité n’eut d’autre choix que de poursuivre son chemin sur la seule piste permise, celle de Bardaï vers le Tchad, et de boucler ainsi l’expédition à N’Djamena, deux semaines plus tard.

Ce fut donc en toute connaissance de cause et informés des déboires de cette précédente équipée, que Monod et moi-même allions échafauder au Soudan en janvier 1996 le projet d’une nouvelle tentative d’expédition pour atteindre la fameuse fleur, devenue entre-temps son « Graal botanique ».

D’entrée de jeu, je lui proposai de ne plus partir de Libye, comme il l’avait fait précédemment, mais du Tchad. Dans le même temps, nous apprîmes que l’administration libyenne, de plus en plus pointilleuse, avait définitivement limité l’accès aux régions méridionales et interdisait aux étrangers le Sud extrême. Les informations, que nous récoltions courant 1996, étaient souvent confuses et contradictoires. Ce fut dans ce contexte que nous allions préparer notre expédition. Pour ce que nous en savions à l’époque, nous décidâmes avec l’accord de Théodore d’opter pour la formule « camélidé ». En gros, il s’agissait d’entrer à dos de dromadaire dans le Sud libyen et de remonter en fraude le massif du Dohone pour atteindre ainsi la source et la fleur, sans se faire repérer par la maréchaussée libyenne ou buter sur une des mines, par ici, largement éparpillées.

Théodore Monod et Maximilien Dauber.

Comme toujours, Monod était emballé à l’approche d’une nouvelle aventure, mais pour l’heure, il ne voulait pas encore trop y croire. Plus le projet s’élaborait, plus il affichait son pessimisme. Combien de fois, entre les murs sanctuarisés de son antre de la rue Cuvier, au Muséum national d’histoire naturelle, ou dans son bistrot préféré, « Chez Grand-Papa »2, autour d’une omelette arrosée de frites trop salées et de Coca-Cola, avait-il fallu le convaincre que le projet était réalisable. Pour Théodore, décidément, il y avait trop d’incertitudes, trop de problèmes d’intendance à résoudre, dont il ne voyait pas le bout et pour lesquels je ne lui fournissais pas les réponses attendues.

Il est vrai que les difficultés ne manquaient pas. Comment nourrir les dromadaires qui devaient avaler quotidiennement leur ration d’herbage ? Où trouver les fourrages et le breuvage dans ce massif sans autre point d’eau probable que celui de la source convoitée ? Y aurait-il assez d’eau à Gongom pour revenir sur nos pas avec la « fleur », qui risquait de se dessécher, tout comme nous et nos dromadaires, avant d’atteindre le rivage tchadien ? Comment acheminer le matériel et les provisions sans former une trop longue caravane facilement repérable ?

Sans oublier l’inconfort d’un tel voyage. Monod n’avait plus vingt ans et il n’était plus monté sur un dromadaire depuis un certain temps. Un animal, faut-il le rappeler, à l’aise sur le sable, mais maladroit sur les « chemins » escarpés des massifs montagneux.

Et le pire, c’était qu’à cause du manque d’eau et de fourrage, impossibles à embarquer en quantité suffisante, nous serions obligés d’abandonner tôt ou tard à fleur sort la plupart de nos dromadaires, quitte à n’en garder qu’un ou deux pour le retour, de quoi charger Monod et l’essentiel des bagages. Et de revenir ainsi à pied vers le Tchad.

Sans oublier les risques de chutes des apprentis goumiers que nous étions et les longues marches à pied dans la rocaille, camélidés à la longe, en regardant à deux fois où poser pattes et pieds.

De plus, nous étions tenus à la plus grande discrétion. Ce qui nous obligerait à ne pas allumer de grands feux au cours de nos déplacements, de nuit comme de jour, pour ne pas nous faire repérer des militaires libyens, un peu trop jeunes, un peu trop nerveux, armés de kalachnikovs, et qui auraient le plus grand mal à croire en notre histoire. Pensez donc, une telle équipée pénétrant en fraude le territoire libyen sur plus de deux cents kilomètres pour aller chercher une fleur ! À qui alliez-vous faire avaler cela ?

Pendant que Théodore Monod se renseignait de son côté et réactivait ses relations scientifiques pour en savoir davantage sur le meilleur trajet à suivre, je prenais contact avec Piero Ravà, à Milan, qui avait fourni la logistique du précédent voyage libyco-tchadien dont nous venons de parler. Piero Ravà avait une sacrée réputation dans le métier.

Michel Laplace-Toulouse, que j’avais bien connu au Kenya et qui a géré en partie la logistique de Nicolas Hulot et de Jacques Perrin sur leurs tournages africains, m’avait parlé de lui. Ils s’étaient connus au Soudan et avaient gardé l’un pour l’autre une indéfectible amitié, même si leurs chemins ne se croisaient pratiquement plus de nos jours. Deux grands professionnels qui maîtrisaient ce domaine très particulier des « expéditions exploratoires », dans lesquelles ils excellaient.

L’Afrique avait beau être grande, l’ivraie une fois séparée du bon grain, il ne restait plus grand monde dans ce domaine d’organisation très particulier que sont ces « excursions hauturières », comme les définissait Monod.

Un premier rendez-vous fut fixé avec Ravà à Paris dans le courant du mois de mai.

J’avais également fait appel à Edmond Diemer, un géologue à la retraite, qui avait roulé sa bosse dans le monde du pétrole et dont j’avais apprécié le comportement et l’humeur au Soudan lors du voyage organisé par Lama début 1996. Fan de Monod, il accompagnait le « Maître » dans de nombreux voyages organisés par Lama ou par d’autres. Il faisait partie de ces petits groupes de voyageurs avertis qui découvraient en compagnie du professeur Monod des régions sahariennes peu connues du grand public.

Le deal négocié avec Edmond fut le suivant. Je prenais en charge l’essentiel de ses frais de séjour africains, en contrepartie de quoi il devait assister Monod, jour et nuit, dans ses fréquents déplacements diurnes et nocturnes. Être sa nounou, en quelque sorte.

Au Soudan, j’avais remarqué que Théodore avait la fâcheuse manie de se laisser aller à sa curiosité scientifique naturelle, qui l’éloignait systématiquement du campement et du groupe. En quelques instants, et selon la morphologie du terrain, on le perdait de vue. Un peu sourd et presque aveugle, il serait totalement incapable de retrouver son chemin si, par malheur, il s’éloignait trop de nos regards et de nos appels.

Dans l’expédition que nous allions entreprendre, chacun aurait un rôle à jouer : à Ravà de nous conduire sur le terrain, à nous de filmer et de photographier l’aventure et à Edmond de surveiller notre « vieux » savant. Edmond aurait également la charge d’assister Monod dans ses récoltes botaniques, ainsi que de lui lire les ouvrages et documents scientifiques embarqués par Théodore et consignés dans le sac « bibliothèque ».

J’avais conscience d’imposer à Edmond un rôle particulièrement ingrat et difficile, connaissant les impatiences et les rebuffades dont Monod était capable dès qu’on abordait avec trop de lenteur, de légèreté ou d’incompétence les vastes domaines scientifiques qu’il maîtrisait.

Autant Théodore était d’une grande tolérance envers les âneries proférées par les uns et par les autres tant que cela ne touchait pas à la science, autant il devenait cassant dès qu’un quidam s’aventurait avec prétention sur ses terrains de prédilection.

La mission d’Edmond serait de servir de fusible ainsi que d’endosser les humeurs du Professeur. L’admiration sans bornes qu’il éprouvait pour Théodore était notre meilleure garantie. De plus, il avait déjà approché Monod au cours de deux précédents voyages, celui de 1995 entre la Libye et le Tchad et celui au Soudan en 1996, où je l’avais connu. Un atout non négligeable.

Edmond Diemer, Louis Zeltner et Théodore Monod en séance de lecture, Ennedi, Tchad.

Monod, de son côté, avait renoué les contacts qui pourraient nous aider à affiner le tracé caravanier projeté. Il avait écrit en décembre 1995 au conservateur du Musée des Troupes de Marine à Fréjus, Jean-Marie Massip, qui fréquenta ces régions extrêmes dans les années 60, lui demandant les meilleures alternatives pour mener à bien cette expédition.

Le courrier du colonel Massip, même si certaines informations qu’il nous livrait dataient, nous fut d’une grande utilité.

La première constatation qui s’imposait fut qu’une trentaine d’années plus tard, la région n’était toujours pas pacifiée. Certes, les conflits entre la Libye et le Tchad n’étaient plus de mise, mais cette guerre avait ravivé les velléités d’indépendance des tribus touboues, toujours prêtes à en découdre avec le premier venu, et surtout avec les autorités du Sud.

Si le terrain décrit par Jean-Marie Massip n’avait pas changé, le climat, en revanche, était marqué par une plus grande sécheresse et les points d’eau et postes caravaniers indiqués par le colonel se faisaient plus rares en 1996.

Comme nous pénétrerions en fraude en Libye et en l’absence des permis d’entrée refusés à coup sûr par les autorités libyennes, nous devrions éviter à tout prix les pistes « fréquentées » de l’extrême nord du Tibesti, cette région frontalière contestée et minée depuis la guerre libyco-tchadienne.

Sur base de toutes ces informations se dessina enfin un premier faisceau d’itinéraires. Au départ de Bardaï, en évitant la piste du Nord qui menait en Libye par Aozou et que nous ne pouvions pas prendre, Jean-Marie Massip nous proposait de passer en voiture par Omchi, Omou et Guézenti, dans la mesure du possible, et ensuite, à dos de dromadaire, de remonter nord-nord-est vers l’Enneri Gongom et la fleur de Monod. C’était l’axe le plus court, ce qui ne voulait pas dire le plus simple.