Le vol d'Icare - Kevin Andrews - E-Book

Le vol d'Icare E-Book

Kevin Andrews

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Beschreibung

Découvrez la Grèce contemporaine, ravagée par l'occupation allemande et la guerre civile entre collabos et communistes.

Le Vol d’Icare est le récit de la découverte, au lendemain de la guerre, d’un pays mythique par Kevin Andrews, un jeune Américain étudiant en archéologie. En 1947, la Grèce reste littéralement ravagée par l’occupation allemande et surtout la guerre civile, entre collabos et communistes, dont les flammes ne sont pas éteintes. Bien vite l’auteur se passionne pour la Grèce contemporaine, noue des amitiés intenses dans tous les camps, parmi les gens les plus simples, les bergers, les paysans et leurs familles. Il sillonne le Péloponnèse, d’une forteresse médiévale à l’autre, nous offrant la peinture d’une terre et d’un monde âpres, une galerie d’êtres d’un stoïcisme inouï et d’une pauvreté absolue. C’est pour le jeune helléniste la découverte d’un monde essentiel, souvent tragique, toujours poétique. Son livre, qui tient du récit de voyage, de l’observation ethnologique et politique, ainsi que de l’autobiographie, reste un chef-d’œuvre.

Découvrez la peinture d'un pays mythique, aujourd'hui rongé par la pauvreté et le stoïcisme. Un récit de voyage qui vous fera suivre la découverte de la Grèce au lendemain de la guerre dans les années 1950, par Kevin Andrews, un jeune Américain étudiant en archéologie.

EXTRAIT

Une fois ressortis avec nos bagages, Phrangisko déclara :
— Tu n’as pas l’habitude de nos routes.
Et il loua un âne dont la selle ressemblait à un berceau ou un cageot renversé, où il me montra comment sauter à reculons pour m’y installer sur le flanc.
Lui, il marchait – derrière, muni d’un bâton et d’une mystérieuse litanie de yaps et d’imprécations – par des venelles bleues jusqu’au sentier principal : une sente étroite entre des murs, un bon mètre sous le niveau des champs, où l’animal déposait un friselis précis de sabots comme des notes ornées sur un pavement de blocs de marbre grossiers, aux arêtes vives et d’une éclatante blancheur au soleil, veinés du rouge d’une terre antique. Devant et derrière nous, la terre brune s’évasait vers des hauteurs nues et calcaires, vers une grande montagne piquetée des taches scintillantes de chapelles, de fermes, de fouloirs ouverts vers le ciel.
Dans le lit d’un torrent, à mi-chemin du cœur de l’île, des roseaux crépitaient, hauts de six mètres et plus. Là-bas se trouvaient trois maisons aux toits en terrasses de terre sèche, à peu près dépourvues de fenêtres, de portes, de végétation, d’ombrage ou de sentier entre elles.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Né en 1924, Kevin Andrews est un écrivain et archéologue américain qui a voué pendant toute sa vie une passion pour la Grèce, où il débarqua en 1947 pour terminer ses études. Son périple dans le Péloponnèse, en pleine guerre civile, est raconté dans son livre Le Vol d’Icare, paru en 1959.

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Couverture

Page de titre

Le grand Pan n’est pas mort1

« Le plus grand des maux est les guerres civiles » Pascal

« Je suis étranger et ne tiens à rien » Kevin Andrews

Certaines vies s’inscrivent d’emblée dans la mythologie. Tel fut l’étrange destin de Kevin Andrews, l’auteur du Vol d’Icare, dont le livre lui-même, bien qu’au « plus près de la vérité historique »2, a les attributs d’un conte immortel.

Trois des plus grands esprits du XXe siècle, tous trois hellénistes distingués, connaisseurs intimes de la Grèce ancienne et moderne, ne s’y sont pas trompés. Patrick Leigh Fermor3, le professeur E. R. Dodds4, l’illustre poète Louis MacNeice y ont vu tour à tour l’un des « grands », des « meilleurs », des « plus durables », des « plus véridiques » livres jamais écrits sur la Grèce moderne.

Le Vol d’Icare tient du récit de voyage, de l’analyse ethnologique et politique, de l’autobiographie, surtout de l’épiphanie. C’est d’abord le livre d’un tout jeune homme dont les yeux très bleus – tous s’accordaient sur leur intensité – sont fascinés par « le monde baigné de soleil, de roseaux et d’écume de vin » qu’il nous peint ; dont l’âme est décontenancée par les abîmes de tragédie, de violences et de haine intestines qui s’ouvrent sous ses pas sitôt quittée la capitale.

Il paraît sous une première forme, très poétique, en 1959, quelque huit ans après les événements qu’il relate – les séquelles de l’occupation allemande et de la guerre civile – puis reparaît en 1984, remanié par l’auteur, au plus près du squelette et de ses notes, nanti d’une laconique et sibylline préface. C’est la version que nous proposons aujourd’hui au lecteur francophone. Entre ces deux moutures, la Grèce, le pays d’adoption de Kevin Andrews comme il l’était de Patrick Leigh Fermor, a connu la nuit du régime des colonels, c’est-à-dire la dictature, entre 1967 et 1974. Il reste cinq ans de vie à l’auteur qui va se noyer, tel Icare, mais au large d’Avgo, « l’œuf », là même où naquit Aphrodite de l’écume et du dépeçage d’Ouranos, au sud de Cythère. Ce sera le 1er septembre 1989, il aura soixante-cinq ans.

Qui était Kevin Andrews ? Le savait-il lui-même ? Et quelle est cette Grèce qu’il nous dévoile ? Ne doit-elle s’entendre, au-delà de l’Antiquité, comme le paradigme de l’avenir toujours le même ? Comme une véritable patrie, non seulement de l’histoire, de la conscience politique, de la poésie, mais aussi pour le jeune homme, puis pour l’adulte et l’homme mûr, comme l’origine de la vie et de l’amour ?

D’emblée, Kevin Andrews semble placé sous le signe de l’étranger. Il est né à Pékin le 20 janvier 1924 d’Yvette Borup, Américaine d’origine danoise élevée à Berlin avant la Première Guerre mondiale, épouse de l’Américain Roy Chapman Andrews (1884-1960), grand chasseur devant l’éternel, organisateur d’expéditions géologiques et paléontologiques qui présidera plus tard le musée d’histoire naturelle de New York, l’auteur de Sur la trace du Premier homme (1926). Nombreuses alors les expéditions occidentales, telles celles du père Teilhard de Chardin, qui supputent volontiers l’apparition de l’homme en Asie plutôt qu’en Afrique noire ; on est à la veille de la découverte par Davidson Black, l’un des collaborateurs d’Andrews, du Sinanthropus pekinensis en 1927.

L’enfant né sous les prénoms ambitieux de Roy Kevin Victor est-il bien, comme son aîné George, le fils du fameux explorateur ? Il faut en douter d’après son seul biographe5, mais aussi d’après Kevin lui-même qui parle de sa « généalogie mêlée », de son « origine voilée », auquel sa mère avouera plus tard qu’il est le fils de son parrain, le capitaine Harold St Clair Smallwood, Anglais alors en poste à Pékin et marié ; mais il aurait pu l’être aussi, imagine Jinkinson6, de l’Anglais Perceval Landon, impénitent impérialiste, journaliste, alors correspondant du Daily Mail à Pékin, naguère témoin de la guerre des Boers et de l’invasion anglaise du Tibet, mort en 1930…

Quoi qu’il en soit, la toute première langue du nourrisson est le chinois de son amah, puis le français de sa gouvernante suisse, Hélène Friche. Bientôt, il faut quitter une capitale chinoise dangereusement agitée, et tous de s’enfourner en 1927 dans le Transsibérien avec leurs dix-huit valises – le reste a été expédié par bateau – à travers la Russie soviétique, tous sauf le mari que ses activités séparent de plus en plus de sa femme.

S’ouvre une période d’instabilité – également financière après la crise de 1929 – pour la mère et les enfants, d’abord à Londres, puis non loin d’Oxford, à Paris enfin où se concluaient souvent les divorces des Anglo-Américains d’un certain monde. La séparation est prononcée en 1931 et l’on s’installe à New York. En 1935, quand Chapman Andrews a refait sa vie, Yvette décide de ramener ses fils en Angleterre. C’est le début de l’internat pour Kevin, d’abord à Ripley Court. Il est très proche de sa mère qui renoue avec le « parrain » Smallwood, revenu lui aussi au pays. (Le « frère » George est reparti aux États-Unis). En 1937, c’est un voyage à Doorn où l’adolescent exalté voit l’ex-empereur Guillaume II remettre un bouquet à sa mère, connue à la Belle Époque à Berlin, et dans cette dernière ville, désormais nazie, Hélène sa nounou suisse de Pékin ; c’est surtout l’entrée dans la superbe public school de Stowe, non loin d’Oxford, sise dans l’un des plus beaux parcs néoclassiques du monde, où l’on ne saurait douter qu’a germé sa passion de la Grèce ancienne. On l’imagine arpenter avec ses camarades les « Champs-Élysées » et la « vallée grecque » jadis conçus par William Kent et « Capability » Brown.

Cette passion va prendre son essor à St-Paul’s, école chic de garçons dans le New Hampshire où il a rejoint son frère. C’est 1939, avec sa mère il a quitté l’Europe qui sombre dans la guerre. Il s’y lie avec un lecteur vorace comme lui, et enragé de grec. Kevin est un chrétien pratiquant dans cette école épiscopalienne. Mais voici Pearl Harbor : il a à peine le temps de commencer Harvard. En 1943 il s’engage – il a dix-neuf ans – et suit les classes d’un corps d’élite d’éclaireurs de montagne. Il retrouve sa chère Europe, s’illustre en Italie derrière les lignes ennemies, découvre Venise lors d’une permission. Démobilisé, il suit un cours accéléré pour passer son diplôme de Harvard et décroche une bourse à l’École américaine d’Athènes : il s’abreuvera à la source. Le livre s’ouvre sur « le jour du retour » en 1947.

Le choc culturel, pour le jeune bourgeois anglo-américain, est brutal. Il arrive dans un pays éprouvé comme nul autre par la guerre et l’occupation allemande, qui a perdu 8 % de sa population, compte 1 000 000 de réfugiés, où la guerre civile est à peine « terminée ». La Grèce constitue, lui apprend-on, le terrain d’essai de la « nouvelle espèce de guerre », la guerre froide et les « guerres locales » que les siens, les Anglo-Américains, « aiment entretenir » en confiant les rênes de la « liberté » aux lâches et aux ex-collabos. Ses modestes interlocuteurs autochtones ouvrent les yeux de sa naïveté sur « les requins de la finance d’Athènes » et sur les tours de passe-passe des aides financières et des crédits. Ici, le lecteur de 2019 se pince en se demandant si ce livre reparu en 1984 décrit le passé ou l’avenir…

Au jeune lecteur de Thucydide, conscient des malheurs qui ont fondu sur la Grèce7 deux mille quatre cents ans plus tôt, il semble que la politique du pire d’un Cléon triomphe toujours : « Que leur faute retombe sur le peuple entier ».8 Comment les conséquences de la guerre civile ne se feraient-elles sentir jusqu’à la fin du XXe siècle, puisqu’« un acte de violence n’en suscite pas qu’un seul, mais dix ou vingt de plus » ? L’archéologue en herbe repérant pour son mémoire les forteresses franques nées de la première occupation de Byzance, du sac de Constantinople en 1204 par l’Occident, nous fait comprendre que n’en pouvait sortir qu’une corruption endémique, perpétuée par les Ottomans durant quatre cents ans, puis derechef par l’Europe occidentale aux XIXe et XXe siècles, la Grèce n’ayant jamais cessé d’être un pion… « Riches ou pauvres, nous autres Grecs sommes bons pour les chaînes ! »

Qu’il s’agisse de l’assassinat concerté d’un amnistié en théorie, du geôlier violant mère ou fille venues visiter leur proche incarcéré – et dans quelles conditions !, des cinq cents meurtres dont se targue l’ami Kostandi, de la guerre civile devenue fraternelle ou des exhortations d’une mère ou d’un père adressées à tel fils pour qu’il tue tel autre, le cycle de la violence est interminable. Il repose sur deux données sociologiques propres à cette terre. La Grèce découverte par Kevin Andrews semble n’avoir pas cessé d’être une civilisation de la honte, depuis trois mille ans et Homère9 : « le déshonneur le plus grave, c’est de ne pas se venger ». La pureté d’une épouse ou d’une sœur doit rester absolue : la première, infidèle, peut être lardée de coups de couteau par son mari sans qu’il soit poursuivi, poursuivant au contraire les amants devant le juge ; un regard trop franc sur la seconde peut vous valoir la mort, tout simplement. Dans cette société archaïque de paysans et de bergers, souvent illettrés, vous devez jouir de votre τιμή, de l’estime publique, le ridicule est intolérable.

Mais tout cela ne serait pas sans reposer sur une deuxième donnée : le stoïcisme inouï de tous ceux qu’il croise, devant la douleur physique ou morale, devant la pauvreté ou la faim, au point d’en mourir. Ainsi du petit garçon au membre atrophié pour être resté huit heures sous une poutre brûlante et qui exhibe fièrement son moignon tordu ; ainsi de toute cette famille qui n’a qu’un peu de pain sec pour se nourrir de tout le jour ; ainsi de ces jeunes veuves qui errent, pieds nus ou en train, avec leurs enfants, à la recherche de quoi manger… La pauvreté est si radicale que le don d’un chandail usagé peut faire pleurer une mère. La Grèce se mue alors en paradigme pour le jeune visiteur fasciné.

Pour lui qui, comme tous les poètes, n’avait jamais eu de chez soi, « la Grèce était un pays où je me sentais étrangement chez moi ». Dans ce cadre hésiodique10, où les sens sont exaltés, les bleus du ciel et de la mer saturés, la lumière aveuglante, la chaleur terrassante, les cigales obsédantes, enivrante l’odeur du thym, il lui faut se mettre à l’épreuve lui aussi. Il va naître à la vie, à un autre moi par l’ascèse. Nous le voyons marcher à jeun 48 heures durant, en pleine chaleur, avec rien qu’une petite gourde autour du Taygète. Gravissant l’Olympe, il s’immerge dans une mare glacée. Lui qui aimait les beaux habits, au point d’être vêtu sur mesures à Stowe, il porte à présent de véritables loques. Il s’est rasé les cheveux. L’épreuve de l’étranger va jusqu’à la mise en danger : « Y a-t-il rien qui appauvrisse comme la prudence ? »

Voici en effet qu’on lui diagnostique une épilepsie à Athènes : il lui faudrait éviter la lumière vive, la chaleur, les ascensions solitaires ou les nages au long cours… cela même qu’il ne cessera de pratiquer jusqu’à la fin. Ce « mal sacré » consacre le destin dans sa vie. N’est-ce une sorte de parachèvement de son amour de la Grèce, du refus de l’intellectualisme, du désir « d’agir sans réfléchir » ? Le dieu Pan, dont il nous rappelle l’intervention décisive à Marathon – son cri –, dont il devine un temple en Argolide, ne le quittera plus, y compris dans d’irrépressibles paniques à la fin de ses jours, dans sa maison d’Athènes à l’intérieur rose corail, au jardin luxuriant. Et c’est Pan qu’on croit entendre répondre à l’extérieur de la chapelle, lors du baptême qu’il parraine. La Toute Sainte, la Mère de Dieu si souvent invoquée, peut-elle éradiquer tout le substrat païen, superstitieux, qui continue de hanter champs, villages et montagnes ? Dans ce monde de bergers qui mangent allongés sur le coude comme leurs ancêtres lointains – dont le statut divin ne leur échappe pas s’ils visitent le Parthénon – abondent craintes du mauvais œil, offrandes propitiatoires aux Moires, abandon à Charon.

Il arrive que la tension se relâche : le narrateur ne cache pas ses ridicules, soumis qu’il est aux manipulations répétées d’amis ou de connaissances qui n’imaginent pas qu’un « Américain » ne puisse déplacer partout des montagnes, y compris chez eux, et tout obtenir. Il arrive que tel ou tel fasse des farces, vaguement teintées de cruauté.

Mais pas un mot ou presque sur les proches : sur sa mère qui l’accompagna parfois dans ses voyages en Grèce, à en croire Jinkinson, et mourra brutalement dans un accident de voiture, en Angleterre, en 1958 ; à peine deux allusions dans le Vol d’Icare à sa première passion, une mère de famille nettement plus âgée que lui, la Grecque Ioanna, dont il a une fille, répétant le schéma adultérin dont il est lui-même issu ; nous ne saurons rien de son mariage ultérieur avec une Américaine sophistiquée, Nancy, elle-même fille adultérine du poète e.e. cummings, riche héritière d’un beau-père homosexuel l’ayant reconnue, mariée à Willard Roosevelt (petit-fils du président Theodore), dont elle a déjà deux enfants. Kevin et Nancy font connaissance lors d’un dîner new-yorkais en 1952. Ils se marieront en 1954, auront une fille et un garçon11 ; après avoir vécu en Suisse et surtout en Grèce à partir de 1956 – Athènes, Hydra, Ikaria – ils finiront par se séparer en 1967. Nancy vivra en Angleterre et les enfants en pension en Suisse. Icare ne saurait quitter la Grèce, fût-ce sous la dictature.

« Mais comment se fait-il que tu viennes ici tout à fait seul ? » s’enquièrent encore et encore les bergers et les paysans rencontrés par Kevin. Ils le prennent, on le verra, pour un espion de l’Intelligence Service ! En réalité, ce voyage initiatique constitue la première prise de conscience politique du narrateur, confronté aux camps de concentration, aux exécutions de masse, au « Troisième Décret » qui permet les emprisonnements au secret, tous appuyés par Churchill puis les États-Unis, avant l’horreur des colonels et la catastrophe de Chypre. Au contraire de Paddy Leigh Fermor, Kevin Andrews sera happé par la répression athénienne de novembre 1973 et brutalisé.12

Ce voyage si âpre et magnifique est surtout un retour au pays natal intérieur. Notre jeune homme marche, durant les cinq années comprises dans ce livre, de 1947 à 1951, sur les traces de ses propres origines, ayant tourné le dos à un « père » qui cherchait celles de l’humanité en Asie, ayant tourné le dos à une Amérique aussi « stérile » que la mer qui y mène. Le destin d’Icare est de ne pas suivre Dédale ni ses conseils. « Un jour, il arrivera à la croisée des chemins » et prendra solennellement la nationalité grecque, le 26 février 1975, peu après la fin de la dictature et le retour des libertés publiques. Il ira jusqu’à déchirer son passeport états-unien.13

Plus lui plaît ce monde essentiel où vie et mort, vengeance et pardon ont un sens incomparable. L’amitié qu’on y noue est sacrée ; femmes et enfants vous baisent timidement la main à l’au revoir ; on y croise de véritables saints, comme ce prêtre – « jamais on ne vit de chrétien comme lui » – qui continue de vivre avec ceux qui ont tué tous les siens, homme tout à fait « libre parce qu’il sait pardonner ». Dans ce pays vraiment exploré, Pan joue toujours d’une flûte de berger sur la montagne, adossé à un festin d’étoiles. Icare n’a pas quitté l’Olympe. Les eaux d’Aphrodite ne se sont pas refermées sur des yeux plus bleus qu’elles.

Kevin Andrews nous laisse un chef-d’œuvre aux allures de mythe éternel.

Guillaume VilleneuveMontgeron, 2018

1 Allusion au cri entendu en mer, entre Ithaque et Corfou, sous le règne de Tibère, épisode inouï rapporté par Plutarque dans La Disparition des oracles, 17 : « Le grand Pan est mort ! »

2 Toutes les citations, sauf mention contraire, sont tirées de l’ouvrage présenté.

3 L’auteur bien sûr des chefs-d’œuvre que sont Dans la Nuit et le Vent, Un temps pour se taire et Enlever un général, dans notre traduction chez Nevicata.

4 Titulaire de la chaire royale de grec à Oxford de 1936 à 1960, auteur d’inoubliables études, telles Les Grecs et l’irrationnel, Païens et chrétiens en un siècle d’angoisse, Le Concept antique du progrès, éditeur d’Euripide (Bacchantes) et de Platon (Gorgias). Il raconte dans son auto- biographie son exploration du Mont Athos avec Kevin Andrews, à la recherche d’un saint moine qu’ils ne verront pas, car celui-ci s’est à tout jamais retiré dans une grotte, optant pour l’érémitisme complet (Missing Persons, Oxford, 1976, pp. 184-5).

5 Roger Jinkinson,American Ikaros, The Search for Kevin Andrews, Londres, 2010.

6 Tout à fait à tort, d’après la fille aînée de K. Andrews, Corinna Coutouzi, à qui nous devons de précieux renseignements.

7La Guerre du Péloponnèse, I, XXIII

8Ibid. III, XXXIX

9 On relira les deux premiers chapitres du livre de E. R. Dodds, Les Grecs et l’irrationnel, trad. M. Gibson, Paris, 1965.

10 On le verra au chapitre 8, sur le Mont Yerania, observer « cette existence mesurée par les besoins des animaux, les lois patriarcales et les simplicités du temps et des saisons ».

11 Alexis, auquel va notre gratitude pour ses lumières.

12 Ses essais sur la junte et la terreur, Greece in the Dark, sont parus en 1980, à Amsterdam.

13 Dans la notice nécrologique qu’il donna pour Kevin Andrews à l’Independent de Londres le 9 septembre 1989, Patrick Leigh Fermor loue son long poème, First Will and Testament (1974), où notre auteur « condamne les dirigeants occidentaux avec la véhémence d’un Byron lacérant Castlereagh ».

Kevin Andrews au pied de la citadelle de Corinthe en 1950. (© Gettyimages)

Préface

S’agissant d’un récit personnel, le narrateur est d’ordinaire assez prévenant pour penser à son lecteur et commencer par quelques données essentielles sur son milieu, de préférence à petite vitesse : en l’occurrence, il sera peut-être plus prévenant de ma part de m’élancer d’emblée dans une embardée ultrarapide. Quant à mon milieu, j’en ai eu deux au début, sans appartenir à aucun, ni me l’expliquer à l’époque des événements exposés plus bas.

Une généalogie mêlée, une origine voilée dans un lieu de naissance exotique, un patrimoine paradoxal, la conviction erronée que j’avais naturellement droit à un nom discret et à un passeport américain (mâtinés d’influences prénatales sourdant des profondeurs les plus équestres de l’Irlande du XIXe ou du fin fond du Minnesota, comme de la vallée de l’Hudson dans une version édulcorée de la Belle Époque et du Raj britannique dans tout l’éclat de ses parades – plus une étagère de doses tirées de l’Allemagne impériale, du Paris de Dreyfus et de Sarah Bernhardt, mais encore d’une province chinoise méridionale pendant la Première Guerre mondiale ou de la Mongolie des années vingt), outre une prise de conscience tardive de mon indépendance en tant que fantassin maladroit de l’armée des États-Unis en Italie durant la Seconde Guerre mondiale… le lecteur crie peut-être grâce ! Les vitesses sont déjà bloquées et ces données trépidantes n’explicitent aucunement le simple récit qui suit.

Même la bourse – j’avais vingt-trois ans et achevais mes études universitaires en 1947 – octroyée pour un an de voyages d’études à Athènes, fut en un sens fortuite puisque personne d’autre n’y avait postulé. Elle ne mérite d’être mentionnée ici que parce qu’elle donne la raison de ce premier voyage en Grèce.

Toutefois, à la différence de la vie tâtonnante, qui émerge prudemment d’un brouillard de clauses imperceptibles, d’une pagination en petits chiffres romains et dont les renvois de la table des matières ne sont lisibles que si on la trouve, on attend d’un livre qu’il commence en page une. Qu’il suffise, pour prévenir cette exigeante perspective, de mentionner les passagers d’une cabine voisine de la mienne sur ce vapeur transatlantique en cette année cruciale : une femme grisonnante, au visage rôti par le soleil, qui avait quitté la Grèce trente ans plus tôt pour élever ses enfants dans une épicerie de Brooklyn et qui m’annonça que je pourrais leur rendre visite sur une île de la mer Égée qu’ils n’avaient jamais vue et y rester aussi longtemps que je voudrais, au surplus, puisque Dieu (elle n’eut aucun mal à m’en persuader) dispense toujours abondance de biens – même si elle l’énonça de manière plutôt plus simple.

Pour retrouver la relation la plus littérale possible des incidents, de la chronologie et des êtres, j’ai révisé le texte tout au long. La présente réédition m’a permis de dépouiller le narrateur de certains ornements clinquants, d’un parfum d’attitudes dont, en réalité, je n’avais ni le temps ni le motif au cours desdits événements. J’ai rendu à d’importants éléments de dialogue leur forme originale, sans omettre aucun événement, aucune rencontre. En me fondant sur des notes manuscrites deux fois plus riches, prises pour l’essentiel sur le vif, j’ai légèrement développé certains incidents dans l’intérêt d’une plus grande clarté ou résonance. Quelques tentatives d’améliorer la réalité, d’embellir ou de simplifier une histoire qui n’avait pas plus besoin d’ajout que d’accent et s’exposait mieux, dans toute sa complexité démoniaque, sans déductions ni synthèse, sont tombées du corps du récit comme des rameaux morts. L’histoire est désormais au plus près de la vérité historique qu’il m’est possible : l’expérience brutale et déconcertante faite par un étranger d’un pays plongé dans la guerre civile et le début de séquelles dont il n’a pas encore vu la fin.

Il ne s’agit pas d’une autobiographie à proprement parler car il est à peine fait allusion à l’intimement personnel (lequel informa l’ensemble de mon expérience depuis le début jusqu’après la fin). Quoi qu’il en soit, mon autoportrait se perçoit suffisamment dans le grand miroir brisé de scènes et d’événements auparavant inimaginables et dans toutes les vies qui s’y prirent, auxquels, en toute logique, elles auraient dû rester étrangères sans avoir à s’y mesurer. Nombre d’entre elles, de fait, étaient étrangères et bien plus que je l’imaginais ; ce qui est moins compréhensible, mais plus pertinent, c’est que d’autres ne l’étaient pas.

C’est pour elles, leur férocité et leur chaleur humaine, leur délicatesse et leur impatience, que ce livre – bien illogiquement puisque aucune n’allait le lire et qu’il les intéresserait peu aujourd’hui si elles vivaient encore – fut jadis écrit, avec ma gratitude.

Kevin AndrewsAthènes, 1983

Carte

Le Péloponnèse

1 Le jour du retour

La lumière du jour brûlait rouge sur les paupières – une odeur de goudron chaud dans les narines, issue des pulsations du pont sous mes pommettes.

Derrière le bastingage filaient des rochers gris-brun entre la course de l’eau et le ciel saturé de soleil. Mâts et grues gîtaient comme je me relevais en sentant le pont me rentrer dans les genoux ; les vagues d’encre cessèrent d’écumer, les rochers, le soleil et les ailes des moulins blancs comme neige se redressèrent tandis que mouraient les moteurs, que nous contournions la jetée et glissions sur un fracas de chaîne d’ancre dans un port rond et bleu.

Nous avons hâlé nos bagages sur une échelle dansante et dégringolé dans les canots qui s’agitaient à tribord. Des matelots en écharpes blanches et pieds nus nous ont emportés, la chaîne d’ancre à nouveau a grondé et le vapeur a reculé vers le large pour se diriger vers des îles du rivage d’Asie Mineure.

Poussant les rames, les hommes du port nous ont fait passer sous les quilles basses des caïques et les proues peintes, sur un glacis moiré. Phrangisko a projeté un sac à dos sur le débarcadère et m’a remis d’aplomb sur l’emmarchement (ses traits sombres étrangement contredits et simultanément accentués par l’uniforme britannique encore en usage dans l’armée grecque après-guerre). Il était à présent en permission, loin des combats de Macédoine ; nous avions fait connaissance à bord et allions gagner la ferme parentale au milieu de l’île, pour voir ses cousins récemment arrivés d’Amérique.

Nous passâmes une arche blanchie à la chaux, bleuie par l’ombre à 6 heures du matin, pour entrer dans une taverne où la fumée mince, douce, prenante se mêlait à la brise marine.

— Quelque chose ? héla Phrangisko.

Quelqu’un dont la jambe se balançait sur le comptoir ferma les yeux en claquant de la langue, ce qui signifiait : rien.

— Et ça ? reprit Phrangisko quand un garçon entra en courant, des rougets s’agitant dans sa main.

Bientôt, ils crépitaient sous un filet d’huile jaune, sur un lit de braises, pour nous parvenir, croustillants et fumants, avec une chope de vin âcre.

Une fois ressortis avec nos bagages, Phrangisko déclara :

— Tu n’as pas l’habitude de nos routes.

Et il loua un âne dont la selle ressemblait à un berceau ou un cageot renversé, où il me montra comment sauter à reculons pour m’y installer sur le flanc.

Lui, il marchait – derrière, muni d’un bâton et d’une mystérieuse litanie de yaps et d’imprécations – par des venelles bleues jusqu’au sentier principal : une sente étroite entre des murs, un bon mètre sous le niveau des champs, où l’animal déposait un friselis précis de sabots comme des notes ornées sur un pavement de blocs de marbre grossiers, aux arêtes vives et d’une éclatante blancheur au soleil, veinés du rouge d’une terre antique. Devant et derrière nous, la terre brune s’évasait vers des hauteurs nues et calcaires, vers une grande montagne piquetée des taches scintillantes de chapelles, de fermes, de fouloirs ouverts vers le ciel.

Dans le lit d’un torrent, à mi-chemin du cœur de l’île, des roseaux crépitaient, hauts de six mètres et plus. Là-bas se trouvaient trois maisons aux toits en terrasses de terre sèche, à peu près dépourvues de fenêtres, de portes, de végétation, d’ombrage ou de sentier entre elles.

— Ils sont installés dans celle-ci, dit Phrangisko, à côté de chez ma grand-mère. C’est la première fois qu’elle les voit.

Nous nous sommes arrêtés devant la troisième. Dehors, sur une terrasse, un poirier créait la seule tache verte du paysage. Une fille sortit sans mot dire, nous fit signe d’entrer dans une pièce balayée par les brises marines, au sol de terre battue, au plafond de cannes de roseaux pas tout à fait noircies par l’âge, décorée d’un motif ondoyant de vagues safran et indigo.

Elle réapparut avec un verre d’alcool incolore et une cuillerée d’écorce de fruit confit.

— Bienvenue, dit-elle pour rompre le silence.

— Je me réjouis de vous avoir trouvée.

C’était la réponse canonique fournie par le manuel – puis j’avalai une lampée brûlante.

— Est-ce vous qui faites cette confiserie ?

— Et le raki ! cria Phrangisko d’une pièce voisine où il ôtait son uniforme. L’hospitalité ne concernait que les inconnus.

— Et nos cousins vont de maison en maison pour savoir qui fait le meilleur ! lui répondit-elle à la cantonade.

Il revint en habit de travail.

Autour, sur les murs, nous fixaient des daguerréotypes ovales, grandeur nature, d’ancêtres sans expression, enturbannés, moustachus à la gauloise, tandis qu’une brise salée agitait une cantonnière de dentelle au-dessus de la porte et le chemin de table brodé. Pour la première fois, frère et sœur s’adressèrent un signe de reconnaissance.

— Alors que devient Tante Evyenia ? dit-il.

— Tu tombes au bon moment, le mariage est pour demain. Quarante ans, avec une dot comme la sienne ! Elle aurait pu prendre n’importe qui sur l’île.

Cette bribe d’information, pas vraiment secrète, laissait entendre qu’un hôte imprévu, sans visage ni nom, pouvait avoir les pieds endoloris mais qu’en plus il pouvait être humain : il lui était loisible de faire ses déductions.

— Mais avoir choisi celui-là ! On dit que les gens sont méchants par chez lui : rien que des montagnes, pas de mer. Ici, dans les îles, nous sommes tranquilles, gloire à Dieu !, et de se signer comme un petit carillon aigu nous parvenait à travers champs, en écho à sa piété. Voilà qu’ils arrivent, tu vas les voir.

— Toute la bande, fit-il. Tantes, cousins, parents, frères, oncles, neveux et nièces.

— On fait de grandes familles ici, compléta sa sœur et j’eus l’impression qu’une porte invisible se fermait peut-être derrière moi.

Nous sommes passés sous le poirier pour regarder. Parmi les silhouettes évoluant lentement dans le champ, j’en reconnus une, en short et en maillot : Tom Condor, originaire de Brooklyn, baptisé Athanasios Kondarini dans l’église grecque de là-bas. Nous avions lié connaissance lors d’un exercice d’évacuation, deux heures après avoir quitté le port de New York. Dans le cortège, ses sœurs étaient également remarquables, avec leurs jolis visages maquillés, leurs coupes au bol et leurs pantalons écossais.

— Ann et Zoé, dit-il. La moitié de l’île demande déjà leur main.

— Et l’autre moitié les traite (excusez-moi) de tsoulès.

— Parce qu’elles portent un pantalon ? supposa-t-il avant d’ajouter, à mon intention : les gens d’ici n’ont pas grand-chose dans la tête.

— La Panagia te protège quand tu portes une jupe.

— Je n’ai rien dit.

Même de loin, Mme Condor ressemblait peu à l’émigrée d’hier rentrant au pays sur le paquebot, au sourire affectueux et patient plaqué sur un large visage quelconque ; elle n’avait d’autre mine, à présent, que celle des gens qui parlent du temps et des récoltes, de la valeur des bêtes et de la méchanceté des enfants.

Une foule de parents s’approcha pour accueillir Phrangisko et apercevoir le nouveau venu. Les questions se pressaient. Quand avait accosté le bateau ? Où étaient mes parents ? Et combien de frères et sœurs ? Où vivais-je à Athènes, et de quoi ?

Mme Condor me héla par-dessus leurs têtes :

— Hé, Andrew, qu’est-ce que tu fabriques à parler avec ces crétins ? Entre donc, mon frère et ma sœur veulent faire ta connaissance.

Tout au long de cette journée de rencontres et d’accueils rituels, Tom Condor traduisit les salutations et les compliments en m’apprenant les réponses appropriées, tandis que le long midi s’approfondissait, depuis le bleu et l’or, vers le violet et une nuée d’étoiles.

Tard dans la nuit, à la cuisine de terre battue, lui, les hommes de la famille et moi nous installâmes sur des caisses et des tabourets devant une table chargée de haricots, de tranches de pain, de fromage, où restaient pris quelques poils d’une outre en peau de chèvre, et d’une gourde du vin noir tiré des champs privés d’eau. Personne ne buvait de son côté : dès que quelqu’un levait son verre, tous les autres trinquaient avec lui en répétant doucement « Santé – santé – à notre santé à tous », incantation mesurée, sans emphase, qu’il pouvait être risqué d’omettre.

La permission de Phrangisko venait au bon moment, remarqua l’un de ses frères, au début des vendanges. D’autres expliquèrent comment s’alimentait le four à pain derrière la maison, avec des buissons de thym des collines, comment la moitié des puits de l’île étaient taris à l’arrivée de l’automne et qu’il y avait peu à faire en hiver, entre semailles et récolte de printemps, même si distiller le raki, en décembre, les occupait tous ; et que les taches sur la nappe n’étaient que du vin, ce qui n’était pas grave car renverser du vin sur la table ne portait pas malheur, pourvu qu’on prononce la bonne formule à temps.

— Zoé, Annoula, foutues vauriennes de tsoulès, debout !

J’étais emmitouflé dans une couverture sur les dalles d’une avant-cour, à regarder un ciel de nacre.

— Nom de Dieu, pourquoi on se lèverait ?

— Je t’entends encore jurer et je te gifle !

— Viens te joindre au petit-déjeuner, m’appela Tom depuis l’intérieur.

Sa mère était accroupie devant l’âtre, à chauffer du café turc sur un feu de rameaux. Ann et Zoé étaient encore recroquevillées sur une paillasse de cannes de roseaux jetée sur des tréteaux. Mme Condor tranchait une grosse miche ronde contre sa poitrine, en marmonnant :

— Seigneur tout-puissant ! Toute la journée ces deux-là ne font que beugler flocons de maïs et soda à la crème glacée ! Mes gosses ont tous trimé si petits. À présent que je les ramène au pays, je veux juste qu’ils prennent du bon temps.

Une voix peu compatissante murmura, sortie du lit :

— Adieu Brooklyn !

Mme Condor fixait l’âtre. Une aiguille d’ombre fragmenta le soleil répandu sur le sol : elle se tourna pour accueillir un petit garçon qui entrait et lui tendait un plat sous une serviette brodée.

— Assieds-toi Yanaki, mais ce dernier disparut sur ses pieds silencieux. Mon neveu, dit-elle avec un zeste de son vieux sourire. Tu sais, Andréa, j’ai trente-deux neveux et nièces sur cette île. Je ne sais pas pourquoi je pars un jour, vrai de vrai. Jadis mon mari avait grande flotte de kaikia, mais il va sans cesse se battre contre les Tourkous et les Voulgarous, si bien qu’un jour il vend juste ses bateaux et nous partons. Trente ans nous travaillons comme des mules, nous achetons la boutique, nous gagnons de l’argent petit à petit – et v’là qu’il s’en va à Jersey City avec une foutue Ispana ! C’est pour ça que je passe ma vie derrière le comptoir ! Tout ce temps mes frères et sœurs ont utilisé mes champs. À présent, ils nous disent de rester. Peut-être qu’on restera un an. Mais ce serait bien si mon mari était ici aussi, hein ? Juste avant qu’il parte, je lui dis : « Écoute-moi bien, Zakharia, cette femme c’est rien qu’une skata ! »

— Maman, comment tu parles !

— Rendormez-vous, vous les deux vauriennes ! Je parle à Andréa !

Elle ôta le linge qui recouvrait une assiette de miel et de graines de sésame.

— C’est bien, hein ? Tous les jours, c’est comme ça, quelqu’un apporte quelque chose. J’ai jamais été si heureuse.

Mais en voyant son fils en short, elle aboya :

— Thanasi, je t’interdis de sortir comme ça, tout nu !

— M’an, il fait chaud.

— Panagia ! Mme Condor invoquait la Toute sainte Mère de Dieu : pourquoi j’amène mes gosses ici s’ils me font honte devant les miens ?

Alors des voix appelèrent depuis le flanc de la colline.

— Nous montons au Pyrgos.

Une caravane d’ânes s’était arrêtée et l’aïeule sortit de sa petite maison à côté, penchée sur une canne, en jupe longue lui descendant jusqu’aux chevilles. L’âge lui avait buriné le visage jusqu’à révéler un type pouvant appartenir à n’importe quelle race, n’importe quel continent. Tandis qu’un de ses petits-fils la soulevait sur une selle, qu’une quinzaine ou vingtaine d’entre nous s’ébranlait à sa suite, on eût dit quelque impératrice douairière désormais trop vénérable pour la mortalité. Mais je devais me demander plus tard, à deux ou trois reprises, si l’on eût trouvé quelque impératrice terrestre capable d’exprimer, par le regard ou par le geste, une bénédiction aussi naturelle.

Nous montâmes vers un rocher à l’horizon et notre vue porta sur toutes les îles montagneuses bleu gris des Cyclades et droit sur les rochers d’un rivage désert, en contrebas. Des pirates turcs jadis y avaient débarqué, mais la colline raide s’était ouverte pour les avaler, racontèrent les cousins avant de nous conduire à une fissure de la paroi marmoréenne qui ne s’était jamais refermée. Mme Condor remarqua :

— Il m’arrive de penser à cet endroit quand je vends des épinards gelés à ces vauriens de clients…

Nous sommes rentrés par un ravin miniature planté de cognassiers et d’amandiers (en nous baissant sous les branches épineuses et des grenades encroûtées de rouge qui s’entrechoquaient), où l’on trouvait une source festonnée de fougères et de lierre. C’était la propriété de l’aïeule et Mme Condor me chuchota :

— Ils ont tous peur qu’elle me laisse cet endroit. De braves gens, mais jaloux. Dieu me vienne en aide !

Le lendemain, tout le monde s’occupa des préparatifs du mariage. Vers le coucher du soleil, les femmes arrivèrent sous des fichus propres, les hommes avec des moustaches soignées, mentons brillants et nuques dégagées. Dans la pièce bondée, on avait installé une table sous des bougies, tendue d’une nappe propre. Accompagné par le cliquetis et le grésillement de l’encensoir, le pope barbu, en ornements brodés d’or, psalmodia l’office du mariage sur cet autel rudimentaire. Devant lui se tenait la tante avec celui qu’elle avait choisi sur la terre ferme inconnue, où il n’y avait que des montagnes et où les gens étaient méchants, rien d’étonnant. Parmi les volutes épicées de l’encens, tous deux reçurent leur communion avec une cuiller à long manche.

— Un couple de poulets de printemps, murmura Zoé à l’intention de sa sœur.

Puis on apporta la nourriture et la pièce se remplit à nouveau de voix et de l’odeur vive du vin tandis qu’on tranchait la lourde miche consacrée – le produit de ces mêmes champs bruns – et qu’on la distribuait à tous, vieux et jeunes. On emporta les bougies et le calice, remplacés par un antique gramophone à manivelle et, de son grand pavillon rose et dentelé, surgit une chanson exultante et désespérée, sur des rythmes heurtés et syncopés. Les jeunes gens dansaient en cercle, les bras posés sur les épaules du voisin, hommes et femmes s’affrontaient en mimant ouvertement le défi, la poursuite, la fuite, la parade, sans jamais atteindre tout à fait le moment de la prise ou de l’excès.

Bien après minuit, en nage, alors que la tête nous tournait, nous nous sommes frayé un chemin à travers les terrasses de courges et de melons, au clair de lune. D’autres chantaient encore, derrière, dans l’obscurité lumineuse et bleue, et Tom me traduisit vers après vers les mots d’un autre psaume :

Voici que toutes les hirondelles, toutes les perdrix,

Voici que chantent tous les oiseaux de la nuit,

« Maître, réveille-toi à présent,

Bon maître, éveille-toi,

Éveille-toi pour embrasser à présent

Le cou blanc, le cyprès de son corps. »

Et Mme Condor dit :

— C’est ce que chantent les gens quand ils entourent la maison et la mariée enlève le drap plein de son sang et puis elle le suspend à la fenêtre pour que les voisins voient que personne ne l’a jamais touchée avant.

Bien plus tard, j’apprendrais que cette chanson se chante encore dans certaines régions grecques, mais rien qu’aux funérailles et pour un autre couple d’acteurs, dont l’un n’est pas mortel, mais tout aussi amoureux et impatient.

Le lendemain matin, on mit bout à bout les tables de la maison de Phrangisko sous le poirier et la parentèle se réunit à nouveau pour le petit-déjeuner de mariage sous le premier soleil. Nul n’alla au fouloir ce jour-là non plus.

À l’ombre d’un mur, Phrangisko s’affairait à fabriquer une outre à vin à partir des restes de la chèvre égorgée pour le festin, en cousant les trous des membres coupés avec un fil de boyau, puis en retournant toute la peau par l’orifice du cou, de manière à faire sécher le côté humide, mauve et charnu. L’un de ses frères fit aussi une flûte à partir d’un bout de roseau, avec quelques coups de couteau et un clou incandescent chauffé à la cuisine ; bientôt, les notes aiguës, voilées, griffaient le ciel. Tout le jour, leur mère se tint debout, une quenouille sous le coude, trop concentrée peut-être pour s’asseoir, à tirer sans cesse des brins d’un flamboiement doré de laine, d’un coup de fuseau mobile, pendant que nous autres continuions à manger et boire, qu’Evyenia restait à l’intérieur avec son mari en petite tenue qui lui dévorait le visage tanné de ses yeux noirs. Tous deux partirent le lendemain attraper le bateau du Pirée et les hommes retournèrent travailler au fouloir avant l’aube.

Tom et moi les avons rejoints dans la cour de murs crépis et y avons sauté pieds nus. Nous plongions partout, empourprés jusqu’aux genoux, pressions les orteils sur les amas de petits globes chauds éclatants, tandis que montait le soleil et que le monticule s’affaissait lentement autour de nous, en un gargouillis puissant et grave de jus par la bonde vers une fosse en dessous. Une touffe de thym y était fourrée pour retenir les peaux et les pépins, plus tard bouillis pour faire du raki, de la gelée et des gâteaux. Tout le jour arrivèrent les gens avec des charretées de raisins à verser dans la presse et parfois nous buvions une gourde de jus chaud, trop poisseux pour étancher la soif, trop suave pour arrêter de boire.

Les jours passaient. Le lever de soleil ambré enflait vers un ciel étincelant, un clair de lune d’azur s’étendait comme du miel brun sur les pavages. La mère de Phrangisko nous préparait le repas de midi et un jour Ann et Zoé passèrent sous la terrasse en déclarant « Nous avons mangé. Nous allons à Naoussa – peut-être pour faire du grabuge. » Leur oncle arriva à pas traînants depuis les champs (sous le chapeau de paille, ses yeux scintillaient sur un visage émacié et une moustache en pointe) et les regarda sautiller sur le sentier raviné.

— Elles ont mangé, dit sa femme. À présent, elles vont en visite à Naoussa.

Elle parlait rarement, son visage restait inexpressif, mais un jour elle me lança un sourire auquel je pouvais me fier, je le savais.

Personne ne parlait durant le repas, tandis que les mouches tournoyaient et bourdonnaient sous le plafond bas. Ses filles étaient assises à l’extérieur sur les pierres de la terrasse, à moudre des légumes secs sous une meule grondante. À la fin des repas, leur père se signait trois fois, hissait sa charpente noueuse sur un lit de roseaux au-dessus de la réserve de grains et s’endormait, le chapeau de paille ramené sur les yeux.

Au-delà des vignobles s’étendait un terrain découvert, nu sous le soleil mais doté de secrets particuliers – chemins creux, fourrés de roseaux dans les lits de torrents, ici et là un hallier de cyprès autour d’une chapelle sommée de bleu (mais jamais trop proche d’une maison, il y avait une raison à cela) et des petites cavernes dans les rochers, des sources secrètes, les vergers d’un monastère qui n’était qu’un escarpement blanc pastillé de fenêtres du côté le plus raide de la montagne et, depuis les hauteurs, une vue soudaine et plongeante sur un rivage dentelé, calcaire.

Plus près, les éléments du terrain étaient aigus, durs, découpés : la meurtrissure de la rocaille et les épines de végétation morte depuis l’hiver. Les yeux vous faisaient mal à midi dans les champs où les ceps lourds craquaient sous les pas, où leurs feuilles pendaient flétries et les grappes noires gisaient, opulentes et chaudes, sur les mottes brûlées, sans qu’on les ramasse.

Il y avait un figuier solitaire sous lequel je dormais au milieu du jour, sur le sol de silex, bien qu’on m’eût mis en garde – il ne fallait pas dormir « là où l’ombre est lourde ». C’était le moment où toute vie se repliait dans les petits coins, comme si le plus léger mouvement risquait de contrarier l’immense quiétude du soleil au zénith. Ici, pas d’autre bruit, parfois, que le râpement lent, desséché – comme celui d’une langue de chèvre – des lourdes feuilles du figuier.

S’éveiller à nouveau dans un monde où la lumière était d’un dense plus profond, où le paysage commençait à se remodeler d’ombres, c’était comme refaire un long voyage, tout en ayant les omoplates encore enracinées dans la terre.

Après 4 heures, les vignobles recevaient la première caresse des rayons obliques et l’île respirait à nouveau quand les autres descendaient au fouloir. Un déchet d’écume et de bulles flottait déjà dans la cuve. Les bruits reprenaient – sonnailles de chèvres, braiments d’ânes, quelque part la note unique d’un clocher – et se mêlaient à notre clameur comme nous remontions le moût hors de la cuve avec des gourdes et des bidons d’essence pour le reverser dans les outres dont nous serrions fort le col. Leurs moignons protubérants reprenaient forme : elles dansaient toutes les unes sur les autres dans le champ comme à moitié ressuscitées et nous les hissions sur les selles des ânes, à trois pour chaque outre.

Après quoi nous conduisions les animaux à Naoussa, sur sa crique de saphir, où le frère aîné, revenu de la guerre en Albanie six ans plus tôt avec une seule jambe, tenait une taverne pour les pêcheurs. Et retour à la maison sur les ânes poussiéreux, au pas délicat, devant des bergers entourés des troupeaux, pendant qu’un vent de sonnailles mélodieux soupirait dans les saulaies, là où les vagues légères et rapides s’échappaient d’une mer violine.

Un soir, nous avons rendu visite au frère marié de Phrangisko. Deux hommes sont sortis avec des instruments – un tambour en peau de chèvre et une minuscule musette en chevreau, nantie de deux roseaux fichés dans un plus grand avec de la cire d’abeille et du bout d’une corne de vache pour la résonance. Sur la pulsation étouffée, pressante du tambour et le glapissement sauvage de la musette, les autres dansaient, doigts entrelacés, et le clair de lune leur tourbillonnait aux chevilles.

Dans l’obscurité, près de moi, Mme Condor dit :

— Charmante soirée d’autrefois, hein, Andrew ?

Phrangisko repartit un matin de bonne heure en uniforme : pour lui, c’était retour à la Macédoine et au combat. Une fois encore, personne ne dit rien : la minute d’avant il était là, celle d’après il ne se distinguait même plus au milieu d’un champ. Les sentiers méandreux de l’île tournaient vite. Le caractère définitif et inaudible de son départ ressemblait à une douche brutale qu’on reçoit sur la tête, mais cela pouvait n’avoir rien de bizarre dans les circonstances actuelles et ses parents en avaient l’habitude, même ici dans la quiétude des îles : partir tuer ses compatriotes n’offre pas l’excitation d’une guerre normale.

Une semaine plus tard, je retraversais l’île moi aussi. J’avais fini mes études universitaires, mais j’avais été envoyé en Grèce grâce à une bourse et n’avais pas prévenu Athènes de ma si longue absence.

Au port, un gendarme me dit qu’un télégramme était arrivé de la capitale.

— Pour moi ?

— Qui d’autre ? Il n’y a pas d’autre étranger.

— Que dit-il ?

— Rentrez.

Moulins, rivage et montagnes s’éloignaient dans le sillage du bateau. Dans l’après-midi, nous mouillâmes au port d’Hermopoulis à Syros et reculâmes à côté d’un cargo suédois qui déchargeait des caisses de grains américains.

C’était le port principal des Cyclades et il ressemblait à un décor de théâtre avec son quai pavé, ses façades peintes en rose et en vert, ses deux collines pentues sommées d’une église, l’une orthodoxe, l’autre catholique. Celle-ci était un vestige de l’empire maritime vénitien dans l’Égée, un vestige de la Quatrième croisade et de l’asservissement de la Grèce byzantine aux puissances croisées d’Europe occidentale deux siècles et demi avant que le premier Turc apparaisse à l’horizon. Les épiceries, les cafés et les restaurants entourant le port, dont chacun portait le nom d’une île de l’archipel (et ce mot lui-même est une antique corruption d’Aigaion Pelagos, comme le montrent les cartes et portulans médiévaux) évoquaient la période de l’histoire ultérieure du pays où Hermopoulis (« Ville d’Hermès », le dieu du commerce) faillit être préférée à Égine et Corinthe comme capitale de la Grèce indépendante, avant la création du Pirée ou qu’on songeât même aux éboulis d’un village du nom d’Athènes. Tout au long du XIXe siècle et jusqu’en 1922, Hermopoulis avait été le port le plus animé du pays et beaucoup de gens y affluèrent, quittant leurs fermes sur les autres îles sèches et stériles, pour ouvrir des boutiques et autres entreprises commerciales dans le grand marché prometteur du nouveau pays. Cette émigration annonçait les grandes émigrations hors de Grèce proprement dite, consécutives aux famines, aux guerres et aux privations à la fin du dernier siècle et durant les premières décennies de l’actuel14. Il s’agirait d’un plus long voyage, à travers une plus grande mer, dont il serait plus difficile de revenir, auquel succéderait une lutte plus âpre de l’autre côté ; où les nouveaux venus n’étaient pas encore maîtres sous leur toit, comme dans cette île ici, mais des domestiques et des pièces rapportées rivalisant avec des flots d’autres étrangers et de serfs qui parlaient tous des langues étranges et ne les aimaient pas davantage que le faisaient les premiers colons et pionniers, car peu d’entre eux pouvaient renoncer au rêve qui les avait attirés pour s’y asservir encore plus sitôt qu’il se concrétisait, même si ce n’était qu’un petit restaurant, un étal de fruits ou un comptoir où l’on vendait des épinards gelés.

Ce que j’avais vu au cours des deux semaines passées dans un monde baigné de soleil, de roseaux et d’écume de vin, c’était un aperçu de cet exil oublié, mais depuis l’extrémité opposée : l’endroit où était revenue une famille d’émigrés. Le retour au pays était trop tardif pour les enfants qui n’avaient pas grandi ici parmi les chèvres et le marbre passé sous la chaux ; peut-être n’était-il pas trop tardif pour cette seule génération qui ne pouvait plus s’en servir.

Ici, cette scène douce et pentue, couleur pastel au-delà du pont-arrière, où tout semblait à sa place, y compris la relique vaguement arrogante de la Quatrième croisade, offrait une diaspora miniature en elle-même, dotée d’un écho plus ancien que des souvenirs ethniques partagés, revenant à un plus vieux monde de peuplements littoraux mobiles dans cette enclave de mer quasi intérieure, toujours grouillante et agitée ; il avait vécu depuis les origines du commerce d’un port à l’autre, à marchander les religions entre tous les continents alentour, à échanger langues et vins du cru, à vendre cultures et marmites, à exporter la poésie, l’or et le bronze, mais tout cela avec le plus vieux trafic de tous – en tous sens sur ces pierres de gué et ces havres – le mouvement des armées et l’expansion des empires.

Les passagers pour le Pirée attendaient en contrebas sur le quai mais quelques-uns, plus rapides, se faufilèrent entre eux sur la passerelle, en zigzaguant sur le pont comme au jeu de l’oie, avec des paniers de loukoums, l’ultime monopole, le dernier article d’exportation de l’île.

Mais une fois que les passagers eux aussi furent tous montés, il y avait encore une autre file entre le bord du quai et les tables désertes du café : quelque deux cents hommes les uns contre les autres, têtes rasées, des petits baluchons à leurs pieds, encadrés par des soldats munis de mitraillettes.

— Qui sont-ils ? demandai-je à un matelot.

Il avait peut-être servi sur un cargo car il me répondit en anglais :

— Des braves gens. Des démocrates. Exilés – prisonniers – tu comprends ce que ça signifie ? Nous avons un gouvernement pourri !

Et il s’esquiva avant d’ajouter autre chose qui soit dangereux.

Mais je l’entendis répliquer à un autre passager : « Ce sont nos frères, non ? » Mais là encore il ne s’attarda pas suffisamment pour être mêlé à une conversation.

On donna ordre aux passagers de dégager la poupe et la file fut conduite par le pont avant.

Tandis que nous quittions le port, j’opérai mon propre mouvement d’avance. Au milieu du navire se trouvait un groupe de femmes en pantalons, avec foulards de soie et grandes lunettes de soleil, qui parlaient à un pope, en français, de leurs vacances sur une île où nul n’était jamais allé – Mykonos – exquise* ! Leurs voix avaient toutes le même timbre, rauque mais indulgent, modulé, et je le retrouverais lors des réceptions athéniennes, l’intonation dominante au-dessus des jappements et des grognements de baleines de leurs hommes.

— Et où emmènent-ils, fit l’une d’elles, ces voleurs de chèvres ?

Aucune barrière n’empêchait d’accéder au pont avant où se dispersaient les prisonniers, debout ou assis sur leurs baluchons.

Je m’y assis, contre une nervure, pour lire mon dictionnaire de poche.

L’un des prisonniers le remarqua : il avait lu par-dessus mon épaule. Son visage était d’un jaune maladif et ses yeux sans sourire.

— Américain ?

Je hochai la tête.

Quelques autres s’approchèrent.

L’un d’eux (il ne pouvait avoir plus de quinze ans, bien que sa tête osseuse et rasée lui donnât un air de férocité précoce) déclara, lui aussi en anglais heurté :

— Mieux vaut toi américain. Le diable emporte Churchill, fils de pute.

L’homme au visage jaune observa :

— C’est à cause de lui que nous sommes en prison.

Un autre intervint :

— Nous avons donné ce que nous avions pendant la guerre – ce n’était pas grand-chose – rien que nos maisons et nos familles. D’autres n’avaient que leurs vies, mais ils les ont données aussi. Les gens ont été tués par centaines de milliers. On ne sait pas encore combien, mais près d’un million c’est un chiffre énorme pour une petite population comme la nôtre. Nous n’avons pas cessé de nous battre. Puis, après le départ des Allemands, l’armée anglaise est arrivée et les nôtres étaient enfin libres. Nous les pensions nos alliés, nous nous étions battus pour la même chose, une seule chose, la liberté. Mais dès qu’ils furent là, les Anglais se mirent à recruter des collaborateurs. Ils nous ordonnèrent, à nous qui avions combattu les Allemands, de rendre nos armes et de nous soumettre à un gouvernement que nous ne pouvions que soupçonner, le gouvernement de gens qui avaient passé la guerre hors de Grèce – des gens que nous ne connaissions pas, des gens que nous n’avions pas choisis. En tout cas, nous avons rendu nos armes, nous ne pouvions rien faire d’autre. Mais nous n’aimions pas l’allure de ce qui s’annonçait : nous sommes entrés à Athènes, sans armes, pour protester puisque nous croyions être libres de le faire, à présent. Quand nous avons atteint la place de la Constitution, la police des collaborateurs a fait feu sur notre foule : en une minute, vingt-huit morts, des centaines de blessés. Après ça, nous avons repris le combat car nous estimions combattre des collaborateurs, des traîtres. Et c’est alors que nous avons découvert que nous combattions nos propres alliés, les Anglais. Ils ont gagné. Mais nous avions eu raison de nous méfier des gens qu’ils avaient ramenés pour nous diriger : eux et leurs suppôts sont tous là, au pouvoir, installés comme jamais. Nous sommes en prison ou exilés.

— Où ?

— Dans toute la Grèce. À présent, ils nous amènent de Youra, l’île voisine de celle-ci. Tu ne la verras pas, aucun bateau n’y fait escale. C’est un endroit où les prisonniers cassent des pierres tout le jour et dorment à même la roche. Nous leur construisons une prison, pour qu’ils nous y enferment. Si tu es Américain, tu devrais la voir. Que fais-tu ?

— Étudiant.

— Alors nous sommes collègues. Je suis étudiant moi aussi. As-tu un stylo ? Et il écrivit son nom sur la dernière page de mon dictionnaire, en ajoutant sous sa signature « Étudiant en droit – un souvenir ».

Nous n’en dîmes pas davantage car un gardien, revolver à la ceinture, survint en criant à tout le monde de se lever. Les prisonniers s’exécutèrent.

— Eh toi ! Lève-toi !

Je montrai ma tête chevelue, ce qui provoqua un murmure amusé. Le gardien leur ordonna de se déplacer.

Je me transportai contre une autre nervure.

Quelques autres hommes se rassemblèrent autour de moi. L’un d’eux parlait français. Je lui demandai de m’expliquer pourquoi ils étaient emprisonnés.

— Parce que nous voulons une politique populaire.*

Un autre était plus disert, mais pas en langue étrangère. Le regard étincelant (mais sans même prendre la peine de me regarder), il dit à son compagnon : « Dis à cet homme… », « Demande-lui pourquoi… » et les accusations furent relayées l’une après l’autre. Si je prétendais que la prospérité de l’Amérique était le gage de sa liberté, pourquoi y avait-il deux millions de chômeurs ? Avais-je dit que l’Amérique était démocratique ? Alors pourquoi son ancien vice-président s’était-il vu interdire de parler devant une université du Mid-West ? Si les étudiants de l’endroit étaient obligés d’aller entendre Henry Wallace15 en plein champ, était-ce démocratique ?

— Nous sommes tous étudiants*, fit l’interprète, comme le gardien revenait avec ses bruits métalliques et leur ordonnait de s’éloigner encore.

Ils étaient tous également hâves, mais je n’avais jamais vu de ma vie un groupe qui parût moins estudiantin.

Un homme me dit qu’on le libérait ; il avait signé quelque chose qu’il appelait une autocritique. Les autres, ayant refusé de signer, étaient transférés au camp de prisonniers de Makronisos, au large du rivage oriental de l’Attique.

La lumière baissait rapidement. Comme nous entrions dans le golfe Saronique, quelqu’un montra du doigt les montagnes du continent, d’un noir velouté contre le ciel écarlate. « Markos est tout là-haut, notre général. » Malgré la brune, je voyais son sourire.

Alors le gardien revint et m’ordonna de quitter le pont avant.

Le prêtre et les Athéniennes se trouvaient tous sur la passerelle.

— Quel coup de théâtre que cet horizon de montagnes !*

Et l’une d’elles ajouta :

— Que notre Grèce est ravissante, mon Père !* d’une voix de gorge pénétrée.

14 Ce livre a été publié en 1984. (NdT)

*En français dans le texte.

15 Ministre du Commerce limogé en 1946 par le président Truman à cause de positions trop progressistes (conciliantes avec les communistes, hostiles à la ségrégation raciale, favorables à une sécurité sociale universelle). (NdT)

2 La maison à mi-chemin

— Juste ce que je craignais…

Dans un petit bureau aux persiennes fermées contre le jour excessif, où les étudiants étaient parfois reçus pour discuter d’affaires privées, le directeur adjoint regardait le plafond, accablé et ravi par ma réponse à sa simple question.

— Vous êtes tous les mêmes, explicita-t-il. Chaque étudiant arrivant ici avec cette bourse, dit quelque chose de ce genre, déclare qu’il va passer son année ici à lire les classiques dans leur cadre originel : Hésiode en Béotie, Eschyle en Argolide, Platon sur les berges de l’Ilissus. C’est le genre de choses que les Anglais font à côté. Dès leur arrivée ici, ils partent en excursion. On leur dit d’aller d’Athènes à Thèbes, à pied – par la montagne, vous comprenez ? Pas moi. De toute façon, on ne peut pas franchir les montagnes à pied pour l’instant car on y fait la guerre. Et vous ne risquez pas de pouvoir lire les Bacchantes