Leçons morales tirées du livre de Job - Tome 3 - Grégoire le Grand - E-Book

Leçons morales tirées du livre de Job - Tome 3 E-Book

Grégoire le Grand

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Beschreibung

Ce troisième tome des "Leçons morales tirées du livre de Job" ouvre une nouvelle phase de la méditation biblique de saint Grégoire. Il y prend de la hauteur, puisqu’il médite ici davantage sur le sort éternel des sauvés ou de ceux qu’il appelle les « réprouvés », jusqu’à nous décrire la « logique » qui prévaut en Enfer, où la fin est sans fin, où l’on expérimente continuellement une « mort sans mort, une disparition sans disparition ».
Mais l’intérêt des Livres VII à IX est aussi de traduire en termes d’intériorité tout l’enjeu de notre salut, où l’intérieur représente l’être même de Dieu auquel il a donné part à l’homme, dès sa création. Passé de l’intérieur à l’extérieur, par son consentement au péché, l’homme a perdu la lumière intérieure dont il jouissait. Il a surtout cessé de s’habiter lui-même, de connaître son authentique identité de fils de Dieu.
Et c’est le deuxième volet de ce volume qui décrit en termes saisissants la condition humaine dans ses multiples contradictions, ses limites, sa finitude qui explique aussi toute la difficulté d’une conversion authentique de notre cœur, toujours entaché d’amour propre. Si bien que le juste met sa force non dans la réussite en ce monde, mais préfère se réjouir des épreuves qui lui sont imposées et même des tentations qui contribuent à le purifier ; en un mot, mieux vaut l’«adversitas», qu’une vie où tout semble vous sourire.
On le voit, il ne s’agit jamais de « comprendre » le mystère du mal, comme si l’on pouvait le saisir intellectuellement et en rendre compte par des mots. Il s’agit beaucoup plus, avec Job, d’y consentir, d’y entrer dans une attitude de foi, mais librement, activement, oserait-on dire « amoureusement », comme on rejoint le Christ en son mystère pascal.


À PROPOS DE L'AUTEUR

Grégoire Ier dit Grégoire le Grand est le 64e pape de l'Église. Né vers 540, il est élu pape en 590 et meurt le 12 mars 604. Il est l'auteur d'œuvres patristiques majeures qui ont marqué et marquent toujours l'histoire de l'Église.
Docteur de l'Église catholique, il est l'un des quatre Pères de l'Église d'Occident avec Ambroise de Milan, Augustin d'Hippone et Jérôme de Stridon. Son influence durant le Moyen Âge fut considérable.
C'est en son honneur que, deux siècles après sa mort, le chant élaboré dans les abbayes du diocèse de Metz est appelé « chant grégorien », sans que l'on sache avec certitude son rôle dans l'évolution et la diffusion du chant liturgique.
Depuis le concile Vatican II, l'Église catholique le célèbre le 3 septembre ; l'Église orthodoxe l'a toujours fêté le 12 mars.

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Saint Grégoire le Grand

Leçons moralestirées du livrede Job

Livres VII à X

Saint Grégoire le Grand

Textes présentés et traduits par

Christophe Vuillaume osb

Collection et remerciement

Collection ARSIS

dirigée par fr Christophe Vuillaume osb

L’éditeur remercie Thierry Fourcade

pour sa relecture attentive.

Du même traducteur

DU MÊME TRADUCTEUR

Aux Éditions du Cerf, CollectionSources chrétiennes

1. Grégoire le Grand (Pierre de Cava), Commentaire du Premier Livre des Rois (tome 2), traduit du latin, 1993, 341 p., S.C. 391.

2. Bède le Venerable, Le Tabernacle, traduit du latin, 2003, 507 p., S.C. 475.

Aux Éditions de Bellefontaine

3. Frère Michaele Davide Semeraro, Trois figures féminines dans la vie de saint Benoît, traduit de l’italien, Collection Vie Monastique, n° 49, 2014, 150 p.

Aux Éditions Saint-Léger

Collection Chemins de Saint Benoît

4. Pierre le Venerable, Correspondance intégrale, 4 tomes, 2019-2020.

5. L’ordre de Grandmont, textes fondateurs, 2020.

Collection ARSIS

6. Saint Pierre Damien, L’héritage monastique, 3 tomes, 2020-2021.

7. Saint Grégoire le Grand, Leçons morales tirées du livre de Job (livres 1-3), tome 1, 2021 ; tome 2 (livres 4-6) ; tome 3 (livres 7-10) ; la suite à paraître.

Collection Manne des Pères (en français fondamental)

8. Tertullien, La prière chrétienne, traduit du latin, 2021.

9. Jean Cassien, Conférences sur la prière (1), 2021.

10. Saint Grégoire le Grand, Leçons morales tirées du Livre de Job (extraits), 2022.

11. Jean Cassien, Institutions Cénobitiques, Livre IV, 2023.

Pro manuscripto

(disponibles en fichier numérique auprès du traducteur, exclusivement réservé à l’usage privé) :

12. Michael Casey, La lectio divina (Sacred Reading), traduit de l’anglais, Liguori (USA), 1996, 122 p.

13. Angelo Montonati, Si riche, si pauvre. Françoise Romaine, un signe des temps, (Cosi ricca, cosi povera. Francesca Romana, un segno dei tempi), Rome, 1983, traduit de l’italien, 35 p.

14. Esther De Waal, Vivre au milieu des contradictions, Réflexions sur la Règle de St Benoît, (Living with Contradiction), San Francisco, 1989, traduit de l’anglais, 60 p.

15. Esther De Waal, Plongé dans l’émerveillement. Redécouvrir l’art spirituel de l’attention (Lost in Wonder), Collegeville, 1983, traduit de l’anglais, 43 p.

16. Frère Michael Davide Semeraro, Le père retrouvé, Notre Père entre ciel et terre, Rome, 2020, traduit de l’italien, 83 p.

17. Frère Michael Davide Semeraro, Charles de Foucauld, Explorateur et prophète de la fraternité universelle, Rome, 2017, traduit de l’italien, 73 p.

18. Wil Derkse, La Règle de Saint Benoît pour débutants, une spiritualité pour la vie quotidienne (The Rule of Benedict for Beginners), Collegeville, 2003, traduit de l’anglais, 56 p.

Introduction

Ce troisième tome des Leçons morales tirées du livre de Job ouvre une nouvelle phase de la méditation biblique de saint Grégoire1. On pourrait dire qu’il y prend de la hauteur, puisqu’il médite ici davantage avec nous sur le sort éternel des sauvés ou de ceux qu’il appelle les « réprouvés ». Plutôt que de tenter une synthèse de ce tome, comme nous l’avons fait pour les volumes précédents, nous présenterons ici quelques thèmes principaux afin d’aider le lecteur à en percevoir les tenants et les aboutissants.

1. L’intérieur et l’extérieur de l’homme

Et d’abord un thème présent dans toute l’œuvre de saint Grégoire, celui de l’intérieur et de l’extérieur. Il ne s’agit pas seulement, comme on pourrait le croire, d’intériorité opposée à l’extériorité, autrement dit du spirituel face au matériel ou encore de l’âme distincte du corps, même si ces réalités font bien entendu partie de cette thématique. On pourrait dire de façon encore globale que l’intérieur représente l’être même de Dieu auquel il a donné part à l’homme, dès sa création. Malheureusement, le péché originel a brisé cette participation et fait passer l’homme de l’intérieur à l’extérieur. Il a dès lors perdu l’intelligence spirituelle, la lumière intérieure, le sain jugement dont il jouissait quand il était encore en parfaite union avec son Créateur. Créé pour contempler son Créateur et se nourrir de cette vision, l’homme aurait pu demeurer dans cette béatitude s’il n’avait pas posé un acte de défiance en écoutant la suggestion du Tentateur. Empruntant à l’Écriture et à la Tradition ancienne, l’allégorie de l’aigle, Grégoire montre comment l’homme a ainsi détourné son regard et donc son cœur, du Soleil qu’il fixait jusqu’alors et qui le rassasiait, pour se précipiter vers le bas, la terre et les réalités passagères où satisfaire ses appétits charnels de tous ordres. Le drame est, qu’ayant perdu cette lumière intérieure, l’homme ignore quelle est sa déchéance. Il ne se doute nullement, sinon par de brèves intuitions, de la béatitude qu’il a perdue, du bonheur qui était le sien quand il était en communion avec Dieu. Non seulement il s’est habitué à son sort, n’imaginant rien d’autre, mais encore il s’y complaît, modèle sur son horizon borné son idéal de vie et, par conséquent, son comportement désormais complètement faussé par manque de perspective : « L’homme se précipita dans la disgrâce de la corruption et, supportant l’exil qu’est son aveuglement, il endurait sans le savoir le supplice dû à sa faute. Si bien qu’il s’imaginait que ce lieu d’exil était sa patrie et se réjouissait, opprimé par cet état de corruption, comme s’il avait joui de la liberté d’une bonne santé » (VII, 2).

Mais Dieu n’abandonne l’homme ni à sa faute, ni à sa détresse. En empruntant le seul moyen qui pouvait le sauver, il va s’incarner, autrement dit, prendre un corps « extérieur », pour ramener l’homme à sa dimension intérieure. Dès lors, toute la conversion chrétienne se présente comme le passage de l’extérieur, c’est-à-dire de ce qui n’est pas lui-même (VII, 5), inconscient qu’il est de sa véritable nature et dignité de fils de Dieu, à l’intérieur, là où il retrouve sa participation à la vie divine, conscient de sa nature authentique, déjà participant, par grâce, de la vie divine. Il y a là, pour l’être humain, une prise de conscience capable d’opérer un tournant dans toute son existence, éveillé qu’il est désormais à son identité véritable. En se rendant compte de ce qu’il a perdu, il se lamente du malheur qu’est son aveuglement et commence à rechercher ce qui sera sa vie éternelle, dès ici-bas (cf. VII, 2).

Le meilleur exemple de cette « conversion » (au sens fort du terme) nous est donné dans la vie de saint Benoît que Grégoire le Grand rapporte dans le deuxième livre de ses Dialogues2 où, après sa mésaventure avec des moines relâchés, qui précisément restent prisonniers de leur être extérieur et des ses désirs, l’homme de Dieu retrouve la grotte où il a mené sa longue retraite érémitique, et où, nous dit Grégoire, « il habita avec lui-même » (habitare secum). Il s’agit en réalité d’une intuition spirituelle ancienne, déjà perçue par le père des moines que fut Antoine le Grand qui, nous rapporte son biographe, Athanase d’Alexandrie, « vaquait à soi-même » (sibi attendere)3. Ce retour à soi-même n’a évidemment de sens que si l’on se réfère à la doctrine constante chez les Pères d’Orient comme d’Occident, de l’homme, image de Dieu. En rentrant en soi-même, ce n’est donc pas soi que l’on recherche, fût-ce un soi purifié de ses attachements au monde, mais bien l’image de Dieu qui s’y trouve comme notre véritable et authentique identité, « car [l’homme] a été façonné selon l’image intérieure » (IX, 74). Là encore, dans l’attention à soi, il s’agit bien plus que de se contrôler, ou même d’être simplement attentif à ses pensées pour atteindre un cœur pur, mais de vivre en sa dimension tout intérieure, véritablement en union avec Dieu, en assumant pleinement la dimension spirituelle de notre être humain. Il ne s’agit pas là d’une invention ou d’une interpolation dans les données bibliques, mais d’une ligne de pensée que rejoignait saint Paul quand il enseignait que « Même si notre homme extérieur s’en va en ruine, notre homme intérieur se renouvelle de jour en jour » (2 Co 4, 16).

Cette façon d’habiter avec soi-même suppose, bien sûr, une certaine discipline de vie et en particulier l’observance d’un silence bien compris, qui n’est jamais mutisme, mais un usage juste et proportionné de ce don que Dieu a fait aux seuls êtres humains. Le comportement abusif, sinon insensé, des amis de Job, venus le consoler, mais devenus, en réalité, ses accusateurs, permet à Grégoire de rappeler que quiconque ne maîtrise pas sa langue ruine véritablement toute sa vie intérieure, précisément parce qu’il s’extériorise ainsi et vide son cœur : l’âme, dit-il, « se trouve comme tirée hors d’elle-même par tout ce flux [de paroles superflues] » (VII, 59). C’est pourquoi il ne suffit pas de rentrer en soi et de reprendre conscience de ce que nous sommes et d’où nous venons, mais d’empêcher que « l’âme se répande hors d’elle-même en bavardages, et perde ainsi toute la force de sa réflexion intérieure » (VII, 60). Le silence occasionné par le détachement réalise en l’âme ce que réalise la mort dans le corps. Mais ce n’est encore là qu’une étape. Le but n’est pas de faire le vide en soi, mais d’orienter le désir, essentiel et même vital pour l’homme, vers ce pour quoi est fait son cœur : son Créateur et les réalités intérieures. Ici, de façon originale, Grégoire parle moins de détachement que de refuge. Il s’agit de se mettre hors de portée des tentations et des séductions des réalités extérieures, du monde et de ses multiples attraits. C’est pourquoi il compare le tréfonds du cœur où l’homme est invité à descendre au sépulcre du Christ. Là, l’âme se trouve loin de toutes les atteintes de ce siècle que l’Auteur exprime en termes de nuisances de toutes sortes : tumulte, inquiétude, bruits et agitations que provoque le désir désorienté, livré à la loi du changement et de la finitude4. C’est une fois de plus l’expérience pascale qui s’ouvre ainsi pour celui qui cherche Dieu d’un cœur sincère et passionné.

Mais ici, il y a lieu de prendre garde. D’une façon générale, Grégoire insiste en effet beaucoup dans toute cette section, sur une loi de la vie spirituelle, d’ailleurs très intéressante d’un point de vue psychologique et qu’il formule ainsi : « C’est précisément là où il croyait avoir progressé en s’élevant qu’il s’aperçoit être retombé dans la faute. Alors, ce sont justement ses efforts pour échapper à la confusion qui l’introduisent en son âme » (VIII, 10, cf. X, 31). Le mécanisme en est relativement simple, mais difficile à maîtriser : l’âme s’aperçoit qu’elle est parvenue à maîtriser un vice, au point qu’elle n’y songe même plus. Mais, la fausse sécurité qu’engendre cette victoire, due en réalité à la grâce, est trompeuse. En effet, pour éviter que l’âme ne s’enorgueillisse – or, l’orgueil est le plus grave des vices, parce qu’il est celui qui a perdu Satan lui-même – Dieu permet que l’âme retombe brutalement « par les moyens qu’elle avait choisis pour s’élever au-dessus d’elle-même, dans le recueillement et l’unité intérieure » (VIII, 10 ; cf. X, 19). C’est particulièrement vrai lorsque l’âme, nourrie des joies de la contemplation, se voit tout à coup précipitée vers les bas-fonds de la volupté, car « sous la pression de l’homme extérieur, les pensées impures nous font quitter la vie intérieure » (IX, 81).

D’où l’on voit que la vie intérieure ou inhabitation en soi-même n’est encore qu’une étape, puisqu’il s’agit bien de « s’élever au-dessus de soi-même » pour atteindre la vie de Dieu, comme l’affirme souvent l’Auteur. L’orgueil est, en effet, le grand ennemi de l’âme parce qu’il nous situe « en face de Dieu » et non plus « en dessous ». Dans le cas de Job, Grégoire s’était déjà arrêté, dans la section précédente, sur cette funeste attitude qui consiste à murmurer contre la volonté divine : « Quand on murmure contre les coups qu’on reçoit, que fait-on, sinon mettre en question la justice de celui qui les porte ? Un homme s’estime donc plus pur que son Créateur quand il conteste la correction qu’il reçoit et, sans aucun doute, il se place au-dessus lui en se plaignant de la peine que lui vaut son jugement » (V, 67)5. Grégoire a su pleinement intégrer la vision de saint Benoît qui considère au contraire l’humilité non comme une vertu parmi d’autres, mais comme la voie royale, parce qu’elle nous configure au Christ en son mystère pascal. C’est là que l’homme retrouve, comme et dans le Christ, l’attitude juste du fils de Dieu qu’il est par grâce. Or, la meilleure façon de la pratiquer est justement de se faire obéissant comme le Christ, en entrant de tout son être dans la volonté mystérieuse de son Père dont il connaît la justice et la sainteté, donc la bienfaisance pour l’être humain.

Dès lors, et tout au long de ces Leçons morales, Grégoire va décliner ou si l’on veut, conjuguer sous tous les modes le sens et les occurrences de cette réalité intérieure où l’homme se retrouve en retrouvant son Dieu. Et d’abord en rejoignant un des autres binômes favoris de l’Auteur, celui de la lumière et des ténèbres, lui aussi directement inspiré de la Sainte Écriture. Car si l’homme s’égare hors de lui-même et loin de Dieu, ce n’est pas qu’il ait perdu la capacité de discerner, mais bien plutôt que son œil intérieur, celui qui précisément exerce le discernement entre le mal et le bien, ce qui est vital et ce qui tue, est comme enténébré, obscurci par la nuée de l’erreur : « Encore éloignés de la sagesse intérieure, nous ne voyons pas encore toute la fraîcheur de l’éternel héritage et, tels des animaux sans raison, nous sommes affamés d’une herbe que nous désirons » (VII, 14). Ignorance qui ne s’applique pas seulement aux options à prendre sur terre pour se comporter en homme intérieur, mais encore aux conséquences de nos choix, de l’exercice de notre liberté : « Comme il a mérité, par sa faute, d’être privé des joies intérieures, le genre humain a perdu les yeux de l’âme et il ignore où il mérite d’être mené » (IX, 20). C’est en particulier le sort de l’hypocrite sur lequel Grégoire s’étend longuement dans cette section (VIII, 65-87) et dont le propre est de « détourner les dons reçus au profit de sa propre gloire ». Alors non seulement lui-même ne perçoit plus la lumière intérieure, mais il disparaît, assombri par l’orgueil, « aux yeux de la Lumière intérieure » (VIII, 84). C’est pourquoi l’Auteur peut dire qu’au Ciel, Dieu ne regarde pas les réprouvés, en ce sens qu’il ne les reconnaît pas, puisqu’ils ne participent pas de sa vie ni de son être, au contraire des élus qu’Il connaît (Mt 25, 12 – Mor. X, 54). En effet, quand le juste, purifié par des épreuves extérieures et intérieures (IX, 34), s’approche de la connaissance de Dieu, toujours liée à l’amour qu’on lui porte, cette « science céleste resplendit de plus en plus, [et l’on] peut dire qu’est arrivé dans nos cœurs le printemps de la lumière intérieure » (IX, 15).

L’aveuglement peut en effet atteindre toutes nos facultés : spirituelles, intellectuelles, mais aussi affectives, en faussant ce moteur qu’est en l’homme son désir. En effet, en suivant ici une inspiration tout augustinienne, Grégoire nous rappelle que l’homme est foncièrement un être de désir dans lequel s’exprime sa soif la plus intime. Car tel est bien le trait particulier du désir de Dieu et des réalités célestes, qu’il ne peut que croître : « Tous les saints contemplent le repos intérieur sans que faiblisse leur désir » (7, 24). Comment en serait-il autrement puisqu’il est tout tendu vers un Dieu qui est, en soi, infini, incommensurable, éternel ?

L’homme vit ainsi dans ce qu’on pourrait appeler un « monde intérieur », ou plutôt une façon toute intérieure de vivre, même dans le monde, parce qu’il recherche et apprend à connaître l’authentique richesse qui demeure encore cachée à la plupart. C’est pourquoi Grégoire parle non seulement de la paix intérieure dont jouissent ceux qui ont retrouvé cette dimension spirituelle, mais encore d’une connaissance intérieure qui fait tout voir à la lumière de la foi, on pourrait presque dire « avec les yeux de Dieu », puisque ses élus sont en communion avec Lui (cf. VII, 39 et 42).

En réalité, tout ce discours sur l’intériorité ou plutôt sur la dimension intérieure de l’être humain pleinement assumée, est une autre façon de dire qu’il peut, dès ici-bas, par la grâce du Christ, accéder aux réalités célestes, aux joies supérieures qui sont autant de manières de participer dès aujourd’hui à la vie divine. On pense à la lumineuse intuition de sainte Élisabeth de la Trinité, qui rejoint et explicite celle de saint Grégoire le Grand : « J’ai trouvé mon Ciel sur la terre, puisque le Ciel, c’est Dieu, et Dieu, c’est mon âme »6. Il s’agit donc d’une intériorisation et d’une anticipation de la béatitude à venir, dans la conscience transformante de l’inhabitation de Dieu en nous.

Mais on se tromperait si l’on croyait qu’il s’agit là d’une avancée sans retour et sans luttes postérieures. Les saints combattent jusqu’au bout, même si l’homme intérieur se fortifie de jour en jour, comme le rappelle l’Apôtre aux Éphésiens : « Qu’Il daigne, selon la richesse de sa gloire, vous armer de puissance par son Esprit pour que se fortifie en vous l’homme intérieur, que le Christ habite en vos cœurs par la foi, et que vous soyez enracinés, fondés dans l’amour » (Ep 3, 16-18). La tentative des esprits malins consiste précisément à ramener l’homme à l’extérieur de lui-même en l’assaillant par tous les moyens extérieurs et intérieurs. C’est précisément ce qu’a vécu Job, d’abord privé sur un mode progressif de l’extérieur à l’intérieur, de ses biens matériels, puis de tous ses enfants, avant d’être meurtri dans son corps, condamnés par ses propres amis et finalement inquiété jusque dans sa foi et son espérance. Mais il s’agit encore là d’une pédagogie divine qui permet aux démons de nous éprouver sans pour autant leur livrer notre âme. Ainsi, au cœur de la lutte, « [Dieu] nous réconforte intérieurement, et nous afflige extérieurement » (VII, 19). Évoquant ce combat sous la figure de Samson enchaîné à sa meule, Grégoire montre comment les esprits malins, « après avoir ravagé les yeux de la contemplation intérieure sous les coups de la tentation, […] envoient l’âme peiner à l’extérieur, dans une ronde de tourments » (VII, 37). Mais, tout en souffrant de cette tension, l’âme du juste reste attachée, enracinée dans ce monde intérieur dont elle est déjà participante et c’est ce qui lui permet de triompher de toutes les épreuves de ce temps : « En effet, élevés au-dessus d’eux-mêmes, [les élus de Dieu] fixent leur esprit sur les réalités intérieures et tout ce dont ils souffrent en cette vie, ils le considèrent comme parfaitement passager et sans lien avec eux » (VII, 53). Souffrance, donc, celle de Job est réelle, mais souffrance librement acceptée et assumée non seulement comme une purification, mais encore comme une façon de dilater le cœur, selon une belle expression qu’avait déjà utilisée saint Benoît dans sa Règle (Prologue, 49), « pour que les élus aient un jour la capacité encore accrue de recevoir ce qu’ils désirent », c’est-à-dire le Seigneur lui-même (VIII, 40). Il reste en tout cas certain que notre participation à ce qu’on pourrait appeler « ce monde intérieur » est inversement proportionnelle à notre détachement du monde extérieur ou de tout ce qui nous fait encore demeurer hors de nous-mêmes et donc de la communion à Dieu. S’inspirant de l’admirable sentence de saint Paul aux Colossiens : « Vous êtes morts, et votre vie est désormais cachée avec le Christ en Dieu » (Col 3, 3), Grégoire évoque ici l’attitude de ceux qui renoncent à leurs biens extérieurs, leur gloire et leurs privilèges et même à la consolation qu’apporte ce monde, « pour atteindre les sommets de la perfection […] posséder les richesses intérieures […] en faisant leurs les joies intérieures de l’esprit, anéantissant absolument en eux les plaisirs corporels » (VIII, 45).

Enfin, la dialectique de l’extérieur et de l’intérieur s’applique aussi à la vie éternelle, qu’elle soit celle des élus ou celle des réprouvés. Libérés, en effet, des pesanteurs et de toutes les limites de notre condition charnelle, en particulier de la mutabilité et des changements, les élus jouissent d’une vision intégrale et permanente de Dieu : « Là, comme en plein midi, le feu du soleil est tout le jour au plus chaud, parce que l’éclat du Créateur, aujourd’hui voilé par l’obscurité de notre condition mortelle, apparaîtra alors pleinement » (IX, 17). Plus rien ne peut limiter ni obscurcir la contemplation intérieure pour laquelle l’homme a été créé et, tel la face de la terre entièrement exposée aux rayons du soleil, l’élu est pleinement illuminé par la Vérité.

À l’inverse, les réprouvés, dans la mesure où ils sont séparés de Dieu par la « mort intérieure » (IX, 97), se voient éternellement coupés de la lumière intérieure. Ils se trouvent dans cette situation paradoxale où, plongés dans le feu éternel qui n’éclaire rien d’autre que leurs fautes passées, ils ne connaissent que les ténèbres de la mort. Au point qu’on peut décrire leur supplice comme le double châtiment du feu extérieur et de la cécité intérieure. Ici la détresse est complète, se désole Grégoire, car « L’extérieur et l’intérieur se confondent, de sorte que cette confusion tourmente encore plus leur âme » (IX, 99). Leur sort est d’autant plus cruel que la « logique » qui prévaut en Enfer, selon Grégoire, n’est en rien celle que nous expérimentons sur terre, en ce sens que les réalités sont comme inversées ou du moins, pour reprendre ses termes, « ont perdu leurs caractéristiques » ; ainsi la fin est sans fin, parce qu’elle est un perpétuel recommencement ; la souffrance y engendre la peur, « mort sans mort, disparition sans disparition », etc. (IX, 100).

2. La condition de l’homme sur terre

Sur un plan plus philosophique et moral que mystique, Grégoire s’arrête volontiers dans les Livres VII à X à décrire de façon saisissante la condition humaine. Il faut avouer, comme le disait déjà dom R. Gillet, qu’il s’agit d’un regard relativement pessimiste7. Mais pour comprendre le point de vue du pape, il faut se souvenir qu’il considère avant tout comme point de départ la nature humaine dans sa pureté et sa grandeur originelles, non seulement soumis à son Créateur, mais uni à lui. Dès lors, comment ne pas se désoler de voir dans quelle situation il se trouve aujourd’hui, dans un état de « corruption », autrement dit soumis à toutes les limites de sa finitude. Un état que Grégoire décrit souvent en évoquant les changements incessants auxquels nous sommes soumis ici-bas, évidemment en opposition à la stabilité et, plus exactement, à l’immuabilité de la nature divine et de quiconque participe à sa vie. La faute en revient à l’homme, évidemment, qui s’est laissé séduire par l’Antique ennemi : « Après cette déchéance, après avoir abandonné sa condition spirituelle, qu’a-t-il trouvé en lui, sinon l’incessant changement ? Et, bien qu’il se relève aujourd’hui dans le désir d’atteindre les réalités célestes, il retombe immédiatement en lui-même, sur la pente glissante de sa finitude. Il voudrait demeurer dans un état de contemplation, mais il n’y arrive pas. Il s’efforce de maintenir l’avancée de sa réflexion, mais il est affaibli par les chutes dues à sa faiblesse » (VIII, 8). Dans une description très vivante, Grégoire se plaît à énumérer d’abord les uns après les autres tous les changements auxquels est confronté notre corps, soumis successivement au froid, à la chaleur, à la faim et à la satiété, à la fatigue et à la soif d’agir, etc. : « Il se baigne dans l’eau, s’essuie avec des linges pour éviter trop d’humidité ; le travail le vivifie pour qu’il ne s’endorme pas en ne faisant rien ; il refait ses forces par le repos pour ne pas succomber à l’épuisement dans ses travaux […] » (VIII, 53). Mais le pire est encore qu’en cherchant à remédier à ses maux, l’homme en provoque d’autres, si bien que le remède devient détérioration et qu’en voulant parer à un mal, on l’augmente d’autant, ou du moins on provoque l’excès inverse, tout aussi pénible sinon douloureux. Ce ne serait peut-être que moindre mal si l’âme, d’une nature pourtant spirituelle, échappait à cette règle. Mais il n’en est rien, hélas et c’est ce qui fait dire à Grégoire, avec Job, que la vie humaine n’est pas seulement pleine d’épreuves, mais qu’elle est elle-même une épreuve. De quelque côté qu’elle se tourne, l’âme se heurte en effet à ses propres limites qui sont autant de contradictions internes, au point qu’elle pourrait désespérer de trouver un sens à toutes ses vicissitudes : « Il lui arrive souvent d’aimer ce qu’elle avait méprisé et de mépriser ce qu’elle avait aimé. Elle apprend à connaître, non sans peine, les réalités éternelles et les oublie dès qu’elle cesse de se donner du mal. Elle cherche longtemps pour ne trouver qu’une petite part des réalités célestes, mais a vite fait de retomber dans ses travers habituels, sans persévérer un tant soit peu dans ce qu’elle a trouvé » (VIII, 54). Bien mieux, elle perçoit les infinies déclinaisons de la Loi multiforme de Dieu qui pénètre toute réalité humaine comme un glaive à double tranchant (X, 8). Mais ces descriptions, pour réalistes qu’elles soient, n’ont évidemment pas pour but d’enfermer l’homme dans une vision désespérante de sa condition. Elles ne sont que l’illustration des conséquences du déséquilibre que le péché des origines a provoqué en nous et dans le monde : « Lui qui croyait, en délaissant Dieu, trouver en lui-même le repos, ne trouve en lui que le tumulte de l’agitation, s’étant trouvé, il cherche à se fuir, mais ayant dédaigné son Créateur, il ne trouve nulle part où fuir » (VIII, 55). Le but est de faire prendre conscience au lecteur de sa misère présente au regard de sa béatitude passée et désormais perdue. Dilemme et souffrance auxquels seul le Rédempteur peut mettre fin en renouvelant l’homme à sa ressemblance.

3. La finitude de l’homme, fruit du premier péché

Cette finitude, Grégoire va l’illustrer d’un point de vue plus directement moral. En reprenant l’un de ses thèmes préférés : l’enchaînement des vices et des vertus. Dans une très fine analyse psycho-morale, l’Auteur montre toute la difficulté d’une conversion authentique de notre cœur (VII, 35-36). En effet, un vice combattu et même vaincu, peut laisser libre cours et même en favoriser un autre, apparemment étranger au premier (VIII, 9). D’où la nécessité de les combattre tous, systématiquement, en se souvenant de leur mutuelle dépendance déjà exposée (VI, 57 et VII, 34) et de la difficulté de quitter ces « chemins embrouillés ». Cette difficulté, apparemment insoluble pour les seules forces humaines, se traduit particulièrement dans l’ambiguïté de la valeur morale de nos œuvres, même bonnes et accomplies avec une intention pure. En effet, elles risquent bien de rester, quels que soient nos efforts, entachées d’amour-propre (X, 56). Nouvelle occasion pour le pape de rappeler d’une part à l’humilité quand on cherche à faire le bien et à une indispensable componction, mais surtout que seule la miséricorde de Dieu, et jamais nos seuls mérites, peut nous rendre acceptables à ses yeux (VIII, 30). Cette componction ne naît d’ailleurs pas seulement du souvenir des nos fautes passées, ou de la conscience de la situation pénible où nous nous trouvons (et que nous venons de décrire), mais encore du « souvenir » de ce que nous avons perdu par notre péché et surtout du désir, par lequel l’âme est comme transpercée, de la béatitude à laquelle nous sommes appelés. Éveillée par l’Esprit à la beauté du mystère de Dieu, l’âme se sent en même temps retenue par la lourdeur de la chair dans laquelle elle se trouve encore. Il lui faut consentir à avancer en regardant Ses traces, sans pour autant Le voir encore (X, 13).

Le juste prend en compte la singulière réalité de notre condition et ne met pas sa force dans la réussite en ce monde, ce que Grégoire nomme la prosperitas, mais préfère se réjouir des épreuves qui lui sont imposées, des difficultés de toutes sortes, et même des tentations qui contribuent à le purifier aux yeux de Dieu, en un mot, mieux vaut l’adversitas, qu’une vie où tout semble vous sourire. Là encore, cela n’est vrai qu’à la lumière du mystère pascal, unique voie de salut et de sanctification. Pour faire ressortir la sagesse et la sainteté de cette attitude, Grégoire lui oppose la « force des impies » qui s’obstinent, dans leur attachement à ce monde où tout semble leur réussir, « à demeurer insensibles aux corrections que leur inflige le Créateur, à rechercher la vaine gloire, même au détriment de leur vie, à tendre à toujours plus de malice » (VII, 24). Job, évidemment, incarne parfaitement le visage de l’ami de Dieu, éprouvé dans son innocence jusqu’au non-sens humain et à l’extrême limite de sa foi qui finit par triompher des embûches de l’ennemi. Ici, seule la Parole de Dieu nous indique la juste façon de relire l’expérience du souffrant, c’est-à-dire ce que signifie justement le nom de « Job », en reprenant les mots du psalmiste : « C’est pour mon bien que j’ai souffert, ainsi ai-je appris tes commandements » (Ps 118, 71).

4. Le mystère du mal

Peut-on aller plus loin dans la méditation sur le mystère du mal dont Dieu fait un instrument de rédemption ? On le voit, il ne s’agit jamais de le « comprendre », comme si l’on pouvait le saisir intellectuellement et en rendre compte par des mots ou des théories. Il s’agit beaucoup plus d’y consentir, mais librement, activement, oserait-on dire « amoureusement », comme l’étymologie latine même du verbe nous y invite : cum-sentire (sentir avec, en même temps, « sym-pathiser », donc « pâtir avec »), qui a donné le nom « consentement », ou accord, union des cœurs. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si saint Bernard de Clairvaux fait du « consentement » le maître-mot de la vie spirituelle8. Le croyant, ce fils de Dieu, conscient de sa vocation, ne peut dès lors que s’unir au Christ, son Seigneur, pour embrasser librement, volontairement, d’un mouvement qui vient du cœur, l’épreuve qui lui est offerte comme un moyen de purification et donc de sanctification, dès lors qu’il a compris quelle sagesse se cache dans ce qui l’éprouve, jusqu’à le détruire apparemment. Or, beaucoup n’ont ni la force, ni même le désir de sonder les décrets secrets de Dieu, le pourquoi de tel événement, de tel tournant d’une vie humaine (X, 7). La sagesse consiste ici à entrer dans le mystère de la croix du Christ, comme l’évoquera plus tard un saint Jean de la Croix, sans tenter de maîtriser quoi que ce soit, encore moins de comprendre. Il s’agit de vivre, d’éprouver, d’entrer dans une expérience qui dépasse toute parole et même toute pensée, parce qu’elle est précisément une expérience transformante, « divinisante », pourrait-on dire. N’est-ce pas d’ailleurs à cette attitude d’humble adoration que Job aboutit au terme du livre biblique : « J’étais celui qui voile tes plans, par des propos dénués de sens. Aussi as-tu raconté des œuvres grandioses que je ne comprends pas, des merveilles qui me dépassent et que j’ignore. Je ne te connaissais que par ouï-dire, mais maintenant mes yeux t’ont vu. Aussi je me rétracte et m’afflige sur la poussière et sur la cendre » (Jb 42, 3. 5-6) ? Grégoire le Grand ne prétend pas aller plus loin, mais il nous apprend à faire une lecture chrétienne de l’expérience déjà christique, en un sens, de celui qu’il nomme constamment le « bienheureux Job ». En effet, ce n’est qu’à la lumière de la propre existence de Jésus Christ que nous pouvons vivre comme une voie de rédemption et de sanctification l’épreuve dans laquelle il revient à chacun d’entrer avec une foi inébranlable. N’est-ce pas là, et là seulement, que le baptisé parvient à l’accomplissement de son identité de fils de Dieu, par identification au Fils unique et bien-aimé ?

F. Christophe VUILLAUME, o.s.b.

Mahitsy (Madagascar),

en la solennité de Pâques, 2023.

Le texte latin de référence a été édité dans le CORPUS CHRISTIANORUM, en trois tomes, par les soins de Marc Adriaen :

1. Moralia, Livres I-X, CCSL 143, Turnhout, Brepols, 1979.

2. Moralia, Livres XI-XXII, CCSL 143 A, Turnhout, Brepols, 1979.

3. Moralia, Livres XXIII-XXXV, CCSL 143 B, Turnhout, Brepols, 1985.

Nous tenons à exprimer nos plus vifs remerciements à Sœur Adeline Deren, o.s.b. pour sa relecture du manuscrit et les précieuses suggestions qu’elle nous a apportées ainsi qu’à la T.R.M. Abbesse de l’Abbaye Notre-Dame de Wisques qui a généreusement encouragé et rendu possible cette fraternelle collaboration.

Nous adressons aussi au T.R.P. Dom Erik-Godfried Feys, Prieur du Monastère bénédictin de Steenbrugge (Belgique), ainsi qu’à la Direction du Corpus Christianorum, nos plus vifs remerciements pour leur très fraternelle collaboration.

Le texte latin des Moralia se trouve aussi dans la Patrologie Latine de Migne, Paris, 1878, dans le tome 75, col. 765-952, pour les Livres VII à X (ici traduits), où, bien que doté d’un apparat critique, le texte présente encore un certain nombre de fautes.

1. Nous renvoyons le lecteur au tome 1 de notre traduction des Leçons morales sur Job (Saint Léger Éditions, 2021), dans lequel nous avons déjà donné un aperçu de la vie de saint Grégoire le Grand et brossé une présentation de son œuvre littéraire.

2. GRÉGOIRE LE GRAND, Dialogues, Livre II, 3.

3. ATHANASE D’ALEXANDRIE, Vie de St Antoine, c. 3.

4. Dom R. Gillet s’étend sur ce point dans sa présentation des voies de la contemplation selon Grégoire le Grand dans le Dictionnaire de Spiritualité, tome VI, Paris, Beauchesne, 1967, col. 891-893.

5. Cf. SAINT GRÉGOIRE LE GRAND, Leçons morales tirées du Livre de Job, tome 2, Saint-Léger Éditions, 2023, p. 173-174. Cf. Dom R. GILLET, Morales sur Job, Livres 1-2, Paris, Cerf, SC 32, introduction, p. 64-65.

6. ÉLISABETH DE LA TRINITÉ, Lettre 122.

7. Cf. Dom R. GILLET, Morales sur Job, Livres 1-2, Paris, Cerf, SC 32, introduction, p. 21-24.

8. Par exemple, Sermon sur le Cantique ses Cantiques, 42, 8 ; 56, 6.

Livre VII

(Jb 6, 1-26)

1. Certains souffrent davantage des coups que des reproches, mais d’autres sont davantage blessés par les reproches que par les coups. En effet le mal que nous font des paroles est souvent plus dur à supporter que celle des coups de fouet et, en nous poussant à la révolte, elles nous font tomber dans l’impatience. C’est pourquoi, afin que les tentations ne manquent jamais au bienheureux Job, non seulement il endure les épreuves qui viennent d’En Haut, mais les paroles de ses amis lui font plus de mal que les coups reçus, de façon à ce que l’âme du saint homme, ainsi tourmentée, explose sous le coup de la colère et de l’orgueil et que des paroles d’une prétention obstinée viennent à bout de la pureté qu’il s’était acquise. Or, sous les coups, il rend grâce et, giflé par les reproches, il répond avec toute la droiture nécessaire. Sous les coups, il montre quel peu d’importance il attache au bien-être du corps. En prenant la parole, il prouve aussi à quel point il a su se montrer sage quand il se taisait. Cependant, une partie de ces paroles est mêlée à d’autres qui semblent, aux yeux des hommes, avoir dépassé les bornes de la patience. Nous les comprendrons comme il faut si nous y réfléchissons à la lumière du jugement que porte sur elles le Juge suprême. Car c’est Lui qui, le premier, vanta le bienheureux Job devant l’adversaire, en disant : « As-tu remarqué mon serviteur Job, il n’a pas son pareil sur la terre : un homme intègre et droit, qui craint Dieu et se garde du mal ! » (Jb 1, 8). C’est Lui encore qui, après l’épreuve que lui infligèrent ses amis, les reprit, en disant : « Vous n’avez pas parlé de moi avec droiture comme l’a fait mon serviteur Job » (Jb 42, 7). Il reste que, si l’on hésite sur le sens des paroles du bienheureux Job, il faut les soupeser à l’aune de toute son histoire, du début à la fin. Car s’il était destiné à chuter, le Juge éternel n’aurait pu faire sa louange, pas plus qu’il ne l’aurait mis en avant s’il avait fauté. Si donc, quand on se trouve emporté sur les vagues de l’incertitude, on considère le début et la fin de l’histoire, le cœur se voit amarré, tel un navire, à la proue et à la poupe de ses réflexions, de sorte qu’il n’aille pas s’écraser sur les rochers de l’erreur. En effet, si nous nous amarrons au paisible rivage du jugement d’En Haut, aucune tempête soulevée par notre ignorance ne saurait nous renverser. Car si tant est qu’un de ses propos suscite chez le lecteur une grave question, qui oserait dire que ces paroles ne sont pas justes, alors qu’elles sonnent juste aux oreilles de Dieu ?

Sens allégorique

2. « Plaise à Dieu que les péchés qui m’ont valu la colère de Dieu et les calamités que j’endure soient pesés sur une même balance ! Elles paraîtraient plus pesantes que le sable de la mer » (Jb 6, 2-3)9. Que désigne la balance, sinon le Médiateur entre Dieu et les hommes ? Lui qui est venu peser le mérite de nos vies et apporter avec lui tout ensemble la justice et la miséricorde. Mais sa miséricorde l’emportant, sa bonté a allégé nos fautes. Car, devenu dans les mains du Père comme une balance d’une admirable justesse, il a mis sur un des plateaux les souffrances que nous endurons en Lui, et sur l’autre, nos péchés. En mourant, il a montré tout le poids de nos souffrances et, en faisant preuve de miséricorde, il a allégé celui de nos péchés. Il nous a d’abord accordé cette grâce, afin que nous prenions conscience du châtiment qu’est le nôtre. En effet, l’homme, créé pour contempler son Créateur, mais privé de ces joies intérieures à cause de ses fautes, se précipita dans la disgrâce de la corruption et, supportant l’exil qu’est son aveuglement, il endurait sans le savoir le supplice dû à sa faute. Si bien qu’il s’imaginait que ce lieu d’exil était sa patrie et se réjouissait, opprimé par cet état de corruption, comme s’il avait joui de la liberté d’une bonne santé. Mais Celui que l’homme avait intérieurement abandonné, prit chair et apparut comme Dieu extérieurement et, en se faisant voir manifestement, il rappela l’homme, chassé au-dehors, aux réalités intérieures, pour qu’en se rendant compte de ce qu’il avait perdu, il se lamente du malheur qu’est son aveuglement. La détresse de l’homme semble donc avoir pesé lourd dans la balance, parce que celui-ci n’a pris conscience de son mal qu’en présence du Rédempteur. Ignorant la lumière, il se complaisait voluptueusement dans les ténèbres de sa damnation. Mais quand il eut vu ce qu’il aimait, il comprit aussi quelle était sa souffrance et il ressentit tout le poids de ce qu’il supportait en comprenant toute la douceur de ce qu’il avait perdu. Ainsi donc, que le saint homme, poussé, par les paroles de ses amis, hors des bornes du silence et rempli de l’esprit prophétique, nous dise, au nom du genre humain : « Plaise à Dieu que les péchés qui m’ont valu la colère de Dieu et les calamités que j’endure soient pesés sur une même balance ! Elles paraîtraient plus pesantes que le sable de la mer ». Autrement dit, en clair : Nous nous imaginons que le malheur de notre damnation n’est pas bien grand, parce que nous y pensons sans connaître encore toute la justice qu’apporte notre Rédempteur. Mais qu’Il vienne et qu’il pèse sur la balance de sa miséricorde l’amertume d’un tel exil ; qu’il nous apprenne ainsi ce que nous devons rechercher après un tel exil. Car en nous montrant ce dont nous sommes privés, il nous rend conscients du fardeau que nous endurons. Il est donc juste de comparer la souffrance de notre pèlerinage au sable des mers. Car, de même que le sable est comme expulsé de la mer par le sac et le ressac, ainsi l’homme pécheur, ballotté sous les coups des tentations, est comme expulsé de lui-même à l’extérieur. Or, si le sable des mers pèse très lourd, il est dit que le malheur de l’homme est plus lourd encore, parce que, quand le péché a été allégé par ce Juge miséricordieux, il a perçu à quel point son châtiment était lourd. Et comme quiconque connaît la grâce du Rédempteur et aspire à retrouver la Patrie, gémit sous le poids de son exil, qu’il ressent désormais, le texte poursuit à bon escient :

3. « C’est pourquoi mes paroles sont emplies de douleur » (Jb 6, 3). Celui qui aime son lieu d’exil au lieu d’aimer sa patrie, ne sait même pas ce que souffrir veut dire, alors qu’il vit dans la souffrance. Quant aux paroles du juste, elles sont pleines d’amertume, parce que, sous le poids de ce qu’il endure en ce temps, il soupire après autre chose. Il se rend compte de ce que lui en coûte de pécher et, pour retrouver sa béatitude, il médite soigneusement le châtiment qui est le sien. D’où la suite :

4. « Les flèches du Seigneur sont plantées en moi » (Jb 6, 4). Les flèches désignent parfois la parole des prédicateurs, parfois une punition. Elles représentent la parole des prédicateurs, parce que, en s’attaquant aux vices des hommes, elle transperce le cœur de ceux qui font le mal. À leur propos, il est dit au Rédempteur au moment de sa venue : « Tes flèches sont acérées, ô Tout-puissant ; sous tes coups, les peuples s’abattront, frappés en plein cœur » (Ps 44,6 – Septante)10. Isaïe dit aussi à son propos : « J’enverrai de leurs survivants vers les peuples de la mer : vers l’Afrique, en Lydie, tirant des flèches, vers l’Italie et la Grèce » (Is 66, 19). Les flèches désignent aussi la punition, comme Élisée le dit au roi Joas : « “Tire !”, et quand il eut tiré, il ajouta : “Tu battras la Syrie, jusqu’à ce que tu l’aies éliminée” » (2 R 13, 17). Ainsi donc, considérant l’amertume de son exil, que le saint homme, gémissant sous les coups du châtiment divin, déclare : « C’est pourquoi mes paroles sont emplies de douleur. Les flèches du Seigneur sont plantées en moi » (Jb 6, 3-4). Autrement dit, en clair : Je ne trouve aucune joie dans ce damné exil ; je souffre au contraire de ce châtiment divin, car je ressens toute la violence des coups. Or, nombreux sont ceux qui subissent cette condamnation sans pour autant se convertir. Ce contre quoi la suite du texte dit justement :

5. « Mon esprit boit leur irritation » (Jb 6, 4). Qu’est-ce que « l’esprit de l’homme », sinon un esprit d’orgueil ? L’esprit de l’homme boit donc l’irritation des flèches du Seigneur quand le châtiment de la colère divine réprime en lui toute élévation. L’esprit de l’homme boit donc l’irritation des flèches du Seigneur quand elles ramènent à l’intérieur, son attention, toute tendue qu’elle était vers l’extérieur. L’esprit de David11 se désaltérait quand il disait : « Quand mon esprit s’épuise, toi tu sais mon chemin » (Ps 141, 4). Et encore : « Mon âme refuse le réconfort. Je me souviens de Dieu et j’y trouve ma joie. Je me plains et mon esprit défaille » (Ps 76, 3-4). L’esprit du juste boit donc l’irritation des flèches, parce que la blessure que cause chez les élus la condamnation d’En Haut quand ils sont jugés coupables, produit en eux un changement ; en sorte que, transpercée, leur âme perde de sa dureté et que, de cette salutaire blessure, coule le sang de la confession. En effet, ils comprennent d’où ils sont tombés ; ils prennent conscience de la béatitude qu’ils ont perdue et des tourments de la corruption12 qu’ils endurent. Et non seulement ils gémissent des souffrances qu’ils supportent, mais ils craignent plus encore le châtiment dont ce Juge impartial les menace par le feu des enfers. D’où la suite bien à propos :

6. « Et les terreurs de Dieu se rangent en bataille pour me combattre » (Jb 6, 4). L’esprit des justes non seulement soupèse ce qu’il endure, mais encore redoute ce qui reste à venir. Il voit ce qu’il endure en cette vie, et craint d’avoir à endurer une peine encore plus lourde après celle-ci. Il se lamente d’être tombé des joies du paradis dans cet exil où il est aveugle et craint qu’en quittant l’exil, il ne rencontre la mort éternelle. Il endure donc dès maintenant la peine de sa condamnation, mais redoute aussi la menace du jugement de ses fautes à venir. D’où ces paroles du psalmiste : « Sur moi ta colère est passée et tes violences m’ont terrorisé » (Ps 87, 17). Car quand les colères du Juge des consciences sont passées sur nous, ses violences nous terrorisent encore, parce que si nous endurons aujourd’hui les peines de notre condamnation, nous redoutons encore, par ailleurs, l’éternelle vengeance. Ainsi donc, méditant sur les maux qu’il endure, le saint homme s’écrie : « Les flèches du Seigneur en moi sont plantées. Mon esprit boit leur irritation », mais, craignant des souffrances bien plus graves, il ajoute : « Et les terreurs de Dieu se rangent en bataille pour me combattre ». Comme s’il disait, en clair : « J’endure aujourd’hui des coups, certes, mais le pire est qu’au milieu de ces maux, je redoute encore les supplices éternels ». En fait, dans la mesure où il aspire au jour de la pesée13, [le bienheureux Job] médite déjà sur les maux dans lesquels est tombé le genre humain, car bien qu’il fasse partie d’un peuple païen, il était rempli d’un esprit prophétique et les paroles suivantes montrent de quelle ardeur il brûlait du désir de voir l’avènement du Rédempteur des païens comme des Juifs :

7. « Voit-on braire l’onagre quand il a de l’herbe, le bœuf mugir quand il est devant une mangeoire pleine ? » (Jb 6, 5). Que représente donc l’onagre, c’est-à-dire l’âne sauvage, sinon les peuples des gentils14 qui, éduqué hors des règles de l’étable, est resté livré à lui-même dans les prairies de ses voluptés ? Que représente le bœuf, sinon le peuple juif, soumis au joug du pouvoir d’En Haut et qui, en attirant des prosélytes à l’espérance, a passé la charrue de la Loi dans le plus grand nombre de cœurs possible15. Mais, la vie du bienheureux Job16 en témoigne, nous savons qu’un grand nombre de ces gentils ont attendu la venue du Rédempteur. Et, lorsque le Seigneur fut venu au monde, nous avons appris par le témoignage de Siméon, qui fut conduit au Temple par l’Esprit, avec quelle ardeur les saints d’Israël attendaient de voir le mystère de son Incarnation. C’est pourquoi ce même Rédempteur a dit à ses disciples : « Je vous dis que beaucoup de prophètes et de rois ont voulu voir ce que vous voyez et ne l’ont pas vu, entendre ce que vous entendez et ne l’ont pas entendu ! » (Lc 10, 24). L’herbe de l’onagre et le fourrage du bœuf, c’est donc l’Incarnation du Médiateur même qui a rassasié en même temps les gentils et Israël. Car le prophète dit : « Toute chair est de l’herbe » (Is 40, 6), En prenant chair de notre substance, le Créateur de toutes choses, a voulu se faire fourrage, pour que notre chair ne demeure pas pour toujours de l’herbe. Ainsi donc, l’onagre trouva de l’herbe quand le peuple des gentils reçut la grâce de l’Incarnation de Dieu. Et le bœuf trouva sa mangeoire pleine, quand la Loi montra au peuple d’Israël Celui qu’il espérait depuis longtemps par la voix des prophètes. C’est pourquoi, à sa naissance, le Seigneur fut déposé dans une mangeoire, pour signifier que les saints animaux, qui avaient longtemps jeûné sous le régime de la Loi, se trouvaient rassasiés par le fourrage qu’est son Incarnation. Le nouveau-né remplit la mangeoire et s’offre lui-même en nourriture aux âmes des mortels, en disant : « Qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui » (Jn 6, 56). Mais comme l’attente des élus issus des peuples païens fut longtemps retardée, tout comme les saints d’Israël gémirent longtemps dans l’attente de leur salut, le bienheureux Job, en annonçant les mystères à venir, a justement laissé entendre la raison pour laquelle les deux peuples se désolaient, en disant : « Voit-on braire l’onagre quand il a de l’herbe, le bœuf mugir quand il est devant une mangeoire pleine ? ». Autrement dit, en clair : Les gentils gémissent parce que la grâce du Rédempteur ne leur est pas encore donnée en nourriture, et le peuple juif mugit parce que, tout en possédant la Loi sans voir encore l’Auteur de la Loi, il reste à jeun devant une mangeoire vide. Et comme, avant la venue du Médiateur, il a observé la Loi selon la chair et non selon l’esprit, le texte poursuit avec raison :

8. « Peut-on manger sans sel un aliment fade ? » (Jb 6, 6). Dans la Loi, le sel de la lettre, c’est la teneur du sens caché. Quand on s’attache aux observances de façon toute charnelle et qu’on refuse de les comprendre spirituellement, que mange-t-on, sinon un aliment sans sel ? Mais quand la Vérité fut connue, elle y mit du sel, en enseignant que la saveur du sens caché se trouve dans la Loi même et en disant : « Car si vous croyiez Moïse, vous me croiriez aussi, car c’est de moi qu’il a écrit » (Jn 5, 46). Et encore : « Ayez du sel en vous-mêmes et vivez en paix les uns avec les autres » (Mc 9, 49). Mais comme, avant la venue du Médiateur, les Juifs observaient la Loi de façon charnelle, les gentils refusèrent de se plier à leurs durs commandements. Ils ne voulaient pas se nourrir d’un aliment insipide, car avant d’avoir reçu le condiment qu’apporta l’Esprit, ils craignaient d’observer la seule teneur de la lettre. En effet, qui, parmi les gentils, accepterait de circoncire la chair de ses fils comme la Loi le commande pour des motifs religieux, d’infliger la mort pour avoir péché en paroles ? D’où la suite, bien à propos :

9. « Ou bien, peut-on goûter à un aliment qui cause la mort ? »(Jb 6, 6). En effet, se nourrir de la Loi de façon charnelle conduit à la mort, parce qu’elle frappe les fautes des pécheurs d’un dur châtiment ; elle cause la mort, parce que ses préceptes dénoncent la faute, sans l’enlever par la grâce, comme Paul en atteste : « La Loi n’a rien amené à la perfection » (He 7, 19). Et encore : « La Loi, elle, est donc sainte, et saint le précepte, et juste et bon », et un peu plus loin : « Mais c’est le péché, lui, qui, afin de paraître péché, se servit d’une chose bonne pour me procurer la mort » (Rm 7, 12-13). Mais quand les gentils se tournèrent vers le Christ, parce qu’en Lui ils entendaient résonner les paroles de la Loi, pressés par leurs désirs, ils cherchèrent, de façon spirituelle au milieu des préceptes charnels, Celui qu’ils aimaient avec ardeur. C’est pourquoi, l’Église, inspirée par l’esprit prophétique, ajoute aussitôt ces paroles :

10. « Ce que mon âme refusait de toucher auparavant, est devenu ma nourriture à cause de mes peines » (Jb 6, 7). Car on se tromperait gravement en pensant que les paroles de Job n’ont d’autre sens que littéral. En effet, qu’aurait bien pu vouloir dire ce saint homme, tant loué par son Créateur, qui soit grand, ou plutôt qui soit vrai, en disant : « Peut-on manger sans sel un aliment fade ? ». Ou bien, qui lui aurait donné une nourriture mortelle, pour qu’il ajoute : « Ou bien, peut-on goûter à un aliment qui cause la mort ? ». Et quand on se souvient qu’il parla ainsi des paroles de ses amis, la suite nous interdirait une interprétation toute littérale, puisqu’il est dit : « Ce que mon âme refusait de toucher auparavant, est devenu ma nourriture à cause de mes peines ». Car nous ne devons jamais penser que le saint homme, tant qu’il fut en bonne santé, ait jamais méprisé les paroles de ses amis, lui qui, comme on l’apprend par la suite, se montra humble même avec ses serviteurs. Ses paroles ne manquent donc pas de sens mystique, puisque, comme la fin de l’histoire nous l’apprend, le Juge des consciences, en fera la louange. Elles n’auraient jamais été ainsi vénérées jusqu’aux extrémités du monde, si elles n’avaient contenu un sens mystique.

11. Que Job, qui est un membre de la sainte Église, dise donc en son nom : « Ce que mon âme refusait de toucher auparavant, me voici contraint par mes épreuves de m’en nourrir ». Car, quand ils se furent convertis, excités par l’ardeur de leur amour, les païens eurent faim de la Sainte Écriture17 qu’ils avaient longtemps dédaignée par orgueil. Et pourtant ces mêmes paroles auraient pu s’accorder avec celles des Juifs si elles avaient été prononcées avec un peu plus d’attention. Car, fort de posséder la Loi et de connaître le Dieu unique, les Juifs18 avaient son sel et méprisèrent tous les autres peuples comme s’ils n’étaient que des bêtes sans raison. Mais, en dédaignant de s’associer les gentils quand ceux-ci furent instruits des préceptes de la Loi, qu’ont-ils fait, sinon rejeter un aliment insipide ? Car, par décret divin, il était interdit au peuple d’Israël sous peine de mort, de s’unir à un peuple étranger et de corrompre ainsi la manière de vivre de la sainte religion (Ex 23, 32). D’où la suite : « Ou bien, peut-on goûter à un aliment qui cause la mort ? ». Mais comme la part élue des Juifs s’est convertie à la foi au Rédempteur, elle s’est efforcée d’annoncer par ses saints apôtres à ceux de ses enfants infidèles la lumière qu’elle avait reçue. Or, l’orgueil des Hébreux repoussa leur prédication ; c’est pourquoi ils s’employèrent aussitôt à rassembler les gentils par leurs exhortations, comme leurs propres paroles le disent : « C’était à vous d’abord qu’il fallait annoncer la parole de Dieu. Puisque vous la repoussez et ne vous jugez pas dignes de la vie éternelle, eh bien, nous nous tournons vers les païens » (Ac 13, 46). La suite du texte vient donc ici bien à propos : « Ce que mon âme refusait de toucher auparavant, me voici contraint par mes épreuves de m’en nourrir ». En effet, tenant pour rien la vie des païens, les Juifs ne voulurent pas, pendant longtemps, la toucher, pour ainsi dire, puisqu’il dédaignait de s’associer à eux. Mais quand ceux-ci accédèrent à la grâce du Rédempteur, l’Église, rejetée par les Israélites incrédules, alors qu’elle s’élargissait pour rassembler les païens par le ministère de ses saints apôtres, se met à manger, pour ainsi dire, avec appétit cette nourriture qu’elle a d’abord dédaignée de prendre avec dégoût. Voyant que les Hébreux rejetaient sa prédication, elle endura des épreuves. Mais, contrainte par ces épreuves de manger une nourriture qu’elle avait longtemps méprisée et, repoussée par la dureté des Juifs, elle désira recevoir en son sein les païens qu’elle avait méprisés. Ayant exposé le sens figuré de ces paroles, venons-en à chercher leur sens moral.

Sens moral

12. Aspirant à la venue du Rédempteur, qu’il évoque sous l’image de la balance19, le saint homme nous apprend à faire des efforts dans notre vie en nous dévoilant ses pensées. En racontant sa propre histoire, il nous parle aussi de la nôtre. En nous faisant savoir ce qu’il a vécu, il affermit notre espérance, nous qui sommes faibles et tremblants. Car, bien que nous vivions dans la foi au Médiateur, nous ressentons encore les coups de rudes épreuves intérieures pour la correction de nos vices. Et c’est pourquoi, après avoir exprimé son désir que vienne la « Balance », il ajoute :

13. « Les flèches du Seigneur en moi sont plantées. Mon esprit boit leur irritation » (Jb 6, 4). Or, comme nous l’avons dit plus haut, nous endurons les coups du châtiment divin et en plus, ce qui est encore pire, nous redoutons la sévérité du Juge qui vient et son éternelle vengeance. D’où la suite : « Et les terreurs de Dieu se rangent en bataille pour me combattre » (Jb 6, 4). Cependant, l’esprit doit se libérer de toute crainte et de toute souffrance pour en venir à n’aspirer qu’à la seule patrie éternelle. En effet, nous montrons toute la noblesse de notre régénération si nous aimons comme un père, celui que nous craignons maintenant comme un maître avec un esprit servile. D’où ces paroles de Paul : « Vous n’avez-vous pas reçu un esprit d’esclaves pour retomber dans la crainte ; vous avez reçu un esprit de fils adoptifs qui nous fait nous écrier : Abba ! Père ! » (Rm 8, 15). Que l’âme des élus rejette donc le poids que lui inspire un esprit de crainte, qu’il s’exerce à la vertu de charité et qu’aspirant à toute la dignité que lui confère sa rénovation, il désire retrouver la ressemblance à son Créateur, lui dont il ne peut qu’attendre le royaume éternel, c’est-à-dire d’être affamé de sa nourriture, tant qu’il ne pourra pas le contempler. D’où la suite :

14. « Voit-on braire l’onagre quand il a de l’herbe, le bœuf mugir quand il est devant une mangeoire pleine ? » (Jb 6, 5). Que désigne l’onagre sinon ceux qui, pour ce qui est de la foi, ne sont liés par aucune fonction ? Ou bien que veut dire cette appellation de « bœuf », sinon ceux qui, dans la sainte Église, ayant reçu le joug de l’ordination, sont tenus à exercer le ministère de la Parole ? L’herbe de l’onagre et le fourrage du bœuf, c’est donc la nourriture spirituelle du peuple des fidèles. En effet, certains sont liés, comme des bœufs, par le ministère qu’ils ont reçu dans l’Église ; d’autres, comme les onagres, ne connaissent point l’étable des saints ordres et passent leur temps dans les prairies de leur volonté propre. Mais, quand un séculier brûle du désir de la vision intérieure20, quand il aspire à se nourrir intérieurement, conscient que dans la nuit de ce pèlerinage, il n’a rien pour se sustenter et ne peut que se nourrir de ses larmes, il brait comme un onagre qui ne trouve pas d’herbe. De même, quand celui qui a été ordonné, soumis aux obligations de son ministère, se fatigue dans ses prédications et aspire à se nourrir dès maintenant de la contemplation des réalités éternelles, mais ne voit pas encore le visage de son Rédempteur, il est comme un bœuf qui mugit, attaché à une mangeoire vide. En effet, encore éloignés de la sagesse intérieure, nous ne voyons pas encore toute la fraîcheur de l’éternel héritage et, tels des animaux sans raison, nous sommes affamés d’une herbe que nous désirons. À propos de cette herbe, le Rédempteur a dit : « Si quelqu’un entre par moi, il sera sauvé ; il entrera et sortira, et trouvera un pâturage » (Jn 10, 9). Mais il arrive souvent que la vie des méchants contredise les saints efforts que font les bons, ce qui constitue une épreuve pour ceux qui aiment. Quand leur âme se voit entraînée par leurs désirs du Ciel, les paroles et les actes des insensés se dressent devant eux comme un obstacle et leurs bonnes intentions s’en trouvent anéanties. De sorte que l’âme qui s’était déjà envolée vers les sommets de la contemplation, se voit ramenée au sol pour combattre la sottise des méchants. D’où la suite :

15. « Mange-t-on sans sel un aliment fade ? Ou bien, peut-on goûter à un aliment qui cause la mort ? » (Jb 6, 6). La vie et les mœurs des hommes charnels s’introduisent dans nos esprits comme un aliment pour y être digérés par le ventre de la complaisance. Mais l’élu ne mange pas d’aliments insipides, parce que quand il voit tout le mal qui se trouve dans les paroles et les actes des méchants, il les rejette par la bouche de son cœur. Paul interdit à ses disciples de nourrir leurs âmes de quoi que ce soit d’insipide quand il dit : « Que votre langage soit toujours bienveillant, assaisonné de sel » (Col 4, 6). De même, les paroles des réprouvés n’avaient aucun goût dans la bouche du cœur du psalmiste, quand il disait : « Les impies m’ont raconté des histoires, contraires à ta Loi, Seigneur » (Ps 118, 85). Mais lorsque les paroles des hommes charnels s’introduisent impunément dans nos oreilles, il arrive souvent qu’elles provoquent dans nos cœurs la guerre des tentations et bien que la raison les rejette et que la langue les accuse, on a bien du mal à vaincre à l’intérieur ce qui, à l’extérieur, est jugé avec autorité. Il faut donc que ne parvienne jamais aux oreilles ce que l’âme repousse avec vigilance hors de l’esprit. Quand donc les saints aspirent de tout leur cœur à l’éternité, ils s’élèvent à une telle hauteur de vie qu’ils estiment que le simple fait d’entendre parler des réalités de ce monde est déjà pour eux un poids lourd qui les attire vers le bas. Ils jugent donc grandement impertinent et inacceptable tout ce qui n’est pas en accord avec ce que leur cœur aime.