Les chasseurs de têtes de l’Amazone - Fritz W. Up de Graff - E-Book

Les chasseurs de têtes de l’Amazone E-Book

Fritz W. Up de Graff

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Beschreibung

Une oeuvre peu connue aujourd'hui et cependant considérable et étonnante d'authenticité... L'un des plus grands livre d'aventure de tous les temps. Fritz Up de Graff raconte ses incroyables aventures en Amazonie à la fin du XIXe siècle.

Depuis que les hommes ont commencé à parcourir la surface du globe, ils ont été dévorés du désir de découvrir des terres nouvelles. C’est ce besoin de violer les secrets de la Nature, qui, avec la passion de l’aventure, m’a poussé à entreprendre la série de voyages que je raconte dans ce livre. Je n’ai aucune prétention ni scientifique ni littéraire…
« Aventure ! Ce mot, c’était le leitmotiv de ma vie, la note qui faisait vibrer par sympathie mon cœur de jeune indompté. Une chance se présentait : l’Amérique du Sud avec ses vastes territoires inexplorés renfermant Dieu sait combien d’étranges secrets m’attendait ; je ne pouvais rester sourd à son appel. Le 18 novembre 1894, je quittai New York à bord de l’Advance avec cent dollars en poche… »

Lancez vous à la découverte de des chasseurs de têtes en pleine forêt amazonienne, une expédition humaine pleine d'aventures et de découvertes.

EXTRAIT

En contemplant l’abri vide de ses habitants, je songeais aux usages de ces peuplades de l’Amazone, chez qui la désertion semble être une habitude invétérée. C’était en effet la deuxième fois en deux mois que le même tour m’était joué. Nous étions évidemment destinés à être livrés à nos propres ressources.
Je retournai à notre abri et éveillai Jack. En apprenant la nouvelle, il se dressa sur ses couvertures et après une série de jurons énergiques termina par quelques considérations sur les gens de par ici qui ne semblent pas être des compagnons fidèles. En tout cas rien ne servait de discourir, il fallait agir. Nous ne pouvions espérer barrer la route aux fugitifs en coupant à travers à travers bois vers un point de la rivière en aval de celui où nous avions laissé le canot, car, par suite de son cours extrêmement sinueux, nous aurions pu l’atteindre aussi bien vingt milles en amont que vingt milles en aval. Notre seule ressource était de suivre la piste que nous avions tracée à l’aller. Nous emballâmes donc tout ce que les Yumbos nous avaient laissé et toute la journée nous marchâmes aussi vite que nous le pûmes, mais sûrement cette marche fut plus pénible pour nous en plein jour qu’elle ne l’avait été pour Santiago et ses acolytes en pleine nuit.

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Photographie de la couverture Snepstone : Un Indien du rio Apaporis avec la sarbacane et le carquois.

Maquette : Atlant’Communication

Couverture : Erwan Lejalle

© CLAAE, France, 2018

Tous droits réservés. Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

EAN eBook : 9782379110689

Portrait de l’auteur

Note de l’auteur

Depuis que les hommes ont commencé à parcourir la surface du globe, ils ont été dévorés du désir de découvrir des terres nouvelles. C’est ce besoin de violer les secrets de la nature, qui, avec la passion de l’aventure, m’a poussé à entreprendre la série de voyages que je raconte dans ce livre. Je n’ai aucune prétention ni scientifique ni littéraire. J’ai réuni ces souvenirs dans le seul espoir que la jeunesse d’aujourd’hui, ardente et indomptée, pourrait prendre plaisir au récit des aventures d’un ancien qui a suivi inconsciemment sa destinée.

Après avoir été tyrannisé pendant vingt ans par mes amis et avoir fait plusieurs faux départs, j’ai réussi à rédiger cette histoire de mes pérégrinations dans les forêts du bassin de l’Amazone. J’en suis heureux maintenant, car j’ai vécu dans ce pays, qui représente la plus grande région inexplorée de la terre, les plus beaux jours de ma vie, mais aussi les plus pénibles.

En écrivant ce récit, j’ai été arrêté par la difficulté de transcrire les mots jivaro ou quechua. J’ai adopté en règle générale la prononciation et la graphie espagnole qui sont dans ce cas beaucoup plus près de la vérité qu’une transcription anglaise. Le lecteur voudra bien s’en souvenir.

Je dois, en terminant, rendre hommage à mon collaborateur Roger Bacon, pour le soin qu’il a apporté à mettre en ordre les notes qui forment la base de ce récit et le remercier de l’énergie et de la persévérance qu’il a déployées pour donner à ce livre une forme convenable et lisible.

Ma dette de reconnaissance est encore plus grande vis-à-vis de ma mère qui a si soigneusement conservé tous les documents relatifs à mon voyage et sans lesquels beaucoup de détails ou de précisions m’auraient échappé.

Enfin je remercie M. R. B. Cuningham Graham pour l’aide si peu méritée, mais si appréciée, qu’il a bien voulu me donner. Ma plus grande chance est que mon livre soit publié sous les auspices d’un homme aussi justement célèbre à la fois comme écrivain et comme voyageur.

Fritz W. Up De Graff

Note pour la carte. La ligne de collines verdoyantes, qui, suivant une direction générale sud-sud-est, s’étend de Macas au Pongo de Manseriche et de là va rejoindre la chaîne principale de la Cordillière des Andes et forme les bassins du Santiago et de la Morona, n’est mentionnée sur aucune carte, à ma connaissance du moins. Souvent même elle n’est pas figurée.

Je propose qu’on donne à ces collines le nom de Rouse’s Range (collines de Rouse) en souvenir de mon ami Jack, le seul membre de l’expédition qui soit mort dans le bassin de l’Amazone.

Le départ sur la piste

La genèse de mes voyages dans la région de l’Amazone se trouve dans la lettre suivante que je reçus un matin d’automne :

M. Fritz W. Up De Graff,            Quito, le 30 septembre

Elmira. N. Y.

Mon cher Fritz,

Vous ne pouvez vous imaginer combien j’ai été heureux de recevoir votre lettre. Comme j’étais à Riobamba lorsqu’elle est arrivée ici, je ne l’ai eue que quelques jours après.

Alors, vous voilà ingénieur électricien ? Je vous croyais encore dans les conserves à Chicago, aussi ma surprise fut-elle grande quand je lus votre lettre me proposant toutes sortes d’affaires d’électricité.

Il faut que je vous dise maintenant que la vie dans les forêts n’est pas très gaie et comporte pas mal de choses désagréables. Pas de société, pas d’amusement, tels que théâtres ou autres. On ne peut y faire qu’une seule chose : y travailler, mais quelqu’un d’entreprenant et de laborieux trouve certainement un bon salaire après quelque temps.

Le pays est peuplé de gens très indolents et je puis vous assurer que s’il n’y a pas de chances de faire les fabuleuses fortunes qui se font aux États-Unis, par contre il est plus facile de se créer ici un bon petit capital. Le pays est en retard, très en retard et il y a quelque chose à faire dans presque toutes les branches.

Comme je vous l’ai dit quand j’étais aux États-Unis, le climat de l’intérieur est très sain et très agréable, tandis que celui de Guayaquil ne réussit pas à beaucoup de gens, bien que je les supporte très bien tous les deux.

C’est à vous maintenant de décider. Si vous voulez venir, le plus tôt sera le mieux, avant le commencement de l’hiver. Faites-moi savoir tout de suite la date de votre arrivée à Guayaquil et je m’arrangerai pour vous éviter toute difficulté à votre arrivée.

En espérant vous voir bientôt et que la présente vous trouvera en parfaite santé,

Je reste votre bon copain,

E. Domingo Cordobez.

J’avais fait la connaissance de Don Enrique Domingo Cordobez, ou le comte, comme l’appelaient ses amis, à l’Union College, Schenectady, N. Y., en 1890. C’était un de ces jeunes et riches Sud-Américains qui viennent aux États-Unis pour suivre les cours des universités, en particulier ceux d’ingénieur. Par suite, soit de leur tempérament, soit de l’excès d’argent dont ils disposent, un grand nombre de ces jeunes gens trouve peu de charme aux études et s’adonne à un genre de vie beaucoup plus gai, aussi naturellement qu’un caneton se dirige vers la rivière. Généralement à la fin de leur première année ou au plus tard de la seconde, ils sont convoqués devant le conseil de l’Université, qui leur expose gentiment, mais fermement qu’ils se sont trompés en désirant poursuivre leurs études et que dans leur intérêt comme dans celui du collège, il serait plus sage de faire rayer leurs noms des contrôles.

Le seul ennui est qu’ils sont venus avec l’intention de passer quatre ans aux États-Unis et que l’idée de rentrer chez eux ne les réjouit pas du tout. Par bonheur, dans chaque ville universitaire il y a au moins un imprimeur qui fournit, à partir de vingt-cinq dollars, des diplômes beaucoup plus beaux que ceux de l’Université. À la fin de leurs quatre années, les gentlemen sud-américains s’adressent à un de ces artistes, à moins qu’ils ne préfèrent prolonger leur séjour pour un cours complémentaire. Finalement ils rentrent chez eux munis de parchemins, qui leur confèrent le respect général. Au moins ils ont appris l’anglais, ce qui est d’un grand secours en Amérique du Sud.

Le comte était une exception a la règle. Fils d’un riche propriétaire de l’Équateur, il était animé du désir de rentrer dans son pays natal avec toutes les connaissances techniques nécessaires, pour y installer les commodités modernes qui y faisaient gravement défaut. En définitive son caractère sérieux et sa réelle ardeur au travail lui avaient permis de passer avec honneur les examens d’ingénieur.

J’étais resté en contact avec Cordobez après avoir quitté le collège et il avait passé plus tard quelques jours dans ma famille. C’est alors que nous avions décidé mon départ pour l’Équateur aussitôt qu’il aurait pu examiner les possibilités de rendement de mes futures aventures, pour lesquelles il se procurerait le capital et les concessions nécessaires en arrivant chez lui. Dans ce temps-là, les rues de la capitale de l’Équateur étaient éclairées par des bougies que les habitants plaçaient derrière leurs fenêtres. Il y avait certainement des améliorations à faire à Quito et des châteaux en Espagne à construire.

Voilà comment je reçus en octobre 1894 la lettre ci-dessus, me demandant confirmation de notre engagement.

Ma décision ne fut pas longue à prendre. L’ouvrage de Stanley À travers le continent noir m’avait inoculé dès ma jeunesse le désir de pénétrer dans le monde inconnu au-delà des limites de la civilisation, là où la vie n’est faite que d’aventures. Aventure ! ce mot, c’était le leitmotiv de ma vie, la note qui faisait vibrer par sympathie mon cœur de jeune indompté. Une chance se présentait. Le Sud-Amérique avec ses vastes territoires inexplorés renfermant Dieu sait combien d’étranges secrets m’attendait; je ne pouvais rester sourd à son appel.

Le 18 novembre 1894, je quittai New York à bord de l’Advance pour Panama par Colon avec cent dollars en poche. En dix jours nous atteignîmes le port de la Colombie, après un voyage qui fut sans doute dépourvu d’incident, mais qui pour moi fut la plus belle des odyssées. J’étais sur le chemin de mes rêves.

Je ne vis pas grand’chose de Colon, simple amas de toits de chaume, groupés le long des quais de bois et à moitié cachés dans une végétation luxuriante de palmiers et de bananiers. Construite au milieu d’un marais avec des sentiers boueux en guise de rues, Colon n’attire pas le voyageur.

Je montai dans le train sur le quai même, et deux heures et demie après j’étais de l’autre côté de l’isthme de Panama, après avoir traversé quantité de villages du même genre que Colon et longé à plusieurs reprises le vieux canal de de Lesseps. Les machines abandonnées gisaient là où les Français les avaient laissées, rongées par l’eau et la vase. La végétation tropicale sortait des cheminées des dragues à vapeur, dont les grandes chaudières gisaient à moitié enfouies sous une masse inextricable de roseaux. C’était un spectacle lugubre.

Arrivé à Panama, je descendis au Grand Hôtel, le seul de la ville. L’en-tête de son papier à lettres lui attribuait tous les conforts, mais en réalité ses principales spécialités étaient la poussière, les punaises et une ignorance absolue des commodités élémentaires de l’existence, telles que nous les comprenons.

Par exemple le patron, ami du progrès, était très fier du système de tout-à-l’égout que, de Mexico à l’Argentine, il était le premier à avoir fait installer. En effet, une ligne de water-closets formait le fond de la salle à manger et chacun d’eux était muni d’une porte à mi-hauteur, afin que l’occupant temporaire pût continuer la conversation en cours avec ses amis encore à table. En outre, la salle à manger était ouverte de deux côtés sur la rue, sans aucune protection contre les gamins nus comme ver, les dindons, les chiens et les cochons qui, en procession ininterrompue, entraient et sortaient à la poursuite des miettes tombées de la table.

Les superbes chambres à coucher du papier à lettres grouillaient de vermine à tel point qu’il m’est impossible d’en donner une idée exacte. D’autre part, le propriétaire avait oublié de faire faucher la chambre, comme ce devait être la coutume avant de la donner à un voyageur, de sorte que l’herbe et les roseaux qui poussaient à travers le plancher atteignaient au moins un pied de haut. Je réussis à faire une éclaircie suffisante pour y loger ma malle de cabine et je m’étendis dessus pour la nuit, échappant ainsi à tous les êtres rampants qui peuplaient le lit et qui se seraient perdus dans la forêt vierge, s’ils avaient tenté de venir m’attaquer. Les moustiques, par contre, furent intolérables.

Le lendemain je fus heureux de m’embarquer sur le Santiago de la Pacific Mail Line et de dire adieu à Panama, en route pour Guayaquil, où nous arrivâmes quarante-huit heures après.

La chose la plus remarquable du port principal de l’Équateur est le système d’enlèvement des ordures. Les ordures de toutes sortes, au lieu d’être évacuées par des canalisations, sont jetées par la fenêtre sur les toits des tramways, qui sont, à cet usage, entourés d’un rebord de planches d’un pied de haut. Une bonne proportion atteint le but et quand le tramway est arrivé hors de la ville, le conducteur déblaye le toit-tombereau. Un trou dans le toit d’un de ces tramways doit avoir des conséquences peu ordinaires et je crois que le système est unique au monde.

De Guayaquil je remontai le Guayas, un petit fleuve côtier, pendant quatre-vingts kilomètres, jusqu’à Bodegas, le plus grand marché de cacao du monde. Je n’ai jamais vu de crocodiles aussi énormes que ceux de cette rivière, qui semblait n’être faite que de boue et de crocodiles. Ils cachaient les bancs de boue et à chaque instant nous en heurtions quelques-uns.

Mon ami Cordobez m’attendait sur le quai de Bodegas et mes sept années d’aventures dans l’Amérique du Sud commencèrent.

Un pays de cocagne

Dans l’Équateur, des Andes au Pacifique, la plus grande partie de la terre qui n’est pas sous l’eau est plantée en cacaoyers qui fournissent, comme tout le monde le sait, les trois quarts du cacao utilisé dans le monde entier. C’est presque l’unique production de l’Équateur. Ensuite vient un café d’excellente qualité qui réussit sur les pentes ouest des Andes, et enfin la canne à sucre dont on fait plus d’aguardiente (rhum) que de sucre.

À travers des champs infinis de cacaoyers, Cordobez et moi chevauchâmes à dos de mulet de Bodegas à La Delicia. Mon ami était venu à ma rencontre avec les deux meilleures mules de selle du pays, produits des ranches de sa famille, les plus renommés de l’Équateur. C’étaient des bêtes au trot rapide; petites et bien proportionnées, avec des jambes fines et effilées et des sabots menus. Elles nageaient comme des canards avec leurs cavaliers en selle, elles traversaient une rivière sur un simple tronc d’arbre sans broncher d’un poil et sautaient avec désinvolture tous les fossés et autres obstacles du chemin. À la différence des chevaux, elles auraient fait un jour de marche en mangeant un chapeau de paille ou une couverture de selle, si elles n’avaient rien trouvé d’autre. Les mules sont moins fatigantes à monter que le cheval, surtout sur une mauvaise piste et dans un pays vraiment accidenté, et leur rendement est de beaucoup supérieur. Lorsqu’il s’agit d’une étape de plus de deux jours, le cheval ne peut même pas entrer en question, à moins d’avoir des relais.

La seule infériorité de la mule est son courage moindre que celui du cheval et néanmoins, au point de vue pratique, c’est encore un avantage, car, tandis que la mule ne dépassera jamais la limite de ses forces, le cheval ira jusqu’à ce qu’il tombe, laissant son cavalier en mauvaise posture. La qualité primordiale de la mule est cependant l’entêtement et, quelle que soit la classe de la bête, si elle s’est mise dans la tête de s’arrêter, rien ne la fera avancer. Le seul moyen de lui faire dépasser le point devant lequel elle s’est butée est de serrer un nœud coulant autour de la lèvre supérieure très sensible, de passer la corde derrière un arbre à quelques mètres de là, de revenir derrière la mule en tenant la corde tendue, de jouer du bâton et, à chaque ruade, de tirer sur la corde.

Après une nuit mémorable dans un hôtel de Bodegas vis-à-vis duquel celui de Panama faisait songer au paradis, notre petite caravane partit pour son long voyage aux plantations de Cordobez. Elle se composait du comte, de moi-même et d’un muletier. Mes bagages étaient restés a Bodegas, sauf ce que j’emportais sur ma selle, et je m’étais arrangé pour qu’ils me rejoignissent à Riobamba par la route, à la fois unique et nationale, qui joint Quito à la mer.

Pendant les trois premiers jours, nous ne traversâmes que des plantations de cacaoyers. Tous ceux qui ont vu les champs d’oliviers d’Andalousie se représenteront ce que sont ces rangées sans fin d’arbres en parasol s’étendant comme une courtepointe géante à perte de vue. Comme dans les champs d’oliviers, rien n’est planté entre les troncs et aucune branche ne part de la partie inférieure des troncs, les sommets, par contre, se rejoignant en un toit immense. Les gousses du cacaoyer, au lieu de se trouver sur les rameaux, poussent directement sur le tronc et les grosses branches. Chaque gousse contient quatre-vingt à cent grains de cacao.

Pour la nuit nous nous arrêtions à quelque maison de contremaître et partout le nom de Cordobez nous assurait un accueil empressé, de sorte que je commençais à être quelque peu impressionné de notre importance. Cette famille avait vraiment une position considérable dans le pays; en plus de ses nombreux troupeaux de chevaux et de bêtes à cornes, elle possédait huit cents milles carrés de forêt qui n’attendaient que d’être défrichés pour fournir l’une quelconque des trois productions du pays. De nombreux villages d’Indiens se trouvaient sur leurs terres et leur fournissaient les peones (manœuvres) nécessaires pour les plantations et l’élevage. Au point de vue politique, il en était comme dans toute l’Amérique latine, c’est-à-dire que leur influence montait et baissait avec la régularité d’un thermomètre, en parfait accord avec les changements de gouvernement. À mon arrivée, le thermomètre était à zéro, la faction amie venant d’être renversée, et jusqu’à la chute du parti adverse le pouvoir des Cordobez allait subir une éclipse. J’avais accepté l’invitation de mon ami, espérant trouver en Équateur toutes sortes de débouchés, grâce à la position de sa famille et à sa compréhension intelligente des besoins du pays. Je dois dire qu’au premier contact je n’étais pas déçu.

Une fois sorti du la région du cacao, nous commençâmes à nous élever à travers la forêt sur les premières pentes de la cordillère des Andes. La monotonie du pays plat entre les Andes et le Pacifique était enfin rompue et les mules purent commencer à montrer leur supériorité comme animaux de selle.

Nous fîmes halte à La Delicia, après avoir suivi à travers quelques-unes des plantations Cordobez une piste si rarement utilisée, que le muletier devait nous ouvrir la voie à travers les broussailles, qui avaient envahi le chemin depuis le dernier passage. La Delicia était le quartier général de D. Agosto Cordobez, un des six ou sept fils qui aidaient leur père à diriger son vaste domaine. Notre séjour se prolongea pendant plus d’une semaine pour reposer nos mules et nous permettre de prendre contact avec la vie de la forêt et des plantations.

C’était ma première expérience de ce genre, aussi le moindre événement de la vie quotidienne m’impressionnait-il très vivement. Je chassai le singe, le dindon, le sanglier, le perroquet, le daim et le jaguar, tout gibier que je tirais pour la première fois. Je me souviens que les singes, en particulier, excitaient particulièrement mon enthousiasme, car je n’en avais jamais vu en liberté. D’autre part, si cette chasse était une chose nouvelle pour moi, j’étais encore beaucoup plus surpris de manger ces étranges habitants de la forêt. L’impression que me fit la première bouchée de viande de singe est encore précise dans ma mémoire et les ressources gastronomiques qu’offre un babouin ne peuvent être soupçonnées par aucun de ceux qui les contemplent derrière les barreaux d’une cage.

Beaucoup trop vite à mon gré arriva le jour où Domingo Cordobez m’annonça qu’iI fallait partir. Notre but était Riobamba, ce qui représentait une belle distance. Nous partîmes sur une piste bien tracée, établie pour les convois de mules qui tous les quinze jours transportent le rhum pour la consommation de l’intérieur.

Le rhum joue un rôle capital dans la vie de l’Équateur. C’est le produit de la distillation du jus de canne à sucre fermenté, et sa teneur en alcool est si grande qu’il flambe comme de l’alcool à brûler. Son goût évoque un mélange de benzine et de mélasse. La vie en Équateur est une longue suite de fêtes dans lesquelles le rôle principal est tenu par le rhum, qui mérite parfaitement son nom d’eau de feu. Pour beaucoup d’Équatoriens, une fiesta n’est pas autre chose qu’une bonne excuse pour s’enivrer, jusqu’à cette douce inconscience, où les soucis du monde ne les troublent plus. Après chaque fiesta ils attendent la suivante dans un état de demi-ivresse ou même de torpeur totale. Si, par suite d’un grave oubli, il advient que le calendrier ne prévoie pas de fête publique au cours d’une semaine, vite une fête locale est organisée. Le rhum à cette époque était excessivement bon marché et pour une somme infime on pouvait se procurer une ivresse parfaite de vingt-quatre heures. Les peones eux-mêmes pouvaient s’offrir ce luxe.

La piste de La Delicia à Riobamba est officiellement une route de premier ordre. En réalité, taillée à même dans une argile grasse et glissante, ce n’est sur le plat qu’une bande de boue bien piétinée, qui dans les mouvements de terrain se divise curieusement en deux moitiés bien distinctes, l’une pour la montée, l’autre pour la descente. La première est striée de rainures parallèles déterminant des marches grossières dans lesquelles les mules accrochent leurs sabots, et la seconde forme une piste unie et luisante, que les mules utilisent comme un toboggan avec autant de joie que leurs cavaliers. Il n’y a pas, à mon avis, dans le monde de sport comparable à la descente d’une côte sur un mulet de l’Équateur. Quand plus tard j’ai vécu dans les montagnes à plus de quatre mille mètres d’altitude, j’ai souvent entrepris de véritables voyages uniquement pour le plaisir de dégringoler, en cinq ou six heures, ce qui demandait huit jours d’ascension.

Quand on atteint le point où commence la descente, absolument rien ne peut persuader une mule de rester sur la moitié antidérapante. Elle pointe les oreilles, assure soigneusement ses sabots de devant sur le sommet de la glissade et en avant ! Mule et cavalier atterrissent en bas dans un tas de boue fait exprès pour les recevoir, généralement la tête la première, mais pas toujours. Les convois qui descendent de Riobamba à La Delicia avec des tonneaux vides n’exécutent pas ces glissades sans de terribles confusions, bien que les arrieros (muletiers) essayent de limiter le dommage en plaçant à l’arrivée un homme chargé d’extraire chaque mule de la boue avant que la suivante n’arrive. En tout cas, c’est un grand sport.

Enfin, quand on approche de la région boisée, la route est souvent taillée dans la paroi d’une falaise et sa largeur est d’environ cinquante centimètres. De plus les mules habituées à porter des charges volumineuses sur ces sentiers, insistent pour frôler le bord extérieur, de sorte que la jambe du cavalier plane dans le vide au-dessus des nuages et qu’un faux pas de quelques centimètres peut avoir pour conséquence une chute de trois ou quatre cents mètres.

Montés sur des mules de choix, Cordobez et moi parcourûmes en dix jours les quatre-vingts milles qui séparent la maison de don Agosto de Riobamba, après avoir traversé les plantations personnelles du comte. Riobamba, la seconde ville de l’Équateur avec ses vingt mille habitants, est le quartier général de papa Domingo, ainsi nommé pour le distinguer du comte. Là, nous nous arrêtâmes.

Le ménage Cordobez à Riobamba se composait, en plus du chef de famille, d’une bru qui servait de maîtresse de maison, et d’une quantité de serviteurs et de peones. Tous les fils étaient dispersés dans les propriétés et la mère tenait la maison de Quito, une maison bien différente de celle où nous nous trouvions. Le père, comme presque tous les Équatoriens qui n’habitent pas la capitale, se trouvait beaucoup mieux que partout ailleurs dans sa ferme, où les poules se promenaient dans les chambres et fourrageaient dans les débris qui couvraient les briques du sol. Il ignorait l’usage du savon, changeait rarement de linge et d’effets et se couchait toujours avec son chapeau et ses bottes. Si l’invité enlevait son chapeau en se mettant à table, on le priait de le garder comme les autres, par peur des courants d’air.

Cette maison à un seul étage, peinte à la chaux et couverte de tuiles rouges, possédait, selon la coutume du pays, un patio et un corral, le premier une cour intérieure sur laquelle s’ouvraient toutes les chambres, l’autre un vaste enclos derrière la maison. La cuisson des aliments était une opération très simple, un feu de bois était allumé au milieu de la cuisine, à même le sol, et les servantes s’agitaient autour avec leurs poêles et leurs casseroles. La fumée leur piquait les yeux et le nez, et les gouttes sifflaient en tombant dans la graisse chaude. Quant aux mouches, elles étaient si nombreuses et si audacieuses que je me promenais toute la nuit dans les rues plutôt que d’essayer de dormir dans ma chambre.

C’est dans cette maison que je fis mon entrée à cheval, car on ne pénètre pas autrement dans un patio équatorien, un soir de février 1895, ayant espéré, je l’avoue, trouver les choses dans un état tout différent. L’immensité des possessions des Cordobez, la considération attachée partout à leur nom et le fait que tous les hommes, y compris le père, avaient fait leurs études en Europe ou aux États-Unis, m’avaient laissé supposer que leurs maisons seraient des modèles de confort moderne et non pas qu’elles ressembleraient à des huttes de primitifs. En réalité, la maison de Quito où habitaient la vieille dame Cordobez et sa fille était propre, bien meublée et parfaitement tenue. Lorsque papa Cordobez allait voir sa femme, il devait endosser la chemise empesée et la jaquette, ce qui lui plaisait si peu qu’il séjournait le moins possible chez sa femme, bien qu’il l’aimât beaucoup, ainsi que sa fille, et que sa popularité fût grande dans la capitale, à cause de son malin bon sens et de sa large hospitalité. Il préférait de beaucoup rester à sa ferme en hurlant cachi (sel en quechua), derrière ses troupeaux.

À ce point de ma narration, je dois ouvrir une courte parenthèse pour présenter quelques remarques générales sur mon séjour en Équateur et son rapport avec le présent volume.

Je n’ai pas l’intention d’entrer dans le détail de ma vie dans ce pays, ce chapitre étant destiné seulement à expliquer comment l’Équateur fut une préface ou un seuil à mes voyages dans les régions vierges de l’intérieur du continent sud-américain, ce qui est l’objet principal de ce livre. Cependant il y a quelques-unes des particularités de la vie de l’Équateur auxquelles je dois consacrer quelques lignes, soit qu’elles touchent directement à mon récit, soit qu’elles soient vraiment trop savoureuses pour être négligées.

Donc, au lieu de faire une narration chronologique de mes deux ans en Équateur, approximativement 1895-1896, je me propose de traiter la plus grande partie de cette période comme un tout, ne donnant que les faits les plus saillants de mes aventures tant commerciales que sociales et de ne revenir à un récit continu qu’en abordant les raisons qui ont motivé mon départ et les conditions dans lesquelles je l’effectuai.

Dès le jour de mon arrivée à Riobamba, je reçus par l’intermédiaire du comte toute une série de propositions commerciales qui m’entraînèrent à travers tout le pays; et dont une seule donna enfin un résultat, et en définitive assez pitoyable. Au point de vue pratique mon séjour en Équateur fut une longue suite de déceptions dues en partie à ma propre naïveté et en partie à l’apathie qui endormait tout le pays d’un bout à l’autre. Le seul point intéressant de mon histoire est que personnellement je n’y perdis rien, pour la bonne raison que je n’avais rien à perdre. Des cent dollars avec lesquels je m’étais embarqué à New York, il m’en restait encore quelques-uns en arrivant à Bodegas, et depuis j’avais été l’hôte de la famille Cordobez.

Si mes finances n’étaient pas une affaire compliquée, j’eus, par contre, du mal à me reconnaître dans les innombrables machinations de mes relations d’affaires et dans le flot inépuisable de propositions mirifiques dont je fus submergé. Je cite au hasard : monter une fabrique de meubles ou une sucrerie dernier modèle, défricher cinquante acres de forêt et y planter du café, construire une route, établir un système de convois de mules pour ravitailler l’intérieur, éclairer Quito à l’électricité, irriguer les terres incultes de la vallée de Riobamba avec la neige du Chimborazo, construire une tannerie pour utiliser l’écorce des arbres des forêts Cordobez, prospecter du pétrole, distiller du vieux whisky d’Écosse, etc., etc. Tous les quinze jours, j’écrivais à ma famille pour lui annoncer que mes associés et moi allions faire fortune et, à la fin, je devins si impatient de trouver une occupation réelle et définitive que j’aurais accepté n’importe quoi, depuis la prospection d’une mine de cuivre jusqu’a l’édification d’un sanatorium sur le sommet du Cotopaxi.

Finalement, je trouvai cependant une occasion de m’occuper.

À Salinas, un des villages les plus hauts du monde après ceux du Tibet, à plus de quatre mille mètres d’altitude, jaillissait une source salée. Elle était exploitée par les indigènes, mais appartenait à la famille Cordobez, à qui le village payait une redevance de mille deux cents dollars par an. L’affaire était de reprendre l’installation au compte des Cordobez avec des machines modernes et moi-même comme directeur industriel (cela sonnait assez bien), et de faire les trente mille dollars par an que la source pouvait rendre. Sans la moindre hésitation j’enfourchai ma mule et en route pour Salinas.

Le paysage qu’on découvre de Salinas est peut-être unique au monde, il effraye tant il est démesuré. À l’est le Chimborazo dresse son dos de mammouth d’un blanc d’argent à mille cinq cents mètres au-dessus du village qu’il domine, au nord s’étend la Cordillère, entassement de montagnes qui se termine à quatre-vingts milles de là dans le cratère égueulé de l’Antisina. Au sud la même chaîne se poursuit, faite d’une masse immense de rochers et de neiges étagés, qui dresse ses sommets au-dessus des nuages étendus comme un manteau sur tout le pays. À l’ouest et à plus de trois mille mètres en contrebas, le Pacifique s’étend à peine visible par temps clair dans la brume grise du littoral.

Le coucher du soleil est le couronnement de toutes les splendeurs du jour. Lorsque le soleil disparaît absorbé par la mer de nuages, ses rayons se transforment en un gigantesque arc-en-ciel. En quelques minutes les couleurs s’estompent et, à travers les déchirures des nuages, les derniers rayons s’échappent et s’élancent pour teindre en rose le sommet du Chimborazo. Le monde, pendant un bref instant, est renversé. Vivre quelques minutes dans un endroit éclairé par des rayons montant d’un soleil caché sous les nuages est un souvenir qui ne s’oublie pas.

Pour atteindre Salinas en venant de Riobamba, on traverse quelque quinze milles de désert, une étendue sauvage de galets et de cendres volcaniques, puis commence l’ascension du Chimborazo. Une ascension de cinq ou six milles à travers un terrain coupé de profondes crevasses, gîte des condors et anciens passages des torrents d’eau bouillante, que rejetait le cratère dans sa période d’activité, vous amène à l’Arenal, grand plateau de débris volcaniques d’un mille de large, qui s’étend à la base du dôme de glace et de neige formant le sommet de la montagne. En contournant la face sud sur la piste à peine tracée, on aperçoit la vallée de Riobamba, avec ses petits points blancs marquant les villages, puis en longeant des falaises instables et à travers des gorges escarpées on redescend jusqu’à un petit groupe de huttes à toits de chaume, qui est Salinas. Le passage est très souvent dangereux à cause des tempêtes pendant lesquelles le voyageur perd son chemin et meurt de faim et de froid avant que le soleil ne réapparaisse. Nous eûmes la chance de traverser juste après un de ces orages qui avait laissé un pied de neige.

Mes aventures à Salinas valent la peine d’être contées, car elles se rattachent directement à mon récit.

Quand j’atteignis les lieux où devait s’édifier ma fortune, je ne puis prétendre qu’ils me fussent apparus comme particulièrement accueillants. Dans ce misérable village végétait une population dévorée de vermine, ayant pour tout vêtement des couvertures en loque et vivant dans des huttes semblables à des niches, où on ne pouvait entrer qu’en rampant par un trou dans le mur. Les poules et les cochons leur tenaient compagnie sur la paille qui servait à la fois de lit et de combustible. Séparé des plantations Cordobez par cinquante milles à faire à dos de mulet dans la boue, je devais édifier ma fortune avec cette eau jaune qui jaillissait des fissures du rocher.

Ma hutte ne valait guère mieux que celle des indigènes, sinon que je pouvais me vanter d’avoir deux pièces, un passage de boue la coupant en deux; l’ameublement consistait en pots, casseroles et bassines, quelques blocs de rochers imitaient un foyer et un tas de paille un lit.

La seule industrie du village était l’évaporation de l’eau salée. Chaque famille avait sa bouilloire de cuivre, les femmes surveillaient l’ébullition, tandis que les hommes coupaient le bois nécessaire dans le taillis le plus proche à deux ou trois mille pieds plus bas. Ils peinaient durement pour gagner misérablement leur vie et mon rôle devait être de leur enlever encore cette dernière ressource. Inutile de dire que dès le premier jour je ne fus pas précisément populaire.

Après que le vieux Cordobez, qui m’avait accompagné, eut averti le chef du village que j’allais gérer moi-même l’exploitation et que le vieux système de redevance était aboli, j’annonçai que je paierais dix centavos par jour de travail, homme ou femme, et trente par corde de bois, environ trois charges de mule. Ensuite, j’envisageai les moyens de mettre debout une usine dans ce coin perdu. J’avais amené avec moi de Riobamba environ dix charges de feuilles de cuivre avec tout le matériel nécessaire pour fabriquer les bouilleurs, le fer pour une cheminée et un chaudronnier indigène que j’avais eu la sottise de payer d’avance. Cependant, entre les fêtes officielles et ses fêtes privées, observées aussi scrupuleusement à Salinas que partout ailleurs, il m’aida parfois à battre le cuivre et à monter la cheminée.

Après environ six mois, l’ouvrage était bien en train, mais depuis longtemps les indigènes s’étaient rendu compte que j’étais venu leur enlever leur gagne-pain et je ne tardai pas à découvrir que les conceptions du chef différaient singulièrement des miennes. Pour lui, mañana (demain) signifiait n’importe quoi entre un jour et deux mois et le travail promis n’arrivait jamais. Un jour je perdis patience et à sa grande surprise je l’étendis d’un crochet du gauche. Il écrivit alors aux Cordobez que si le gringo1 agissait ainsi sans avoir bu, que devait-il faire quand il était ivre.

Peu à peu cependant je surmontai toutes les difficultés, et un beau jour, après presque un an passé à aller chercher des matériaux et des outils à Guayaquil et à Riobamba, à organiser l’approvisionnement en combustible et les transports, à rassembler les pierres et l’argile nécessaires aux fondations et aux murs, à remettre debout à coups de pied mon chaudronnier, toujours à moitié ivre, le foyer fut allumé pour la première fois. Quand la cheminée commença à fumer, tout le village se précipita dehors pour contempler ce phénomène inconnu dans le pays. Tout marcha bien : les mules amenaient le bois, les cachitanderas (littéralement, en hispanoquechua, fabricants de gâteaux de sel) s’activaient à mouler et à empaqueter les barres de sel que des convois de mules emportaient chaque jour et mon sel se vendait comme des petits pains, au prix du sucre à New York.

Les ennuis cependant ne m’avaient pas été épargnés. Peu après la mise en marche de l’usine, quelques-uns des Indiens avaient décidé de se débarrasser de l’homme qui, pensaient-ils, leur enlevait le pain de la bouche. Je fus donc attaqué par toute une équipe qui me guettait, assommé à coups de bâtons et laissé pour mort sur le chemin. Je ne sortis de mon évanouissement que lorsque le chef du village me fit ramasser et pendant huit jours je fus incapable de faire un pas. Heureusement Aurelio Cordobez qui avait eu vent de l’affaire arriva à ce moment et resta à Salinas jusqu’à ce que je fusse sur pied.

Le premier jour de paye donna lieu ensuite à une véritable comédie-bouffe. Bien innocemment, j’ai ce jour-là semé le ferment d’une révolution sociale en Équateur, simplement en payant les gages que j’avais promis. Mais il faut que j’expose d’abord ce qu’est le système des peones.

Un juge peut dans ce pays être amené à contresigner n’importe quoi, de sorte que légalement, sinon loyalement, les Indiens sont dépouillés de toutes leurs terres au profit des Blancs. Ils sont donc obligés de travailler pour les propriétaires, qui leur fournissent les objets de première nécessité et s’arrangent pour que leurs comptes soient toujours débiteurs, de sorte que les malheureux ne parviennent jamais à se libérer. Par suite, un Indien ne reçoit jamais le salaire qu’il a gagné, d’autant plus qu’étant illettré il est bien incapable de vérifier son compte.

Habitués à cette manière de faire, les Indiens de Salinas, qui avaient dû travailler et accepter mes propositions sous peine d’être expulsés du village, ne s’attendaient pas du tout à voir la couleur de mon argent. Aussi lorsque arriva le premier jour de paye, aucun d’eux ne se présenta pour recevoir son salaire. N’y comprenant rien, je fis venir le chef qui me dit qu’ils n’espéraient pas être payés. Sur mon ordre formel il rassembla ses gens à coups de fouet à mule, et je les vis arriver aussi joyeux que s’ils allaient être pendus, car ils n’avaient pas cru la nouvelle annoncée par le chef, qui lui-même n’était guère plus tranquille. Ils ne se rassurèrent que lorsque je pus commencer à les payer. Ce fut, avec la cheminée de l’usine, la plus grande surprise de leur existence.

Malheureusement cette affaire s’ébruita hors de Salinas. Sur les plantations Cordobez, les Indiens apprirent qu’à la saline un homme pouvait gagner de l’argent en travaillant, au lieu d’accumuler des dettes toute vie. Peu à peu tous les Indiens de mon village vinrent volontairement demander à travailler et je pouvais toujours trouver un homme pour n’importe quel travail. À la fin la rumeur en parvint aux oreilles du papa Cordobez et, à notre première rencontre, il aborda la question et je ne pus le persuader que ce n’était pas folie pure de payer les salaires convenus, alors qu’une simple promesse aurait suffi.

Ce différend fut le début de ma brouille avec la famille Cordobez. En réalité nos points de vue sur bien des choses étaient trop divergents et je ne pouvais m’habituer à ce que je voyais faire quotidiennement par les propriétaires.

Les difficultés entre les Cordobez et moi s’accrurent lorsque je m’aperçus que mes intérêts personnels seraient toujours oubliés, en dépit de l’agréable surprise qu’avait été pour eux la réussite de mon entreprise. Peu à peu je me rendis compte que j’avais travaillé d’arrache-pied pendant un an, vivant de mouton et de cochon d’Inde et tout cela pour rien, si bien qu’un beau jour ayant épuisé complètement mon argent personnel, je pris le contenu de la caisse, descendis à la plantation du comte à El Porvenir et lui annonçai mon départ.

Comme je l’ai dit, la question de mes finances ne m’avait jamais préoccupé, et pour cause, et cependant je réussis à quitter El Porvenir avec trois cent cinquante sucres2 en poche.

En rendant les comptes de mon exploitation au comte, qui était l’esprit le plus sérieux de la famille, j’en vins à mentionner une petite dette de vingt-cinq sucres lorsqu’il me dit : « Vous feriez mieux de garder cet argent, vous en aurez besoin pour votre voyage. »

Supposant de bonne foi qu’il voulait parler de l’argent que j’apportais de la mine, je gardai les trois cent cinquante sucres et ainsi, plus par chance que par habileté, je me trouvai muni d’un viatique à mon départ.

Mon but étant Riobamba, je pris une mule pour aller jusqu’à Talagna, où je comptais trouver un des chevaux qui étaient toujours à ma disposition dans les écuries de Cordobez, mais le vieux père avait donné des ordres et je dus faire à pied cinquante-six milles en compagnie d’Indiens qui conduisaient un convoi de mules. Je couvris la distance en dix-huit heures, au grand dépit du Papa, qui m’assura qu’il y avait eu un malentendu à Talagna.

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1. Dans l’Amérique du Sud tout étranger ou toute personne qui ne parle pas espagnol.

2. Un sacre vaut un demi-dollar.

Guerre civile sous les tropiques

Si ma carrière en Équateur fut fertile en événements d’ordre commercial, elle compta aussi, presque dès le début de mon séjour, quelques incidents politiques.

Un jour, peu après le début de la révolution provoquée par Alfaro, je me trouvais à Guaranda pour affaires. C’était jour de marché et la plaza fourmillait d’Indiens qui vendaient de tout, depuis des selles jusqu’à du lard, en passant par de la morue et des foulards. Subitement toutes les tentes furent abattues et une fuite générale vida la place; ce ne fut qu’après un bon moment que je pus comprendre que l’armée révolutionnaire venait de faire son apparition à l’autre extrémité de la vallée, à huit ou dix milles de là.

La populace disparut et les troupes furent alertées. Elles s’installèrent en tirailleurs à la lisière du pays, se couchèrent et ouvrirent un feu d’enfer. Naturellement j’avais suivi pour ne rien perdre du spectacle. Il en valait la peine, car les soldats tiraient avec la hausse de cent cinquante mètres sur un ennemi éloigné de quelques kilomètres et beaucoup utilisaient des cartouches de huit dans des fusils de onze. J’eus pitié d’eux et je leur expliquai les premiers principes du tir au fusil, et c’est ainsi que je me trouvai enrôlé dans les forces du gouvernement pour la terrible guerre civile qui commençait.

Je dois dire tout de suite que pendant toute cette campagne, si on brûla dix millions de cartouches, la seule perte à déplorer fut un soldat tué d’un coup de sabot par une mule : renseignement officiel qui me fut donné à Quito, alors qu’Alfaro était président. Les personnes qui ne sont pas familiarisées avec ces guerres civiles pourront être surprises, mais elles ignorent que si les attaquants ne sont pas mis en déroute avant d’arriver à portée par le bruit et la fumée faits par les défenseurs, ceux-ci ou abandonnent la place ou changent de costume et, fanfare en tête, vont à la rencontre des ennemis en criant : « Viva Alfaro. » Ce fut exactement ce qui se passa à Guaranda. Bien avant que la colonne révolutionnaire ait pu se rendre compte de l’impétuosité de leur résistance, mes élèves avaient déjà cessé le feu. La défense se volatilisa. Les officiers, qui quelques minutes auparavant activaient fiévreusement le tir, troquèrent leurs épées contre des instruments plus inoffensifs, fifres ou tambours, et j’assistai au défilé de l’armée d’Alfaro aux sons de la fanfare de la défense.

Quelques jours après mon retour à Salinas, où je travaillais encore à cette époque, une troupe d’une vingtaine d’officiers d’élite arriva dans mes montagnes avec un mandat d’arrêt contre moi. Un de mes Indiens m’avait heureusement prévenu de leur arrivée et je les attendais. Quand je parus sur la porte de ma hutte, ma winchester à la main, ils s’arrêtèrent à cinquante mètres de moi et me saluèrent. L’un d’eux descendit de cheval, vint à moi et avec de prolixes excuses pour la liberté grande me tendit son papier. Il n’y a aucun intérêt à ce que je rapporte ici ce que je leur dis, il suffit de savoir que le résultat fut tout à fait satisfaisant et qu’ils tournèrent bride aussitôt, trop heureux de quitter Salinas pour n’y jamais revenir.

Quelque temps après, l’armée révolutionnaire se mit à réquisitionner des chevaux dans les ranchs Cordobez et le Papa me mit à la tête de trente ou quarante dresseurs de chevaux colombiens, la plus belle équipe que j’aie jamais vue. Grâce à leur dévouement et à leur courage, notre réputation ne tarda pas à se répandre au loin, à tel point qu’aucun uniforme, de quelque couleur qu’il fût, n’osait se montrer sur les terres des Cordobez. Je ne puis raconter toutes mes aventures dans les gorges et les ravins au-dessus des nuages. Un de nos plus beaux jours fut celui où nous réussîmes à cerner une bande de voleurs de chevaux et à les faire piétiner par nos bêtes jusqu’à ce qu’ils allassent s’empêtrer dans un réseau de fils de fer, préparé à leur intention.

Quand il n’y eut plus de sport à espérer, je me démis de mon commandement et retournai à Salinas au grand désappointement de mes Colombiens, qui auraient voulu m’emmener dans leur pays, me nommer colonel, fomenter une révolution et me proclamer président. Je crains d’avoir manqué ma chance en refusant, car ces hommes m’auraient suivi partout.

Comme il est naturel, mon activité avait eu pour résultat de me rendre suspect aux lieutenants d’Alfaro en général et au gouverneur de Guaranda en particulier. Aussi lorsque je quittai Salinas, le vieux Cordobez me représenta avec insistance qu’il serait prudent pour moi de quitter le pays. Je me souciais peu d’un argument de ce genre, mais il y en avait d’autres.

Lorsque j’arrivai à Riobamba, après avoir abandonné la saline à son sort, je dus me convaincre de deux choses : mon impopularité auprès de la famille Cordobez et mon impopularité auprès du gouvernement. Mes relations avec le Papa devinrent même si tendues que j’allai m’installer avec ma malle vide dans un hôtel, beaucoup moins confortable d’ailleurs que ma hutte de Salinas; quant au gouvernement, je compris que, comme récompense d’avoir si brillamment pataugé dans la politique, j’étais sans cesse exposé à être molesté par quelque bande d’agents subalternes aussi dénués de scrupules que de titres officiels.

En conséquence, après avoir ruminé la question, je pris cette décision qui devait m’entraîner si loin dans le monde inconnu de l’autre côté des Andes. Au lieu de retourner à Guayaquil et de m’embarquer pour New York, je m’arrêtai au plan suivant : aller à Quito, franchir la cordillère de l’Est par la vallée du Napo, descendre cette rivière jusqu’au Marañon1, puis l’Amazone jusqu’à Para, et de là prendre un steamer pour New York. J’en avais assez de l’Équateur.

Parti de Riobamba sur un cheval que j’avais loué, je passai la nuit à Ambato. Le chemin de fer n’étant pas encore construit à cette époque entre Ambato et la capitale, on utilisait un service de diligence avec relais tous les dix milles. Les diligences étaient attelées de six mules, quatre timonières et deux en flèche. Notre attelage se composait de trois bêtes usées sous le harnais et de trois autres attelées pour la première fois et à qui il avait fallu bander les yeux pour pouvoir les tenir. Lorsque tous les voyageurs furent montés et les postillons en selle, les mules sauvages furent décapuchonnées, les conducteurs firent claquer leurs fouets, crièrent et sifflèrent, les valets lancèrent des pierres aux mules de tête et nous partîmes comme un trait. Sauf dans quelques passages difficiles, l’attelage soutint son train endiablé pendant les dix milles. Au relais la même comédie recommença et ainsi de suite jusqu’à Quito, où nous arrivâmes dans la soirée fort heureux d’en avoir fini.

Je descendis à l’hôtel de Paris, le meilleur de la capitale. Pour seize sucres par mois (huit dollars), j’avais un appartement, du vin aux repas et deux domestiques attachés à ma personne. Par contre la voirie était inexistante dans la capitale de l’Équateur à cette époque et il était plus prudent de marcher au milieu des rues qu’à portée des fenêtres.