Les collines vertes - Laurent Coulloumme-Labarthe - E-Book

Les collines vertes E-Book

Laurent Coulloumme-Labarthe

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Beschreibung

Laisser l’imagination ou le rêve prendre le dessus est une chose qui peut bouleverser les codes en entreprise. C’est ainsi qu’avec la force de son vécu et de l’autoapprentissage, l’auteur a mis sur pied sa propre structure : Biogroupe. Il vous invite dans Les collines vertes à découvrir une expérience humaine créative qui se soucie de la planète et des Hommes, mais surtout, qui distille les fondements de l’envie d’entreprendre différemment.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Multi-entrepreneur engagé pour le déploiement d’une nutrition saine et durable, Laurent Coulloumme-Labarthe a travaillé près de vingt ans au service du développement de l’alimentation biologique. Dans Les collines vertes, il évoque les nombreuses expériences et anecdotes qui ont forgé l’entreprise Biogroupe dont il est le fondateur.

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Laurent Coulloumme-Labarthe

Les collines vertes

© Lys Bleu Éditions – Laurent Coulloumme-Labarthe

ISBN : 979-10-377-7003-5

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Préface

Janvier 2022

L’énergie d’entreprendre m’a traversée très jeune dans la ferme de mon enfance. Les obligations quotidiennes des soins aux animaux dont il faut s’occuper quel que soit la couleur du temps, l’humeur du jour ou le moral du moment, m’a poussé à des prises d’initiatives, au dépassement de soi pour le bien-être des animaux qu’on aime en contrepartie d’une production de lait qui fait vivre la ferme.

Entreprendre est un art de vivre, une force à agir pour son autonomie, pour sa liberté, son indépendance et pour l’amour des siens. Mais cette indépendance n’est en réalité à sa juste place que dans l’interdépendance avec les autres.

Toutes les parties prenantes sont concernées, associés, fournisseurs, salariés, famille, territoires, société civile en général.

Dans la nature, on appelle ça la symbiose. Le fait qu’une plante héberge un champignon dans le but d’échanges réciproques d’éléments nutritionnels vitaux donne naissance à une interdépendance bien comprise qui permet de vivre longtemps ensemble. C’est le pari d’une plante pionnière, rustique, adaptée au pire milieu de vie : le lichen. Des millions d’autres plantes sont organisées dans ce mode d’échange.

Faire société entre Humains c’est prendre l’initiative d’organiser les échanges d’un écosystème qui va permettre une vie sociale, l’innovation, le progrès.

Dans l’envie d’entreprendre il y a de la compétence, de l’amour, de l’engagement, des rencontres, des joies intenses, des peurs et des peines. C’est comme une émotion difficilement contrôlable. Une fois habité par cette émotion, on a pris le risque de ne plus pouvoir s’en séparer et de se faire submerger par elle toute sa vie.

Entreprendre relève de l’énergie féminine. L’intuition de se lancer dans une aventure dans laquelle on met toute son énergie : celle qu’on a en réserve, ses économies, celles qu’on a en soi, sa fougue, sa force, sa peur, sa confiance, son enthousiasme, celle qu’on emprunte à l’avenir, le prêt financier bancaire ou rendu possible par des amis, et celle d’un collectif qui se constitue autour de ce projet.

Dans un monde où le capitalisme ne cesse de détruire les relations humaines, est-il encore envisageable d’associer ces 2 termes : travail et rêve ? Indispensable indépendance trouvée dans son rêve, vécue dans son rêve, vibrée dans son rêve. Indispensable énergie qui va s’emparer de l’entrepreneur. C’est ici toutes les conditions fondatrices de l’énergie entrepreneuriale.

Dans les pages qui suivent, le rêve naît dans de multiples aventures plus rocambolesques les unes que les autres. Laurent seul, puis avec sa famille se forge une expérience inédite aux multiples rebondissements tant heureux que douloureux. L’ivresse de la découverte ne le quittera pas jusqu’à l’inspiration de la création de son entreprise bretonne posée en bord de mer sur la côte nord.

Cette inspiration créatrice donnera naissance à une activité inattendue en Bio. Mais au-delà de l’activité, l’intégration du handicap au cœur du fonctionnement impose un management créatif, patient, de cœur.

Entreprendre, aventure personnelle, familiale, aventure collective, territoriale, humaine, humaniste ?

Un tel parcours pour trouver les innombrables briques de la construction d’un autre modèle d’entreprise en ce début de 21e siècle.

Une richesse intérieure avant une richesse économique. Trouve-t-on là les bases de l’économie de demain ?

Claude Gruffat – Eurodéputé

Président de Biocoop 2004 – 2019

Chapitre 1

L’initiation

Il est 6 h 30, le café âcre et bouillant m’apporte du réconfort et de l’énergie. Le calme du bureau et la fraîcheur de cette matinée de printemps me permettent presque de sentir la lente descente du liquide dans mon corps. J’ai le sentiment que cette potion irrigue tout mon réseau vasculaire jusqu’à l’extrémité de mes membres. C’est le deuxième mug de la journée. La routine des horaires a désormais fait place à l’exceptionnel et l’arrivée au bureau entre cinq heures et cinq heures trente du matin fait partie de mon quotidien.

La journée s’annonce excitante. Chaque pas de plus dans cette aventure apporte son lot de surprises et contraste fortement avec l’emploi du temps convenu de mon emploi précédent que j’évoque quelques lignes plus bas. Certains de ces pas me donnent des ailes, d’autres me plongent la tête sous l’eau, sans pour autant me noyer ou amenuiser ma combativité.

Je m’étais lancé depuis quelques mois, quittant mon travail à San Francisco pour vivre l’aventure entrepreneuriale à Los Angeles. J’avais un associé, majoritaire, mais dans ces premiers mois de lancement il avait conservé son activité, j’étais donc le seul à travailler à temps plein.

Pour l’heure, il me fallait préparer des bons de commande avant de partir en tournée. Mes mains tremblaient un peu sur le clavier. L’effet de la caféine se faisait sentir. Depuis toujours, j’avais constaté combien mon corps réagissait vivement aux propriétés de ce grain torréfié. Il me procurait un effet dopant réel, qui, lorsqu’il venait s’additionner à l’énergie débordante du début de journée, pouvait être dur à canaliser. Les idées, les projets, les projection dans le futur et même dans le lendemain du futur se bousculaient, s’entrelaçaient et il me fallait faire preuve de concentration pour canaliser ce flux. En présence d’autres personnes, apparaître posé et réfléchi tandis que dans ma tête se pressaient mille pensées exigeait un effort intellectuel important. Je me voyais intérieurement comme un toxicomane emporté dans une spirale d’élucubrations divagantes. Les idées arrivaient en permanence, rebondissaient dans ma tête et si je ne parvenais pas à les accrocher, elles s’effaçaient confusément. Cela pouvait friser la paranoïa si je m’entêtais à retrouver une de ces idées, qui se faisait désormais insaisissable, sans pour autant arrêter le flux des nombreuses autres.

Si j’eus craint que mon cerveau ne me joue des tours et ne me fasse matérialiser des élucubrations incongrues, j’observais rapidement le discernement instinctif de ces pensées. Cela s’apparente, de fait, à la remise en cause du rationalisme par Nietzsche qui affirmait que les idées n’ont pas d’existence propre et indépendante, mais qu’elles ne sont que des instincts déguisés.

J’appris donc à me servir de cette manne de données et à les filtrer autant que possible pour n’en retenir que les plus utiles.

Pour autant, mon métier était dans l’action. Au-delà du développement de l’activité, il me fallait aller sur le terrain, en tournée, confronter mes arguments à des acheteurs en tout genre. Cette partie-là était un loisir, presque un vice. Je prenais un malin plaisir à pousser au-delà des limites de la vente traditionnelle. J’avais acquis cette aisance à faire naître dans la tête des gens l’envie d’acheter, de faire une bonne affaire et même de tenter, à mes côtés, un pari un peu osé. Au lieu de se contenter de commander comme ils le faisaient à l’accoutumée, ils entraient dans une aventure et relevaient un défi !

J’avais mis à jour cette aptitude l’année précédente alors que je représentais une société d’importation de produits gourmets français à San Francisco. J’avais longuement insisté pour ajouter à mon portfolio alimentaire, les vins. Ce domaine était pourtant réservé aux seuls initiés, mais mon insistance et une bonne dose de culot me permirent d’être accepté à l’essai.

Le système était bien rodé. Les commerciaux emportaient chaque semaine des échantillons adaptés au pouvoir d’achat présumé de leur clientèle et de leurs prospects. En clair, pour obtenir les échantillons des plus fins millésimes et avoir une chance de les vendre, il fallait faire ses preuves sur le tout-venant. Ce dernier, grâce à son origine française, faisait tout de même jubiler les Américains. Par ailleurs, les territoires de vente étaient fréquemment disputés entre les commerciaux eux-mêmes. Enfin, les opportunités de prospection au centre-ville n’existaient plus, car la place était déjà prise par des vendeurs de tout bord. J’avais donc demandé la permission de prendre en charge les territoires de Napa et de Sonoma, qui étaient les deux régions viticoles les plus renommées de la baie aux portes de la ville. J’avais appris à les connaître en y vendant des produits gourmets aux restaurants et hôtels haut de gamme qui profitaient de l’œnotourisme. J’appréciais, en outre, la route qui me conduisait tout d’abord jusqu’au Golden Gate Bridge. Elle traversait le parc du Présidio arboré de majestueux séquoias. Je me rappelle aussi des eucalyptus qui bordaient la route. Leurs fines écorces creusées de profonds sillons se décortiquaient et formaient avec leurs feuilles très allongées et bleutées des amas de pots-pourris naturels. Leur arôme frais et pénétrant répandait dans la voiture un parfum vivifiant et printanier alors que je m’engageai sur le pont qui amenait à coup sûr l’air pur et iodé du pacifique. Cet ouvrage rouge magistral enjambe à soixante-sept mètres de hauteur et sur plus d’un kilomètre l’embouchure de la baie de San Francisco.

On me laissa ce périmètre sans trop de difficulté puisqu’aucun des importateurs de vins n’y voyait un potentiel. Les viticulteurs de la région produisaient déjà de bons crus et en faisaient activement la promotion. J’avais, au contraire, le sentiment que les connaisseurs apprécient toujours de comparer. Par ailleurs, il me semblait incongru d’appartenir à la sphère viticole sans avoir à sa disposition les flacons importés à l’origine de ce précieux nectar.

J’attaquais donc l’exercice par les champagnes, dont la réputation et la simplicité de l’offre me faciliteraient la tâche. J’obtins, non sans mal, un échantillon du meilleur champagne en stock que je promis de ne pas ouvrir et de ramener une fois ma semaine terminée. Dubitativement, le préposé aux échantillons me laissa donc partir avec cette bouteille aux possibilités de vente incertaines. Mais je savais les Américains curieux et désireux. Je misai sur l’inaccessibilité du produit en raison de sa rareté et de son prix pour susciter de la convoitise. Je planifiai donc de visiter les clubs de golfs privés, nombreux sur cette étendue vallonnée et largement agreste.

L’expérience révélatrice survint alors que j’avais obtenu la permission de présenter mes produits au manager d’un « club house » très distingué. À ma grande surprise, il s’agissait d’une femme. Fait rare dans ce milieu encore très misogyne. Elle se comportait en maître des lieux et faisait acte d’une présence magistrale. Elle se tenait droite, jetait des rapides coups d’œil autour d’elle tout en venant vers moi pour s’assurer que tout fut en ordre. Ses cheveux soigneusement shampooinés et largement laqués ondulaient à peine, tandis qu’elle se déplaçait, renforçant sa stature autoritaire.

Après m’avoir serré la main avec fermeté, elle s’assit de l’autre côté d’une petite table ronde en croisant les jambes d’un mouvement assuré. Son tailleur blanc impeccablement repassé faisait ressortir ses yeux bleus, froids comme la glace, qui me fixèrent alors qu’elle m’annonçait que je n’aurais finalement droit qu’à cinq minutes de présentation.

Après quelques habiles compliments qui ne semblèrent pas l’attendrir, je la questionnais sur l’attitude des joueurs de retour au club house en fin de partie. Ils devaient boire un verre pour fêter un dix-huit trous réalisés juste au-dessus du par ou encore pour solenniser une approche spectaculaire offrant pour la première fois un birdie au joueur assidu. Dans ce genre de sport, les prétextes à lever le verre ne manquent pas ! Elle m’expliqua qu’au-delà des consommations classiques et des cocktails maison, le champagne résonnait fréquemment aux vibrations des aficionados. Elle en avait déjà trois marques différentes. Je m’enquis enfin de la marque la plus fréquemment sélectionnée pour célébrer une victoire. Il s’agissait d’une cuvée « prestige » de la marque Korbel. Ce « champagne assimilé », l’appellation étant exclusivement réservée aux bouteilles produites dans la région champenoise, était une pâle imitation et n’avait aucun raffinement. D’un jaune paille sans éclat, il avait un nez pâte de coing assez suave au lieu des délicats parfums de tilleuls et de fleurs blanches que l’on retrouve fréquemment dans les belles maisons. En bouche, l’expérience était pire, puisqu’au lieu d’une vive finesse avec une belle longueur, on butait sur une gourmandise trop sucrée, rapidement écœurante. Cependant, il était produit à trente kilomètres et semblait être le choix évident.

Je m’enquis ensuite du coût de l’abonnement pour adhérer à leur prestigieux club. Très fière d’elle-même et de son établissement, elle me répondit qu’il en coûtait non seulement 300 000 $ par an, mais que les cartes de membre n’étaient délivrées qu’après un long processus de parrainage sélectif. Dès lors, je me lançais adroitement dans une explication implacable qui amenait à considérer sans équivoque qu’un joueur souhaitant célébrer ses exploits commanderait le meilleur champagne de l’établissement sans se soucier du prix. Ou plutôt si, en se souciant que le prix ne soit accessible qu’à certains des joueurs les plus opulents. Nous arrivâmes donc à la présentation du flacon, car à ce niveau de prix, on n’appelle plus cela une bouteille. Le coffret en carton épais s’ouvrait sur un fond blanc, à la texture presque satinée, qui faisait ressortir comme un écrin le cru millésimé de la maison Dampierre. Comble du raffinement, le bouchon était muselé avec une ficelle de chanvre à trois brins poissés, comme le stipulait l’ordonnance royale de Louis XV en 1735. La maison du comte Auduoin de Dampierre s’enorgueillit ostensiblement d’avoir été la première à renouer avec cette tradition monarchiste. Enfin, la dernière carte dans ma manche pour sécuriser la vente était la présence d’un petit ciseau doré, reposant à proximité du goulot, pour rompre le brin de retenue.

De toute évidence, cette avalanche de marketing clinquant fit son effet et la manager hautaine se saisit de la bouteille, admirative. Sans s’en rendre compte, elle venait de déclencher, seule, l’acte de vente. Après de banales questions administratives et logistiques pour se redonner un peu de prestance et remettre un peu de distance, elle demanda à goûter. Cela m’était malheureusement interdit et il me fallait conclure la vente concomitamment au retour intact de l’échantillon. Aussi je me levai sans hâte en lui ôtant le flacon des mains avec toute la délicatesse qu’il se doit, tel un bijoutier offensé à qui on aurait contesté la pureté de son plus beau diamant. Tout en glissant le coffret dans mon sac, je me levai et lui expliquai froidement qu’un millésimé de chez Dampierre ne se déguste pas en simple rendez-vous commercial. Décontenancée, sans pour autant paraître offensée, elle me pria de me rasseoir pour discuter des conditions. On pouvait lire dans ses yeux l’envie irrésistible de faire figurer cette prestigieuse maison champenoise dans sa wine list. Ou plutôt d’acquérir cette bouteille dispendieuse et rutilante qui lui vaudrait, à coup sûr, de bons mots de sa direction et des membres du club.

Nous vendions cette référence à l’unité, fait rare dans le monde du vin où le colis classique contient 6 bouteilles. Mais le prix exorbitant de cette grande cuvée et son coffret aux dimensions imposantes limitaient la vente à un seul item. J’étais en train de réfléchir à un subterfuge face à cette contrainte limitante liée au conditionnement, lorsqu’elle m’annonça crânement qu’elle se portait acquéreuse d’une bouteille. En réalité, si je fondais de sérieux espoirs sur une vente sans dégustation, je réalisai alors que je ne m’étais pas vraiment préparé à ce que cela survienne réellement. Au lieu d’en être satisfait et heureux, je me trouvais frustré d’entre être réduit à une vente unitaire alors que le potentiel était bien plus important. Comme un joueur de poker, je tentai un nouveau coup de bluff. Mais il était de taille, il ne s’agissait plus de faire acheter une bouteille hors de prix, mais un colis de 6 coffrets.

Si je me montrais hésitant, elle risquait de ne pas me prendre au sérieux. Alors, avec aplomb et affichant un air suffisant, je ressortis la même rengaine hautaine visant à discréditer quiconque oserait douter des conditions commerciales encadrant la cession de ce produit en lot. Nous ne vendions pas aux particuliers, mais bien à des professionnels constituant du stock pour satisfaire le besoin de clients multiples. La bataille fut féroce, car l’engagement dépassait vraisemblablement ses prérogatives. Je fus tenté de céder lorsque la vente sembla s’envoler. Je m’apprêtais à lui faire une offre exceptionnelle, à savoir diviser de moitié le contenu de la caisse pour qu’elle puisse n’acheter que 3 bouteilles, mais, me ravisant, je renchéris de plus belle, sûr de moi. Assurément, elle allait vendre les 3 premières bouteilles en un éclair, elle qui connaissait si bien ses clients les mieux lotis. Le risque était faible et mesuré, j’en venais même à remettre en cause le multiple de six en expliquant le cas d’un client qui n’avait pas pu assurer le service jusqu’au bout de la soirée pour une large tablée. Effrayée à l’évocation d’un montant encore supérieur, elle sembla soudain chanceler, mais finalement légèrement penaude elle signa le bon de commande pour 6 bouteilles !

***

Cette expérience de vente dans les vins m’avait durablement servi, et désormais implanté plus au sud de la Californie, je m’attachais à faire démarrer ma propre affaire. Nos conditions d’installation étaient spartiates. Nous avions loué un bureau de huit mètres carrés, sans fenêtre, avec mon associé, dans ce quartier huppé de Los Angeles proche de la plage et de nos logements respectifs. Lui dans un appartement cossu, moi et mon amie, Lili, dans un petit baraquement divisé en trois, dont nous occupions une cellule de 17 mètres carrés ouverte sur une terrasse d’une dizaine de mètres carrés. Le logement était exigu et rudimentaire, mais nous pouvions aller à la plage à pied, ce qui représentait un luxe absolu. Nous y habitâmes pendant 4 ans, jusqu’à ce que policiers en tout genre avec hélicoptères viennent arrêter les trafiquants de crack de la cellule voisine après une énième altercation haute en couleur !

Notre vie personnelle était passionnante. Lili et moi rencontrions de nombreuses personnes encore à l’aube de leur vie, sans cesse en quête d’expériences, d’aventures. Notre énergie de groupe était rayonnante et chaque soirée, chaque week-end était l’occasion de retrouvailles animées. Nous avions par exemple pour habitude de nous retrouver au « farmers market » de Santa Monica. Ce lieu commerçant était un savoureux mélange d’utilité et de futilité. Nous y allions, sifflotant, pour acheter nos produits locaux et biologiques. Panier sous le bras, sûr de notre gain et embrassant la communauté locale, nous étions des consomm’acteurs comme aiment désormais à le répéter certaines enseignes.

Pourtant une autre mélodie murmurait à nos oreilles. Une envie d’appartenance à ce groupe de gens heureux, fréquentant ce lieu, épanouis dans leurs vies, aspirant à un monde où rien ne semblait inatteignable. Emportés dans cette spirale harmonieuse, nous refaisions le monde sur les carrés d’herbes fraîches soigneusement arrosés et tondus par une mairie grassement dotée. Les heures passaient et nous apportions notre crêpe, achetée à grands frais, au stand arborant un drapeau français, sur la plage pour déjeuner au milieu d’un groupe plus ou moins homogène. Les barrières qui rendent difficile l’approche de l’autre n’existent pas comme en Europe. L’ouverture à l’inconnu est d’une simplicité déconcertante. Dès lors, chaque ami d’ami devient rapidement un ami ! Nous découvrirons plus tard l’envers du décor et la frustration que peut provoquer chez un Français la résistance pour accéder à une relation plus intime.

Pour l’heure, la vie s’écoulait paisiblement dans une communauté tellement hétéroclite qu’il n’était pas rare de se retrouver autour d’un BBQ à plus de 15 nationalités différentes. La barrière professionnelle n’existait pas non plus et les cohortes que nous formions étaient étanches aux grades que chacun avait dans sa propre activité. Les serveurs aspirants acteurs, nombreux dans cette ville, fréquentaient les vice-présidents du marketing ou les chercheurs de la Nasa. Aussi notre situation précaire avec Lili ne fut jamais discriminante.

***

Ce matin-là, dans le bureau exigu d’Euclid blvd à North Santa Monica, l’horloge affiche désormais 7 am. Il est l’heure de trouver un nouveau subterfuge pour doper les ventes de pots de sel rose de l’Himalaya. Nous avons commencé à distribuer cet article depuis quelques mois. Les retours sont plutôt bons. L’histoire romancée de l’extraction du sel sur les contreforts de l’Himalaya, transportée ensuite à dos de Yak dans les montagnes attirait le chaland. Les bénéfices santé de ce sel riche en fer et en minéraux faisaient le reste et permettaient de faire passer la pilule du prix.

Et si je confectionnais un présentoir ? De toute évidence, la théâtralisation en magasin de ce produit aidera à en vendre plus. Il me reste à improviser, car je veux tenter la vente du présentoir pour ce matin même. Ma soif d’immédiateté fut parfois un travers dans ma carrière, mais dans les jeunes aventures entrepreneuriales elle se métamorphose en débrouillardise et permet de gagner de précieuses semaines.

Je prends donc ma voiture et me lance en direction d’Ikea pour trouver un petit meuble pas cher qui pourrait faire l’affaire. À sept heures trente, la circulation est déjà dense à Santa Monica.

Dans l’immense magasin à sens unique, je repère finalement dans la section des articles retournés ou défectueux, une petite table basse noire de 50 cm par 50 cm. Elle est bradée au quart de son prix pour un pied rayé sur 10 centimètres. Je l’embarque immédiatement et la charge dans le coffre avec les colis de sel prêts à livrer si la commande est signée.

Arrivé sur le parking gigantesque du premier arrêt de ma tournée, je scrute les gens. Ils errent sur le parking allant de leur voiture au caddie, du caddie au magasin, du magasin à la voiture. Ils me semblent tout à coup tellement innocents, presque victimes. Aucun d’entre eux ne se doute que les négociations, les ventes en promotion ou encore les démonstratrices participeront activement à remplir leur cabas au-delà de leur volonté initiale et avec un mix de produits très différents que celui auquel ils aspiraient en arrivant. Rares sont ceux qui ne remplissent leur caddie qu’avec la seule liste manuscrite dûment préparée à la maison. La mise en scène des articles propulse indubitablement les marchandises sous leurs yeux pantois, gonflant malicieusement leurs prévisions d’achat. La stratégie de mise en avant des enseignes prend souvent le dessus sur la propre volonté de leurs clients. Et personne, jamais personne n’ose s’insurger contre cette conspiration rémanente, et ce depuis l’ouverture en 1930 du premier supermarché à New York par Mickael J Cullen qui marquera l’avènement de la future « grande distribution ». Je ne suis pas vendeur depuis très longtemps, mais déjà des questions d’éthique semblent s’immiscer dans les limbes de ma conscience.

Soudain, je me ressaisis. Je suis tout de même devant le grand magasin Bio : Whole Foods market. Les fondateurs de cette enseigne dominent le marché américain de la distribution spécialisée. Ils sont d’anciens membres de ces communautés hippies formées dans les années 70. Leurs folles chevauchées les avaient finalement amenés à se poser et à regrouper les fruits et légumes de leurs amis dans un magasin résolument engagé, tourné vers le respect de la nature et des méthodes de culture. La mode avait rattrapé leurs convictions et les avait propulsés à la tête d’un empire de magasins de produits biologiques. Malgré cela, ils avaient réussi à maintenir une atmosphère décalée, ouverte et rebelle dans leurs points de vente.

Les salariés sont hautement considérés et jouent chacun un rôle important pour le magasin. Ils en sont conscients et les managers comptent réciproquement sur eux. Bien en amont des tendances actuelles, ces « team-members », valorisés rien que par ce titre, sont pour la plupart issus de communautés discriminées. Rastafaris, tatoués de la tête aux pieds, LGBT ou encore personnes handicapées remplissent les rayons et encaissent les clients avec un sourire épanoui et reconnaissant. J’eus la chance de rencontrer John Mackey et Walter Robb, les deux bâtisseurs de cette affaire vertueuse à différentes occasions. Leurs problématiques étaient malheureusement d’un autre ordre 20 ans après le début de leurs aventures. Ils n’étaient même pas sûrs de pouvoir rester à la tête de ce qu’ils avaient créé tant le besoin en financement était important. Malheureusement, ce ne sont pas toujours les plus méritants qui sont les plus riches. Bien plus tard, en 2017, l’annonce de la vente de cette enseigne à Amazon me glaça le sang pendant plusieurs semaines. Je sentis muter la belle alternative idéaliste vers une opportunité économique de concentration. Au passage, un pan de ma carrière s’écroulait. J’avais visité 182 Whole Foods Market à travers les États-Unis. Encore aujourd’hui, l’évocation d’une ville ou d’un État me renvoie l’image de tel ou tel magasin.

Pour l’heure, je suis à l’intérieur de ce bâtiment boisé au style 70’ résolument new age. Je retrouve l’acheteur du rayon épicerie en train de vider un carton de conserves d’artichauts biologiques du Mexique. Rapidement, je lui explique mon projet de théâtralisation qui permettrait à son magasin de se démarquer tout en respectant la naturalité de ce produit exotique et bienfaiteur.

Ma première rencontre avec lui avait été centrée autour du produit, il s’était laissé captiver par son histoire pittoresque et ses vertus alléchantes. Mon projet est aujourd’hui de le convaincre de partager cette légende au plus grand nombre en empilant des pots par dizaine sur la petite table en bois près du rayon boucherie pour inspirer une association gourmande. La conversation dure 30 minutes, la quantité lui semble démesurée au regard de ses ventes de sel habituelles. Finalement, il signe mon bon de commande pour 10 caisses complètes de sel rose et m’autorise à venir réaliser ma pyramide de sel rose sur-le-champ ! La journée commence bien et laisse entrevoir de belles perspectives de vente dans les autres points de vente de ma tournée.

Dès le lendemain, je commande 10 tables chez Ikea et prépare la tournée « pyramide » à venir en créant un flyer sur lequel trône la photo de la pyramide mise en place la veille. Le subterfuge commercial imaginé a fonctionné au-delà de mes espérances et participera largement à grossir notre chiffre d’affaires en diffusant ce beau produit.

***

Ces scènes de vente et ces artifices commerciaux ont jalonné le début de mon parcours professionnel. Je resterai 9 ans aux États-Unis, dont 8 ans comme co-fondateur d’une entreprise agroalimentaire spécialisée dans les produits bio « fonctionnels » comme le sel rose de l’Himalaya ou encore les baies de goji. La première année s’était déroulée dans l’entreprise d’importation de produits gourmets et de vins à San Francisco.

Ces années furent riches en enseignements. Je passais régulièrement par des pics d’euphories intimement liés au succès de la société. Ils m’aidèrent à tenir, à résister à la fatigue. Si ma vie personnelle était épanouie, jouissant à chaque instant de la fraîcheur de mes vingt ans, ma vie professionnelle était chaque jour plus harassante.

Au bout de 3 ans d’un rythme effréné, un médecin me somma d’arrêter immédiatement le café, mais surtout les whiskeys pour éviter un accident cardiaque imminent. Ces verres n’étaient pas des remontants de soirées, mais des doses nécessaires à faire retomber la pression et à contrecarrer les 5 ou 6 mugs de café avalés tout au long de la journée. Je ressens encore le goût tourbé de cet alcool jaune pâle pour les plus clairs à ambré pour les plus foncés aux reflets dorés, cuivrés, parfois rougeâtres. Que ces gorgées étaient agréables ! L’anesthésie quasi instantanée procurée par le taux alcoolique dissipait les relents du palais pour faire place à des notes bien spécifiques et variées. J’aimais sentir cette bouche crémeuse et généreuse aux accents de fruits mûrs et d’épices ou alors cette tourbe amère, douce et chaude. Le whisky est certainement l’eau-de-vie qui possède la palette aromatique la plus large et se perdre dans les méandres de ses arômes fut un souvenir des plus agréables.

Malheureusement, les matins étaient aussi violents que les soirs étaient doucereux et apaisants. Seuls les cafés successifs me permettaient d’émerger d’une épaisse bulle opaque. C’était le traitement requis pour l’entrepreneuriat à l’américaine et les horaires allaient de pair 6 jours par semaine : 5 h – 22 h. Certains de mes amis avaient les mêmes habitudes. Cette façon de travailler devenait encore plus violente lorsque les déplacements en avion se faisaient impérieux pour conquérir les autres états. Le décalage horaire et les protocoles sécuritaires usants des aéroports finissaient par mixer les tableaux. L’emprise du café sur la fatigue, du remontant sur le stress finissaient par déconnecter le corps d’un rythme somatique naturel et réparateur.

Si j’arrêtais quelques années plus tard le café/whiskey, la pression du travail continua malgré tout à peser fortement sur mon organisme. En fin de compte, 7 ans après le début de cette aventure, un premier malaise vagal suivi rapidement par d’autres finit par avoir raison du rythme effréné que j’avais adopté. Il est bouleversant de se sentir partir en plein restaurant à 20 h et de s’effondrer tout en vomissant à la table de ses proches amis. Ce soir-là, victime de mon premier évanouissement, je rentrai une fois de plus de la côte Est. Le décalage horaire m’avait permis d’être présent pour le dîner, ce qui se faisait rare. Mon corps ne supporta pas que je fusse parti la veille à 22 h 30 pour arriver à 6 h 30 du matin à New York et que je reparte à 16 h 30 le même jour pour arriver au restaurant à 19 h 30.

Si l’excès me poussa vers des heures un peu ternes, l’excitation et l’aventure rythmèrent mes presque 10 ans aux États-Unis. L’aventure y était quotidienne. Les rencontres avec la population jeune, immigrée de toutes les parties du monde furent enivrantes. Chaque déplacement fut l’occasion de confronter mes principes, mes enseignements à une réalité de terrain qui criait souvent une autre vérité. Ma vie quotidienne fut une formidable étude anthropologique dans laquelle je jouais à tour de rôle le cobaye et l’observateur. Le monde de la bio, que j’avais progressivement embrassé, favorisait une approche communautaire qui était propice à la rencontre. L’ardeur que tous ces gens différents mettaient en œuvre pour changer les habitudes alimentaires était contagieuse, envoûtante. J’ai aimé me laisser entraîner dans la spirale positive des « believers », ceux qui croient que l’avenir sera vert et qui agissent dans ce sens. J’aurais beaucoup aimé vivre les heures bienheureuses des communautés hippies des années 70, lorsque ne prévalaient que l’aventure et la vie insouciante, respectueuse des hommes et de la nature.

***

Finalement, notre aventure américaine se conclut assez sommairement. Lili et moi étions désormais mariés. Tandis qu’elle attendait notre premier enfant, elle me posa un ultimatum salutaire. Nous partions habiter en Chine comme nous en avions convenu quelques années auparavant ou à défaut nous quittions Los Angeles. Le temps avait passé et les 5 ans dans cette mégalopole très surfaite lui semblaient longs. Si je reconnais volontiers avoir été régulièrement agacé par cette ville du « paraître », la pression n’était pas aussi forte pour moi qui n’y vivais que lorsque je n’étais pas en déplacement, c’est-à-dire un petit quart de temps. Par ailleurs, nos amis de tous les pays du monde avaient fini par repartir ou par changer, eux aussi, de ville et la solitude commençait à lui peser. Enfin, c’était surtout le dernier recours qu’elle avait trouvé pour m’éloigner de mon bureau et me ramener à une vie plus raisonnable.