Les crimes du marquis de Sade - Tome 3 - Ludovic Miserole - E-Book

Les crimes du marquis de Sade - Tome 3 E-Book

Ludovic Miserole

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Beschreibung

Le marquis de Sade n'a pas fini de choquer ses contemporains et nous embarque dans ses nouvelles aventures.

Troisième et dernier tome de la trilogie des « Crimes du marquis de Sade ». Voici dix ans que les frasques du marquis de Sade défraient la chronique ! Donatien n’a pas fini de choquer ses contemporains, au grand dam de sa famille qui tente de faire taire la rumeur et museler la calomnie. Mais un nouveau scandale, bien plus effroyable que les précédents, est sur le point d’éclater. Une ultime provocation judiciaire avant d’ébranler bien plus encore les consciences, de sa plume acérée et sulfureuse. C’est que Sade éprouve le besoin vital de créer pour exister, de choquer pour se sentir vivant. Embastillé ou interné, Sade se veut libre…

Découvrez le dernier tome de la série des Crimes du marquis de Sade !

À PROPOS DE L'AUTEUR

Passionné d’histoire et de cinéma, Ludovic Miserole s’est fait une spécialité de nous raconter le destin de personnages secondaires, oubliés. Celui d’êtres ordinaires ayant vécu des événements extraordinaires, nous permettant ainsi de visiter la grande Histoire par les coulisses. De cette façon, il nous a narré l’incroyable destin de Rosalie Lamorlière qui servit Marie-Antoinette à la Conciergerie, ou encore celui de Zamor, esclave épris de liberté et page de Madame du Barry, qui jouera un rôle non négligeable dans la mort de sa maîtresse. Avec ses derniers romans, Ludovic Miserole nous propose de partir à la rencontre de ces femmes, épouse, maîtresse ou simple catin, qui ont eu le malheur de croiser la route du marquis de Sade.

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Couverture

Page de titre

À Andréa, repose enfin en paix…

Impérieux, colère, emporté, extrême en tout, d’un dérèglement d’imagination sur les mœurs qui de la vie n’a eu son pareil, en deux mots me voilà : et encore un coup, tuez-moi ou prenez-moi comme cela, car je ne changerai pas.

Sade, dans une lettre adressée à Renée-Pélagie en 1783

1 CHÂTEAUDE LA COSTE. FIND’ANNÉE 1774

À l’étage de la forteresse familiale, un obscur couloir résonne des pleurs d’adolescents des deux sexes. Des sanglots de jeunes personnes que les époux de Sade ont emmenées de Lyon jusqu’ici : cinq fillettes de treize ans tout au plus et un garçon de quinze ans, prénommé André et à qui on a promis qu’il deviendrait le nouveau secrétaire de monsieur le marquis. Rien que ça !

Quel parent sans le sou aurait hésité un seul instant à laisser partir sa progéniture hâve vers une maison dont les murs semblent teintés de la couleur de l’espoir ? Les quelques doutes furent très vite écartés par la jeune Nanon, une Lyonnaise de vingt-quatre ans, tout acquise à la cause des Sade chez lesquels elle s’en allait servir également. Elle avait juré à tous les anxieux de garder un œil protecteur sur leur douce et innocente progéniture.

Hélas ! Arrivés au château, les nouveaux venus s’étaient très vite rendu compte que les belles paroles n’étaient que d’horribles mensonges servis afin d’endormir la vigilance maternelle. Nanon n’est pas femme dont la gentillesse égale la beauté. Loin de là ! Elle n’est motivée que par son seul et unique intérêt qui consiste pour le moment à satisfaire Donatien de Sade, et ce de toutes les manières et avec l’assentiment de madame la marquise. Les enfants sont là afin de nourrir au mieux l’ambition de Nanon, mais aussi, et surtout, calmer monsieur et ainsi rassurer son épouse.

Car voici plusieurs jours que les jeunes gens subissent des châtiments dont ils ne soupçonnaient pas l’existence et pour lesquels ils n’étaient pas prêts. Mais peut-on être préparé pour les coups de martinets, les brûlures et les attouchements que vous inflige un homme qui pourrait être votre père ? On reste sourd à leurs refus et parfois même, on se moque de leurs larmes. Ici, il n’y a guère de place pour l’innocence et on ne se gêne pas pour le leur faire savoir chaque fois que cela s’avère nécessaire.

Certainement alerté par les sanglots, quelqu’un vient et aussitôt le silence envahit le deuxième étage.

Les filles remontent à toute hâte leur drap sur le nez tandis qu’André, placé dans une chambre voisine, se tourne vers le mur. Il ferme les yeux si fort qu’il en aurait presque mal aux paupières.

Un sursaut. Quelqu’un vient d’ouvrir les portes dans un fracas épouvantable.

Le visiteur se tient dans le couloir, en retrait, afin d’observer l’intérieur des deux pièces.

— Que se passe-t-il ici ?

Tous reconnaissent la voix autoritaire de Nanon.

— Vous êtes sous ma responsabilité et j’entends que vous ne dérangiez pas monsieur le marquis avec vos jérémiades.

Une inconsciente ose un timide je veux ma maman d’une voix chevrotante. La réaction de Nanon ne se fait pas attendre. Elle avance d’un pas décidé vers le lit où se trouve la petite capricieuse et la pointe du doigt. Est-ce la bougie qu’elle tient à la main qui rend son visage si inquiétant ?

— Écoute-moi bien ! Ta mère ici, c’est moi ! Alors, cesse de geindre et endors-toi !

L’enfant se mord les lèvres pour ne plus émettre le moindre son. Son corps se met à trembler.

Le visage de Nanon s’empourpre.

Elle déteste qu’on lui désobéisse.

La petite sait ce qu’elle risque si elle s’obstine. Il ne faut surtout pas contrarier Nanon.

Elle renifle, ravalant sa tristesse et ses peurs, puis tente de calmer l’orage dans un soupir las.

— Oui, Nanon.

— Quelqu’un a-t-il d’autres doléances stupides à me soumettre ?

Le silence.

— Eh bien ? Non ? Personne ?

Elle ne reçoit pour toute réponse que l’écho de sa voix agacée.

— Parfait ! Endormez-vous maintenant ! Vous savez que monsieur le marquis déteste poser son regard sur des mines fatiguées. Il vous désire reposés et, surtout, parés du visage de l’innocence. Je ne veux plus entendre un bruit, une plainte ou ne serait-ce que l’expression d’une once de regret. Vous avez accepté de venir à La Coste. Personne ne vous a forcés. Vous apprendrez bien vite que, dans la vie, il nous faut assumer nos choix. Vous verrez, ici vous apprendrez nombre de choses des plus intéressantes et très vite. Tentez de passer une bonne nuit ! À demain !

Les portes restent ouvertes. Ce soir, les enfants n’auront le droit à aucune intimité. Les pas de Nanon s’éloignent.

Après un instant considéré comme suffisant, une des petites filles se met à chuchoter.

— Vous croyez que l’on pourra bientôt partir d’ici ?

Les autres lui ordonnent aussitôt de se taire.

L’une d’elles la menace.

— Tu veux qu’elle revienne et qu’elle nous fouette ? Tais-toi et dors ! Il paraît que demain…

La voix enfantine s’éteint.

Nul besoin de préciser. Toutes et tous ont été prévenus que demain serait jour de la grande cérémonie.

2 PARIS. RUE NEUVE-DU-LUXEMBOURG

Un châle sur les épaules, madame de Montreuil est installée sur un des bancs du parc de son hôtel particulier et profite de cette belle fin de journée d’une arrière-saison décidément bien généreuse. La Présidente paraît pensive, absorbée par des soucis dont elle se serait bien passée. Si jusqu’à présent, elle était contrainte de tenter de neutraliser un gendre ingérable, la voici désormais attaquée en justice par son propre clan. Renée-Pélagie, solidaire jusqu’au-boutiste avec son époux, a adressé une plainte contre sa mère à monsieur Chapote, procureur au Châtelet. Donatien ne doit pas bouder son plaisir. La Présidente n’est pourtant pas dupe. Ce vil marquis est sans aucun doute à l’origine de cet acte de trahison, peut-être même lui a-t-il dicté ce mémoire. Il ne peut en être autrement tant ce papier suinte le style dramatique et mensonger de cet amoureux de théâtre. Elle le sait pour en avoir reçu copie par l’un de ses obligés au sein du bureau de monsieur Chapote.

Un tissu ordurier dans lequel on la rend responsable de tous les maux subis par Sade depuis plus de deux ans. Madame de Montreuil ne peut s’empêcher d’en relire quelques lignes.

Ce n’est point un criminel qu’elle poursuit, mais un homme qu’elle envisage comme rebelle à ses ordres et à ses volontés. Mais faut-il que de pareils motifs soient le prémisse d’un outrage fait à l’humanité,

— Rien de moins ! ricane la Présidente.

De l’oubli de tous les égards, des malheurs d’une fille et d’une tendre épouse, de l’infamie qui rejaillit sur des parents respectables, de la honte qui va se perpétuer sur une malheureuse famille, triste fruit d’un engagement que sa mère a scellé ? Faut-il que les liens qui unissent le marquis de Sade à la dame de Montreuil, sa belle-mère, deviennent des chaînes de tyrannie et de cruauté ? Faut-il que la suppliante soit elle-même condamnée à ne couler plus que des jours d’amertume, à s’attendrir journellement sur le sort de malheureux enfants, innocentes victimes des poursuites d’une aïeule qui les sacrifie à son déchainement1contre son gendre ?2

— De malheureux enfants ! Pourtant on n’a pas hésité une seconde à me les confier afin que leurs parents soient tranquilles à La Coste pour faire je ne sais quoi avec je ne sais qui !

Elle plie avec fureur le papier noirci de fiel, le range dans son décolleté aussitôt recouvert de son châle. La Présidente fulmine. Renée-Pélagie est bien trop fidèle et docile. Elle est si soumise à ce Sade qu’elle en vient à renier sa famille et à s’éloigner des siens sans la moindre hésitation. Elle est totalement sous son emprise, dévouée à une extrémité telle qu’elle pourrait leur être fatale à tous les deux.

— Si seulement Renée-Pélagie avait hérité de mon caractère ! soupire-t-elle. Au moment où la famille devrait s’unir et faire front, voici qu’elle se déchire.

Il n’y a cependant aucune chance que la plainte aboutisse. La Présidente a bien trop d’appuis et le nom même de Sade n’inspire que méfiance et dégoût. Renée-Pélagie de Sade a encore beaucoup à apprendre pour tenter de rivaliser avec une Marie-Madeleine Masson de Plissay Cordier de Montreuil. Sait-elle seulement, cette fille ingrate, que dans les plus hautes sphères de l’état on considère sa soumission comme pure aliénation et que l’on n’hésite pas d’ailleurs à la traiter de folle ?

Il paraît toutefois que la petite ingrate, guidée par l’âme revancharde du marquis, désire profiter pleinement des changements politiques des derniers mois. Louis XV est mort et la disgrâce de Maupeou est un facteur essentiel pour faire casser le jugement d’Aix rendu deux ans plus tôt. Voici que Sade nie tout en bloc : l’empoisonnement des prostituées à l’aide des bonbons cantharides et la sodomie qui, selon les deux époux, ne peut être prouvée.

— Grand bien lui fasse ! bougonne la Présidente. Cela la détournera un peu de l’oisiveté dans laquelle elle se prélasse sur son pic rocheux.

— Vous disiez ?

La Présidente sursaute. Toute à ses pensées et à sa colère, elle n’a pas entendu approcher son mari.

— Rien. Je réfléchissais à voix haute.

— Et quel était le sujet de votre réflexion ? demande monsieur de Montreuil en prenant place auprès de sa femme.

— À votre avis ? lance-t-elle un brin désabusée.

Elle se lève. Demeurer au côté de cet homme sans envergure lui est devenu insupportable. Son inertie et sa naïveté l’agacent au plus haut point. Madame de Montreuil se sent isolée, plus seule que jamais alors qu’elle tente de sauver ce qu’il reste de sa famille.

— Ce Sade ! Encore et toujours.

Madame de Montreuil revient sur ses pas et toise le vieil homme avec mépris.

— Oui, monsieur. Ce Sade ! Cet homme que nous avons fait entrer dans notre famille. Ce marquis que nous avons choisi pour notre fille aînée. Celui-là même dont pourtant moi, et moi seule, essaie de contenir les excès. Le roi, les ministres, les lettres de cachet, les traques, les opérations policières pour le débusquer chez lui, j’ai tout essayé.

— Et pour quel résultat ?

La Présidente s’avance et serre les poings.

— Je vous demande pardon ?

Monsieur de Montreuil demeure impassible. Les colères de son épouse, il les connaît et a appris à les ignorer.

— Allons, mon amie. Il n’y a qu’à regarder où nous en sommes. Chaque fois que nous pensons être tranquilles et en avoir fini avec lui, il recommence et se surpasse dans l’ignominie. À croire que cette volonté que vous avez de le combattre ne fait que l’encourager à vous défier.

La Présidente peine à réaliser ce que ses oreilles viennent d’entendre. Comment peut-on lui reprocher les efforts déployés afin de préserver l’honneur d’une famille moribonde ? Surtout lorsque ce on s’avère être celui qui partage votre vie à défaut d’en avoir une.

— Me rendriez-vous responsable des agissements de ce pervers ? Car c’est bien de cela qu’il s’agit, n’est-ce pas ?

Le vieil homme a perdu de son flegme et devient blême. Pourquoi ne s’est-il pas tu comme à son habitude ? Les silences manquent de courage, certes, mais ils ont le mérite d’éviter bien des scènes inutiles.

— Je ne dis pas ça, mais…

— Comment osez-vous ? Vous qui avez pris l’habitude de rester caché dans votre bureau de la Cour des Aides en attendant que passent les orages. Vous étiez bien heureux de savoir notre gendre enfermé après l’affaire d’Arcueil. Tout comme vous l’étiez lorsque vous avez appris que votre fille et moi avions acheté le silence de cette Rose Keller. Et que dire de cette sordide affaire de Marseille où une prostituée, cette Marguerite… quelque chose, a failli perdre la vie ? Là encore vous étiez bien soulagé d’apprendre que votre épouse avait fait le nécessaire. Je n’ose parler de la relation incestueuse de ce monstre avec Anne-Prospère qu’il a fallu étouffer coûte que coûte.

— Ne me suis-je point rendu à Pierre-Encize afin de remercier le gouverneur de la prison ? Ne suis-je pas allé à La Coste rendre visite à nos filles ?

— Après la bataille, mon ami ! Encore et toujours ! Vous évitez l’épreuve du feu et ne ressortez que pour compter les cadavres dans le seul but de vous ranger du côté des vainqueurs. Vous êtes un déserteur, monsieur mon mari. Alors de grâce, gardez vos reproches ! Cette guerre aurait pu être la nôtre, mais puisque vous préférez m’envoyer au front qu’il en soit ainsi ! Sachez que je me battrai jusqu’à mon dernier souffle pour l’honneur de cette famille, quoi qu’il en coûte, et si le marquis de Sade trouve en moi une adversaire à sa mesure, vous m’en voyez ravie. De sa vie, je serai peut-être la seule femme qui osera le défier.

Monsieur de Montreuil se contente de hocher la tête de dépit.

— Vous perdrez beaucoup. Et je ne parle pas seulement d’argent. Regardez ! Renée-Pélagie vous tourne déjà le dos et Anne-Prospère ne désire pas cette union avec monsieur de Beaumont qui, avouons-le, est déjà plus que compromise.

— La faute à qui, monsieur ? Une fois encore à ce Sade et à ses scandales.

Une légère bise se fait ressentir. Les branches nues se mettent à frémir. La Présidente rentre la tête dans les épaules puis serre un peu plus fort contre elle ce châle parme et bleu offert par son fils aîné l’hiver dernier. Elle n’adresse plus un mot à cet époux bien trop fade à ses yeux et quitte le jardin en de petites foulées peu graciles, mais qui ont le mérite de l’éloigner au plus vite de cet irréversible refroidissement qui s’est installé entre eux.

1 NdE : Lors des échanges épistolaires entre les différents protagonistes, nous avons préféré, quand cela était possible, garder l’orthographe originale.

2 Bibliothèque nationale, Ms. N.a.fr. 2484, folios 595 sq

3 CHÂTEAUDE LA COSTE

Le couple de Sade a terminé de souper et s’est installé confortablement dans le petit salon vert du rez-de-chaussée. Monsieur le marquis a pris place dans un fauteuil près de la fenêtre dont les volets sont demeurés ouverts. Comme à son habitude ces derniers temps, il consulte un ouvrage sur l’Italie tandis que madame son épouse est assise face à lui, absorbée par ses travaux d’aiguille.

On frappe timidement à la porte. Donatien lève les yeux de son livre, lance un Entrez ! et attend avec curiosité.

Une jeune fille au teint de porcelaine apparaît dans l’embrasure de la porte, les mains jointes devant elle. Elle n’est pas timide, mais respectueuse et totalement dévouée. Elle possède une autorité naturelle, un port altier et des manières délicates. Une allure générale qui pourrait occasionner bien des méprises quant à sa réelle condition.

— Les enfants sont couchés, Monsieur.

Renée-Pélagie n’a pas quitté des yeux ses fils multicolores de peur de se piquer, mais aussi pour ne pas accorder trop d’importance à cette créature qui a déjà trop tendance à se prendre pour ce qu’elle n’est pas. Certes, l’aide de Nanon fut précieuse à Lyon. Elle vivait là et repérer les enfants à engager fut aisé pour elle. Elle avait su trouver les mots pour rassurer les parents et convaincre certains d’entre eux que ce Sade chez qui ils s’en allaient servir n’avait rien à voir avec celui des affaires d’Arcueil et de Marseille. Elle leur avait soutenu que celui-ci était issu d’une autre branche de cette famille dont les racines prenaient source dans les profondeurs de la nuit des temps. La fille causait bien et fut en mesure d’endormir des méfiances légitimes. Renée-Pélagie avait même demandé à monsieur Gaufridy, leur nouvel homme de confiance depuis leur rupture avec maître Fage, de tenir le même discours que celui de Nanon dans une lettre qu’il adresserait aux parents. Un homme de loi ne saurait mentir…

Depuis son arrivée entre ces murs, Nanon occupe officiellement le poste de cuisinière, même si son rôle premier consiste à prendre soin des petits venus de Lyon et d’organiser les plaisirs de Donatien. Elle n’hésite d’ailleurs pas à payer de sa personne. En général, les enfants ouvrent l’appétit du marquis par quelques caresses. Ils font office d’entrée tandis que Nanon devient le dessert. L’Auvergnate de naissance a de la ressource et s’est vite révélée indispensable à la bonne marche du plan de Renée-Pélagie afin de maintenir Donatien au château en lui fournissant ce dont il a besoin et échapper ainsi à de nouveaux scandales.

— Réclament-ils encore leurs parents ? s’enquiert Donatien.

— De temps à autre, mais beaucoup moins que par le passé.

— Bien. Voilà qui est mieux.

Nanon, encouragée par les paroles du marquis, s’approche de son maître. Elle se tient devant lui et effleure de ses doigts délicats la main blanche de Donatien qui pose son livre sur les genoux.

Renée-Pélagie observe, impassible, les avances non déguisées de la jeune femme.

— Pas ce soir Nanon. Monsieur le marquis a besoin de se reposer pour la grande cérémonie de demain. Allez plutôt voir Gothon, la chambrière et son ami Carteron ! Tout n’est peut-être pas encore prêt et votre aide leur sera sûrement plus utile.

Sade se met à rire aux éclats.

— S’ils ne sont pas à baiser dans un recoin du château ! Ces deux-là sont intenables.

— Tout comme vous l’êtes mon ami, répond Renée-Pélagie d’un ton pourtant dénué de reproches avant de reprendre son aiguille.

Donatien regarde son épouse avec tendresse.

Que de changements en dix ans ! L’innocente et pure jouvencelle qu’il eut plaisir à déflorer le soir de leurs noces, celle-là même qui s’adonnait aux choses de l’amour par contrainte et avec dégoût, est à présent à organiser ses plaisirs particuliers. Ceux-là mêmes qu’elle a combattus des années durant secondée par sa mère. Que dirait la Présidente si elle avait connaissance de ce qui se trame ici ? Un jour, il révélera à cette bête venimeuse que le vieux Montreuil, cet époux qu’elle considère mou et insignifiant, s’est lui aussi perdu sous les jupons de Gothon. Une femme à laquelle nul mâle ne saurait résister tant elle a le plus beau cul qui fût échappé des montagnes de Suisse depuis plus d’un siècle3. Donatien pourrait en témoigner lui-même. Oui, un jour il dira tout à ce monstre infernal, simplement pour avoir le plaisir d’admirer sa tête déconfite.

Légèrement frustrée, la cuisinière a reculé d’un pas, mais se trouve toujours à proximité du fauteuil de Donatien.

— Vous pouvez disposer, Nanon lui dit-il d’une voix douce qu’accompagne un clin d’œil complice.

Il ne la perd pas des yeux lorsqu’elle s’éloigne lentement en roulant des hanches. La jeune créature se sait regardée. Si Donatien est au spectacle, Renée-Pélagie, elle, hausse les sourcils en hochant la tête devant cette provocation affligeante et pousse un soupir une fois la porte refermée.

— Je crois que vous avez trouvé votre pendant féminin, mon ami.

— Oh ! Détrompez-vous ! Gothon est bien pire que celle-ci. Si vous saviez !

Si Renée-Pélagie avait la faculté de s’immiscer à ce moment précis dans l’esprit de son mari, elle pourrait y voir cette diablesse de Suissesse chevauchant un monsieur de Montreuil ébouriffé, haletant et tentant péniblement de reprendre son souffle. Ce jour-là, la Présidente a bien failli devenir veuve dans des râles de jouissance où le nom du Seigneur fut invoqué en vain. Que cela aurait été drôle ! N’écoutant que son grand cœur et sa compassion, Sade aurait évidemment pris sur lui pour délivrer la terrible nouvelle à sa meilleure ennemie.

— Ce que j’en vois me suffit amplement, reprend Renée-Pélagie, mais je plains la pauvre épouse de La Jeunesse. Elle n’est pas prête de revoir son mari de sitôt. Seule Gothon occupe son esprit.

— Elle s’occupe également du reste avec la plus grande habileté, ricane Donatien.

— Je vous l’accorde, même si cela ne se fait pas. On ne peut sacrifier sa famille pour une fille dont les manières cachent aussi mal les intentions.

Donatien se redresse dans son fauteuil.

— Et quelles sont-elles, je vous prie ? Je serais curieux de l’entendre.

Renée-Pélagie rougit.

— Avouez que Gothon ne sert que ses intérêts. Elle ne sera jamais la femme d’un seul homme.

Il se penche vers elle, le torse gonflé de fierté, les poings sur les cuisses tel un primate soucieux d’affirmer sa supériorité.

— Et le devrait-elle ?

Renée-Pélagie s’enfonce timidement dans son siège tout en regrettant déjà d’avoir offert à Donatien une si belle occasion de discourir sur sa vision de la fidélité. Elle préfère ne pas répondre et, résignée, s’apprête à écouter un long monologue dont elle sait par avance qu’elle n’en partagera pas les idées.

— Imaginez ne rien connaître de la religion ! Un monde où la seule pensée de Dieu en est absente. Imaginez encore que, dès votre plus jeune âge, l’on vous ait élevée en vous évitant toute relation avec les gens de l’extérieur ! Une seule personne, disons un homme, vient passer le plus clair de son temps avec vous et ne vous inculque d’autres principes que les siens. Votre éducation ne dépendrait que de sa vision de la vie et de son sens aigu, ou non, de ce que vous appelez la morale. Vous conviendrez donc aisément que tout ce que cet homme vous enseignerait vous semblerait en tout point normal, n’est-ce pas ? Il pourrait donc user de vous à sa guise et vous deviendriez la plus dépravée des filles du royaume que cela ne vous choquerait pas le moins du monde. Peut-être même que pour vous les orgies et la torture seraient devenues la norme. Quant à la fidélité !… Inutile d’en parler puisque depuis l’enfance on vous aura appris qu’il est naturel d’être une fille à tout le monde et de n’être la femme de personne !

Renée-Pélagie porte une main délicate à la bouche et se met à bâiller. Les discours de son mari sur la morale, le couple et la jouissance l’ennuient. Ils ne trouvent de fondement que dans la perversion et la mauvaise foi et ne servent qu’à justifier une déloyauté outrancière et des envies bien singulières. Au moins, avec les années, a-t-elle appris à gérer les excentricités de Donatien. À défaut de les satisfaire elle-même, elle est devenue l’organisatrice de ses plaisirs telle une Madame de Pompadour choisissant les jeunes maîtresses d’un Louis XV vieillissant. Le château de La Coste tient lieu et place du Parc aux Cerfs et Nanon n’est pas de trop pour seconder sa maîtresse dans cette tâche fastidieuse.

Renée-Pélagie se lève.

— Ne m’en veuillez pas, mais je vais me coucher.

— Vous avez raison. Il se fait tard et la journée de demain nécessite que nous soyons reposés, dit Donatien dans un sourire complice. Bonne nuit, madame mon épouse. Faites de doux rêves !

— Bonne nuit, monsieur mon mari. Que votre imagination vous berce de belles promesses.

3 Anne-Marguerite Maillefer, épouse Duffé, dite Gothon. Elle est née vers 1741 en Suisse romande. Carteron, dit La Jeunesse, abandonna femme et enfants pour elle.

4 LA COSTE

Sans un bruit, madame de Sade se rend à la chambre des enfants, non pas les siens qui sont à Paris chez les Montreuil, mais les petits ramenés de Lyon. Elle souhaite s’assurer qu’ils vont bien et ne désire surtout pas les réveiller. Elle avance à pas comptés, tenant ses chaussures d’une main et un pan de sa robe de l’autre. Nanon a eu la bonne idée de laisser brûler quelques bougies à l’étage. Au moins, Renée-Pélagie n’ira pas se prendre les pieds dans le tapis ou heurter un meuble.

Soudain, une latte du plancher grince sous le poids de la maîtresse de maison qui cesse net sa progression. Immobile, elle retient sa respiration et tend l’oreille, espérant de tout son cœur ne pas avoir réveillé l’un des enfants. Seuls des soupirs et de légers ronflements se font entendre. Rassurée, elle décide de poursuivre son avancée avec prudence en direction de la pièce où dort André.

Sa porte, tout comme celle des demoiselles, est restée ouverte. C’est un ordre du marquis que Nanon fait respecter à la lettre. Donatien craint que si elles sont closes, les garnements ne s’adonnent entre eux au vice auquel il les a initiés et que lui seul prétend pouvoir partager avec eux.

André est là, en position fœtale, ramassé sur lui-même, le drap serré dans ses poings afin que rien ne passe, ni la menace éventuelle d’une autre main que les siennes, ni même la douceur de l’air chaud provenant des cheminées du rez-de-chaussée. Une simple pièce de tissu pour armure, rempart infranchissable d’un reliquat de vertu qu’il voudrait rendre inaccessible. Peine perdue, hélas ! André ne le sait pas encore, mais de cette faible lueur d’innocence, il ne restera bientôt plus rien. Donatien entend balayer de cette tête bien faite toute once de pudeur qui aurait le malheur de s’y trouver encore. André et les petites filles auront bientôt définitivement quitté l’enfance. Tous seront réduits à de simples poupées de chair aux mains du marquis. Des corps livrés à sa merci, telles des offrandes à son insatiable lubricité.

La gorge nouée, Renée-Pélagie émet un soupir.

Sur la pointe des pieds, elle se rend à la chambre voisine. Les filles sont profondément endormies. Oubliés les sanglots et les lamentations. Le sommeil a eu raison de leurs inquiétudes et de leur tristesse. Doux répit en comparaison du réveil cruel qui, demain, les leur rappellera bien assez tôt.

Mal à l’aise, Renée-Pélagie, tremblante, envoie un baiser à ces têtes blondes et brunes qui servent ses intérêts, mais pour lesquelles, néanmoins et malgré tous ses efforts, elle ne peut s’empêcher d’éprouver de la pitié.

5 DANSUNESALLEBASSEDUCHÂTEAU

Deux femmes s’activent dans la pénombre peu rassurante d’une pièce voûtée où d’immenses tentures rouge et noir viennent d’être déployées devant les murs de pierre. Candélabres et lanternes sont placés çà et là, mais avec le plus grand soin. Rien n’est laissé au hasard. Tout a été soigneusement préparé. Le marquis a été très clair concernant ses attentes et ces créatures des ténèbres, cerbères dociles et complices, lui sont totalement dévouées.

— N’oublie pas les bougies, Nanon ! s’exclame la demoiselle Du Plan, une danseuse venue de Marseille que Nanon ne porte guère dans son cœur. Elle vit ici au vu et au su de tout le village avec un titre assez vague de gouvernante. Toutefois, personne n’est dupe et surtout pas Nanon. Cette danseuse ne gouverne rien d’autre que le vît du maître des lieux. Mais tout cela n’est que provisoire. Si la concurrence est rude entre ces deux-là, Nanon est bien décidée à ne pas lui laisser sa place. Ça non ! Elle ne fera qu’une bouchée de celle-ci comme elle est en train de le faire avec cette Rosette venue de Montpellier. Nanon ne donne plus que quelques semaines à la jeune pouliche pour qu’elle retourne fissa dans sa Camargue. Après cela, elle s’occupera de la Du Plan. Elle l’aura à l’usure, à n’en point douter. Dans un mois ou deux, il ne restera qu’elle au château.

— Je ne les ai pas oubliées, répond sèchement Nanon. Je ne sais que trop le rôle qu’elles tiennent dans la cérémonie. Tâche à ton tour de ne pas oublier que, même si je ne suis ici que depuis quelques semaines, les désirs de monsieur le marquis n’ont aucun secret pour moi.

L’autre rit et hausse les épaules.

— Tu m’en diras tant !

Le sol de terre battue se soulève au passage de la Du Plan qui se dirige avec énergie vers l’autre extrémité de la salle basse traînant derrière elle un nuage de poussière. La voici qui fouille à présent dans un sac posé discrètement sur un guéridon à son arrivée.

— Et cela ! s’exclame-t-elle en brandissant un crâne humain, tu savais qu’il le désirait ?

Nanon est pétrifiée. Elle voudrait se pincer pour être certaine de ne pas rêver, mais aucun de ses membres ne lui obéit. Tout son être se dérobe. Elle ne peut plus bouger. Sa gorge se serre. Nanon suffoque, mais ne peut crier.

La Du Plan, hargneuse, ne souhaite pas rater une si belle occasion. Elle s’avance vers la jeune fille apeurée, les bras tendus portant la tête de mort devant elle, la mine grave. Au bout d’un instant hélas beaucoup trop long, Nanon parvient enfin à reculer, mais se retrouve très vite acculée à la paroi. Insensible à sa détresse, la danseuse poursuit sa lente progression vers elle tel un fantôme, venu des enfers, assoiffé de vengeance.

— Arrête ! Va-t’en ! hurle-t-elle.

La Du Plan s’immobilise, incline doucement son visage et sourit.

— Alors, ma petite ? On a peur ?

Nanon se ressaisit peu à peu. Toujours plaquée au mur, ses muscles commencent enfin à se relâcher les uns après les autres. Elle reprend son souffle.

— C’est quoi ça ? demande-t-elle en pointant du doigt l’objet de sa terreur.

— Ce n’est pas évident ?

— Cesse ce petit jeu ! Qu’est-ce que ça fait là ?

— La mise en scène, ma chérie ! La mise en scène ! Tu sais pourtant que monsieur le marquis est un homme de théâtre : le moindre détail a son importance !

— Mais c’est morbide ! balbutie Nanon.

— Tu trouves cela morbide ? Attends de voir les autres trésors que renferme ce sac !

— Comment cela ? murmure Nanon, la voix tremblante.

La Du Plan rit à nouveau.

— Il s’y trouve des fémurs, des tibias et d’autres os humains. J’ai des amis qui ne me refusent rien.

— Mais ils font quoi, tes amis ? Ils travaillent dans des cimetières, ils sont médecins, ou pire, ils assassinent ?

— Ils sont surtout discrets.

Nanon comprend qu’il est inutile de chercher à en savoir davantage. Elle détourne le regard de ce satané crâne que la danseuse tient serré contre sa poitrine, et tente de poursuivre l’aménagement de ce lieu pour la grande cérémonie de demain. La Du Plan ne tarde pas à lui prêter main-forte et dispose avec la plus grande délicatesse les ossements au bout de la grande table de chêne qui trône au centre de la pièce, comme s’il s’agissait de précieuses reliques.

La voix de Nanon se fait soudain entendre.

— N’oublie pas les cordelettes ! Il faut des cordelettes en nombre suffisant.

La Du Plan sort les indispensables pièces de chanvre de sa besace, puis les deux jeunes femmes prennent le recul nécessaire et admirent leur travail. Tout semble parfait. Les lourdes tentures jouent leur rôle à merveille. On se croirait sur la scène d’un théâtre. Une scène magnifiquement décorée, un brin dérangeante, voire angoissante, qui attend avec impatience les acteurs apeurés du drame qui ne tardera pas à se jouer.

— Le couteau ! s’écrie Nanon qui, sans perdre un instant, fouille dans son tablier en marchant vers la table. Le crâne lui fait de l’œil ! Nanon s’arrête net. Elle tend le canif à sa voisine et d’un mouvement de tête lui désigne l’endroit où il faut aller le poser.

La Du Plan la raille un temps, mais finit par s’exécuter non sans continuer à se moquer de son amie. Elle avance de manière nonchalante en direction de la table en sifflotant puis, arrivée à hauteur du plateau de bois, elle défie Nanon du regard et se met à caresser lentement ce qui, auparavant, était la tête d’un homme ou peut-être même celle d’une femme comme elles.

— Tu es sûre de ne pas vouloir le faire toi-même ? Toi, pour qui les désirs de monsieur le marquis n’ont aucun secret…

Vexée, Nanon tourne les talons et remonte vers sa chambre en marmonnant.

La Du Plan ne fera pas de vieux os entre ces murs.

Nanon s’en fait la promesse.

6 APT

Gaspard Gaufridy est à son bureau à se frotter la tête comme s’il voulait en chasser l’origine de ses tourments. Tout cela va mal finir, il en est certain.

Quelle mouche l’a donc piqué d’accepter de représenter dorénavant les intérêts du marquis de Sade ? Les voix qui s’étaient élevées pour tenter de l’en dissuader avaient pourtant été nombreuses, mais le lien d’amitié qui unissait ces deux hommes depuis l’enfance avait été le plus fort. Le notaire avait fait la sourde oreille. Il ne pouvait décliner l’offre faite de gérer les affaires de son ancien camarade de jeu.

Gaspard Gaufridy avait encore en mémoire le caractère impétueux et autoritaire du jeune garçon qu’était Sade. Tout comme il n’avait pas oublié cette propension qu’il avait à tout régenter, à être persuadé que, au vu de son rang et de sa lignée, rien ne pouvait lui être refusé. Comment ne pas se souvenir qu’il se roulait par terre en tapant des pieds et des poings si jamais une personne mal avisée osait lui opposer un refus ? Ses colères étaient craintes de tous, tant par leur intensité que par leur soudaineté. Tout était fait alors pour éviter ces moments si redoutés : on lui cédait tout.

Nul doute que l’adulte qu’il était devenu n’avait guère changé. Il faudra une fois encore composer avec ce tempérament bouillonnant et manipulateur. Gaufridy sait pertinemment qu’il aurait dû décliner cette proposition, mais heureusement pour Donatien, le notaire est un homme investi du sens du devoir et de l’honneur.

Une main délicate vient caresser ses cheveux ébouriffés par l’angoisse et l’incertitude.

— Que se passe-t-il ?

Monsieur Gaufridy esquisse un sourire et entrecroise ses doigts dans ceux de son épouse, immobilisés sur sa nuque. Sans se retourner, il s’adresse à celle qui le connaît mieux que personne, qu’il aime plus que tout et qu’il lui faut rassurer.

— Tout va bien Élisabeth. Le travail…

Sa femme vient à ses côtés et place ses paumes de chaque côté de ce visage dont elle connaît chacun des sillons et la moindre des expressions.

— Et depuis quand me mens-tu, Gaspard ? Onze années de mariage ne rendent pas aveugle. Voici des milliers de jours que je vis à tes côtés et tu crois être encore en mesure de me cacher quelque chose ? Qu’y a-t-il ?

Gaufridy oublie l’espace d’un instant les questions qu’il ne manque pas de se poser depuis le début de la journée. Il tend légèrement le cou et vole un baiser à celle qui est penchée sur lui.

— Je t’aime, déclare-t-il.

— Moi aussi je t’aime, mais ne tentez pas de faire diversion, monsieur Gaufridy, lui dit-elle en lui tapotant le bout du nez de son index. Je te connais, je te l’ai dit. Réponds-moi ! Que se passe-t-il ? Pourquoi cette mine assombrie, ce front plissé ?

— De cruels témoins de ce temps qui file à vive allure.

Élisabeth Gaufridy fronce les sourcils et s’évertue à prendre un air sévère qui provoque un rire chez son époux.

— C’est ce Sade, n’est-ce pas ?

Les rires cessent aussitôt et le visage enjoué se ferme subitement telle une porte que l’on vient de claquer sur un bref moment d’insouciance.

— Je t’avais demandé de trouver le courage de refuser, te souviens-tu ? Cette loyauté qui t’honore t’a pourtant fait commettre une terrible erreur, tu le sais. Cet homme n’est pas fréquentable. Sa propre famille le renie : son oncle, sa belle-mère… Quant à sa femme…

Élisabeth ôte les mains du visage de son mari. Elle se relève et soupire, partagée entre dépit et consternation.

— On dit que la marquise est devenue la complice de ses débauches, mais il y a pire encore ! Une rumeur des plus persistantes prétend même qu’elle lui fournit les créatures nécessaires à le satisfaire.

Gaspard Gaufridy feint d’être étonné. Il n’ose avouer à Élisabeth que Renée-Pélagie lui a demandé justement de rassurer les parents des petites Lyonnaises sur l’identité de leur nouveau maître. Non, ce Sade n’était pas celui d’Arcueil ! Marseille ? Un lointain parent, le même qui jetait l’opprobre sur tout un pan de cette famille provençale aux innombrables ramifications. Ces lettres, apparemment innocentes, avaient lié à jamais le destin de Gaufridy à celui des Sade qui étaient parvenus à l’attendrir. Son attachement à Donatien l’avait aveuglé, le rendant incapable d’envisager l’inconcevable. Oui, mais voilà ! Ces lettres le rendaient en quelque sorte complice de ce qui était en train de se passer au château de La Coste.

— Gaspard ?

Le notaire sursaute et, contraint, s’éloigne de ces considérations qui le rongent.

— Méfions-nous de la rumeur, Élisabeth. Elle n’est souvent motivée que par la jalousie et une volonté féroce de nuire. Tu n’es pas sans savoir que certains de ces colporteurs de fables sont devenus des artistes dans ce genre destructeur. Crois-moi, si l’on n’y prend garde, les mensonges se parent sournoisement des couleurs de la vérité et, en y regardant de plus près, ce tableau censé représenter la réalité s’avère très vite n’en être qu’une pâle copie, voire un faux, un mensonge nuisible.

Élisabeth Gaufridy observe cet homme qu’elle aime plus que tout. Il lui cache quelque chose. C’est indéniable, mais une fois encore elle fera celle qui n’a rien remarqué.

L’amour, c’est parfois aussi le silence.

7 LACOSTE

Nanon n’a pas très bien dormi.

Elle a passé toute sa nuit à revoir chaque détail de la cérémonie. Elle a conscience que le moindre oubli de sa part peut faire tempêter monsieur de Sade et par conséquent, nuire à la sérénité de cette nouvelle journée qui va bientôt commencer. Chacun ici, et Nanon la première, craint les mouvements d’humeur du maître des lieux. Sa place à La Coste est précaire. Il lui faut continuer à faire ses preuves afin d’espérer demeurer ici et pour ce faire il n’y a qu’un seul mot d’ordre : combler au mieux monsieur le marquis. Et Dieu sait que Nanon jette tous ses efforts dans cette mission dont elle se sent investie plus qu’aucune autre. Et si elle y met tant d’application, c’est qu’elle aspire à se construire un avenir bien différent de celui auquel sa naissance l’a condamnée.

Cela avait motivé la fuite de son Auvergne natale. Elle avait la profonde conviction que le simple fait de s’éloigner de la campagne et de ses odeurs tenaces suffirait à effacer aux yeux du monde ses modestes origines. Une condition peu enviable que bon nombre de ses congénères vivaient telle une tare, tout en acceptant leur sort en se répétant des c’est comme ça, des à quoi bon renforcés d’on n’y peut rien lâchement fatalistes. La résignation, très jeune, Nanon avait décidé de la laisser aux faibles. Elle regardait ces traîne-misère avec aversion en se promettant qu’une fois adulte, elle ne serait jamais comme eux. La promesse d’une petite fille, lancée tel un crachat à la face de ce destin auquel elle était vouée sans l’avoir choisi. Dès qu’elle le put, Nanon décida de partir pour Lyon dans le but de mener la belle vie à laquelle elle avait tant rêvé. Avec cette soif de liberté et cette bouffée d’espérance, vinrent hélas très vite les sanglots de la déception qu’engendraient les grandes désillusions. La fille de laboureur aux ambitions déraisonnables devint une domestique exploitée jusqu’à la limite de ses dernières forces. Elle rassembla cependant le peu qu’il lui restait afin de fuir une fois encore sa misérable condition. À défaut d’être une de ces galantes de salon qu’elle jalousait tant, Nanon devint par la force des choses une humble gourgandine qui officiait çà et là de temps à autre à l’ombre de la colline de Fourvière. Maligne et consciente que la rareté est chère, Nanon acquit peu à peu une solide réputation dans les rues de la capitale des Gaules. La jeune fille était ainsi. Elle avait pour elle une vivacité d’esprit peu commune qui lui permit à de multiples reprises de s’adapter à bien des situations et de s’extirper de quelques autres qui, sans cette qualité, auraient pu lui être fâcheuses.

La rencontre avec le couple de Sade fut une occasion à ne surtout pas manquer. Une opportunité trop belle pour ne pas la saisir. La chance souriait enfin à Nanon. Jour après jour, elle gagnait leur confiance tout comme elle avait su le faire plus tard avec ces parents un tantinet craintifs dont elle était parvenue à museler les inquiétudes sur les intentions de celui qui désirait leurs enfants. Les pauvres gens ne se doutaient pas que les desseins de monsieur de Sade étaient le dernier souci de cette jeune femme. Qu’ils soient louables ou non, cela importait peu à Nanon. Seule comptait cette possibilité inespérée de fuir cette vie indigente pour laquelle elle n’était décidément pas faite.

Tout à l’heure, comme à son habitude, elle mettra tout en œuvre afin de contenter au mieux monsieur et madame de Sade. Elle démontrera qu’elle leur est devenue indispensable. Cela sera l’évidence même. Nanon se plaît à La Coste et elle entend bien ne pas abandonner cette demeure de sitôt. À cette fin, elle doit écarter la Du Plan, quitte à la discréditer. Plus les femmes adultes se feront rares ici, plus vite le rôle de Nanon à La Coste y paraîtra essentiel.

Un rai de lumière transperce les rideaux mal refermés la veille.

Ce nouveau jour sera spécial. Non seulement il sera celui tant attendu de la cérémonie, mais il marquera la disgrâce de cette maudite Du Plan.

8 À L’ÉTAGEDUCHÂTEAUDE LA COSTE

On a réveillé doucement les enfants aux premières lueurs du jour. Le visage chiffonné et les cheveux ébouriffés, ils ont suivi sans mot dire celles venues les chercher. Les femmes les ont lavés tour à tour avec méthode en prenant soin toutefois de ne point trop les parfumer. Elles savent que le marquis affectionne les peaux sans artifice et exècre tous ces effluves qui masquent chez ses partenaires de jeu l’odeur de l’innocence et de la peur.

On les a ensuite habillés de légères tuniques de lin blanc à l’antique.

Tous à présent sont assis sur de simples chaises de bois, tournant le dos à celles qui maintenant les coiffent, leurs nuques soumises aux coups de brosse énergiques de ces matrones dont les gestes n’ont rien de maternel. Certains d’entre eux pourtant ont sans doute en ce moment une pensée pour cette mère restée à Lyon qui les a confiés à cet homme inquiétant. Un être qui leur a déjà fait subir quantité d’attouchements étranges et autres gestes qu’ils pensaient interdits. Les premières fois, il y eut des pleurs et des cris, mais, et contre toute attente, le marquis leur avait dit tendrement ne pas leur en vouloir. Dans sa grande mansuétude, il ne leur faisait aucun reproche. Leur ignorance était excusable, car durant les quelques années de leur existence, tout le monde les avait trompés. Tout ce qui se passait au château était normal. Les petits devaient le croire, ses mots étaient empreints de la vérité la plus absolue. Ce lieu était justement un refuge, loin de tous les principes mensongers, religieux ou moraux, dont des enfants de leur âge étaient communément instruits. L’extérieur était le mal alors qu’ici, à La Coste, et en cela tous devaient croire le marquis, on ne leur voulait que du bien. Les interdits n’avaient plus cours en ces murs. Les seules contraintes étaient celles de l’imagination et apparemment celle du marquis semblait sans limites.

Les enfants sursautent.

— Sont-ils prêts ?

Nanon se tient dans l’embrasure de la porte. Elle n’a sur elle qu’un vêtement de mousseline blanche, légère et vaporeuse, que la lumière provenant du couloir rendrait presque transparent. Elle n’arbore aucun bijou. La volupté se suffit à elle-même et s’offre ainsi dans toute sa simplicité, sans artifice.

— Oui, Madame, répond avec déférence l’une de celles occupées à préparer les petits.

Nanon ne s’en laisse pas conter. Elle se méfie de la bonne femme à la mine boudeuse, une expression certainement amplifiée par une lèvre inférieure trop épaisse. Celle-ci n’a jamais pu la souffrir, elle le sait. Nanon s’avance. Elle ne fait confiance à personne et il est hors de question de confier son avenir à une de ces domestiques un peu trop indolentes à son goût et encore moins à cette fourbasse de Claire. Elle serait capable de négliger intentionnellement les préparatifs afin de lui nuire.

La jeune fille examine avec le plus grand soin les offrandes qu’elle ne va pas tarder à servir à son maître. Elle les inspecte, les respire. Les fruits sont beaux et n’ont pas l’air gâtés. Leur peau est ferme, sans taches et dégage un tel parfum de fraîcheur que monsieur de Sade aura bien du mal à se retenir pour ne pas se précipiter et les croquer à dents pleines. Nanon est ravie. Le marquis va se repaître de leur chair et les goûter jusqu’à satiété.

— Parfait ! Suivez-moi ! Et ne prenez pas cet air abattu voulez-vous !

Nanon précède le cortège puis, soucieuse que personne ne soit à la traîne, elle se retourne. Elle aperçoit alors cette maudite Claire Borniche qui clôt la marche.

Nanon s’arrête net.

— Que faites-vous là ?

— Je vous accompagne jusqu’en bas.

— C’est hors de question ! s’insurge Nanon, droite comme un i, mains sur les hanches. Ce n’est pas votre place ! Vous avez fait ce que l’on vous a demandé. Votre rôle s’arrête au seuil de la porte de cette chambre que vous venez pourtant de franchir. Retournez à vos tâches !

Interdite, Claire demeure muette. Cette Nanon se donne bien trop de prérogatives, dont celle de parler ainsi avec autorité aux domestiques, mais elle n’aura pas toujours le beau rôle. Un jour, monsieur de Sade se lassera de cette petite. Cela arrive tout le temps. Il suffit d’attendre. Résignée, mais tournée vers l’espoir que ce jour arrivera bien assez tôt, Claire Borniche s’en retourne aux côtés de ces besogneuses qui, comme elle, n’ont pas accès à certaines pièces du château.

Enorgueillie, Nanon observe un instant l’effrontée qui s’éloigne mollement et reprend la tête de la lente, et néanmoins précieuse procession. Arrivés au rez-de-chaussée, tous descendent des escaliers taillés directement dans la pierre et s’enfoncent dans la pénombre.

Les enfants suivent la lueur du flambeau que tient la belle Nanon. Elle est parfois rude avec eux, mais en l’absence de monsieur le marquis, elle se laisse parfois aller à des démonstrations de tendresse. Elles ne durent pas bien longtemps, mais sont sincères. Hélas, bien souvent ces moments s’achèvent dans un sursaut, comme si Nanon réalisait la folie de ces élans et les conséquences qu’ils pourraient avoir. Elle les écarte alors sans ménagement mettant fin à une étreinte pourtant réconfortante. Est-ce la peur de Sade ? Ou celle de s’attacher à des enfants voués à d’autres fins que celle d’être cajolés ? Aucun de ceux qui la suivent en cet instant dans ce boyau sans lumière ne saurait le dire. À vrai dire, ils ne s’en soucient guère tant ils sont à espérer qu’aujourd’hui on ne leur fera pas de mal. André, lui, ne se fait pourtant aucune illusion. Les longs préparatifs n’ont pas été effectués en vain. Il a entendu plusieurs fois parler de la cérémonie. Ce qu’ils ont subi jusqu’à maintenant n’était qu’un avant-goût des horreurs qui les attendent au bas de ces marches. Il en est certain. André a beau être un des préférés du marquis, il n’est pas en reste quand il s’agit de réaliser les pires extravagances que monsieur de Sade a en tête.

Nanon est arrivée au bas de l’escalier face à une porte close à la base de laquelle s’échappe un filet de lumière jaunâtre. De son poing, Nanon frappe une fois, fait une pause, frappe à nouveau deux fois, s’arrête un bref instant avant que trois coups retentissent.

Des pas se font entendre de l’autre côté. Ils deviennent de plus en plus forts. Les petits corps se raidissent. Le bruit se rapproche. On ouvre. Les jeunes adolescents ne peuvent distinguer de qui il s’agit. Mais les pans de la robe écarlate qu’ils peuvent voir de part et d’autre de la silhouette de Nanon leur indiquent qu’il s’agit d’une femme. L’étoffe est belle. Il ne peut s’agir que de…

— Entrez !

Cette voix ! C’est bien elle !

Madame de Sade s’écarte dans un mouvement empreint de grâce et de solennité afin de laisser passer le cortège. Les enfants demeurent tous la tête baissée à l’exception d’André dont le regard ose défier celui de Renée-Pélagie. Madame de Sade croit y voir les prémices de quelques larmes, mais il n’y a pas que cela. Elle peut y déceler de la colère, voire une certaine rage. Renée-Pélagie ne quitte pas des yeux le garçon qui finit, comme elle le pensait, par capituler. La jeunesse de son caractère trahit encore sa volonté, mais les années à venir se chargeront de changer cela. En attendant, il faudra s’en méfier.

Nanon sourit à Donatien qui, assis sur une chaise haute tel un roi sur son trône, jette un œil satisfait sur l’assistance. La jeune femme rassérénée aligne les enfants devant son seigneur tandis que Renée-Pélagie, pensive, demeure en retrait.

Impatient, le marquis se lève.

— Fort bien ! Nous pouvons commencer.

9 PARIS

Un hôtel particulier de la rue Neuve-du-Luxembourg est plongé dans un silence rassurant. Si dans les chambres les maîtres dorment, en bas, en cuisine, les domestiques s’affairent afin de préparer le premier repas de la journée que ne tarderont pas à prendre les Montreuil.

On est allé chez le boulanger. Ernest est à moudre le café tandis que la douce Constance remue le chocolat des enfants. Les avoir tous les trois ici, à Paris, est une source d’enchantement pour les serviteurs et de ravissement pour leurs grands-parents qui ne tarissent pas d’éloges les concernant, surtout madame. Elle s’émerveille devant chacun de leurs faits et gestes et promet à qui veut l’entendre que ces petits-là ne tiendront jamais rien de leur père, mis à part peut-être un physique avantageux et ce sang aristocratique qui ne manquera pas de leur ouvrir certaines portes le moment venu, à la condition toutefois que monsieur de Sade daigne enfin se tenir tranquille. Un fol espoir que la Présidente entend bien voir se réaliser quitte pour cela à passer le reste de son existence à solliciter ses amis, voire le roi en personne. Le jeune Louis XVI, à l’instar de feu son grand-père, ne pourra demeurer insensible à ses suppliques. La Présidente ne cesse de le répéter.

Ceux qui œuvrent ici aux étages inférieurs surprennent de temps à autre des bribes de conversations qui leur permettent de suivre les affreux scandales provoqués par le marquis, et tous évidemment, à l’image de leur maîtresse, le méprisent au plus haut point et sont bien aises que les petits n’aient plus à subir son influence néfaste. À l’heure qu’il est, Louis-Marie, Claude-Armand et la petite Madeleine-Laure doivent encore dormir à poings fermés, lovés dans des draps de coton brodés4. Qu’il sera difficile pour Constance de les arracher à leurs rêves, mais il lui sera doux de voir ces chérubins lui sourire avant qu’ils ne lui souhaitent le bonjour une fois les rideaux tirés et leurs paupières levées.

D’un regard entendu, les femmes de chambre des héritiers de Sade se concertent en silence et donnent ainsi le signal du réveil. Comme chaque matin, Constance les suit et gravit avec impatience les escaliers qui la conduiront à ses petits. Un jour, elle aussi aura des enfants, mais en attendant, elle s’en va donner aux héritiers de Sade toute la tendresse dont leur innocence a grand besoin. Ce bien précieux qu’il faut célébrer comme un don de Dieu.

4 Louis-Marie de Sade (1768-1809), Claude-Armand de Sade (1769-1847), Madeleine-Laure de Sade (1771-1844). Des trois enfants du couple de Sade, seul Claude-Armand aura une postérité.

10 PARIS. RIVEGAUCHE

Aude et Jeanne regardent avec pitié le vieux monsieur légèrement voûté sur lui-même, assis de l’autre côté de la table. Il râle plus qu’il ne respire. Un souffle rauque comme un voile qui se déchire, une pièce de chanvre que le moindre effort ferait rompre. Les yeux sont cernés, gonflés de larmes, chaque ride de sa peau parcheminée semble avoir été creusée par la douleur et le chagrin. Un prénom revient sans cesse sur ses lèvres fripées : Julie.

Les trois personnes réunies ici sont reliées par l’amour qu’elles portent à Julie Danière. Les deux amies viennent d’écouter religieusement le vieil homme raconter ses souvenirs. Non pas dans le but de ne pas froisser leur visiteur, mais simplement parce qu’elles le souhaitaient et qu’elles désiraient sincèrement connaître davantage l’absente, cette fulgurance venue croiser leur vie trop brièvement certes, mais avec une telle intensité.

— Julie, soupire-t-il une nouvelle fois.

Un silence s’installe, lourd, chargé de tristesse, habité par des images du passé où trône un visage que le temps, cruel complice, ne manquera pas d’en dissiper peu à peu les traits. Jeanne, que le sérieux de la situation met mal à l’aise, se dandine sur sa chaise en se frottant nerveusement les mains. Cela n’échappe pas à Aude qui préfère interrompre ce moment de recueillement et éviter ainsi que Jeanne ne le fasse avant elle de manière maladroite.

— Nous ne l’oublierons jamais, monsieur. Comme nous vous l’avons dit à votre arrivée, notre première rencontre avec Julie ne fut pas des plus heureuses. Elle était malade et nous l’avons recueillie ici même. Nous nous sommes apprivoisées avant de devenir amies.

— Et j’imagine que la chose ne fut pas aisée. Ma Julie était farouche et gagner sa confiance relevait du défi.

— Ah ça ! s’esclaffe Jeanne. Moineau n’était pas facile.

L’homme lève les yeux, regarde Jeanne avec tendresse et sourit pour la première fois depuis son entrée dans cet appartement aux meubles épars. Encouragée par cet apparent relâchement, Jeanne rajoute :

— Mais qui ne serait pas méfiante après avoir enduré les sévices de ce Sade ?

Aussitôt, une grimace déforme son visage poupin. Le vieil homme devine alors que la douce Aude est sortie de sa réserve et vient de pincer discrètement la cuisse de sa complice sous la table.

— Vous avez raison, Jeanne. Nulle ne peut se relever indemne de tant de cruauté. Vous avez accueilli Julie à un moment où elle était au plus mal et je vous en serai éternellement reconnaissant. Elle parlait souvent de vous. Vous avez énormément compté pour elle. Hélas, le souvenir de Sade était le plus fort. Julie semblait avoir trouvé auprès de vous l’amitié et l’amour aux côtés de Pascal Lefort, mais avant de se perdre dans le bonheur avec volupté, elle tenait plus que tout à se débarrasser de ses vieux fantômes. Sa nouvelle vie ne pouvait se construire sur cette peur qui la tenaillait de croiser à nouveau celui qui avait nié jusqu’à son humanité. Julie désirait par-dessus tout neutraliser cet individu et empêcher qu’il ne fasse subir à d’autres les horreurs qu’elle avait eues à endurer. Le fait de n’avoir pu sauver Rose Keller fut pour elle une véritable torture.

L’homme soupire, puis son regard se perd une nouvelle fois.

— Je me plais à croire qu’elle s’est sacrifiée pour que d’autres lui survivent. Elle n’y est peut-être pas parvenue tout à fait, la mort l’a fauchée trop tôt, mais elle est morte en voulant aider son prochain.

Le silence envahit à nouveau de sa lourdeur invisible le deux pièces de la rue Saint Dominique. Au bout d’un moment, les deux femmes se regardent, impuissantes devant tant de chagrin. Soudain, le visage blafard se tourne dans leur direction avec un je-ne-sais-quoi d’inquiétant dans le regard.

— Savez-vous où je puis trouver ce Sade ?

11 PARIS

À deux pas du Palais de Justice, un homme marche d’un pas pressé sur les pavés de l’Île de la Cité que la pluie a rendu glissants. Un chapeau vissé sur une tête baissée et le col remonté jusqu’aux yeux, l’inspecteur Marais souhaite comme à son habitude passer inaperçu, aujourd’hui peut-être davantage que les autres jours, car le peuple est mécontent. Il gronde et tout ce qui représente l’autorité est considéré avec méfiance.

En effet, Turgot, le contrôleur général des finances du roi Louis XVI, vient de libéraliser le commerce des grains. Les Parisiens craignent, à juste titre ou non, que les prix augmentent au profit des seuls grands exploitants et que le pain vienne à manquer5. Dans la rue, cette décision est considérée comme pure folie, d’autant plus que la dernière récolte de céréales a été mauvaise. Tous s’attendent à ce que les spéculations aillent bon train et que la faim s’installe. Les premiers signes d’une révolte sont palpables pour celui qui y est attentif. Marais espère simplement que le jeune roi qui n’est pas encore couronné, isolé sous les ors de Versailles et entouré de conseillers autoproclamés en tous genres, ne demeurera pas sourd aux plaintes de cette majorité de ses sujets trop souvent sacrifiée.

La longue silhouette noire longe les murs de la Conciergerie et tourne à droite au niveau de la Tour de l’Horloge. La rue de la Barillerie s’étend alors jusqu’au Pont Saint-Michel, encombrée de voitures à cheval ou à bras qui tentent péniblement de se frayer un chemin parmi les passants qui courent et se bousculent afin de se mettre à l’abri de ces trombes d’eau que le ciel semble décidé à verser sur la capitale. Marais traverse avec précaution puis presse le pas jusqu’à s’engouffrer dans le café Thémis.

L’inspecteur a l’impression désagréable d’avoir été suivi. Un sentiment qu’il n’avait pas ressenti depuis longtemps, mais qui est réapparu depuis quelques jours. Dieu sait pourtant qu’il est méfiant et que chacun de ses déplacements s’entoure de précautions infinies, cependant, et il en est presque certain, quelqu’un est à ses trousses.

Marais prend une profonde inspiration. Il est ici pour récolter des informations et non pour s’embarrasser d’une inquiétude susceptible de lui embuer l’esprit.

La foule est dense. Dense et humide. Les corps sont amassés les uns contre les autres et des effluves de toutes sortes se mêlent. Et quel parfum ! La pluie a cette fâcheuse tendance à intensifier, voire révéler à tous des senteurs corporelles dont les nez sensibles se passeraient volontiers. Marais a toujours comparé l’odeur de la pluie à celle qu’ont les chiens mouillés, mais pas n’importe lesquels, non ! Ceux abandonnés, qui traînent dans les rues, remplis de puces et dont personne ne veut. Nul doute que nombre de ceux qui sont ici sont des promeneurs sans le sou surpris par l’orage et en quête d’un abri. D’ailleurs le propriétaire des lieux ne s’en laisse pas conter et intervient.

— Si vous ne commandez rien, vous sortez ! hurle-t-il en tentant de se faire entendre dans ce brouhaha. C’est pas l’Arche de Noé ici !

Aussitôt le bruit cesse et laisse place aux murmures. On se dévisage, la mine coupable et le regard interrogateur. Les gens aux vêtements détrempés ne savent que faire. Le taulier insiste.

— Allez, allez ! Dehors !

La porte s’ouvre et lentement des silhouettes aux épaules ramassées sortent en silence du café, leur fierté en bandoulière. À l’intérieur, la gêne demeure palpable, mais après un instant, les conversations et les rires finissent enfin par reprendre, plus forts encore, comme si leurs éclats tapageurs suffisaient à conjurer un moment que tous désirent ardemment oublier.

Marais scrute l’intérieur de l’établissement. Il espère ne pas avoir fait le déplacement pour rien. Un groupe d’individus qui se tenait jusque-là devant l’inspecteur se déplace en direction du comptoir. À ce moment Marais aperçoit une main qui se lève, au fond de la salle.

Il est là !

Marais fend la foule et se dirige vers le jeune homme aux cheveux hirsutes.