Les Dieux - Emile Chartier - E-Book

Les Dieux E-Book

Emile Chartier

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Beschreibung

Un homme qui philosophait de la bonne manière, c’est-à-dire pour son propre salut, me vint conter un jour une vision qu’il avait eue, et qui, disait-il, lui expliquait une longue suite d’erreurs énormes, et qui sont peut-être toutes vraies. Il se trouvait donc en wagon, laissant errer ses yeux sur un paysage de collines, lorsqu’il vit sur une des pentes, et grimpant vers un village, un monstre à grosse tête, muni de puissantes ailes et qui se portait rapidement sur plusieurs paires de longues pattes ; enfin de quoi effrayer. Ce n’était qu’une mouche sur la vitre. Ce court moment de l’erreur et de la croyance l’enchanta. La vérité, disait-il, nous trompe sur nous-mêmes ; l’erreur nous instruit bien mieux. À son sens, toutes les visions de l’histoire pouvaient être comprises d’après cet exemple si simple, et par le bonheur d’avoir surpris notre connaissance en son premier état. Il allait vite ; et au contraire je compte avancer avec une extrême lenteur dans mon redoutable sujet. Mais, parce que la méthode que je veux suivre ici est peu pratiquée, il n’est pas mauvais que j’anticipe un peu, et que je présente au lecteur, sous une forme d’abord abstraite, l’idée directrice de la présente recherche.

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Les Dieux

Alain

1934

© 2022 Librorium Editions

ISBN : 9782383834526

INTRODUCTION

Un homme qui philosophait de la bonne manière, c’est-à-dire pour son propre salut, me vint conter un jour une vision qu’il avait eue, et qui, disait-il, lui expliquait une longue suite d’erreurs énormes, et qui sont peut-être toutes vraies. Il se trouvait donc en wagon, laissant errer ses yeux sur un paysage de collines, lorsqu’il vit sur une des pentes, et grimpant vers un village, un monstre à grosse tête, muni de puissantes ailes et qui se portait rapidement sur plusieurs paires de longues pattes ; enfin de quoi effrayer. Ce n’était qu’une mouche sur la vitre. Ce court moment de l’erreur et de la croyance l’enchanta. La vérité, disait-il, nous trompe sur nous-mêmes ; l’erreur nous instruit bien mieux. À son sens, toutes les visions de l’histoire pouvaient être comprises d’après cet exemple si simple, et par le bonheur d’avoir surpris notre connaissance en son premier état. Il allait vite ; et au contraire je compte avancer avec une extrême lenteur dans mon redoutable sujet. Mais, parce que la méthode que je veux suivre ici est peu pratiquée, il n’est pas mauvais que j’anticipe un peu, et que je présente au lecteur, sous une forme d’abord abstraite, l’idée directrice de la présente recherche.

Nous connaissons souvent les choses à travers une vitre ; et il n’est pas besoin de mouche. Par le moindre de mes mouvements, les inégalités de la vitre se promènent sur les choses comme des vagues, roulant et tordant les images ; d’où je tire d’abord cet avertissement que nous voyons toujours à travers quelque vitre, et vitre mouvante. Mais laissant cette importante idée, d’après laquelle tant de déformations connues, et par exemple celle du bâton qui paraît brisé dans l’eau, sont vraies sans difficulté, je veux chercher où est ici l’imagination, ici, c’est-à-dire dans cette vitre qui déforme une chose et l’autre selon mon mouvement, et je trouve l’imagination dans ce mouvement même. Je comprends alors que je ne vois pas seulement toutes choses comme à travers une autre vitre qui serait moi-même, mais que, de plus, les divers mouvements que je fais, soit avec intention, si j’agis, soit par émotion, si j’ai peur, ou seulement par les transports continuels de respiration et de circulation qui assurent la vie, ne cessent jamais de déformer ce que je vois, ce que j’entends, ce que je goûte, ce que je flaire, ce que je touche. Je voudrais croire que, cette fois-ci, je tiens une erreur à proprement parler ; et au fond c’est par des mouvements de lui-même tout à fait intempérants, que le fou arrive à ne plus savoir ni où il est, ni ce qu’il voit, ni ce qu’il fait. Il est assez clair que nous sommes tous un peu fous en ce sens-là, et que toute sagesse consiste à éliminer autant qu’on peut cette part de soi-même dans ce qu’on connaît. Qu’on y arrive, c’est ce que montre la suite des sciences ; qu’on n’y arrive pas sans peine, c’est ce que fait comprendre cet ordre de l’abstrait au concret que nous sommes forcés de suivre ; ce qui est prélever, dans la masse de notre continuel ébahissement, d’abord les nombres et les distances, et puis les mouvements, et puis les effets de choc et de rencontre, et puis les combinaisons intimes que l’on nomme chimiques, qui nous amènent, par un chemin pénible, à comprendre quelque chose des mouvements de la vie, jusqu’à nous conduire enfin à nos propres passions ; ce qui fait voir que la cause de nos erreurs n’avait été éliminée d’abord que provisoirement, et que les perturbations du sujet connaissant doivent finalement prendre place parmi les vérités positives. Nous en savons assez là-dessus pour affirmer que tout serait vrai, même les extravagances d’un fou, si nous savions tout.

Spinoza dit qu’il n’y a rien de positif dans l’erreur, ce qui signifie qu’en Dieu l’imagination de l’homme est toute vraie. Je désespère, pour ma part, de former jamais, à la manière de ce maître difficile à suivre, une intuition de cette sagesse des prophètes et vociférants, qui ne ferait qu’un avec la méditation du sage. Toutefois cette grande idée ne peut être écartée, quoique, à mon sens, il soit de sagesse d’en retarder l’avènement, ce qui est se promettre une doctrine de toutes les religions comme vraies, et en même temps l’ajourner autant qu’on pourra. Si je pouvais penser les dieux en dieu et comme dieu, tous les dieux seraient vrais ; mais la condition humaine est d’interroger un dieu après l’autre et une apparence après l’autre, ou, pour mieux dire, une apparition après l’autre, toujours poursuivant le vrai de l’imagination, qui n’est pas la même chose que le vrai de l’apparence. Je perçois le bâton dans l’eau comme brisé, je me garde bien de le redresser ; au contraire je mesure cette déformation, j’en tire des connaissances sur l’eau et la lumière. L’arc-en-ciel aussi n’est une vision que pour celui qui ne comprend pas, ici comme en d’autres cas, la réfraction des couleurs. Ces illusions sont non pas niées mais confirmées.

La difficulté est tout autre pour cette partie de nos visions qui résulte seulement des mouvements tumultueux du corps humain et des passions qui en résultent, comme la peur ou l’espérance. Car il y a bien toujours des déformations que l’on expliquera par la physique même. L’œil fatigué voit sa propre fatigue sous forme de taches volantes ; l’oreille malade mêle à tous les bruits son propre bourdonnement ; plus simplement en fermant mes oreilles avec mes doigts je fais un silence qui n’est pas vrai, mais qui pourtant est vrai. Il n’y a rien dans ces cas-là d’imaginaire. Et, comme je l’ai éprouvé en poursuivant l’étude des arts, l’imagination recule toujours et se dérobe. Il n’est pas vrai que la lune semble plus grosse à l’horizon qu’au zénith. Appliquez votre mesure ici comme vous avez fait au bâton brisé, vous trouverez quelque chose de neuf, quoique bien connu, et de trop peu considéré, c’est que l’apparence de la lune est la même dans les deux cas ; vous croyez la voir plus grosse, vous ne la voyez pas plus grosse. Cet exemple, bien des fois considéré, me donna de grandes vues sur nos erreurs les plus étonnantes. Il me semblait que je tenais ici à la lettre mon Spinoza ; car cette erreur cette fois-ci n’est rien. Mais aussi il fallait donner congé à la physique, qui peut seulement me dire : “Ton erreur n’est pas où tu crois.” Remarquez que je pouvais m’en prendre au jugement ; je suis bien loin de mépriser ce genre de recherches, qui est seulement fort difficile, et évidemment sans objet. Mais c’était manquer encore une fois l’imagination. Car il est clair que si je ne vois pas l’apparence de la lune plus grande à l’horizon qu’au zénith, du moins je crois la voir telle, et de tout mon cœur. Est-ce donc surprise, étonnement, peut-être frayeur, à rencontrer ce pâle visage parmi des toits et des cheminées ? J’en suis persuadé. Qu’on me pardonne si je parcours longuement des exemples tout à fait ordinaires. Le sens de cette lune à l’horizon, que l’on croit voir plus grosse, et qu’on ne voit pas plus grosse, est quelque chose que je n’ai pu faire entendre encore à personne. Tous se rebutent, et quelques-uns s’irritent, peut-être par la perspective d’un grand changement en de grandes questions. J’ai maintenant tout le loisir désirable, et je compte aussi sur une foule d’autres raisons, bien plus accessibles, qui feront revenir plus d’un lecteur sur ce point de difficulté.

L’imagination est toute dans le corps humain, et consiste seulement dans les mouvements du corps humain. Tenant ferme ce principe, au moins comme instrument, je vins à considérer une autre vision qui n’est pas non plus vision, mais qui est bien plus émouvante que la lune à son lever. Le vertige nous envahit et presque nous précipite, en même temps que le précipice se creuse devant nos yeux. Mais il ne se creuse point ; cela n’est pas. Les couleurs et les ombres ont toujours la même apparence ; seulement nous nous sentons tomber, nous nous défendons, nous goûtons la peur ; d’où cette apparence effrayante que prend le gouffre. Or cette apparence n’apparaît même pas ; nous croyons qu’elle apparaît. À vrai dire il faut faire longtemps attention aux perceptions de ce genre pour arriver à rapporter à des préparations musculaires et à des émotions vives ce que nous voudrions prendre pour un aspect visuel des choses. Le stéréoscope en donne encore un bon exemple, mais qui n’instruira aussi que par réflexion ; car chacun croit d’abord qu’il voit le relief ; au lieu que c’est un certain signe dans les images colorées, et qui ne ressemble nullement à un relief, qui nous alarme un peu, et qui, par le départ et le recul de notre corps, nous rend sensible la distance à parcourir, ou le menaçant relief de certains objets. Je conclus, et certainement trop vite, que la lune à l’horizon ne nous semble apparaître si grosse que par un léger mouvement de crainte ou de surprise, lequel, comme on le mesure ici avec la dernière précision, ne change nullement l’image du monde telle qu’elle résulte des jeux de la lumière et de la structure des yeux.

Il en est de même lorsque nous arrivons par jeu à voir une tête de bœuf qui rumine, ou bien un visage d’homme, dans le feuillage d’un arbre, ou lorsque nous voulons reconnaître un profil dans les lézardes d’un mur ; nous n’arrivons jamais à changer la moindre chose dans ce que nous voyons. Ce changement reste purement imaginaire, entendez par là qu’il est tout dans une attitude du corps et dans une sorte de mimique, par laquelle nous nous disposons comme nous serions devant un tel objet. Mais pour achever d’éclairer ici le lecteur, s’il vient à s’intéresser à des problèmes qui sentent trop l’école, je lui conseille de méditer un peu de temps devant ce cube dont toutes les arêtes sont visibles, ou devant cet escalier, qui est dessiné dans tous les manuels, et que l’on peut percevoir à volonté par le dessous ou par le dessus, sans que les lignes tracées soient changées le moins du monde ; d’où l’on comprendra que le changement que l’on éprouve alors n’est pas où on le cherche, mais plutôt dans une certaine manière d’user de l’objet auquel on pense, et qui se prépare dans notre corps, disposé autrement et remué d’autre manière. Et par cette méthode d’analyse, si bien séparée alors de nos drames réels, nous nous trouvons pourtant éclairés sur la nature des dieux. Car, ce qu’il importe de remarquer, nous comprenons que l’apparence du monde, même dans les plus vives émotions, est toujours la même et toute vraie. Par quoi nous formons, sans aucune complaisance à nous-mêmes, cette notion de l’invisible, qui est principale dans notre sujet, et sur laquelle je reviendrai plus d’une fois. Oui, nous cherchons notre propre émoi dans cette même image irréprochable où le physicien prendra ses mesures ; nous demandons compte à cette image d’un intérêt démesuré, et cette image ne peut répondre. C’est de là que nous formons cette présence cachée et embusquée, et ce mystérieux envers de la chose qui nous fait croire que tout est plein d’âmes, ou, comme disait Thalès, que tout est plein de dieux. S’il l’a dit réellement, et comment il l’entendait, c’est une question que j’arrache à l’histoire, et que je veux poser pour chacun de nous et premièrement pour moi-même ; car ces illusions que je disais restent aussi puissantes, au détour, que le spectacle du monde reste pur et fidèle en son apparence comme il fut toujours. Le sauvage pense mal et vise juste ; et ce contraste entre la perfection technique et la confusion des pensées doit nous conduire à écarter d’abord l’idée d’un monde trompeur, en suivant Descartes certes, Descartes qui a pris le bon chemin, mais en serrant de plus près nos passions, toujours si éloquentes. Assurément nous avons plus d’une raison de considérer les choses comme nous ferions d’une société d’hommes à notre image et à l’image de nos compagnons. La religion sort de mille sources, et ces sources chanteront toujours. J’essaierai d’expliquer de plus d’une manière que le passé n’est pas loin, et que notre enfance recommence à chaque instant. Mais le meilleur texte est toujours l’expérience la plus ordinaire, qui nous répète, autant de fois que nous voulons, que nous nous trompons et que nous ne sommes pas trompés. Les dieux refusent de paraître ; et c’est par ce miracle qui ne se fait jamais que la religion se développe en temples, en statues, et en sacrifices. Mais il me faut encore mettre en avant une autre idée, dont je ne développerai pas tous les replis. Ces merveilles de la religion, qui n’apparaissent jamais, sont toutes racontées. Et sur ce sujet du langage, il s’en faut bien que tout soit dit. Quand nous parlons, soit par gestes, soit par signes, nous faisons un objet réel dans le monde ; on voit le geste ; on entend les mots et la chanson. Les arts ne sont qu’une écriture, qui, d’une manière ou d’une autre, fixe les mots ou les gestes, et donne corps à l’invisible. Ce n’est pas que ces nouveaux objets, poèmes ou temples, soient faits d’autre matière que le monde. Et sans doute faudra-t-il dire que cette ambiguïté du monde, qui n’est point du monde, est encore moins aisée à supposer dans les œuvres de l’art, dont le mouvement et les formes ont au contraire quelque chose de réglé et de fini qui nous détourne d’idolâtrie. Un temple grec n’a point de dedans ; il annonce que son marbre n’est que du marbre ; et la poésie elle-même, et surtout la musique, montrent par d’autres moyens ce même grain et ce même cristal homogène. Pur objet, et tout au dehors ; ce qui ne cesse pas de purifier nos passions ; mais sans cesser aussi de les réveiller ; comme si, dans ce cas remarquable, nous étions mis en demeure de revenir à nous. Et la légende, par cela seul qu’elle est invariable, soumet encore nos folles pensées à la règle de l’objet, c’est-à-dire à une sorte d’expérience. Mais, en revanche, par le retour d’une émotion mesurée et comme goûtée, l’invisible redouble de présence. Et parce que l’expérience est toute faite, nous perdons tous les moyens d’investigation, ou plutôt nous les exerçons à côté, comme ceux qui pieusement font l’inventaire des sculptures de Chartres, et découvrent l’agneau, le lion et l’aigle, ce qui laisse le croire en son premier état. En sorte qu’un nouveau temple pour un nouveau dieu chasse toujours quelque dieu sylvestre, mais fonde pour toujours une idolâtrie au second degré.

Chacun se croit capable de douter d’un récit. En réalité nous sommes fort mal placés pour douter d’un récit. Car l’objet même dont il s’agit est ce qui manque ; et ainsi l’expérience, qui essaie, qui tourne autour, qui recommence, qui mesure, est alors impossible directement ; mais c’est dire qu’elle est impossible. Et la critique des récits est une scolastique, toute fondée sur les notions ruineuses du possible et de l’impossible. On n’évitera pas, en ce genre de recherches, la ridicule idée d’un Renan, qui donne comme impossible qu’une jambe coupée repousse, alors que l’on sait qu’une patte d’écrevisse repousse. Et Hume se moque avec raison du roi de Siam qui croyait que la glace était une chose impossible, parce qu’il n’en avait jamais vu. Les antipodes aussi furent jugés impossibles. Et je ne cesserai jamais de reprendre, aussi bien pour moi-même, ces remarques assez piquantes, en vue de rappeler ce que tous disent et ce que peu savent réellement pour le gouvernement de leurs pensées, c’est que l’expérience sur la chose est-ce qui décide de la chose, et seule décide. D’où l’on comprendra que l’émotion, qui toujours nous fait croire, ne trouve point dans le récit de quoi décroire. Un miracle raconté ne peut plus être constaté ; c’est dire qu’il ne peut pas non plus être réellement nié. Et ici la sévère méthode de l’entendement conduit à un résultat qui étonne, et à une sévérité de critique à laquelle nous ne sommes pas assez formés. Car c’est perdre son temps que de nier un récit ; et c’est même quelque chose de plus ; c’est perdre son jugement par négligence ; et c’est perdre certainement une occasion de s’instruire ; comme on trouve dans Hérodote un récit de navigateurs qui voyaient, racontaient-ils, le soleil de l’autre côté, c’est-à-dire au nord ; circonstance qui parut incroyable à beaucoup, mais qui devait faire preuve, au contraire, pour des hommes mieux instruits. Toutefois cette raison est petite, car il y aurait encore à dire sur un tel récit ; et, même avec ce soleil au nord, il pourrait bien être encore un mensonge. Non, ce qu’il y a de mauvais à ne pas croire un récit qu’on juge absurde, c’est que l’on découvre alors une immense région de faiblesse, et une crédulité sans défense, puisque l’on s’engage à croire ce qui va de soi et ne fait point difficulté. Ce n’est pas ainsi que je conçois l’esprit libre. Et j’aimerais mieux, à la manière de Montaigne, croire tout ce qu’on raconte, et jusqu’aux moindres détails, mais sous réserve toujours, et gardant défiance égale, ou, si l’on veut, confiance égale, à l’incroyable et au croyable ; c’est laisser le problème ouvert. Et ce développement succinct, qui mérite de grandes réflexions, éclaire de diverses manières mon grand sujet. Car, d’un côté, nous comprenons que les hommes croient plus aisément ce qu’on leur raconte que ce qu’ils voient. Mais, d’un autre côté, j’en tire qu’il est plus sain de tout croire, ce qui est apprendre à croire, et ne jamais s’enfermer dans ce qu’on croit. Dès que l’on veut s’instruire sur la nature humaine, ce qu’on dit, absurde ou non, doit être premièrement laissé dans son état naïf, qui vaut cent fois mieux qu’un arrangement vraisemblable, dont vous ne tirerez que des lieux communs. Dont je donnerai, sachez-le bien, plus d’un exemple.

Mais ce n’est encore considérer que l’extérieur du langage. Le langage est une chose de nature, comme le foie et les reins. Rien ne me fera croire que le langage, soit parlé, soit mimé, ne révèle pas à sa manière la vérité de la structure humaine et de l’humaine situation. Toutefois, comme il n’est pas mauvais d’accorder avec la croyance cette partie de l’intelligence qui veut toujours douter, j’examinerai d’un peu plus près d’abord le langage du geste et toutes les écritures naturelles qui en sont la trace, et ensuite le cri modulé. Un homme qui se couche dans l’herbe y écrit sa forme, comme ferait un chien ou un lièvre ; et puisque l’homme pense, et qu’il se roule selon ses pensées, je puis dire que l’homme écrit ses pensées dans son lit d’herbes. À vrai dire, il n’est pas facile de lire cette écriture ; c’est pourquoi tous les arts plastiques font énigme. L’homme est lui-même une énigme en mouvement ; aussi la question ne reste jamais posée ; au lieu que le moule en creux, la trace d’un pied, et, par une suite naturelle, la statue elle-même, comme les voûtes, les arcs, les temples où l’homme inscrit son propre passage, restent immobiles et fixent un moment de l’homme ; sur quoi l’on peut méditer sans fin ; et tel est, à bien regarder, mon objet principal dans la présente recherche ; car ces grandes écritures sont réellement des Dieux. Mais, ce qui est surtout à remarquer, c’est qu’il n’y a point de vraisemblance à supposer que ces caractères disent jamais autre chose que le vrai de l’homme, et par conséquent le vrai de l’histoire. Ce n’est pas que l’homme soit toujours divin dans son geste et dans son œuvre ; et sans doute on y trouverait du mauvais comédien, ce que le fou met en grand relief. Mais aussi les œuvres, qui sont des empreintes, ne sont pas toutes l’objet d’une égale piété. Les puissantes œuvres, celles où l’on pressent quelque chose qui vaut la peine de deviner, sont aussi des centres de prière, de miracles, et de pèlerinage ; c’est-à-dire que le fidèle, devant ces images de l’homme, se trouve remis en sa vraie condition, et réconcilié à lui-même, par une meilleure attitude. Aussi ces œuvres sont conservées. Mais de plus elles sont imitées, et d’autres artistes apprennent à parler ce grand langage comme il faut, c’est-à-dire à figurer la vérité humaine selon leurs propres moyens. Ils s’inspirent, comme on dit si bien, des œuvres belles ; et le chef-d’œuvre en fait naître d’autres qui ne lui ressemblent point. C’est l’envie qui produit les plates copies ; au contraire l’admiration conduit à faire œuvre de soi. D’où l’on comprend que, la part faite aux erreurs de goût, qui se dénoncent d’elles-mêmes, l’histoire de l’art équivaut à une suite de vérités enveloppées ; et c’est par là premièrement que l’humanité est quelque chose.

Il y a plus d’obscurité au sujet du langage parlé et chanté. On sait que ce ramage des hommes, sans cesser jamais d’exprimer le plus intime des passions et des sentiments, est par lui-même instable, et toujours plus ou moins secret, par une complicité naturelle des affections, des projets, et des commerces ; et c’est par quoi les langues sont distinctes comme les nations ; mais encore plus, l’expérience fait voir que le langage national se sépare aussi, par une coutume locale ou professionnelle d’abréger et d’accentuer ; en sorte qu’il faut aller aux racines pour retrouver l’homme. On sait que les institutions ne cessent de s’opposer à ce changement, disons même à cet écroulement perpétuel des langues. Mais surtout les grandes œuvres poèmes, discours, histoires, mémoires, traités, ramènent ceux qui ont des lettres à une manière d’écrire et par suite de parler, qui impose une audience de cérémonie. C’est ainsi que le dialecte ionien a survécu par Homère ; c’est ainsi que Montaigne, Sévigné, Voltaire, Montesquieu, et tant d’autres, ont conservé le beau langage, et nous sauvent à chaque instant de notre bégaiement propre et d’abord de notre gazouillement d’enfance, que nous imposons si naturellement à nos proches. Que cette puissance des œuvres dépende ici donc vérité plus explicite, ou si l’on veut moins énigmatique, c’est ce qui est évident en Pascal comme en Montesquieu, en Stendhal comme en Balzac. Ainsi les manières de parler qui se conservent se trouvent marquées de vrai, et déjà propres à soutenir le raisonnement et la description, par la syntaxe et par le vocabulaire. Mais le beau n’y importe pas moins ; on le sent dans la prose, toutefois sans se rendre compte aisément de cette autre vérité, implicite, et aussi inexprimable que la plastique, qui résulte des sonorités et des flexions. En revanche ces gestes du gosier et de tout le corps, autant qu’ils expriment l’équilibre humain et l’harmonie entre l’homme et les choses, sont presque tout dans la poésie, qui ne cesse pas de rajeunir des pensées trop connues par une manière toujours neuve d’y accorder l’attitude viscérale. Le beau, encore une fois, est un fidèle témoin du vrai, et qui anticipe sur le vrai. Ajoutons que la poésie, avant même l’écriture et la lecture, contribue puissamment à fixer le langage, et à redresser l’abréviation et l’accent local, par les règles du rythme et de la rime, que le récitant est naturellement amené à respecter et même à proclamer. Par ces causes la langue parlée elle-même devient un instrument à penser beaucoup plus précis qu’on ne voudrait croire. On sait que la plus rigoureuse logique n’est qu’un inventaire des liaisons qui font dépendre une manière de dire d’une autre. On sait moins que le vocabulaire enferme des trésors de pensée, et une sorte d’impossibilité de décrire mal pour celui qui connaît la langue des grandes œuvres. Auguste Comte en a donné plus d’un exemple, et je signalerai seulement, comme des articles du dictionnaire propres à orienter et régler la recherche, les mots cœur, peuple, méchant, nécessité, goût, grâce, repentir, parlement, constitution ; mais je citerais tous les mots consacrés par l’usage ; et en tous je trouverais une leçon de choses et un article d’humanité. Ce détail n’est pas nécessaire. Il suffit de rappeler que les œuvres du langage, et principalement celles qui furent l’objet d’un culte, enferment vraisemblablement quelque chose de plus que ce qu’elles semblent dire, et quelles sont autant énigmes, et non moins dignes d’être devinées, que les statues des dieux. On aperçoit assez maintenant une méthode que j’ose dire pieuse, et qui suppose vraies toutes les religions. Je vais ainsi droit contre Pascal, qui se plaît à dire que la seule religion qui ait réussi est celle qui va contre la nature et contre les preuves. Mais je surprends, dans cet auteur, ce que je soupçonne en beaucoup d’autres qui se disent fidèles, c’est qu’il n’arrive pas à croire ; c’est qu’il était, je suppose, trop géomètre, ou, pour dire autrement, trop peu païen pour être chrétien.

LIVRE PREMIERALADIN

 

 

CHAPITRE PREMIERAUTREFOIS

“Les hommes, me dit l’ombre de Socrate, ne cessent de poursuivre les dieux, comme s’ils cherchaient de puissants serviteurs qu’ils ont perdus. Et ils dépensent plus de travail à prier ces invisibles qu’ils ne feraient à se procurer eux-mêmes ce qu’ils désirent.” Que les invisibles ne fassent rien, c’est ce qu’on devrait savoir. On n’a jamais vu un palais bâti en une nuit, ni un champ labouré sans bœufs ; et il faut bien des journées d’hommes pour détourner un fleuve ou assécher un marais. Mais les nourrices n’en racontent pas moins qu’il en est autrement dans quelque pays lointain, ou qu’il en fut autrement dans les temps passés ; comme si une existence aussi absurde était désirable ; comme si l’homme avait jamais pu vivre sous le pouvoir des enchanteurs et des fées. Et puisqu’en aucun pays les biens ne viennent sans travail, puisque l’expérience confirme toujours cette règle, je me suis demandé longtemps, disait Socrate, d’où l’on pouvait avoir formé de telles fictions, jusqu’au jour où la plus vieille des nourrices m’a raconté, d’après des récits de récits, la condition dans laquelle se sont trouvés autrefois tous les hommes, et d’où leur sont venues les folles idées de la faveur, de la chance, et de la prière, idées dont ils n’ont jamais pu se délivrer tout à fait. Cette nourrice très vieille racontait donc que les hommes vécurent autrefois parmi des géants qui leur ressemblaient, mais qui étaient bien plus puissants qu’eux, de façon que ces géants avaient toujours en réserve du pain, des fruits, du lait et tout ce qui peut soutenir la vie, et par des moyens qui vraisemblablement ne leur coûtaient guère, car ils en donnaient à qui savait leur plaire. Et pareillement ces géants transportaient fort vite les hommes ici ou là, pourvu qu’on en fît demande comme il convenait. D’où il arrivait que les hommes ne pensaient jamais à travailler, ni à marcher, ni à se construire des voitures ou des barques ; mais plutôt ils étaient tous naturellement orateurs, occupés seulement à observer ces géants, à deviner ce qui pouvait leur plaire ou leur déplaire, à leur sourire, ou quelquefois à les importuner de larmes, ou seulement à prononcer des mots qu’ils exigeaient, et qu’il fallait bien exactement retenir, sans qu’on pût jamais comprendre tout à fait les changements d’humeur de ces géants, leurs refus bourrus, ni leurs soudaines complaisances. Et si quelque homme, en ce temps-là, avait essayé de se donner à lui-même quelques biens par son industrie, on se serait moqué de lui ; car ces travaux étaient bien peu de chose devant les immenses provisions que détenaient les géants ; et d’ailleurs le pied des géants écrasait souvent sans façon, et même sans le vouloir, ces petits commencements de travaux. C’est pourquoi toute la sagesse humaine revenait toujours à savoir parler et à savoir persuader ; et, au lieu de changer les choses à grand’peine, on choisissait d’apprendre les mots qu’il fallait dire pour amener quelque géant à faire ce même changement sans apparence de peine. Et bref la grande affaire, ou pour mieux dire la seule affaire, était de plaire, et d’abord de ne pas déplaire, à des maîtres incompréhensibles, qui semblaient pourtant avoir la charge de nourrir les hommes, de les abriter, de les transporter, et qui finalement s’acquittaient de ces soins, mais toujours en se faisant prier. Ce genre d’existence, où les hommes ne savaient jamais s’ils étaient maîtres ou esclaves, dura fort longtemps, de façon que la coutume de demander, d’espérer, de compter sur plus fort que soi laissa dans la nature humaine des traces ineffaçables. Et c’est pourquoi nous voyons maintenant, quoiqu’il n’y ait plus trace ni apparence de tels géants, que les hommes les cherchent partout et croient toujours qu’ils vont les voir de nouveau, et souvent les appellent, sans qu’on puisse savoir s’ils regrettent, ou espèrent, ou craignent cet état de dépendance dont ils ont dû s’arranger autrefois, et qu’ils ont peut-être aimé. Car comment ne pas aimer celui dont on attend tout ? Comment aussi ne pas aimer celui dont on peut tout craindre, dès qu’il ne nous fait pas tout le mal possible ? D’autre côté, comment ne pas craindre un peu et même beaucoup celui qui nous sert seulement parce que cela lui plaît ? C’est pourquoi, comme s’ils attendaient le retour des géants, les hommes ne manquent pas volontiers à prier et à offrir, quoique nul géant jamais ne se montre, et remercient à tout hasard quelqu’un lorsque leur filet prend le poisson ou lorsque leur flèche touche le cerf au bon endroit. L’ombre de Socrate ajoutait encore nombre de détails qu’il tenait, disait-il, de cette très vieille nourrice ; très appliqué, à ce qu’il me semblait, à donner comme sérieuse et vraie cette histoire incroyable. C’est, j’imagine, qu’il estimait plus incroyable encore que les hommes fissent voir ces étranges coutumes, si quelque expérience réelle ne les avait pas d’abord formées.

Une idée est une fiction ; et de longues épreuves font connaître qu’on ne perçoit jamais que par une idée ; le fait tout nu, surtout s’il est ordinaire, est comme usé d’avance, et en tout cas terminé à lui. Qui donc a assez pesé le mot de Descartes : “Comme nous avons été enfants avant d’être hommes” ? On le sait bien ; on le sait trop, au lieu qu’une fiction a besoin de nous, et n’est rien sans nous. C’est pourquoi j’ai voulu suivre cette fiction des géants, quoique le lecteur eût bien compris à la troisième ligne où je voulais le conduire. Cet art ingénu de retarder le jugement, je l’ai pris aux fabulistes, je l’ai pris à Platon. Si je les imite bien ou mal, il n’importe guère ; ce qui importe, c’est que l’idée soit formée et non pas donnée. Dans ce qui n’est pas encore chose, les liaisons sont tout ; l’esprit les cherche et les soutient. Sans compter que ma fable est comme toutes les fables, et comme tout l’imaginaire ; elle n’a rien du tout d’imaginaire. Très exactement notre condition à tous est d’être d’abord portés à bras et servis. Ainsi notre première expérience, qui certes est vraie, nous trompe pourtant sur toutes choses ; et ainsi nous abordons l’expérience virile à travers des idées d’enfant, qui sont toutes fausses. Ce qu’ont négligé tant d’hommes qui savaient pourtant bien ce que c’est qu’être enfant. Je développerai amplement cette suite d’erreurs redressées et conservées ; et j’y trouverai encore un noyau de vérités. Mais il faut que le lecteur arrive à s’étonner de ce qui n’étonne point, et à découvrir ce qu’il sait trop pour y penser assez. Ainsi toutes les ruses sont rassemblées ici, et de plus avouées. Tel est le thème non seulement de ces réflexions préliminaires, mais de celles qui suivront. Car ce retard à demi volontaire est presque tout dans les actes de religion. Les hommes craignent de finir leurs pensées.

C’est quelque chose de découvrir des perceptions ambiguës et trompeuses ; c’est quelque chose aussi de montrer que l’erreur n’y est que néant. Mais cette déficience est trop peu. Il fallait premièrement apercevoir comme fond de tableau le véritable passé de tout homme et l’antiquité toute proche ; et là des erreurs pleines de consistance, et toujours vérifiées ; une expérience émouvante et toujours trompeuse ; enfin une sorte d’initiation solennelle à l’erreur. Sans compter que le vrai des sentiments n’en est nullement altéré. Au contraire l’idée que les causes extérieures n’ont jamais de puissance que par la méchanceté de quelqu’un est certainement de nature à fortifier le courage par l’indignation ; et toujours est-il que la pensée se trouve alors reine au milieu des choses, ne reconnaissant d’autre mal que celui dont il lui arrive de se repentir. Tel est sommairement le jugement d’enfance, qui n’est sans doute que l’hier de toutes nos pensées. Et parce que l’erreur est la forme de la découverte qui suit, l’idée fausse étant conservée en même temps que dépassée, l’oubli est la loi de l’enfance ; j’entends que le souvenir y est nul, quoique la mémoire y soit fidèle et sans faute. Nous poussons notre enfance devant nous, et tel est notre avenir réel. En ce sens on peut dire qu’un esprit qui connaîtrait l’objet sans aucune erreur ne connaîtrait rien du tout. Mais l’impérieux besoin, l’impérieux amour, et l’impérieuse croissance ont d’abord dessiné le bien et le mal selon l’homme. Et l’habitude d’obtenir à force de demander et d’espérer se développe en courage et en industrie. Il y a de l’enfant dans tout inventeur, et sans doute bien plus qu’on ne croit. Telle est donc l’ambition, en celui qui fut tyran d’abord par nécessité, et encore tyran de tyran. Et telle est l’enfance de l’esprit. En sorte que l’avertissement de Descartes est de bien plus grande portée qu’il ne croyait, quoique je sois assuré qu’il l’ait toujours eu présent à lui-même.