Les Épaves de l'Océan (1883) - Thomas Mayne Reid - E-Book

Les Épaves de l'Océan (1883) E-Book

Thomas Mayne Reid

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Beschreibung

A l’aube d’un beau jour de printemps, un albatros à l’immense envergure, de l’espèce que certains naturalistes appellent le vautour des mers, planait au large sur les flots de l’Atlantique. Soudain, il arrêta son vol majestueux : quelque chose au-dessous de lui avait attiré son attention.
C’était un radeau, dont la surface n’excédait guère celle d’une grande table. Il était formé de trois ou quatre planches, reliées entre elles par des traverses et par-dessus lesquelles avaient été jetés sans art et sans méthode des lambeaux de toile goudronnée ou de voiles arrachées.

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LES ÉPAVES

DE

L'OCÉAN

PAR

LE CAPITAINE MAYENE-REID

Traduit de l'anglais par E. DELAUNEY

AVEC GRAVURES DANS LE TEXTE

ROUEN

MÉGARD ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS

1883

I. — L’ALBATROS.

A l’aube d’un beau jour de printemps, un albatros à l’immense envergure, de l’espèce que certains naturalistes appellent le vautour des mers, planait au large sur les flots de l’Atlantique. Soudain, il arrêta son vol majestueux : quelque chose au-dessous de lui avait attiré son attention.

C’était un radeau, dont la surface n’excédait guère celle d’une grande table. Il était formé de trois ou quatre planches, reliées entre elles par des traverses et par-dessus lesquelles avaient été jetés sans art et sans méthode des lambeaux de toile goudronnée ou de voiles arrachées.

Si frêle que fût sa structure, si restreint que fût son contour, le radeau servait de refuge à deux individus : un homme et un enfant. Ce dernier, à demi roulé dans les replis de la toile, semblait endormi. L’homme se tenait debout. Sa main protégeait ses yeux de la réverbération du soleil, tandis que son regard interrogeait anxieusement la surface unie du flot.

A ses pieds, on apercevait un anspect, une paire d’avirons et une hache. Rien autre chose n’était visible sur ce pauvre radeau désemparé.

L’oiseau reprit son vol vers l’ouest.

Quelques lieues plus loin il s’arrête de nouveau dans son calme et puissant essor, et son regard s’abaisse et se fixe.

Un second radeau est en vue ; mais quelle différence avec le premier ! Ils n’ont de commun que le nom. Celui-ci est au moins dix fois plus grand que l’autre. Construit avec les mille débris d’un navire, il est plus solide et tient mieux le flot. Il est rendu plus léger à la course par une certaine quantité de tonnes vides attachées à ses flancs. Une voile grossière relie entre eux deux mâts à peine assujettis. Des barils, une caisse défoncée, des avirons et divers objets spéciaux à la marine gisent épars sur les planches. A l’entour se trouvent groupés une trentaine d’hommes dans les attitudes les plus diverses, debout, couchés, assis.

Quelques-uns sont immobiles et comme endormis ; mais leurs poses abandonnées et l’expression tourmentée de leurs physionomies trahissent plutôt le sommeil de l’ivresse qu’un bienfaisant repos. D’autres, par leurs gestes immodérés et leurs vociférations décousues, ne laissent aucun doute sur leur état d’ébriété complète. Du reste, rien d’étonnant. Le gobelet d’étain toujours plein de rhum circule de main en main et se vide avec une rapidité croissante. Seul le petit nombre est en apparence de sang froid. Mais, hâves, pâles, affamés, ces hommes attachent un long regard vers l’immensité où le ciel et l’eau se confondent dans une désolante monotonie, et l’on sent qu’un morne désespoir les envahit.

Le grand radeau.

L’oiseau des mers peut à bon droit les couver du regard. Son instinct carnassier l’avertit qu’avant longtemps il aura là une proie assurée et un riche banquet.

Quelques centaines de brasses encore, et là-bas, vers l’ouest, l’albatros a découvert autre chose d’insolite. A cette distance, on ne saurait rien distinguer du radeau. L’œil même de l’albatros n’a discerné qu’une tache indistincte, quoiqu’en réalité ce soit un petit bateau, une chaloupe dans laquelle six hommes sont assis. Point de voiles à cette embarcation, ni même la possibilité d’en tendre une. Des avirons oisifs reposent près des rameurs découragés. Gomme les deux radeaux précédents, cette embarcation subit les effets d’un calme plat, et, comme eux, abandonnée sur la vaste solitude de l’Océan, elle semble vouée à un sort inévitable et fatal.

Pour peu que l’albatros fût doué de la faculté de raisonner, il conclurait aisément qu’il plane sur le théâtre d’une catastrophe. Ou bien un bâtiment a fait eau ici et y a sombré, ou il a pris feu et sauté.

En effet, un peu à l’est du plus petit radeau se trouvent les traces irrécusables du désastre, des poutres calcinées indiquent suffisamment que la tempête lui est restée étrangère, et les débris de toute nature dispersés sur une circonférence d’un kilomètre de diamètre établissent clairement qu’il y a eu incendie, et que l’incendie s’est terminé brusquement par quelque terrible explosion.

Sur les flancs du canot est tracé ce nom : Le Pandore. Nous le retrouvons sur les barils fixés au grand radeau et sur deux des traverses du petit radeau.

Sans nul doute c’est le nom du navire perdu.

Le Pandore était un bâtiment anglais s’occupant de la traite des noirs. C’est dire que son équipage se composait d’hommes de sac et de corde-, de ces gens dont on a coutume de dire qu’ils ne craignent ni Dieu ni diable. Leur dernière campagne les avait conduits sur les côtes de la Guinée. Après y avoir embarqué cinq cents misérables créatures destinées aux marchés du Brésil, ils avaient repris la mer et se rendaient à destination.

En pleine mer, et par suite d’une négligence, le navire prit feu. Dans la précipitation inséparable du lancement des embarcations dans un pareil moment, la pinasse ne put fonctionner et dut être abandonnée. Le grand canot à peine à l’eau fut rendu inutile par la chute d’une caisse qui le défonça et obligea de le laisser couler. Seule la chaloupe put être mise à flot ; mais le capitaine, le second et quatre autres hommes de l’équipage s’en emparèrent à l’insu de tous, et, à force de rames, disparurent dans l’obscurité : pas si promptement toutefois qu’ils ne pussent entendre les imprécations de l’équipage lorsqu’il s’aperçut de cette lâche désertion.

Ceux qui restaient, une trentaine d’hommes environ, livrés à leurs seules ressources, parvinrent à se construire un radeau. Bien leur en prit. A peine y étaient-ils depuis quelques secondes, qu’une flammèche embrasée tomba dans la soute aux poudres et abrégea la durée de ce grandiose et terrible spectacle.

Durant ces péripéties ? qu’était devenue la malheureuse cargaison humaine du navire ?

Il se trouva dans cet équipage un cœur généreux, un seul. Malgré le trouble et le tumulte général, un enfant songea à briser les écoutilles derrière lesquelles ces infortunés se torchaient en vain sous l’étreinte suffocante de la fumée ou sous les premières morsures des flammes. Mais quoi ! Rendre cette liberté tardive à ces infortunés semblait seulement leur donner le choix entre deux morts affreuses, la mort par asphyxie à l’air libre ou par asphyxie dans les flots. Pourtant il n’en fut rien. Il en surgit une troisième, horrible, épouvantable. Ces centaines d’êtres de tout âge et de tout sexe furent sans exception dévorés par des requins accourus en foule vers le lieu du sinistre.

Au moment où débute notre histoire, quelques jours s’étaient écoulés depuis la catastrophe. Nous savons déjà pourquoi la chaloupe avait intérêt à se tenir à l’écart du grand radeau ; mais ce que nous ignorons, c’est la raison qui faisait faire bande à part aux deux infortunés relégués sur le petit radeau, triste épave que le premier vent de tempête devait disperser sans retour.

Il faut d’abord que nous les présentions au lecteur.

Ben Brace était le meilleur matelot et le plus brave cœur de l’équipage du négrier. La seule chose dont on pourrait s’étonner à bon droit, c’est qu’il y fût mêlé à un titre quelconque. Hélas ! les meilleurs d’entre nous ont de ces inconséquences. A la suite d’une injustice dont il avait eu à se plaindre au service de son pays, Brace avait juré de se venger. Il se vengea en effet en se faisant inscrire comme matelot sur le livre de bord du négrier. Si jamais vengeance tourna contre celui qui s’était promis de la savourer, ce fut celle-là, et le repentir n’avait pas tardé à la suivre.

L’histoire du jeune garçon son camarade était à peu près identique. L’enfant avait voulu voir du pays, et il avait abandonné la maison paternelle pour cette brillante carrière delà marine vers laquelle l’entraînaient ses goûts, ses aspirations et surtout ses rêveries d’enfance. Par suite d’un concours fâcheux de circonstances, ce fut vers le Pandore que le dirigea sa mauvaise étoile. Les traitements cruels qui lui furent infligés à bord lui firent bien souvent regretter la désobéissance première qui le livrait sans défense aux mains de ses persécuteurs. Son existence eût été tout à fait intolérable et même en danger, sans la protection toute paternelle et l’amitié de Ben Brace, son unique recours. Ni l’un ni l’autre n’étaient faits pour se trouver liés à de pareils scélérats, et depuis longtemps ils méditaient un plan de fuite simultanée.

La destruction du bâtiment n’avait pas facilité l’exécution de leur projet, Bien au contraire, cela les mettait dans la nécessité de resserrer leurs rapports avec d’indignes camarades, afin de partager avec le reste de l’équipage les chances de sauvetage qu’offrait le grand radeau. Si incertaines qu’elles fussent, elles étaient de beaucoup préférables à celles que leur réservait leur frêle embarcation. Il est vrai que, grâce à elle, ils avaient pu s’éloigner du navire incendié ; mais ils n’avaient pas tardé à faire force de rames pour rejoindre le grand radeau et y avaient amarré le leur.

Ils passèrent ainsi plusieurs jours et plusieurs nuits à la merci des brises changeantes qui les portaient tantôt en avant, tantôt en arrière, et le plus souvent les laissaient stationnaires dans un de ces calmes des tropiques où le flot semble uni comme une glace. Au moins partageaient-ils le sort et les ressources de l’équipage.

Quelle circonstance imprévue les avait donc déterminés à rompre ces relations que la prudence conseillait d’entretenir à tout prix ? Pourquoi Ben Brace et son protégé étaient-ils revenus à leur solitude sur quelques planches mal jointes ?

Hélas ! c’était pour une raison majeure. Oserons-nous bien l’écrire ? C’était pour empêcher l’enfant d’être dévoré par ses compagnons que Ben Brace avait dû le soustraire à leur férocité Encore lui fallut-il user de stratagème et risquer sa propre existence pour l’arracher au sort cruel qui lui était réservé.

Le peu de provisions sauvées à la hâte au moment de la catastrophe s’étaient vite épuisées. L’équipage, réduit à souffrir les horreurs de la faim, avait tout d’une voix réclamé la mort du mousse, sans même le soumettre à l’épreuve préalable du tirage au sort. Seule la voix de Ben Brace s’éleva pour protester. Mais que pouvait-il contre tous ? Il était décidé que William devait mourir, et tout ce que son protecteur put obtenir fut un sursis jusqu’au lendemain matin.

Ben Brace avait un plan en tâchant d’obtenir un délai. Durant la nuit, les radeaux flottaient de conserve comme à l’ordinaire sous une fraîche brise. Les ténèbres étaient profondes. Ben Brace, qui s’était à l’avance muni pour cela, coupa le filin qui reliait les deux embarcations, laissant celle qu’il occupait avec William, et qui n’avait point de voiles, rester en arrière. Quand ils furent assez loin pour ne plus courir le risque d’être entendus, ils firent usage de leurs rames, afin d’accroître la distance.

C’était la fatigue de ces efforts prolongés qui avait vaincu le jeune garçon.

Toute la nuit ils ramèrent contre le vent. Ce ne fut qu’au matin qu’ils songèrent à prendre un peu de repos. La mer était, calme. Leurs ennemis n’étaient plus en vue, et ils avaient bien mis dix milles entre les deux radeaux.

C’était la fatigue de ces efforts prolongés, survenus après des émotions pénibles et bien des nuits d’insomnie, qui avait vaincu le jeune garçon. Il s’était laissé tomber sur le canevas, et un sommeil de plomb l’avait immédiatement saisi. C’était l’appréhension d’être poursuivi qui empêchait Ben Brace de suivre son exemple et le faisait rester debout, malgré la fatigue à promener son regard inquiet à tous les points de l’horizon.

II. — PATER NOSTER.

Après avoir attentivement scruté l’horizon, surtout dans la direction de l’ouest, le marin, un peu rassuré, tourna son regard vers son compagnon endormi.

— Pauvre enfant ! il a bien de quoi se sentir brisé. Après une semaine aussi épouvantable, devenir la victime de pareils scélérats ! Il y avait de quoi le tuer de frayeur, pauvre petit ! Enfin c’est fini ! Il l’a échappé belle ; mais nous ne sommes pas au bout. Si nous ne voulons pas courir la chance d’être rattrapés, nous devrons encore jouer des rames. Ah ! s’ils s’emparaient de nous maintenant, c’est alors qu’ils n’en feraient qu’une bouchée et que ma vieille peau serait bien sûre d’y passer.

Le marin s’arrêta. Il réfléchissait aux probabilités de cette poursuite à si bon droit redoutée.

— Il est certain qu’ils ne viendront jamais relancer notre catamaran contre le vent ; mais voilà ! c’est que nous sommes en calme plat, et ils pourraient bien avoir l’idée de nous rejoindre à la rame. Ils sont si nombreux ; il leur est si facile de se relayer. Pour sûr nous courons encore le risque d’être distancés et repris.

— Oh ! Ben ! cher Ben ! à mon secours, sauvez-moi !

Ces mots s’échappaient des lèvres de l’enfant encore endormi.

— Il rêve, pauvre enfant ! dit le marin. Il croit que l’on vient le saisir comme la nuit dernière ; c’est un cauchemar. Il vaut peut-être mieux que je l’éveille ; car un pareil sommeil n’est pas un repos. Et pourtant ça me fait pitié ; il n’a pas eu le temps de se refaire un peu.

— Ils vont m’achever ! Ben ! Ben ! à mon secours !

— Non, mon garçon, ne crains rien. Je suis là. Lève-toi, petit, lève-toi ! Et il secoua légèrement le jeune dormeur, qui ouvrit les yeux d’un air égaré.

— O Ben, est-ce bien vous ? Et où sont-ils ces monstres ?

— A bien des milles derrière nous, mon enfant. Tu en as rêvé seulement, et c’est pour cela que je t’ai secoué.

— Je suis bien (content que vous m’ayez réveillé. C’était si affreux ! Figurez-vous qu’il me semblait que c’était déjà fait.

— Quoi fait, William ?

— Vous savez bien.

— Ah ! n’aie donc pas peur de cela. Tu n’es pas encore en leur pouvoir, et ils ne sont pas prêts à te manger. Il faudrait qu’ils eussent d’abord raison de moi ; car, moi vivant, je te protégerai envers et contre tous.

— Oh ! cher Ben ! vous êtes si bon ! Vous avez risqué votre vie pour sauver la mienne. Comment pourrais-je jamais vous témoigner toute ma reconnaissance ?

— Ne parlons pas de ça, petit. J’ai du reste grand’peur que cela ne nous mène ni l’un ni l’autre bien loin. Enfin, si nous devons mourir, tout, plutôt que ce genre de mort. J’avoue que j’aimerais mieux devenir la proie des requins que celle de mes semblables ! Pouah ! Rien que d’y penser, cela me donne des haut-le-corps de dégoût. Allons ! enfant, gardons-nous de désespérer. Si sombre que nous semble l’avenir, il faut placer notre confiance dans la Providence. Qui sait si elle ne nous prendra pas en pitié et si en ce moment même elle ne s’occupe pas de notre salut ? Je voudrais bien m’adresser à elle comme il convient, mais on ne m’a jamais appris de prières, ou du moins je les ai oubliées. Mais toi, en connais-tu quelqu’une, petit ?

— Je sais l’Oraison dominicale, cela suffit-il ?

— Oh ! oui, sans doute. J’ai même entendu dire que c’est la plus belle. Eh bien ! à genoux, alors. J’ai dû la savoir autrefois, et je vais tâcher d’en retrouver quelques mots.

Ainsi encouragé, l’enfant commença la sublime prière des chrétiens. Le rude marin à la figure basanée avait joint les mains dans une attitude d’éloquente supplication, et, le regard tourné vers le ciel, il écoutait attentivement.

Leurs voix s’unirent dans l’Amen final, et ils se relevèrent moins abattus. Ben semblait animé d’une énergie nouvelle. Il s’empara d’un aviron et engagea son camarade à en faire autant.

— Encore un petit effort, lui dit-il d’une voix encourageante ; gagnons quelques nœuds dans l’est. Si nous ramons une couple d’heures avant que le soleil soit haut à l’horizon, ce sera autant de fait, et nous serons à peu près certains d’en avoir fini avec ces monstres à face humaine.

Bien qu’il n’eût que seize ans, William était très fort. De plus, il était dès longtemps passé maître dans l’art de manœuvrer la pagaie. C’est pourquoi il pouvait combiner son mouvement avec l’élan vigoureux de Ben Brace, un peu contenu du reste pour qu’il y eût unisson parfait.

Ainsi mené d’un accord énergique, le radeau, sans faire le chemin d’une embarcation plus légère, avançait à raison de deux ou trois nœuds à l’heure.

Il n’y avait pas longtemps que les deux camarades pagayaient avec un redoublement de courage, lorsqu’une fraîche brise de l’ouest vint faciliter leurs efforts et les pousser dans la direction où ils avaient tant intérêt à aller. On eût cru qu’aidés d’un auxiliaire aussi favorable, ils eussent dû être au comble de leurs vœux. Hélas ! l’homme est ainsi fait. A partir de ce moment, l’expression du marin redevint inquiète, tourmentée.

— Voilà qui ne fait vraiment pas notre affairé ! grommela-t-il entre ses dents. Que cela nous pousse à l’est, je le veux bien, mais cela les y pousse également ; et avec leur énorme voile, ils pourraient fort bien regagner l’avance que nous avons sur eux et fondre sur nous à l’improviste.

— Ne pourrions-nous également tendre une voile ? demanda le jeune homme.

— C’est précisément la question que je me pose. Nous avons bien ce vieux prélart et le grand foc ; mais que faire sans filin ? Ah ! j’y songe, les écoutes sont encore après. Nous devrons sacrifier nos rames, et il ne nous restera que la barre de vireveau. Mais comment faire ? Il faut dresser nos avirons ici et là, et nous tendrons autant de toile que notre embarcation en peut porter.

Et, joignant l’action à la parole, le matelot avait rapidement dégagé le canevas, fixé verticalement ses deux mâts et hissé le prélart, qui offrit bientôt prise au vent favorable sur une largeur de plusieurs mètres carrés.

Puis il ne lui resta plus qu’à guider la marche du radeau pour qu’il ne déviât pas de sa course. Pour cela, il se servit de l’anspect comme de gouvernail, et il eut bientôt la satisfaction de voir que le résultat répondait parfaitement à ses désirs. Le radeau filait à raison de cinq nœuds à l’heure, ce qui était une vitesse très raisonnable. Il était à peu près certain que le grand radeau ne le dépasserait pas. Tout danger semblait en conséquence conjuré.

Une fois cette certitude bien ancrée dans son esprit, le matelot n’accorda plus une pensée au péril que son jeune camarade et lui venaient d’affronter. Leur situation toutefois était trop grave pour que l’idée leur vînt d’échanger des félicitations, et pendant longtemps leur silence ne fut interrompu que par le bruit argentin des, petites vagues qui clapotaient sur les bords de leur modeste embarcation.

La brise, soufflait si légèrement, qu’à peine elle ridait la surface du flot ; et au bout d’une heure, elle tomba. Aussitôt la mer reprit son aspect de vaste miroir uni, au milieu duquel le radeau faisait une tache à peine perceptible.

Sa voile lui devenait pour le moment inutile ; mais elle servait encore à atténuer la brûlante chaleur du soleil, qui, sous ces régions tropicales, atteint dès les premières heures de là matinée une intensité redoutable.

Ben n’excitait plus son camarade à reprendre, la rame, bien que, grâce, à ce calme plat, le danger eût reparu plus imminent que jamais.

Soit que son énergie eût été vaincue par la fatigue et le sentiment de l’horreur de leur position, soit qu’à la réflexion il reconnût la poursuite moins à redouter, il est certain qu’il ne témoignait plus la même préoccupation d’avancer. Après avoir une fois encore inspecté l’horizon, il s’allongea morne et silencieux à l’ombre du prélart. Sur son conseil, William l’y avait précédé et dormait déjà d’un lourd sommeil.

— Je suis bien aise que le petit puisse dormir. Il faudra bien qu’il passe par les tortures de la faim comme moi ; au moins, tant qu’il dort, il ne souffre pas. Oh ! que j’ai faim ! Je me contenterais de la première chose venue pour calmer cette angoisse. Mon estomac se tord. Déjà quarante-huit heures depuis notre dernière distribution de ration, et depuis rien, rien à se mettre sous la dent. Oh ! si seulement je pouvais dormir une heure ! Mais non, rien ne trompe la faim. Il y a bien encore nos souliers ; mais ils sont si imbibés d’eau de mer, qu’ils nous feraient plus de mal que de bien. Gela augmenterait notre soif. Elle est bien assez tourmentante sans cela. Dieu bon ! rien à manger, rien à boire, c’est affreux ! O Dieu ! ayez pitié de nous ! Exaucez la prière de cet enfant ! donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien, ou nous dormirons bientôt de l’éternel sommeil.

Le monologue de l’infortuné se termina par un gémissement, qui réveilla l’enfant du sommeil agité dans lequel il cherchait l’oubli de ses maux.

— Qu’y a-t-il, Ben ? demanda-t-il en se soulevant sur le coude, pour mieux interroger la physionomie du matelot.

— Rien, rien, mon enfant, répondit le brave marin, qui ne voulait pas ajouter aux tristesses de son camarade.

— Je vous ai entendu gémir pourtant. Je ne me suis pas trompé, et j’ai cru que vous aviez aperçu les autres.

— Il n’y a rien à craindre de ce côté-là. Ils n’auront guère envie de se remuer par cette chaleur et ce calme plat, surtout tant qu’il restera une goutte de rhum à bord ; et quand il n’y en aura plus, ma foi ! ils ne seront guère en état de ramer. Ce n’est pas eux qu’il faut redouter, William, crois-moi.

— Oh ! Ben, que j’ai faim ! Je mangerais je ne sais quoi.

— C’est comme moi, mon pauvre enfant.

— C’est vrai, vous souffrez aussi. Vous devez même avoir plus faim que moi, car vous m’avez toujours donné plus que ma part, et j’ai eu bien tort de l’accepter. Pauvre Ben !

— Ce n’est pas un morceau de plus ou de moins qui ferait grande différence. Cela ne changera rien à ce qui doit arriver.

— Qu’est-ce qui doit arriver ? demanda l’enfant, frappé de l’expression plus sombre de son camarade.

Le marin ne répondit pas. Trop loyal pour proférer un mensonge, il détourna les yeux et se renferma dans un silence prudent.

— Je crois que je vous comprends, reprit William ; oui, c’est cela, vous pensez que nous allons mourir.

— Non, non, mon garçon, ce n’est pas cela. Il y a peut-être encore de l’espoir. Tant de choses peuvent arriver. Ta prière sera peut-être exaucée ; pourquoi pas ? Tiens, William, tu devrais la recommencer. Je pourrais te suivre mieux que la première fois ; car je l’ai sue, moi aussi, il y a longtemps, bien longtemps, quand je n’étais pas plus haut que cela. Elle m’est revenue à la mémoire en t’écoutant. Allons, à genoux, mon enfant.

Le jeune homme ne se le fit pas répéter, et tous deux récitèrent lentement, avec solennité, les demandes de cette divine oraison qui ne les avait peut-être jamais si fort impressionnés.

Quand ils eurent fini, le marin se leva pour examiner l’horizon.

Un rayon d’espérance illuminait sa figure basanée. Il croyait réellement qu’il surviendrait à l’improviste quelque voile amie, quelque chance inattendue de salut. Mais cette lueur dura peu. Rien ne vint charmer son regard ; la mer immense et bleue se mariait seule à l’infini du ciel.

Il retomba chancelant à la place qu’il avait quittée, et tous deux, étendus côte à côte, se laissèrent gagner par une torpeur qui engourdissait au moins leurs souffrances.

Combien de temps restèrent-ils ainsi ? Nul ne s’en rendit compte.

Une sorte de nuage irisé qui s’interposa entre l’azur et leur rayon visuel finit par attirer leur attention. On eût dit une série de flèches d’argent, aux reflets nacrés, lancées à toute vitesse pardessus le radeau. A première vue, on eût pu croire que c’était un vol d’oiseaux au brillant plumage ; mais le marin ne s’y trompa point.

— Un banc de poissons volants, dit-il sans s’en déranger autrement.

Puis, tout à coup, les voyant se succéder si rapidement et si bas, qu’ils effleuraient le prélart, un espoir vint lui donner la force de se redresser.

— Si je pouvais en abattre un ! s’écria-t-il. Où est l’anspect ? Mais déjà l’ancre était entre ses mains, et il la levait pour frapper.

Peut-être eût-il pu réussir par ce moyen à atteindre un ou deux de ces nageurs ailés qui, poursuivis par l’albatros ou le bonite, voltigeaient autour du radeau ; mais il n’en eut pas le temps. Un engin non moins meurtrier et auquel il ne songeait pas se trouvait derrière lui ; c’était le prélart. Au moment où le matelot faisait tournoyer son bâton, quelque chose de brillant passa devant ses yeux et alla s’enchevêtrer dans la toile distendue. C’était un des poissons qui, d’un bond désespéré, retomba sur la figure de William, tout étourdi du choc, et de là sur le radeau, où il continua à s’ébattre dans l’espoir de regagner son élément.

« Un bon tiens vaut mieux que deux tu l’auras, » dit un vieux proverbe. Se conformant à la sagesse de ce dicton, Ben jeta l’anspect, et, loin de tenter un autre coup peut-être hasardeux, borna tous ses efforts à la capture de l’infortuné qui s’était volontairement, ou plutôt, pour être véridique, involontairement offert en victime à son appétit.

La lutte était vive. Le poisson visait ouvertement à fausser compagnie à l’équipage du radeau. S’il atteignait son extrémité, c’en était fait : il avait gain de cause. C’était ce que redoutaient le plus William et Ben Brace, et les deux compagnons, accroupis sur le plancher, n’avaient pas trop de toute leur adresse, et de toute leur célérité pour prévenir cette éventualité.

A une ou deux reprises, William, souple et adroit comme un véritable mousse qu’il était, était parvenu à s’en saisir ; mais la glissante créature, armée de nageoires épineuses, était toujours parvenue à s’échapper de ses doigts.

Ben et l’enfant se demandaient avec terreur s’ils réussiraient dans leur chasse ou s’ils étaient destinés à souffrir le supplice de Tantale devant une proie insaisissable qui, pouvant apaiser les tortures de leurs estomacs en révolte, ne ferait que les redoubler.

Cette crainte légitime décuplait l’énergie de Ben. Il était bien résolu à suivre le poisson jusque dans la mer, s’il le fallait, plutôt que de s’en, voir dépossédé, sachant que l’exocet, tout étourdi de la lutte, serait assez facile à prendre immédiatement après avoir regagné son élément. A ce moment s’offrit une occasion propice, de terminer le combat, et il n’eut garde de la négliger.

Ben eut la présence d’esprit de replier le canevas sur le captif.

Le poisson n’avait pas cessé de bondir et de se débattre sur la toile grossière qui recouvrait presque entièrement le radeau, et il approchait de son extrémité quand Ben eut la présence d’esprit de s’emparer de la lisière du canevas et de le replier sur le captif. En vain celui-ci renouvela-t-il ses tentatives pour reconquérir sa liberté. Une pression énergique y mit un terme rapide ; et quand on jugea à propos de relever la toile qui la couvrait, on trouva la scintillante et vive créature morte et aussi plate qu’un hareng fumé.

— Voilà la réponse à ta prière, William. Celui qui nous envoie cette nourriture inattendue peut aussi apaiser notre soif et nous envoyer de l’eau pure au milieu même des flots amers. Avant de toucher à cette proie si bien gagnée, rendons grâce à la divine Providence ; et puisque nous ne savons que le Pater, redisons-le cette fois par reconnaissance.

III. — L’EXOCET OU POISSON VOLANT

Les poissons volants figurent en première ligne parmi les merveilles de l’Océan. Nous leur devons bien quelques lignes de présentation auprès du lecteur, désireux de se familiariser avec ce monde d’enchantement et de surprises.

C’est toujours avec un nouvel étonnement que, dans tous les temps, l’homme s’est trouvé en face de ce phénomène non seulement singulier, mais inexplicable. Comment expliquer en effet qu’une créature faite pour vivre dans les profondeurs de la mer puisse s’élever à des hauteurs considérables dans un autre élément et s’y maintenir pendant un temps plus ou moins long ?

Un pareil fait est de nature à intéresser le simple curieux comme l’observateur et le naturaliste ; mais les poissons volants étant spéciaux aux latitudes chaudes, ceux qui n’ont pas voyagé sous les tropiques n’ont eu que peu d’occasion de les voir voler.

Il serait facile d’établir à quelle espèce ces bizarres amphibies appartiennent, s’il n’en existait qu’un genre. Malheureusement il en existe plusieurs, dont nous n’aurons pas à nous occuper aujourd’hui.

Deux de ces espèces appartiennent au genre trigla ou grenaut, auquel M. de Lacépéde a donné la dénomination de dactylopterus.

Brochet

L’une se trouve dans la Méditerranée, et les pêcheurs en apportent des spécimens de trente à quarante centimètres de longueur, assez recherchés sur les marchés de Malte, de la Sicile et quelquefois de Rome. L’autre espèce de grenaut fréquente les parages de l’océan Indien et les mers de la Chine et du Japon.

Le vrai poisson volant, celui de l’Océan proprement dit, appartient à une toute autre famille que les grenauts. Il rentre dans là catégorie des exocets et offre de nombreuses analogies avec le brochet commun.

Il vit et se reproduit aux abords des tropiques, et, bien qu’on en rencontre des types isolés jusque sur les côtes de Cornwall en Europe et de Terre-Neuve en Amérique, ce n’est que par exception, et on ne les voit jamais se livrer à leurs ébats aériens en dehors des régions que nous avons signalées plus haut.

Les naturalistes ne s’accordent pas sur le caractère de leur vol. Les uns prétendent que ce n’est même pas du tout un vol, mais un bond puissant, un saut prodigieux qu’ils exécutent sous l’empire d’une folle terreur. Cette opinion prévaut encore aujourd’hui dans l’esprit du plus grand nombre, et voici la raison qu’on en donne :

Tant que le poisson est dans l’air, aucun mouvement des ailes ou nageoires pectorales n’est visible. (Ce point mérite encore confirmation.) De plus, après avoir atteint la hauteur à laquelle le porte son premier élan, il lui devient impossible de s’élever de nouveau, et il retombe plus ou moins lentement dans son véritable élément.

Ce raisonnement n’est ni très concluant ni très clair.

Le pouvoir de se maintenir dans l’air sans le mouvement des ailes appartient, c’est reconnu, à un grand nombre d’oiseaux, tels que le vautour, l’albatros, le pétrel, et bien d’autres. En outre, il est difficile de concevoir un bond de vingt pieds de haut et de deux cents mètres de long, et le vol, de l’exocet a cette étendue, quand ce n’est plus.

Il est, probable que ce mouvement participe du saut et du vol ; qu’il commence par un bond hors de l’eau (tous les poissons ont la faculté : d’en sortir ainsi), et que l’impulsion une fois donnée est continuée parles nageoires étendues, agissant dans l’air comme parachutes. On sait que le poisson peut alléger de beaucoup la pesanteur spécifique de son corps par le gonflement de sa vessie natatoire, qui, lors de son parfait développement, remplit presque entièrement la cavité abdominale. Il existe, en outre, dans sa bouche une membrane qui peut être gonflée à l’aide des ouïes. Ces deux récipients sont susceptibles de contenir au besoin un volume d’air considérable, et comme le poisson a la faculté de les emplir ou de les vider à volonté, ils jouent, sans aucun doute, un rôle dans le mécanisme de ce mouvement aérien. Une chose certaine, c’est que le poisson volant tourne dans l’air et peut dévier dans sa course ; ce qui indique certainement plus que la seule puissance de sauter. En outre, ces ailes produisent un bruit perceptible au dire de gens dignes de foi, une sorte de bruissement sonore, et on les a vues s’ouvrir et se fermer dans les airs.

Un banc de poissons volants peut très bien être confondu au premier abord avec un vol d’oiseaux blancs ; mais leurs mouvements rapides et le scintillement de leurs écailles, surtout si le soleil les dore, détrompent vite l’observateur en lui révélant leur véritable nature.

Rien n’est aussi propre à délasser l’œil et l’esprit du voyageur fatigué de la monotonie d’une longue traversée que l’apparition de ces êtres charmants ; aussi est-elle considérée comme une fête aussi bien par le vieux loup de mer qui l’a vue dans vingt occasions différentes que par le novice qui la salue de son naïf enthousiasme pour la première fois.

Les poissons volants sont peut-être les créatures de l’Océan qui ont à redouter le plus d’ennemis. Dans leur élément, ils ont à se défendre contre les dauphins, les albicores, les bonites, etc. Ils s’élancent, comme nous l’avons vu plus haut, pour échapper à ces poursuites, et c’est le plus souvent pour tomber dans le bec des oies sauvages, des fous, des albatros et des autres tyranneaux emplumés qui écument incessamment la surface des mers.

Toutefois n’allez pas trop vous apitoyer sur le sort de ces déshérités. Ne leur concédez pas toutes vos sympathies comme à d’innocentes victimes injustement traitées. Ainsi que leur congénère le brochet, ces persécutés sont d’impitoyables persécuteurs ; et avec la voracité de poissons plus grands, ils se jettent sur tout ce qui est à leur portée et le dévorent sans témoigner plus de merci qu’ils n’ont eux-mêmes à en attendre.

IV. — DE L’EAU !

Le poisson volant tombé si à propos entre les mains de nos pauvres affamés appartenait à la famille des exocets. Son corps était d’un bleu d’acier avec des teintes olives et blanc d’argent en dessous, et de grandes nageoires pectorales d’un joli gris clair. C’était un des plus beaux individus de l’espèce. Il avait plus de dix-huit centimètres de longueur et pesait environ une livre.

Ce ne fut qu’une bien maigre chère pour des estomacs depuis si longtemps à jeun. Cependant cela les réconforta un peu, et son arrivée opportune, ou, comme ils le disaient, providentielle, sur le radeau, eut le salutaire effet, non seulement de les restaurer au physique, mais de leur remonter le moral.

Inutile d’ajouter qu’ils ne pouvaient songer à cuire leurs aliments. Il leur fallut manger leur poisson cru. Mais ce qu’ils auraient en d’autres moments considéré comme impossible s’accomplit là sans la moindre difficulté. Loin de se montrer dégoûtés, ils savourèrent certains morceaux ; et quand ils eurent fini, ce fut de la quantité qu’ils se plaignirent, et non de la qualité.

Bientôt, toutefois, il sembla que le soulagement momentané apporté à leur faim n’eût fait qu’aviver une torture plus intolérable peut-être et qu’ils n’avaient point encore ressentie dans toute son horreur : la soif. Sans doute l’eau salée, mêlée à la saveur acre du poisson, avait déterminé cette recrudescence. Peu de temps après avoir terminé leur repas, les deux infortunés commençaient à souffrir cet horrible martyre.

Une soif extrême est en toutes circonstances bien cruelle à endurer ; elle ne l’est jamais tant qu’au milieu de l’Océan. La vue de cette eau scintillante que vous ne pouvez boire, sa proximité même exaspèrent vos souffrances plus que le sable brûlant du désert. Vous ne pouvez résister longtemps à la tentation. Vous ne voulez d’abord que rafraîchir vos lèvres parcheminées, votre langue qui s’attache à votre palais. Vous portez vos doigts à ce liquide trompeur qui surexcite vos désirs. Décevante illusion ! Si peu que vous en avaliez, c’est un feu dévorant que vous avez versé dans vos veines. L’humectation momentanée de la bouche et de la langue est suivie d’un dessèchement instantané des glandes salivaires, et votre tourment s’est accru du soulagement que vous avez voulu y apporter.

Ben Brace le savait bien. Aussi chaque fois que William, puisant l’eau à pleines mains, la portait à ses lèvres, il avait la précaution d’intervenir pour l’en détourner, afin qu’il n’en résultât pas pour lui un redoublement de souffrances.

Ben avait trouvé dans ses poches une balle de plomb, qu’il donna à l’enfant en lui conseillant de la tourner et de la retourner dans sa bouche en la mâchonnant. Par ce moyen la sécrétion de la salive était facilitée, et William en obtenait un léger adoucissement à sa torture.

Le matelot lui-même portait fréquemment la hachette à ses lèvres, et, tantôt en passant sa langue sur le fer, tantôt en s’essayant à ronger l’extrémité de la lance, il cherchait à obtenir le même résultat.

Mais tout cela n’était que de bien pauvres palliatifs pour remédier à cette soif épouvantable qui absorbait maintenant toutes leurs facultés. Boire était devenu leur seule pensée. Craintes, désirs, espoirs, rien n’avait plus prise sur eux. Leur faim même, qui était loin d’être satisfaite, était oubliée dans cette préoccupation ardente, unique : éteindre le feu dévorant qui les consumait.

La faim est beaucoup moins difficile à supporter que la soif, et cela se comprend. La première affaiblit le corps de telle sorte, que le système nerveux engourdi, comme paralysé, devient presque insensible à la douleur. La soif, au contraire, laisse à l’organisme toute sa vigueur, toute sa vitalité, et par conséquent toute sa faculté de souffrir.

Ils languirent pendant plusieurs heures dans un silence presque absolu. Les paroles d’encouragement que de prime abord le matelot adressait assez fréquemment à son jeune camarade devenaient de plus en plus rares. Elles n’auraient plus eu le pouvoir de communiquer une espérance, regardée comme chimérique par celui-là même qui en faisait montre. D’heure en heure cependant, Ben se levait encore pour scruter l’horizon. Après chaque nouveau désappointement il se laissait plus lourdement retomber à sa place et s’abandonnait avec moins de résistance à l’envahissement d’un sourd désespoir.

Il fut soudain tiré d’un de ces accès par un incident bien indifférent en apparence, car il n’avait pas fait la moindre impression sur le jeune homme. C’était tout bonnement le passage d’un nuage sur le globe éblouissant du soleil.

William s’étonna intérieurement qu’un fait aussi simple pût produire un pareil effet sur un homme de l’âge et du caractère de Ben Brace. Une transformation subite s’opéra dans la physionomie du marin. Ses yeux, mornes un instant auparavant, avaient retrouvé leur éclat. Sa haute taille, si courbée par l’abattement, se redressait à vue d’œil. Vraiment le nuage qui avait obscurci le soleil semblait avoir illuminé la bonne figure du marin et avoir ramené l’espoir dans son cœur.

— Qu’y a-t-il donc, Ben ? demanda enfin William d’une voix rauque et saccadée. Vous avez l’air tout joyeux. Auriez-vous aperçu quelque chose ?

— Rien autre que ce que tu peux voir là-haut, répondit le matelot en indiquant le ciel.

— Mais quoi ? Je ne vois rien absolument que cette grande nuée qui a passé sur le soleil. Qu’a-t-elle de particulier ?

— C’est justement ce que je me demande, petit. Mais je-crois bien ne pas me tromper en te prédisant la venue de ce dont nous avons le plus grand besoin.

— De l’eau ! soupira William, dont les yeux s’allumèrent. Croyez-vous que ce nuage annonce réellement la pluie ?

— J’en suis presque certain, mon enfant. J’en ai rarement vu de pareils qui ne fussent accompagnés de torrents d’eau ; et si le vent les amène de notre côté, nous serons sauvés. O Dieu ! ayez pitié de nous et envoyez-nous cette eau bienfaisante.

L’enfant se joignit de tout son cœur à cette ardente invocation.

— Vois, petit, lèvent nous les apporte ces nuages, et il en monte encore beaucoup de l’ouest. Et tiens, voilà la pluie ! Elle commence là-bas ; je le reconnais à ce brouillard qui se déroule de ce côté. Elle est encore loin, mais qu’importe ? Si le vent continue, elle sera bientôt par ici.

— Mais encore, Ben, quel bien cela nous fera-t-il ? demanda l’enfant d’une voix mal assurée. Nous ne pourrons guère en profiter, puisque nous n’avons rien pour la recueillir.

— Et nos habits ? et nos chemises, garçon ? Si la pluie vient, et elle ne saurait tarder, elle tombera ainsi qu’elle tombe toujours sous ces latitudes, comme si on la versait à travers une passoire. Nous serons littéralement trempés en moins de cinq minutes, et nous n’aurons plus qu’à tordre notre linge pièce à pièce.

— Et où recueillerons-nous l’eau que nous en extrairons, Ben ? Nous n’avons rien pour la mettre.