Les Loups de Paris - Jules Lermina - E-Book

Les Loups de Paris E-Book

Jules Lermina

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Extrait : "– Le loch de M. le marquis ?... Nom de nom ! En v'là un tas de feignants ! – Voilà ! voilà !... Pas la peine de crier, tu vas le réveiller, c't homme ! – Parbleu ! il est tout réveillé, puisqu'il demande à boire... – Et la nuit, comment ça s'est-il passé ? – Un vrai sucre... il a l'âme chevillée dans le corps... – Tant mieux ! c'est un bon zigue ! Ce dialogue, émaillé de mots bizarres, était échangé entre deux personnages..."

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Veröffentlichungsjahr: 2015

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Deuxième partieLes Assises rouges
IPlans d’avenir

– Le loch de M. le marquis ?… Nom de nom ! En v’là un tas de feignants !

– Voilà ! voilà !… Pas la peine de crier, tu vas le réveiller, c’t homme !

– Parbleu ! il est tout réveillé, puisqu’il demande à boire…

– Et la nuit, comment ça s’est-il passé ?

– Un vrai sucre… il a l’âme chevillée dans le corps…

– Tant mieux ! c’est un bon zigue !

Ce dialogue, émaillé de mots bizarres, était échangé entre deux personnages dont l’un, à demi caché par une porte entrouverte, ne laissait passer que la tête, tandis que l’autre, debout sur la pointe des pieds, présentait une tasse dont il remuait soigneusement le contenu, au moyen d’une cuiller d’argent.

Le premier – celui qui avait réclamé le loch de façon si énergique – avait retiré sa tête, et, refermant doucement la porte, était revenu, étouffant son pas, vers un lit soigneusement enveloppé de rideaux épais.

– Êtes-vous là, mon ami ? demanda une voix faible.

– Certainement, monsieur le marquis !… Que la foudre écrase Muflier s’il manquait à son service !

– Pas si haut ! mon ami, pas si haut !… Donne-moi à boire…

– Voilà l’objet…

Et Muflier – car c’était lui, toujours lui, le beau, l’ineffable Muflier – tendit à Archibald de Thomerville la tasse dans laquelle, par une délicatesse toute maternelle, il avait trempé ses lèvres à la dérobée pour s’assurer que le breuvage n’était pas trop chaud.

Ah ! qu’il était vraiment beau, Muflier, les reins ceints d’un long tablier de toile blanche, qui dessinait ses formes d’Antinoüs.

Quelques jours auparavant, on avait rapporté à l’hôtel le corps inanimé d’Archibald. Armand de Bernaye avait aussitôt mis en œuvre tous les moyens que suggère la science pour rappeler à la vie les noyés. Il avait placé le corps légèrement incliné, la tête en bas. Puis il avait insufflé, lèvre à lèvre, de l’air dans les poumons. Bref, au bout d’une heure, quelques symptômes favorables s’étant manifestés, Armand avait continué ses énergiques frictions.

Or, Muflier, qui ne dormait que d’un œil à l’étage supérieur, avait entendu vaguement le bruit d’un continuel va-et-vient. Le brave Loup était naturellement curieux : et puis il était hanté par des visions de gendarmerie qui troublaient sa quiétude.

Il s’était levé sur la pointe du pied, dédaignant d’ailleurs de se vêtir. Il avait posé la main sur la serrure. La porte n’était pas fermée.

Cette confiance l’eût touché, s’il ne s’était souvenu qu’Archibald lui avait recommandé, et avec raison, de ne pas sortir, s’il ne voulait avoir maille à partir avec les protecteurs de la sécurité publique. Avant d’enfreindre la consigne, il eut un scrupule, et s’approchant du lit où Goniglu se laissait entraîner à ses rêves paradisiaques, il lui mit la main sur l’épaule :

– Hein ! fit Goniglu en tressaillant… le gendarme…

– Non, ton ami Muflier.

– Pourquoi me réveilles-tu ?

– Il y a du grabuge dans la maison… j’ai envie d’aller voir.

– Pas d’imprudence ! Tu vas te faire piger…

– J’ai confiance en la parole d’un gentilhomme.

– Hum ! nous savons ce que c’est qu’une parole… Nous en avons tant donné !

– N’insulte pas notre hôte, qui m’a l’air d’un bonhomme très réussi… Moi, je dis qu’il lui arrive peut-être quelque chose… On ne sait pas… Il a peut-être besoin d’un coup de main… Ma foi, tant pis ! j’y vais.

– Muflier ! cria encore Goniglu.

Mais Muflier était de ces natures généreuses que la réflexion enhardit. Il descendit donc à pas de loup, et apercevant sous une porte un filet de lumière, il se pencha tout simplement pour regarder par le trou de la serrure. Or, que vit-il ?

Armand de Bernaye, qui se livrait sur le corps d’Archibald aux frictions que nous avons dites.

Muflier haussa les épaules.

– Pas de nerf ! murmura-t-il. Mais haïe donc ! va donc, marche donc !… Ah ça ! il est noyé, le marquis !… Bigre !… encore un tour de cette canaille de Biscarre !…

Et il continuait à mi-voix ses objurgations à l’adresse d’Armand.

Tout à coup ce dernier, sans se détourner, adressa quelques mots à un des laquais qui se trouvaient là et qui, se hâtant pour exécuter l’ordre reçu, ouvrit brusquement la porte.

Hélas ! cette porte ouvrait en dehors ! La tête de Muflier était juste à hauteur de la serrure…

La porte entraîna la serrure, naturellement, et la serrure, non moins naturellement, cogna en plein le nez majestueux de Muflier, qui, brusquement lancé en arrière, tomba, toujours naturellement, en arrière, les quatre fers en l’air, comme on dit.

Or, il était, n’en déplaise au lecteur,

Dans le simple appareil
D’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil.

D’où l’originalité du tableau.

– Quel est cet homme ? cria Armand.

Déjà deux laquais avaient remis Muflier sur sa base.

Se drapant dans sa dignité : – Monsieur, dit Muflier, mon apparition et surtout mon costume peuvent vous paraître étranges… Qui je suis ? Un ami, un hôte de M. le marquis, et je prends la liberté de vous remercier du dévouement dont vous faites preuve en ce moment.

Il était superbe, Muflier. Armand le regardait. Tout à coup un souvenir traversa son cerveau.

– Ah ! vous êtes un des deux…

– Gentilshommes, – interrompit Muflier, qui prévoyait une épithète désagréable, – gentilshommes auxquels M. le marquis a bien voulu offrir une courtoise hospitalité…

– C’est bien. Mais que venez-vous faire ici ?

– Mon Dieu, monsieur, si je ne craignais de vous froisser, je me permettrais de vous dire que mon concours peut vous être utile.

– En quoi, je vous prie ?

– Mon Dieu, je vous le répète, ne vous épatez pas, mais, vrai de vrai, vous frottez mal.

– En vérité…

– Vous manquez de zinc, et si vous voulez me permettre, avec ces bras-là, je ferai du la meilleur ouvrage.

Il mit à nu ses bras velus comme les pattes d’un ours.

– Vous savez comment se font ces frictions ?…

– Oh ! oui !

Le fait est que dans ces temps heureux, il était un commerce spécial que nous rappellerons au lecteur et qui pendant longtemps avait servi de ressource au doux Muflier.

L’autorité donnait une prime à qui repêchait un noyé : 15 francs pour un vivant, 25 francs pour un mort. C’est bizarre, mais c’était ainsi.

Alors Muflier se promenait tranquillement au bord de l’eau ; il poussait un passant dans la Seine ou le canal, lui laissait le temps moral pour que l’asphyxie fût complète, puis se jetait lui-même à l’eau et ramenait le corps sur la berge.

Alors il le portait au poste le plus voisin : on envoyait chercher un médecin, et Muflier regardait.

Sa position était délicate : si la vie était ramenée dans ce corps inanimé, primo, il perdait 10 francs ; secundo, le noyé pouvait se plaindre de l’indélicatesse dont Muflier avait fait preuve à son égard.

Ce qui explique avec quel soin Muflier suivait les progrès du traitement, dont il étudiait toutes les phases, prêt à s’esquiver si la science triomphait de la mort.

Donc les frictions, fumigations, insufflations n’avaient pas de secret pour lui.

Il est bien entendu qu’il négligea – et pour cause – de donner à M. de Bernaye ces délicates explications.

Armand vit ces bras vigoureux, et chez lui le médecin triompha de l’hésitation de l’homme. D’ailleurs n’était-il pas là ?

– Essayez, dit-il. Seulement, n’oubliez pas que je ne vous perds pas de vue.

Muflier eut un sourire : il jeta sur les laquais un regard dédaigneux, comme pour railler leur débilité, et il s’approcha du lit.

Oh ! alors commença un travail épique ! Il frictionnait ! il frictionnait ! avec quelle force et en même temps avec quelle entente de la situation ! Et son bras ne se fatiguait pas. On eût dit le mouvement d’une machine, tant c’était régulier et net.

Un quart d’heure s’était à peine écoulé que la circulation renaissait dans le corps d’Archibald.

– C’te pauvre vieille ! laissa échapper Muflier ; il paraît que c’était un rude bain !

Puis se tournant vers Armand :

– Qu’est-ce que vous diriez d’une bonne bouffarde ?

– Hein ? demanda de Bernaye.

– Eh oui ! j’ai vu ça. Quand ils commencent à revenir, on leur souffle du tabac dans le nez ; ça excite, et ça va comme un gant.

– Faites, dit Armand, qui avait reconnu un expert en ces matières.

Muflier revint à la porte, et plaçant ses deux mains devant sa bouche en manière de porte-voix :

– Eh ! Goniglu ! cria-t-il.

– Qu’est-ce qu’il y a ?

– Descends Joséphine toute bourrée.

Puis, avec un sourire, à Armand :

– Joséphine, c’est ma pipe !

Goniglu, sans comprendre, mais sans discuter, se hâta d’obéir au désir de Muflier.

Si bien que dans la chambre de ce moribond, nos deux héros, en costume plus que léger, auraient fait singulière figure sans la solennité du moment.

Quoi qu’il en soit, Armand n’hésitait plus à profiter du bon vouloir des deux gredins, subitement transformés en infirmiers.

Et de fait, ils s’acquittèrent de leur tâche avec une dextérité exemplaire. Les fumigations, en titillant les organes olfactifs et respiratoires de l’asphyxié, déterminèrent des contractions spasmodiques dont le résultat fut, au bout de peu de temps, le rétablissement de la respiration régulière.

Seulement il se produisit ce fait curieux qu’Archibald, rouvrant les yeux, vit devant lui la figure patibulaire des deux Loups : son cerveau enfiévré lui montra, dans une vision délirante, la bande acharnée à sa poursuite, et, sous un effort violent, son bras se détendit avec la vigueur d’un ressort mis soudain en jeu.

Or, au bout du bras il y avait une main, et cette main était fermée, faisant poing, et ledit poing s’abattit avec un floc ! mat sur le nez de Muflier, qui se releva brusquement. Le crâne de Muflier vint heurter le menton de Goniglu, dont la langue, à demi sortie en signe d’attention, faillit être séparée en deux.

Mais Muflier fut plein de dignité.

Saisissant, entre le pouce et l’index, comme pour un examen sommaire, son nez rouge de sang, il dit à Armand :

– Quand je vous disais qu’il en reviendrait.

Seulement c’était une crise terrible qui se préparait. Le visage, d’ordinaire si pâle de Thomerville, était maintenant congestionné.

Armand dut faire appel à tout son sang-froid. Il éprouvait pour Archibald l’affection d’un frère, et on sait que, pour les savants, la cure des amis et des proches est là plus difficile.

Plusieurs jours se passèrent dans des angoisses terribles. C’était un dévouement de tous les instants, des terreurs de chaque minute. Le délire dura plusieurs nuits, faisant craindre pour la vie du malade.

Muflier, qui, après avoir compris l’effet produit par sa présence, s’était d’abord discrètement retiré, avait de nouveau offert ses services à Armand, qui les avait d’abord refusés.

Mais les deux camarades avaient tant insisté que de Bernaye avait fini par se laisser fléchir.

Du reste, les raisons alléguées par Muflier étaient péremptoires.

La première, c’est que privé – pour cause majeure et pour obéir à M. de Thomerville – du plaisir de la promenade, il s’ennuyait et tenait à occuper son temps, l’oisiveté étant la mère de tous les vices.

La seconde, c’est qu’il éprouvait – chose bizarre – une profonde sympathie pour M. le marquis, sympathie que partageait de tous points messire Goniglu.

Il en était une troisième qu’il avait prudemment passée sous silence. Ils étaient naturellement sans nouvelles de Biscarre, et l’accident arrivé à Archibald paraissait prouver que le roi des Loups avait, cette fois encore, triomphé de ses ennemis.

Or, Biscarre – ils le devinaient – n’était pas assez niais pour n’avoir pas compris d’où était venue l’attaque dirigée contre lui : si bien que les deux acolytes se sentaient mal à l’aise et n’étaient pas fâchés de se ménager des défenseurs pour l’avenir.

En tout état de cause et quel que fût le mobile de leur conduite, Muflier et Goniglu étaient devenus d’admirables gardes-malades.

Les ordres d’Armand étaient exécutés avec une ponctualité remarquable.

Rien n’était plus comique que d’entendre Muflier adoucir sa voix pour faire accepter à Archibald les prescriptions du docteur.

Le premier – ou plutôt le second mouvement d’Archibald, lorsque la raison lui était revenue et qu’il avait aperçu la tête bizarre de ses infirmiers, avait été un sourire presque joyeux.

Muflier, la main sur son cœur, avait protesté de son inaltérable dévouement : Armand avait, en deux mots, patronné les deux amis en rappelant les services déjà rendus. Si bien qu’Archibald les avait parfaitement admis auprès de lui.

Il eût voulu même les interroger : mais la consigne du silence était absolue, et pour un empire – ou même pour mieux que cela – Muflier n’eût pas répondu.

Voilà comment nous trouvons Muflier agitant avec soin un loch destiné au marquis de Thomerville.

Celui-ci entrait en pleine convalescence. Son organisme vigoureux avait résisté à cette épouvantable secousse. Muflier, ce matin-là, était radieux.

Il savait que le docteur allait lever la consigne du silence, ce qui lui causait dans la glotte d’agréables chatouillements.

Vers sept heures, Armand arriva.

– Eh bien ! mon brave, demanda-t-il à Goniglu, comment va notre malade ?

– De mieux en mieux.

– Décidément, fit Armand en riant, voici, pour l’avenir, une profession toute trouvée.

Goniglu esquissa un geste plein de modestie, puis, s’effaçant, il laissa passer Armand, qui pénétra dans la chambre de Thomerville.

Muflier se mit au port d’armes.

Armand s’approcha du lit. Archibald lui tendit la main.

– Vous m’avez sauvé ! dit-il.

Sa voix était ferme, pleine. C’était bien la santé qui revenait à grands pas.

– Mon ami, fit Archibald se tournant vers Muflier, laisse-nous ; si j’ai besoin de toi, je t’appellerai.

– Je suis aux ordres de monsieur le marquis.

Et s’inclinant avec cette désinvolture qui lui était naturelle, Muflier alla rejoindre Goniglu.

– Et maintenant, dit Archibald à Armand, j’espère que vous allez mettre fin à l’horrible supplice que vous m’avez imposé, à ce silence qui me pèse et me torture.

– Attendez, fit Armand.

Il alla à la fenêtre, écarta les rideaux, qui laissèrent pénétrer la vive lumière du matin ; puis revenant au lit, il examina longuement le visage du convalescent.

– Me promettez-vous, dit-il, de parler sans animation, de conserver en toutes choses votre calme et votre sang-froid ?

– Je crois que je n’aurais pas la force de m’exaspérer, fit Archibald en riant.

– C’est pour cela qu’il ne faut pas abuser de cette première vigueur qui vous revient. Sous les réserves que j’ai dites, je vous autorise à parler.

– J’ai d’abord de nombreuses questions à vous adresser.

– Faites.

– Vous n’avez pas encore prononcé le nom de sir Lionel. Est-il vivant ?

Une ombre de tristesse passa sur le visage d’Armand.

Sir Lionel est vivant ; mais peut-être eût-il mieux valu pour lui qu’il eût succombé.

– Que voulez-vous dire ?

– J’ignore comment vous avez échappé à l’incendie de la maison de Biscarre ; j’ignore par quelles horribles péripéties vous avez dû passer avant que vos deux corps vinssent flotter dans la Seine ; mais ce que je n’ai que trop réellement constaté, c’est que la raison de sir Lionel n’a pu résister à ces secousses.

– Fou ! Sir Lionel est fou !

Armand baissa la tête en signe d’affirmation.

Archibald plaça ses deux mains sur son visage. Il y eut un long et pénible silence. Puis de grosses larmes roulèrent entre ses doigts.

– Mieux valait la mort, dit-il enfin. Pauvre Lionel !

– Vous comprenez maintenant pourquoi jusqu’ici j’avais refusé de vous répondre : je voulais que vous fussiez assez fort pour entendre cette révélation, car je savais bien que cette question serait la première que vous m’adresseriez.

– Mais vous, vous dont la science est supérieure à celle des autres hommes, désespérez-vous donc de lui ?

– La folie de Lionel est de celles qui semblent défier la science. Elle se caractérise par un calme profond, une impassibilité terrible que rien ne peut briser. Sir Lionel semble un cadavre qui vit et qui marche. En face de cette absence de tout effet extérieur, la lutte contre le mal est plus difficile, presque impossible…

– Vous tenterez tous les moyens, n’est-ce pas ?

– Certes, vous n’en doutez pas. Mais il faut avant tout laisser agir le temps. Une crise peut se déclarer, et c’est alors seulement que je pourrai utilement tenter la guérison de notre cher ami Lionel.

– J’ai foi en vous, dit Archibald. Vous le sauverez…

Armand secoua la tête. Il doutait de lui-même. Archibald passa sa main sur son front, puis il reprit :

– Qu’est devenu le misérable que nous poursuivions ?

Armand raconta succinctement à Archibald ce qui s’était passé.

Aussitôt qu’il avait vu enlever son frère, Droite avait couru chez Armand. Celui-ci connaissait l’expédition tentée par Archibald et Lionel au quai de Gèvres. Il ne douta pas que ce ne fût dans ce repaire que Gauche avait été entraîné. Il avait couru à la maison sinistre et n’avait, pas tardé à découvrir l’issue par laquelle il était possible d’y pénétrer par derrière. On sait le reste.

– Maintenant, ajouta Armand, qu’est devenu Biscarre ? Je ne saurais le dire. Voici les renseignements qui ont été publiés le lendemain dans un des journaux qui se sont occupés de cette affaire…

– Lisez, dit Archibald.

– Nos renseignements spéciaux, dit encore Armand, tandis qu’il tirait de sa poche un journal dont la date remontait déjà à plusieurs jours, ne nous ont rien appris de plus. Voici la note la plus complète que j’aie encore lue :

« Depuis longtemps déjà, la police était sur la trace d’une association occulte et criminelle dont les affiliés portaient le sobriquet de Loups de Paris. On soupçonnait d’en faire partie un recéleur du quai de Gèvres, connu sous le nom du vieux Blasias. Des mesures avaient été prises pour s’emparer de lui et on espérait d’un seul coup de filet se saisir des principaux affiliés de la bande.

Mais, sans doute, M. le préfet, trop préoccupé de protéger le trône et les bases de l’ordre social (inutile de dire que le journal où se trouvaient ces lignes appartenait à l’opposition), a cru devoir trop longtemps surseoir à l’expédition projetée.

La nuit dernière, un incendie a dévoré la masure qui servait de refuge au vieux Blasias, qui, selon toute apparence, était le chef de l’association. Ce misérable est parvenu à s’enfuir, mais d’après toutes les probabilités, il a trouvé la mort dans la Seine, qu’il avait tenté – on ne sait pourquoi – de traverser à la nage. Ce qui donne à cette hypothèse une certaine vraisemblance, c’est que des mariniers ont retiré de l’eau des vêtements qui ont été reconnus pour lui appartenir et dont sans doute il s’était débarrassé afin de garder la liberté de ses mouvements. Jusqu’ici le cadavre n’a pas été retrouvé.

On croit que ce Blasias n’était autre qu’un nommé Biscarre, ancien forçat évadé. Nous espérons que la police, faisant trêve à ses soucis politiques, mettra tout en œuvre pour s’emparer de ses complices. Est-ce donc être trop exigeant ? »

– Rien de plus ? demanda Archibald.

– Voyez vous-même.

Et Armand lui tendit le journal. Archibald parcourut de nouveau l’article indiqué comme pour y découvrir quelques détails qui lui eussent échappé à première audition.

Tout à coup il poussa un cri de surprise.

– Qu’avez-vous donc ? demanda Armand.

– N’avez-vous pas lu l’entrefilet qui se trouve un peu plus bas ?

– Qu’est-ce donc ?

– Voyez vous-même.

Ce second article était ainsi conçu :

« Encore un désastre financier ! L’exemple qui vient de haut est mis à profit par les spéculateurs de toutes les classes. Une de ces maisons interlopes qui s’arrogent le titre usurpé de banque, vient de s’effondrer dans des conditions assez bizarres.

Pendant la journée d’hier, aucun des employés de la maison Mancal, dont le siège se trouvait rue Louis-le-Grand, n’a paru aux bureaux de la Société. Les garçons de bureau eux-mêmes n’ont pas ouvert les portes à l’heure ordinaire, et les nombreux clients qui venaient apporter ou retirer des dépôts n’ont pu y pénétrer.

Immédiatement averti et devinant un de ces sinistres auxquels l’esprit de spéculation qui inspire le pouvoir donne de trop fréquents prétextes, le commissaire de police a fait ouvrir les portes.

Les bureaux étaient complètement vides : tous les papiers avaient été enlevés clandestinement. Inutile de dire que la caisse ne contenait plus aucune valeur.

Une enquête a été commencée à l’effet de rechercher les causes et l’étendue du désastre ; on se préoccupe au parquet de connaître quels étaient les antécédents du sieur Mancal, qui, grâce à des connivences dont la nature reste encore un mystère, avait su pénétrer dans la société et y acquérir une sorte de confiance imméritée.

Nous nous permettrons de trouver qu’il est un peu tard, mais nous nous en tiendrons au proverbe ; Mieux vaut tard que jamais. »

– Eh bien ? demanda Armand.

– Mon cher ami, reprit Archibald, vous n’ignorez pas que la maladie, en affaiblissant le corps, donne souvent à l’esprit une lucidité nouvelle ; c’est comme une sorte de divination, qui par malheur ne dure pas alors que la santé est rétablie…

– Je ne vous comprends pas…

– Eh bien, traitez-moi de visionnaire si vous voulez, mais je ne sais quel instinct me dit qu’il y a corrélation entre ces deux faits…

– Entre la disparition de Biscarre…

– Et celle de Mancal. Mais je vais plus loin : je ne joue pas au devin. Maintenant que mes souvenirs me reviennent, je comprends pourquoi cette singulière pensée m’est venue, et vous allez le comprendre comme moi… Veuillez, je vous prie, appeler mes deux singuliers gardes-malades…

– Je vous obéis. Mais, à ce propos, n’est-il pas étrange que de semblables bandits aient montré pour vous soigner un dévouement qui faisait envie même à vos amis ?

– Que voulez-vous ? fit Archibald en riant, je les ai ensorcelés.

– En ce cas, dit Armand, s’il vous convient de les garder à votre service, je vous donnerai un conseil…

– Lequel ?

– C’est de les engager à changer de nom.

– Et pourquoi ?

– Ce nom de Muflier, surtout.

– Ah ! mon cher ami ! fit Archibald, permettez-moi de vous dire que je ne reconnais point votre coup d’œil ordinaire. Effacer le nom de Muflier, mais ce serait plus qu’une faute, ce serait un crime… Muflier s’appelant Jean ou Martin ne serait plus lui-même. Muflier il est, Muflier il restera, c’est-à-dire le gredin poseur, qui joue à l’homme sensible, capable de tout, même d’une bonne action. Ce nom de Muflier est sa force et la mienne. J’y tiens, et je le garderai tel.

– À votre aise. Certes, vous les connaissez mieux que moi…

– Appelez-les donc… et par leur nom, bien entendu.

– Muflier !… Goniglu !… demanda Armand.

Nos deux amis étaient aux aguets, non par indiscrétion – car d’honneur c’était à ne plus les reconnaître – mais pour être prêts au premier appel.

– Me voici ! dirent-ils, chacun avec son accent spécial.

– Mon cher monsieur Muflier, dit Archibald, et vous aussi, monsieur Goniglu, permettez-moi tout d’abord de vous témoigner ma reconnaissance…

– Oh ! marquis !

– Je vous demande en même temps pardon, car il me semble me souvenir que parfois je vous ai tutoyés…

– C’était un honneur pour nous…

Point ! j’avais tort et je m’en accuse. Je veux vous rendre désormais les égards qui vous sont dus, et tout d’abord veuillez-vous débarrasser de ces tabliers indignes de vous.

Muflier regarda Goniglu, qui regarda Muflier.

Leur visage s’allongeait de piteuse façon.

– Écoutez, monsieur le marquis, dit Goniglu, si vous avez à vous plaindre de nous, il vaut mieux le dire tout de suite…

– Me plaindre de vous ! non pas. Mais en quoi ce tablier…

– Ce tablier prouve que vous voulez bien continuer à accepter nos soins… Tenez, je vais vous dire la vérité. Nous sommes des gredins… mais vous nous allez, et vous nous désolerez en nous renvoyant…

– Mais on ne vous renvoie pas, interrompit Armand, que cette naïveté touchait malgré lui.

Comme l’avait dit Archibald, c’était une véritable joie pour lui que les airs ahuris des deux coquins.

– Eh bien, n’en parlons plus !… reprit-il avec une gravité comique ; cependant, comme ce n’est pas aux infirmiers, mais aux gentlemen que je viens m’adresser… j’aurais préféré…

– Laissez-nous le tablier ! répéta Goniglu.

– Gardez-le donc, fit Archibald en soupirant. Maintenant, mes braves, causons de nos petites affaires… et de votre ami Biscarre…

– Biscarre ! s’écrièrent les deux hommes avec une terreur réelle. Où est-il ?…

– Nous n’en savons rien… Cependant nous avons certaines raisons de croire qu’il est mort…

Muflier et Goniglu se levèrent brusquement :

– Si vous avez vu son cadavre, si vous l’avez touché, si vous l’avez enterré de vos propres mains… oui, le Bisco a dévissé son billard… mais sans ça, pas vrai !… faut pas vous monter le coup… il n’y a que les bons chiens qui crèvent… Avez-vous une preuve ?…

– Non, tenez, lisez ceci.

Armand remit à Muflier le journal.

Celui-ci lut lentement, avec soin. Goniglu suivait les lignes par-dessus son épaule.

– Eh bien ? demanda Armand.

– Le Bisco est vivant, articula nettement Muflier.

– Cependant, il est tombé à l’eau et n’a pas reparu.

– On ne l’a pas vu reparaître, ça n’est pas la même chose.

– Mais ses vêtements ?

– C’est une frime.

Il y eut un silence. Au fond, Archibald et Armand partageaient l’opinion de Muflier.

– Dites-moi maintenant, reprit Archibald, si mes souvenirs ne me trompent pas. Ne m’avez-vous pas parlé de certaine maison de banque dans laquelle vous aviez vu plus d’une fois pénétrer le Bisco ?

– Ça, c’est vrai.

– Dans quelle rue ?

– Rue Louis-le-Grand.

– Et vous ne l’avez jamais vu ressortir ?

– Jamais.

– Alors, qu’est-ce que vous supposez ?

– Dame ! c’est difficile !… Voyez-vous, si vous connaissiez le Bisco, vous sauriez que le diable est un imbécile auprès de lui… Il passe à travers l’eau ou le feu sans se mouiller ni se brûler… à travers les murs sans faire de trou. Ah ! c’est un fameux matou ! et si nous tombons sous sa griffe, nous ne sommes pas blancs.

– Étiez-vous entrés quelquefois dans cette maison de banque ?

– Non ! fit Muflier en levant les bras au ciel. Est-ce que nous avons des valeurs, nous ? est-ce que nous jouons à la Bourse ?

Archibald et Armand échangèrent un regard. Leurs soupçons étaient justifiés. Biscarre et Mancal n’étaient évidemment qu’un seul et même personnage.

Quant au bon vouloir des deux anciens complices de Biscarre, il ne pouvait être mis en doute, et le meilleur garant de leur sincérité était la terreur que leur inspirait le roi des Loups.

– Ainsi, dit Armand, vous ne connaissez point, au sujet de Biscarre, d’autres renseignements que ceux précédemment donnés ?

Muflier se leva et prit une pose de tragédie, la main étendue à la façon d’un Horace de pendule :

– Je vous fiche mon billet, dit-il d’une voix profonde, que si je pouvais tirer la corde qui le pendra, je me ferais un plaisir de ne pas le rater…

– Vous êtes donc devenu son ennemi ?

– Oh ! il y a longtemps que ça grainait. Je ne fais pas la petite bouche. Comme gueux, il m’allait, mais comme homme, il ne m’appréciait pas ce que je vaux.

– Grand tort et preuve évidente de mauvais goût, fit Archibald.

– Et puis, voulez-vous que je vous dise ? ajouta Muflier, eh bien ! vous me bottez considérablement, vous deux ! Je vois bien que vous vous f… de moi, mais je ne vous en veux pas. Vous avez l’air de bons zigues, et j’ai un béguin pour vous… Pas vrai, Goniglu ?

Goniglu était ému. Il tourna la tête et murmura :

– Ils me vont comme un gant…

– Eh bien ! voilà qui est convenu, mes braves. Si vous mordez au bien, on tâchera de faire quelque chose de vous.

Goniglu regarda Archibald avec ahurissement :

– Faudra donc faire de bonnes actions ?

– Peut-être.

– C’est que… l’expérience nous manquera.

– Bah ! un apprentissage à faire !… Maintenant, mes amis, sans vouloir vous êtes désagréable, bien entendu, je vous prierai de me laisser seul avec mon ami…

– Compris ! fit Muflier. Allons ! Goniglu ! haut le pied !…

Ils saluèrent et se dirigèrent vers la porte.

Mais avant de la franchir, ils se retournèrent encore.

– Vous savez, dit Muflier, faut pas vous gêner avec nous… et s’il y a quelque coup de torchon à donner pour votre service, allez-y !…

– Merci, fit encore Archibald.

La porte se referma.

– Singuliers alliés ! dit Armand.

– Eh ! mon Dieu ! des gredins convertis valent souvent mieux que des hypocrites…

Vous avez raison, nous ne pouvons-nous dissimuler que la lutte est loin d’être terminée.

– Vous pensez aussi que Biscarre est vivant ?

– J’en ai la presque certitude. Je dirai plus, je le désire…

– Et pourquoi ?…

– Vous oubliez donc que cet homme tient en sa possession le secret de la marquise de Favereye… et que lui mort, elle perd tout espoir de retrouver son enfant ?…

– C’est vrai…

– Ah ! si comme moi vous aviez vu son désespoir, lorsqu’elle a cru à la disparition de ce misérable !… Était-ce là, d’ailleurs, ce que nous lui avions promis ?…

– Tout ce que vous dites est juste… Il faudra pourtant que cet homme soit puni…

– Certes… seulement il faudra qu’il parle… Mais je dois vous quitter. Je remarque sur votre visage des traces de fatigue. Je ne vous adresserai plus qu’une question… mais c’est par nécessité. Je désire savoir comment vous vous êtes échappés de la prison où vous retenait Biscarre… Peut-être ces détails me mettront-ils sur la voie du traitement qui peut sauver sir Lionel…

– Le récit n’est pas long, fit Archibald en souriant tristement. Niaisement nous avions été battus par ce bandit… Une trappe s’était ouverte sous nos pas et nous étions tombés d’une hauteur de plusieurs mètres dans une sorte de caveau où l’obscurité était profonde. Cette chute subite nous avait étourdis, mais cependant nous ne tardâmes pas à revenir à nous. Les ténèbres ne nous permettaient pas d’examiner le lieu où nous nous trouvions ; nous nous serrions les mains, et, parlant à voix basse, nous échangions nos premières impressions. En vérité, nous nous croyions perdus. Pour moi, je ne croyais pas qu’il nous fût possible de sortir de ce tombeau ; mais sir Lionel fit preuve le premier d’une énergie qui me rassura.

« De deux choses l’une, dit-il, ou cet in pace est sans issue, et nous sommes condamnés à périr de faim, ou le misérable Biscarre va nous achever tout à l’heure, avec quelques-uns de ses complices. Donc, la position paraît de toute façon désespérée. Cependant nous sommes vivants, nous avons toute notre vigueur, et nous ne devons attendre ni l’épuisement ni le massacre. Cherchons et étudions l’endroit où nous nous trouvons.

– Sans lumière ?…

– Allons donc ! ne suis-je pas un fumeur ?

Un instant après, une allumette éclatait, et nous pouvions regarder autour de nous. C’était une cave à voussure de maçonnerie. Au premier coup d’œil, il semblait qu’elle n’eût d’autre issue que la trappe par laquelle nous y avions été précipités.

La lueur s’éteignit, et nous fûmes de nouveau plongés dans l’obscurité. Nous ne parlions plus : nous réfléchissions ; et je dois avouer que pour ma part, je ne doutais pas que notre mort fût certaine. Tout à coup sir Lionel posa sa main sur mon bras. – Écoutez, fit-il. – Je tendis l’oreille et je perçus un bruit faible, quelque chose comme un frottement lent et régulier, un va-et-vient dont il m’était impossible de discerner la nature.

– Qu’est-ce que cela ? demandai-je. – C’est le remous de l’eau, dit simplement Lionel. – De l’eau ?

– Lionel avait enflammé une seconde allumette, et rapidement il fit le tour du caveau, qui mesurait environ cinq à six mètres carrés.

– Je ne me trompe pas, dit-il. Approchez-vous. Voyez cette portion de la muraille, elle suinte, et en y portant la main on sent une humidité glaciale. – Quelle conclusion en tirez-vous ? – Que cette cave dépend de quelque ancien égout muré depuis longtemps ; la voûte existe de l’autre côté de cette muraille, et le flot de la Seine s’y engouffre. C’est là le bruit que vous entendez.

– Alors, nous risquons d’être noyés, si par hasard la muraille cède… Ceci est pour nous une nouvelle chance de mort. – Ou de salut !… – Je ne vous comprends pas. – Mon cher Archibald, reprit Lionel, dont la voix était aussi calme que s’il eût causé dans un salon, celui qui s’abandonne n’est pas digne de son titre d’homme. Dans le péril où nous nous trouvons, tenter l’impossible, risquer une folie devient un devoir, et il n’est pas de plan si insensé qu’il ne soit bon et juste de s’y arrêter. Mort pour mort, je préfère périr en luttant. Je ne suis pas de la race des agneaux qui tendent le cou, ni des condamnés qui sourient sur l’échafaud pour faire croire à leur courage. Sous le couteau, je lutterais encore, je lutterais toujours… Cela dit, ce que je vais vous proposer vous paraîtra sans doute ridicule… raison de plus pour l’adopter…

– Parlez ! m’écriai-je, votre confiance me gagne, et soyez certain que vous n’aurez pas à rougir de moi… – Écoutez-moi donc. Tout en parlant, comme il convient de ne pas perdre de temps, j’ai étudié la nature de cette muraille ; elle est faite de moellons, joints par un ciment que l’humidité a fortement attaqué, et je suis certain qu’au moindre effort nous parviendrons à disjoindre les pierres…

– Mais l’eau se précipitera ici ; nous périrons asphyxiés… – C’est vraisemblable, et pourtant ce n’est pas absolument certain. Voici comme : la voûte est haute, nous attaquerons la muraille à son sommet. Dès que nous serons parvenus à faire une ouverture, l’eau pénétrera dans le caveau, et en même temps sa force nous aidera singulièrement à agrandir l’issue. Tout le plan est celui-ci : que l’ouverture soit assez grande pour nous laisser passer avant que l’eau ait complètement rempli le caveau. Le flot nous saisira et nous entraînera au dehors, et si nous ne sommes pas brisés, broyés, cent fois tués, noyés et asphyxiés, nous reverrons nos amis… sinon advienne que pourra…

Son accent était empreint d’une telle philosophie que, bien que je ne comprisse pas très clairement sur quelles chances il pouvait réellement compter, je lui répondis que j’étais prêt à tout.

Aussitôt nous nous rapprochâmes du mur. L’un de nous, à tour de rôle, tenait une allumette enflammée, et, pendant les quelques minutes de clarté que nous donnait la cire jusqu’à sa complète combustion, l’autre s’efforçait, à l’aide d’une forte lame de canif, de disjoindre les pierres. Je craignais d’abord d’user trop rapidement les allumettes ; mais sir Lionel, qui ne perdait pas un seul instant son sang-froid, me rappela très justement qu’en tout état de choses, elles nous seraient inutiles à l’avenir.

Tout à coup Lionel poussa une exclamation de joie, bientôt coupée par un cri de surprise et d’effroi. Au même moment, je me sentis frapper en plein visage par une colonne d’eau, lancée avec force. Je chancelai, mais, me raidissant, je parvins à me tenir debout.

– Eh bien ? demandai-je à Lionel.

– Voilà la crise, fit-il. L’eau entre. Mais jusqu’ici l’ouverture est trop étroite pour nous. Voici que l’eau emplit la cave ; je la sens qui touche déjà mes chevilles, et bientôt elle sera aux genoux ; si elle atteint les épaules et la tête avant que nous puissions nous jeter dans le chenal, l’affaire est entendue.

Je me tenais auprès de lui : ses mains crispées s’accrochaient aux pierres et s’efforçaient de les attirer en avant. Mais par un hasard fatal, l’assise inférieure était formée de pierres lourdes et qu’il semblait impossible d’ébranler…

L’eau tombait toujours avec un mugissement sourd : la nappe montait en tourbillonnant et nous enserrait à la ceinture. Le remous était si fort que nous avions peine à conserver notre équilibre.

– Encore deux minutes et tout sera fini, dit Lionel. Je crois qu’il faut prendre son parti. En somme, ce n’est pas une mort plus désagréable qu’une autre.

À peine avait-il prononcé ces paroles, que, levant la tête, je poussai un cri à mon tour. À travers les fentes de la trappe qui s’était ouverte sous nos pieds, j’apercevais une lueur rouge, intense, sanglante. – Le feu ! m’écriai-je. – Où cela ? – Dans la maison du bandit… au-dessus de notre tête…

– Bon ! fit Lionel en riant, c’est la méthode contraria contrariis ; seulement, comme si nous avions tous les allopathes du monde à nos trousses, nous sommes bien morts.

Au même instant, il se fit auprès de nous un écroulement. Où ? Comment ? Par quel miracle ? Je ne puis rien dire. Je me sentis saisi par le flot, entraîné dans une sorte de gouffre où mon corps jouait comme une épave… la nuit… un épouvantable fracas… mes membres se heurtaient à des corps durs qui me faisaient mal… Je comprends maintenant : la muraille s’était abîmée sous les efforts de Lionel. Par quel étrange bonheur avons-nous été entraînés vers la rivière ? je ne le sais… je perdis connaissance… C’est alors que vous nous avez repêchés, Lionel et moi… J’en ai été quitte pour une fluxion de poitrine. Quant à mon cher et pauvre ami, je suis désespéré de ce que vous m’avez appris. C’est lui qui nous a sauvés !… C’est à vous de le sauver maintenant !… »

Archibald avait mis dans son récit une animation qui l’avait épuisé. Des gouttelettes de sueur perlaient sur son front.

– Écoutez-moi, mon ami, reprit Armand. Votre guérison est certaine, et avant une semaine vous serez prêt à recommencer la lutte. Il ne faut pas nous le dissimuler, elle sera terrible. Le misérable Biscarre n’a disparu que pour mieux pouvoir dresser ses batteries. Attendons-nous à quelque coup de tonnerre éclatant tout à coup. Lionel nous manque ; mais nous avons une nouvelle recrue, sur laquelle je compte beaucoup.

– De qui voulez-vous parler ?

– De ce jeune homme que les frères Martin ont sauvé du suicide, de Martial. C’est une âme dévouée et un cœur énergique. Et je crois d’autant plus en lui que j’ai acquis une conviction… Martial est le fils d’un homme que j’ai trouvé assassiné au Cambodge, dans un de mes derniers voyages. Et je suis persuadé – ceci peut vous paraître étrange – qu’à ce meurtre n’est pas étranger certain personnage que nous connaissons et qui joue à Paris un rôle mystérieux…

– Quel est ce personnage ?

– M. de Belen.

– Ah ! cette sorte de métis portugais… serait un assassin !

– Les preuves me manquent… un seul homme peut me les donner.

– Et cet homme…

– C’est Soëra, c’est l’être bizarre que j’ai recueilli le jour même où le père de Martial avait été assassiné.

– Mais quel rapport avec M. de Belen ?

– Il y a quelques jours, lors du bal donné par le duc, Soëra, qui était venu me chercher pour me rendre au club, a entendu la voix de Belen et n’a pu réprimer son agitation.

– Vous l’avez interrogé ?

– Certes ; mais cet homme appartient à une race bizarre, soumise à des rites inconnus ; depuis le soir où cette révélation soudaine a éclaté – du moins à ce que je suppose – Soëra s’est renfermé dans un mutisme absolu ; il passe les journées et les nuits prosterné dans l’attitude de la prière, immobile comme un fakir indien… Et force m’est d’attendre que l’heure ait sonné où le dieu qu’il invoque lui aura permis de parler…

– N’avez-vous pas mis Martial en face de Soëra ?

– Je vous comprends. Vous vous souvenez qu’à la vue de Martial, j’ai été frappé d’une ressemblance que je n’ai pu m’expliquer. En effet, ce jeune homme est le portrait vivant de son père, de ce vieillard que j’ai trouvé horriblement mutilé, expirant dans d’épouvantables tortures. Oui, le jour viendra où, si mes prévisions se réalisent, Soëra dira au fils toute la vérité ; mais il règne dans cette aventure de profondes obscurités, que je cherche à percer. Par bonheur, mes études sur les langues asiatiques me fournissent quelques lueurs qui servent à me guider. Quoi qu’il en soit, je sens que le Club des Morts aura à punir en M. de Belen – et peut-être en un autre, que je ne vous nommerai pas encore – deux criminels… Ce jour-là, Archibald, si j’ai besoin de vous…

– Comme toujours, vous me trouverez prêt…

– Donc, prudence ! attendez l’apparition de Biscarre… ne perdons pas de vue Belen, et notre œuvre s’accomplira…

Un instant après, Armand, reconduit par Muflier, qui se confondait en salutations, sortait de l’hôtel d’Archibald.

IISituation

La disparition de Mancal, outre l’émotion qu’elle avait causée dans le monde des capitalistes, plus ou moins compromis dans le sinistre, n’avait pas laissé que d’inquiéter certains de nos personnages, ou tout au moins de leur causer une impression profonde.

Seuls, Silvereal et la duchesse de Torrès le connaissaient sous son incarnation de Blasias ; et de ce côté, les nouvelles colportées par les journaux avaient été un véritable soulagement.

En effet, ni l’un ni l’autre ne doutait que Mancal-Blasias ne fût mort.

Silvereal voyait disparaître un complice qui, un jour ou l’autre, pouvait devenir compromettant ou dangereux ; mais ce complice lui avait laissé un conseil dont il entendait bien faire usage à l’occasion. Les dernières paroles du vieux Blasias étaient restées gravées dans sa mémoire, et la dernière scène qui s’était passée dans la chambre de Mathilde n’avait fait que rendre plus violent en lui le désir de vengeance et de liberté.

Se venger ? Pourquoi songeait-il donc à se venger de Mathilde, et quel crime cette femme avait-elle commis ?

Lorsque M. de Mauvillers avait contraint sa fille d’épouser le baron de Silvereal, ce dernier avait eu conscience, sinon de l’aversion, tout au moins de l’indifférence qu’il inspirait à celle qui devenait, par la volonté paternelle, la compagne de sa vie. Il savait en outre que Mathilde, pour obéir aux ordres de celui qui regardait ses enfants comme l’instrument de sa fortune, sacrifiait un amour honnête et profond.

Donc il l’avait haïe, dès que les premières heures de la passion brutale avaient été passées. Cette résignation dissimulée lui semblait une insulte. Et cependant, pendant les premières années de cette triste union, pas un mot, pas un geste de la baronne n’avait dévoilé nettement l’état de son âme.

Mathilde subissait son mari, mais alors qu’elle lui souriait, il se sentait indigne de cette affection et imputait à crime à Mathilde sa propre impuissance à se faire aimer.

Maintenant, il avait trouvé prétexte à sa haine, et il n’attendait plus qu’une occasion de punir ce qu’il osait appeler la faute de Mathilde, et (c’est là une des plus bizarres étrangetés des caractères criminels) tout en étant absolument convaincu de son innocence.

Restait à trouver le moyen de parvenir à son but. Blasias était mort, et Silvereal se trouvait réduit aux seules suggestions de sa propre intelligence. Mais la haine est clairvoyante, et déjà il apercevait dans un vague lointain le moyen qu’il emploierait pour attirer Mathilde et Armand dans un piège. Qu’il parvînt à les réunir accidentellement, et alors la loi ne donnait-elle pas au mari outragé le droit de faire justice ?…

Voilà nettement expliquée la situation du baron.

Celle de la Torrès était plus complexe.

Malgré le dédain qu’elle avait affiché jusque-là pour les conseils de Mancal, malgré la maligne satisfaction qu’elle avait éprouvée à le railler, alors qu’elle lui laissait croire qu’il avait été victime lui-même de l’empoisonnement dont il lui avait remis les éléments, le Ténia n’avait pu, sans frissonner, constater l’étrange puissance dont disposait cet homme, alors que Silvereal, succombant à l’ivresse, avouait un crime horrible.

Certes, elle n’avait pu comprendre exactement à quelles circonstances se rattachait ce meurtre, compliqué de tortures : la scène s’était passée dans un pays qui lui était inconnu ; les noms de Cambodge, de roi des Khmers étaient pour elle lettre morte.

Mais ce qui l’avait frappée, terrifiée, c’est que, par ambition, pour obéir à des sentiments d’orgueil, elle avait failli s’unir à cet homme dont les mains étaient teintes de sang. Et cependant était-elle innocente elle-même ? N’avait-elle pas empoisonné son premier mari ?… L’âme humaine est ainsi faite que, forte devant ses propres infamies, elle se sent révoltée par les crimes d’autrui. D’ailleurs, le caractère de la Torrès n’était que contradictions.

Jetée dans la vie au hasard, sans connaître son père, élevée par une mère sans principes et sans honneur, qui avait roulé dans toutes les impudeurs, Isabelle avait été vendue à un vieillard qui avait payé à cette mère les prémices de la beauté de sa fille.

Lorsque cet homme était mort, il laissait à Isabelle le plus terrible héritage qu’elle pût recevoir : la conviction que sa beauté la pouvait sacrer reine, et avec cette conviction, le mépris des hommes, le dédain de toutes convenances sociales, la haine de tous et de soi-même…

C’était d’ailleurs une des plus étonnantes singularités de cette existence que les enseignements reçus. Le vieillard dont nous parlons se nommait le duc de D…

Quand il s’était senti mourir, il avait renvoyé ses serviteurs et appelé Isabelle auprès de lui.

Sur ce visage émacié, usé encore plus par la débauche que par la maladie, régnait une étrange expression d’ironie :

– Approche-toi, ma perle, lui avait-il dit (c’était de ce nom qu’il avait coutume de l’appeler). Je vais mourir… Oh ! ne t’émeus pas, ou tu me ferais douter de toi. Tu ne peux ni m’aimer ni m’estimer… et tu es dans le vrai. Je ne t’ai jamais aimée moi-même ; je t’ai prise comme un jouet acheté à beaux deniers comptants, et je m’en suis amusé. Il est dans le monde grand nombre de gens qui me méprisent ; ils ont raison, et tu seras dans ton droit en les imitant. Je n’ai jamais songé qu’à mes satisfactions égoïstes, estimant que jouir de la vie était ma seule mission ici-bas. Je t’ai pervertie à mon gré, j’ai éteint en toi tout sentiment et toute pudeur… tu es mon œuvre et je suis fier de toi, à supposer que l’orgueil soit une satisfaction, ce que je nie.

Il s’arrêta un instant, puis reprit :

– Si tu es ma digne élève, tu dois attendre avec impatience le moment où je serai mort.

Elle protesta d’un geste.

– Ne t’en défends pas : tu me ferais de la peine, parce que ce serait me prouver que je n’ai pas suffisamment réussi à te corrompre. Donc, en ce moment, regardant ma mine de parchemin, tu te dis : Est-ce qu’il ne va pas bientôt finir de m’ennuyer, ce vieux-là ? – et tu es dans le vrai. Seulement – il y a un seulement – tu as d’autant plus de hâte de me voir aux mains des croque-morts, que tu supposes, avoue-le, trouver dans mon testament un agréable souvenir de moi.

Elle ne put réprimer un regard brillant de convoitise.

– Eh bien, ma belle, tu te trompes. Je ne te laisse pas un écu, pas un rouge liard. Qui sait ? si grâce à moi tu te trouvais dans un état de modeste aisance, la Vertu, qui te guette, s’emparerait à nouveau de toi… Tu es jeune, et les illusions du bien sont tenaces… Je suis là, moi qui ai mis soixante ans à extirper cette mauvaise herbe. Or, je t’ai trop bien donnée au vice pour que j’aie la niaiserie de t’aider à en sortir. Au contraire, ce m’est, à la mort, une douce satisfaction que de songer au mal que tu feras…

Un hoquet convulsif l’interrompit un moment. On eût dit que la Mort lui posait sur la bouche ses doigts décharnés pour le contraindre au silence.

Mais il se roidit contre l’agonie, et continua :

– Je ne te laisse rien, t’ai-je dit, de telle sorte que, sortant de l’appartement luxueux où tu as passé des heures joyeuses, tu tombes dans un bouge où tu souffres toutes les angoisses… À peine aura-t-on rejeté le drap sur mon visage, que mes parents – des gens sévères, froids, des héritiers, pour tout dire – se présenteront ici… Alors, si tu t’y trouves encore, ils te chasseront avec moins d’égards qu’ils n’en mettraient pour le dernier de mes laquais. Cela me plaît, et je veux qu’il en soit ainsi.

La malheureuse, que ce cynisme torturait, non seulement dans ses espérances déçues, mais encore dans les fibres les plus secrètes de son âme, se laissa entraîner cette fois à un mouvement de colère :

– Vous êtes un misérable ! s’écria-t-elle, et ce que vous faites est infâme !

Il ricana :

– Très bien ! voilà qui me complète mon Isabelle… Insulte-moi, frappe-moi, soufflette-moi. Ce sera mieux. La mort ne t’effraye pas… tu es plus forte que je ne l’espérais… Une autre aurait pleuré… tu t’irrites, je préfère cela, et je me sens plus fort pour achever… Je ne t’ai pas encore tout dit. Donc, chassée d’ici avec des paroles de mépris telles que tu n’en as jamais entendues, tu sortiras à demi-folle, la tête perdue… On ne te laissera même pas emporter ce qui, d’après toi, t’appartient ; on te dira : « Vile courtisane ! rien d’ici n’est à vous !… » Alors tu songeras à mourir, tu courras vers les ponts… C’est toujours ainsi que cela se joue… Tu t’accouderas sur le parapet, tu regarderas passer l’eau noire qui fait tourbillon en se heurtant contre les arches et tu te pencheras…

Elle laissa échapper un cri de terreur :

– Bon ! laisse donc ! Tu ne te tueras pas… parce que des profondeurs de l’eau s’élèvera une voix qui te dira : Folie ! Quand on est jeune comme toi, quand on possède cette beauté sans rivale, ce corps devant lequel se fussent agenouillés les artistes de la Grèce, on se roidit contre la fatalité… on va droit devant soi, sans honte, sans peur, avec cette résolution implacable de ne jamais aimer et de ne faire de sa beauté qu’un instrument de satisfaction personnelle. Par la beauté, le monde est dirigé. L’homme s’agite et l’amour le mène. Sache cela, mon enfant. Que te laisserais-je, une dizaine de mille livres de rente ? Folie ! Comme femme honnête, tu ne les vaux plus. Comme courtisane, tu vaux des millions… Pas de milieu ! je te jette dans la fange pour que tu en ressortes diamant… Méprise et hais les hommes, car pas un ne te dira franchement comme moi ce qu’il pense tout bas… L’homme ne voit dans la femme qu’un plaisir ; toutes affaires de cœur sont mensonges et âneries… Presse ces convoitises pour en faire jaillir le suc, qui est l’argent ; sur les passions des hommes élève ta fortune comme un impérissable monument ; et quand, le jour venu, tu seras devenue la femme forte et grande, tu répéteras tout bas mes paroles, et tu te diras : Au fond, c’est encore le seul qui valût quelque chose… Maintenant, laisse-moi mourir… Va-t’en ! Ah ! en passant, prends dans ma bibliothèque le volume des Courtisanes célèbres… Il y a de bonnes choses… Je te le donne.

Et le hideux vieillard était mort.

La pauvre fille n’avait pu croire à cet épouvantable cynisme. Elle était restée dans cette maison qu’elle s’était habituée à regarder comme sienne.

Mais promptement les sinistres prophéties du vieux libertin s’étaient réalisées.

Il est un moment où les familles, dans leur dureté, vengent la morale insultée par un homme que l’âge mettait au-dessus, ou plutôt au-dessous de toute attaque directe. L’amant d’Isabelle – s’il est permis de profaner ce mot – s’était vautré dans toutes les fanges. Ceux qui portaient son nom ne se hasardèrent dans cette maison qu’avec les mêmes précautions qu’on prend pour pénétrer dans un lieu infecté. Son fils aîné – car ce misérable avait des enfants – ouvrit les portes toutes grandes pour renouveler l’air souillé, et, ayant vu Isabelle, il lui dit sans même fixer ses regards sur elle :

– Vous trouverez mille louis chez notre notaire… Allez les prendre.

Il y eut un tel mépris dans son intonation, dans son geste, qu’elle ne songea même pas à répliquer. C’était moins et plus qu’elle n’attendait. À la violence elle eût répondu par la violence. Ce calme la brisa.

Comme le lui avait dit le moribond, elle baissa la tête et sortit. Seulement, le vieillard s’était trompé à demi. Elle ne songea pas au suicide, et son cœur était gonflé non de désespoir, mais de haine et de colère.

Mille louis ! ce n’était pas la misère prévue. Isabelle avait le temps de la réflexion. Voici ce qu’elle fit : elle alla droit chez le notaire, qui était un gros homme encore frais. Quand il vit entrer cette jeune pécheresse de seize ans qui avait le regard d’une vierge, il se sentit saisi d’une pitié tout anacréontique, et, les portes étant bien fermées, il lui donna quelques conseils paternels.

« Qu’allait-elle devenir, jetée si jeune dans le tourbillon du monde ? La première vertu, en ce monde, c’est l’ordre et l’économie. Puisque la Providence permettait qu’elle eût un petit pécule, il lui fallait le ménager, se garder de toute imprudence, se réserver cette ressource pour l’avenir. »

Elle lui répondit simplement :

– Je suivrai votre avis ; placez mon argent.

Il lui acheta un millier de francs de rente, et comme les vingt mille francs étaient insuffisants, il ajouta de sa propre bourse les quelques louis qui manquaient pour parfaire le chiffre.

Seulement, comme il jugea utile qu’Isabelle revint plusieurs fois réclamer ses conseils, et qu’il était très sanguin, il mourut d’apoplexie au bout de quelques mois.

Pendant cette nouvelle période, Isabelle avait beaucoup étudié la vie, et quand son second bienfaiteur eut disparu, elle se trouva cuirassée contre tous les entraînements.

Elle avait compris l’immense pouvoir de sa beauté, et les paroles du duc : L’homme s’agite et l’amour le mène ! – lui apparaissaient dans toute leur profonde netteté. Quant à ce mot d’amour, elle ne le comprenait pas, malgré son expérience ; mais, avide de s’instruire, elle songea à demander à la jeunesse le mot de l’énigme.

Ce fut alors qu’elle alla, avec sa rente, s’installer dans le quartier des artistes. On sait ce qui se passa, comment elle profita de l’admiration qu’excitait sa beauté exceptionnelle pour en faire une sorte d’enseigne d’amour, comment elle crut trouver en Martial l’homme qui pouvait le plus utilement mettre son génie au service de son avenir… comment enfin elle s’échappa de l’atelier pour aller habiter l’hôtel de sir Lionel Storigan…

Martial lui avait donné la révélation de l’amour insensé, furieux ; non qu’elle l’eût éprouvé elle-même, mais parce qu’elle avait pu en suivre en lui les phases, les développements, les abnégations et les désespoirs.

Maintenant elle connaissait sa puissance ; elle n’avait plus qu’à diriger cette force qui résidait en elle.

Avoir brisé le cœur de Martial n’était rien ; ruiner Storigan valait mieux. Elle eut le dépit de n’y point parvenir : il était trop riche. Elle se vengea en le désespérant ; il tenta de se briser la tête d’un coup de pistolet.

Il semblait qu’elle marchât dans la vie précédée de la mort qui lui ouvrait passage.

Dès lors, elle était déjà riche, ayant mis à profit les conseils du vieux notaire, qui était avare.

Chose étrange ! cette fille, devenue femme, n’avait pas encore senti une seule fois battre son cœur. Chacun de ses actes était le résultat d’un raisonnement, et tandis que la passion souffrait et criait auprès d’elle, elle écoutait froidement les clameurs désespérées, tout entière au seul but qu’elle se fût fixé ; être riche.

Seulement elle commit une imprudence.

N’ayant aucune notion des obligations que la société impose, elle ne fut pas assez hypocrite. Possédée par la passion de lucre qui s’était emparée d’elle, elle se laissa afficher par ses amants, pourvu qu’ils payassent largement ses faveurs, et, en quelques années, elle mérita le surnom hideux qui devait s’attacher à elle comme un stigmate.

Le Ténia ! Est-il plus monstrueux symbole de ces êtres qui se rivent aux entrailles de l’humanité, qui dévorent l’être émacié, qui rongent et qui tuent !…

Qui l’aimait mourait.

Elle passait à travers la foule en marchant sur des cadavres, comme ces idoles indiennes dont le char écrase les fanatiques prosternés…

Elle voulut être duchesse : un grand d’Espagne, le duc de Torrès, mit à ses pieds son titre et sa fortune princière ; seulement il l’ennuya ; elle voulut être veuve, et ne recula pas devant un crime.

Pourquoi le commit-elle ?… C’était encore une expérience qu’elle tentait sur elle-même. Elle voulait savoir si elle aurait la force d’aller jusqu’aux dernières limites du mal. Blasias aidant, elle vit que tout lui était possible…

Et cette âme, qui se gangrenait de plus en plus, restait toujours froide ; sa poitrine était comme un sépulcre où gisait un mort, qui était son cœur. Mort ? non, il n’avait pas vécu.

Une seule fois, elle avait senti tout à coup une vibration étrange : on se souvient de cette aventure qui l’avait placée en face d’Armand de Bernaye.

C’était au moment où, dégoûtée de tout et d’elle-même, elle songeait par lassitude à devenir baronne de Silvereal et à s’ouvrir, par la mort de Mathilde tant le crime lui semblait maintenant chose logique et facile – les portes de ces salons qui, malgré sa richesse, se fermaient devant le Ténia, veuve du duc de Torrès.

Donc elle vit Armand, qui l’écrasa de son mépris.

Elle sentit sourdre en elle une colère folle, et prit cette rage pour de l’amour. En vérité, elle se croyait de bonne foi lorsque, parlant à Mancal, elle lui répétait qu’elle aimait Armand.

Elle se trompait. Cependant, c’était un premier éveil. La lumière allait bientôt se faire dans cette âme obscure et, circonstance singulière, c’était de Mancal que devait lui venir la première clarté.

Lui montrant Jacques de Cherlux, il lui avait dit :

– Je veux que vous soyez aimée de cet homme !

Tout d’abord la Torrès avait souri. Qu’était-ce, après tout, qu’une victime de plus ? Pour prix de sa complicité dans une œuvre de haine et de vengeance, Mancal lui offrait des trésors immenses. L’enjeu était tentant, et Mancal semblait n’avoir pas menti, puisque des lèvres même de Silvereal s’était échappé l’aveu qui prouvait l’existence de ces mystérieuses richesses.

Mais d’où venait pourtant que la Torrès restait songeuse ? D’où venait qu’elle ne semblait écouter maintenant que d’une oreille distraite les suggestions de son conseiller ?

Puis voici que tout à coup Mancal – c’est-à-dire l’empoisonneur Blasias – disparaissait violemment.

La duchesse, sans y prendre garde, respira largement, comme si un poids eût été enlevé à sa poitrine ; en vérité, elle ne songeait plus ni à Silvereal, ni aux trésors des rois indiens.

Pour la première fois de sa vie, dans sa solitude égoïste, un nom errait sur ses lèvres.

Et ce nom était celui de Jacques de Cherlux.