Les Trappeurs de l'Arkansas - Gustave Aimard - E-Book

Les Trappeurs de l'Arkansas E-Book

Aimard Gustave

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Beschreibung

Extrait : "Le voyageur qui pour la première fois débarque dans l'Amérique du Sud, éprouve malgré lui un sentiment de tristesse indéfinissable. En effet, l'histoire du nouveau monde n'est qu'un lamentable martyrologue, dans lequel le fanatisme et la cupidité marchent continuellement côte à côte. La recherche de l'or fut à l'origine de la découverte du nouveau monde ; cet or une fois trouvé, l'Amérique ne fut plus pour ses conquérants qu'une étape..."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

● Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
● Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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À

MONSIEUR C.-V. DAMOREAU

MON BEAU-PÈRE

ET

MON MEILLEUR AMI.

GUSTAVE AIMARD.

On a beaucoup écrit sur l’Amérique ; bon nombre d’auteurs d’un talent incontestable ont entrepris la tâche difficile de faire connaître ces savanes immenses, peuplées de tribus féroces et inaccessibles à la civilisation, mais peu d’entre eux ont réussi faute d’une connaissance approfondie des pays qu’ils voulaient décrire et des peuples dont ils prétendaient faire connaître les mœurs.

M. Gustave Aimard a été plus heureux que ses devanciers ; séparé pendant de longues années du monde civilisé, il a vécu de la vie du nomade au milieu des prairies, côte à côte avec les Indiens, fils adoptif d’uns de leurs puissantes nations, partageant leurs dangers et leurs combats, les accompagnant partout, le rifle d’une main et le machette de l’autre.

Cette existence, toute de luttes et d’impossibilités vaincues, a des charmes inouïs que ceux-là seuls qui l’ont expérimentée peuvent comprendre. L’homme grandit dans le désert, seul, face à face avec Dieu, l’œil et l’oreille au guet, le doigt sur la détente de sa carabine, entouré d’ennemis de toutes sortes, Indiens et bêtes fauves qui, tapis dans les buissons, au fond des ravins ou au sommet des arbres, épient le moment de fondre sur lui pour en faire leur proie ; il se sent réellement le roi de la création qu’il domine de toute la hauteur de son intelligence et de son intrépidité.

Cette fiévreuse existence aux péripéties étranges, jamais les mêmes, a été pendant plus de quinze ans celle de M. Aimard. Chasseur intrépide, il a poursuivi les bisons avec les Sioux et les Pieds Noirs des prairies de l’ouest ; perdu dans le Del Norte, ce désert de sables mouvants qui a englouti tant de victimes, il a erré près d’un mois en proie aux horreurs de la faim, de la soif et de la fièvre. Deux fois il a été attaché par les Apaches au poteau de torture ; esclave des Palagons du détroit de Magellan pendant quatorze mois, en butte aux plus cruels traitements, il échappe par miracle à ses persécuteurs. Il a traversé seul les Pampas de Buenos-Ayres à San-Luis de Mendoza, sans crainte des panthères et des jaguars, des Indiens et des Gauchos. Poussé par un caprice insensé, il veut approfondir les mystères des forêts vierges du Brésil et les explore dans leur plus grande largeur malgré les hordes féroces qui les habitent.

Tour à tour squatter, chasseur, trappeur, partisan, gambusino ou mineur, il a parcouru l’Amérique, depuis les sommets les plus élevés des Cordillères jusqu’aux rives de l’Océan, vivant au jour le jour, heureux du présent, sans souci du lendemain, enfant perdu de la civilisation.

Ce ne sont donc pas des romans que M. Aimard écrit aujourd’hui, c’est sa vie qu’il raconte, ses espoirs déçus, ses courses aventureuses. Les mœurs qu’il décrit ont été les siennes, les Indiens dont il parle, il les a connus. En un mot, il a vu, il a vécu, il a souffert avec les personnages de ses récits ; nul donc mieux que lui n’était en état de soulever le voile qui cache les habitudes étranges des Indiens des Pampas et des hordes nomades qui sillonnent dans tous les sens les vastes déserts de l’Amérique.

PROLOGUE

Le maudit
IHermosillo

Le voyageur qui pour la première fois débarque dans l’Amérique du Sud, éprouve malgré lui un sentiment de tristesse indéfinissable.

En effet, l’histoire du nouveau monde n’est qu’un lamentable martyrologe, dans lequel le fanatisme et la cupidité marchent continuellement côte à côte.

La recherche de l’or fut l’origine de la découverte du nouveau monde ; cet or une fois trouvé, l’Amérique ne fut plus pour ses conquérants qu’une étape où ces avides aventuriers venaient, un poignard d’une main et un crucifix de l’autre, recueillir une ample moisson de ce métal si ardemment convoité, après quoi ils s’en retournaient dans leur patrie faire étalage de leurs richesses et provoquer par le luxe effréné qu’ils déployaient de nouvelles émigrations.

C’est à ce déplacement continuel qu’il faut attribuer, en Amérique, l’absence de ces grands monuments, sortes d’assises fondamentales de toute colonie qui s’implante dans un pays nouveau pour y perpétuer sa race.

Ce vaste continent, qui pendant trois siècles a été la paisible possession des Espagnols, parcourez-le aujourd’hui, c’est à peine si de loin en loin quelque ruine sans nom y rappelle leur passage, tandis que les monuments élevés, bien des siècles avant la découverte, par les Aztèques et les Incas sont encore debout dans leur majestueuse simplicité, comme un témoignage impérissable de leur présence dans la contrée et de leurs efforts vers la civilisation.

Hélas ! que sont devenues aujourd’hui ces glorieuses conquêtes enviées par l’Europe entière, où le sang des bourreaux s’est confondu avec le sang des victimes au profit de cette autre nation si fière alors de ses vaillants capitaines, de son territoire fertile et de son commerce qui embrassait le monde entier ; le temps a marché et l’Amérique méridionale expie à l’heure qu’il est les crimes qu’elle a fait commettre. Déchirée par des factions qui se disputent un pouvoir éphémère, opprimée par des oligarchies ruineuses, désertée par les étrangers qui se sont engraissés de sa substance, elle s’affaisse lentement sous le poids de son inertie sans avoir la force de soulever le linceul de plomb qui l’étouffe, pour ne se réveiller qu’au jour où une race nouvelle, pure d’homicide et se gourvernant d’après les lois de Dieu, lui apportera le travail et la liberté qui sont la vie des peuples.

En un mot, la race Hispano-Américaine s’est perpétuée dans les domaines qui lui ont été légués par ses ancêtres sans en étendre les bornes ; son héroïsme s’est éteint dans la tombe de Charles-Quint, et elle n’a conservé de la mère-patrie que ses mœurs hospitalières, son intolérance religieuse, ses moines, ses guittareros et ses mendiants armés d’escopettes.

De tous les États qui forment la vaste confédération Mexicaine, l’État de Sonora est le seul qui, à cause de ses luttes avec les tribus indiennes qui l’entourent et de ses frottements continuels avec peuplades, ait conservé une physionomie à part.

Les mœurs de ses habitants ont une certaine allure sauvage, qui les distingue au premier coup d’œil de ceux des provinces intérieures.

Le Rio Gila peut être considéré comme la limite septentrionale de cet État ; de l’est à l’ouest il est resserré entre la Sierra Madre et le golfe de Californie.

La Sierra Madre, derrière Durango, se partage en deux branches, la principale continue la grande direction, courant du nord au sud, l’autre tourne vers l’ouest, longeant derrière les États de Durango et de Guadalaxara, toutes les régions qui vont finir vers le Pacifique. Cette branche des Cordillères forme les limites méridionales de la Sonora.

La nature semble comme à plaisir avoir prodigué ses bienfaits à pleines mains dans ce pays. Le climat est riant, tempéré, salubre ; l’or, l’argent, la terre la plus féconde, les fruits les plus délicieux, les herbes médicinales y abondent ; on y trouve les baumes les plus efficaces, les insectes les plus utiles pour la teinture, les marbres les plus rares, les pierres les plus précieuses, le gibier, les poissons de toutes sortes. Mais aussi dans les Vastes solitudes du Rio Gila et de la Sierra Madre les Indiens indépendants, Comanches, Pawnies, Pimas, Opatas et Apaches, ont déclaré une rude guerre à la race blanche, et dans leurs courses implacables et incessantes lui font chèrement payer la possession de toutes ces richesses dont ses ancêtres les ont dépouillés et qu’ils revendiquent sans cesse.

Les trois principales villes de la Sonora sont : Guaymas, Hermosillo et Arispe.

Hermosillo, anciennement le Pitic et que l’expédition du comte de Raousset Boulbon a rendu célèbre, est l’entrepôt du commerce mexicain dans le Pacifique et compte plus de neuf mille habitants.

Cette ville, bâtie sur un plateau qui s’abaisse dans la direction du nord-ouest en pente douce jusqu’à la mer, s’appuie et s’abrite frileusement contre une colline nommée el Cerro de la campana, – Montagne de la cloche, – dont le sommet est couronné d’énormes blocs de pierre qui, lorsqu’on les touche, rendent un son clair et métallique.

Du reste, comme ses autres sœurs américaines, cette ciudad est sale, bâtie en pisé et présente aux yeux étonnés du voyageur un mélange de ruines, d’incurie et de désolation qui attriste l’âme.

 

Le jour où commence ce récit, c’est-à-dire le 17 janvier 1817, entre trois et quatre heures de l’après-midi, moment où d’ordinaire la population fait la siesta, retirée au fond de ses demeures, la ville d’Hermosillo, si calme et si tranquille d’ordinaire, offrait un aspect étrange.

Une foule de Leperos, de Gambusinos, de contrebandiers et surtout de Rateros se pressait avec des cris, des menaces et des hurlements sans nom, dans la calle del Rosario, – rue du Rosaire. – Quelques soldats espagnols, – le Mexique à cette époque n’avait pas encore secoué le joug de la métropole, – cherchaient en vain à rétablir l’ordre et à dissiper la foule, frappant à torts et à travers à grands coups de bois de lances sur les individus qui se trouvaient devant eux.

Mais le tumulte loin de diminuer allait au contraire toujours croissant, les Indiens Hiaquis surtout, mêlés à la foule, criaient et gesticulaient d’une façon réellement effrayante.

Les fenêtres de toutes les maisons regorgeaient de têtes d’hommes et de femmes qui, les regards fixés du côté du Cerro de la campana, du pied duquel s’élevaient d’épais nuages de fumée en tourbillonnant vers le ciel, semblaient être dans l’attente d’un évènement extraordinaire.

Tout à coup de grands cris se firent entendre, la foule se fendit en deux comme une grenade trop mûre, chacun se jeta de côté avec les marques de la plus grande frayeur et un jeune homme, un enfant plutôt car il avait à peine seize ans, apparut emporté comme dans un tourbillon par le galop furieux d’un cheval à demi sauvage.

– Arrêtez-le ! criaient les uns.

–Lassez-le ! vociféraient les autres.

–Valgamedios ! murmuraient les femmes en se signant, c’est le démon lui-même.

Mais chacun, loin de songer à l’arrêter, l’évitait au plus vite ; le hardi garçon continuait sa course rapide, un sourire railleur aux lèvres, le visage enflammé, l’œil étincelant et distribuant à droite et à gauche de rudes coups de chicote à ceux qui se hasardaient trop près de lui, ou que leur mauvais destin empêchait de s’éloigner aussi vite qu’ils l’auraient voulu.

– Eh ! eh ! Caspita ! fit lorsque l’enfant le frôla en passant un vaquero à la face stupide et aux membres athlétiques, au diable soit le fou qui a manqué me renverser ! Eh mais, ajouta-t-il après avoir jeté un regard sur le jeune homme, je ne me trompe pas, c’est Rafaël, le fils de mon compère ! attends un peu, picaro !

Tout en faisant cet aparté entre ses dents, le vaquero déroula le lasso qu’il portait attaché à sa ceinture et se mit à courir dans la direction du cavalier.

La foule qui comprit son intention applaudit avec enthousiasme.

– Bravo ! bravo ! cria-t-elle.

– Ne le manque pas, Cornejo ! appuyèrent des vaqueros en battant des mains.

Cornejo, puisque nous savons le nom de cet intéressant personnage, se rapprochait insensiblement de l’enfant devant lequel les obstacles se multipliaient de plus en plus.

Averti du péril qui le menaçait par les cris des assistants, le cavalier tourna la tête.

Alors, il vit le vaquero.

Une pâleur livide couvrit son visage, il comprit qu’il était perdu.

– Laisse-moi me sauver, Cornejo, lui cria-t-il avec des larmes dans la voix.

– Non ! non ! hurla la foule, lassez-le ! lassez-le !

La populace prenait goût à cette chasse à l’homme, elle craignait de se voir frustrer du spectacle qui l’intéressait à un si haut point.

– Rends-toi ! répondit le géant, ou si non je t’en avertis, je te lasse comme un Cibolo.

– Je ne me rendrai pas ! dit l’enfant avec résolution.

Les deux interlocuteurs couraient toujours, l’un à pied, l’autre à cheval.

La-foule suivait en hurlant de plaisir.

Les masses sont ainsi partout, barbares et sans pitié.

– Laisse-moi, te dis-je, reprit l’enfant, ou je te jure, sur les âmes bénies du purgatoire, qu’il t’arrivera malheur !

Le vaquero ricana et fit tournoyer son lasso autour de sa tête.

– Prends garde, Rafaël, dit-il, pour la dernière fois, veux-tu te rendre ?

– Non ! mille fois non ! cria l’enfant avec rage.

– À la grâce de Dieu alors ! fit le vaquero.

Le lasso siffla et partit.

Mais il se passa une chose étrange.

Rafaël arrêta court son cheval comme s’il eût été changé en un bloc de granit et s’élançant de la selle, il bondit comme un jaguar sur le géant que le choc renversa sur le sable, et avant que personne pût s’y opposer, il lui plongea dans la gorge le couteau que les Mexicains portent toujours à la ceinture.

Un long flot de sang jaillit au visage de l’enfant, le vaquero se tordit quelques secondes, puis resta immobile.

Il était mort !

La foule poussa un cri d’horreur et d’épouvante.

Prompt comme l’éclair, l’enfant s’était remis en selle et avait recommencé sa course désespérée en brandissant son couteau et en riant d’un rire de démon.

Lorsqu’après le premier moment de stupeur passé, on voulut se remettre à la poursuite du meurtrier, il avait disparu.

Nul ne put dire de quel côté il avait passé.

Comme toujours en pareille circonstance, le juez de letras – juge criminel – flanqué d’une nuée d’alguazils déguenillés arriva sur le lieu du meurtre lorsqu’il était trop tard.

Le juez de letras, don Inigo tormentos Albaceyte, était un homme de quelque cinquante ans, petit et replet, à la face apoplectique, qui prenait du tabac d’Espagne dans une boîte d’or enrichie de diamants, et cachait sous une apparente bonhommie une avarice profonde doublée d’une finesse extrême et d’un sang-froid que rien ne pouvait émouvoir.

Contrairement à ce qu’on aurait pu supposer, le digne magistrat ne parut pas le moins du monde déconcerté de la fuite de l’assassin, il secoua la tête deux ou trois fois, jeta un regard circulaire sur la foule, et clignant son petit œil gris :

– Pauvre Cornejo, dit-il en se bourrant philosophiquement le nez de tabac, cela devait lui arriver un jour ou l’autre.

– Oui, dit un lepero, il a été proprement tué.

– C’est ce que je pensais, reprit le juge, celui qui a fait le coup s’y connaît, c’est un gaillard qui en a l’habitude.

– Ah ! bien oui, répondit le lepero en haussant les épaules, c’est un enfant.

– Bah ! fit le juge avec un feint étonnement et en lançant un regard en dessous à son interlocuteur, un enfant !

– À peu près, dit le lepero, fier d’être ainsi écouté, c’est Rafaël, le fils aîné de don Ramon.

– Tiens, tiens, tiens, dit le juge avec une secrète satisfaction, mais non, reprit-il, ce n’est pas possible, Rafaël n’a que seize ans tout au plus, il n’aurait pas été se prendre de querelle avec Cornejo qui, rien qu’en lui serrant le bras, en aurait eu raison.

– C’est cependant ainsi, Excellence, nous l’avons tous vu, Rafaël avait joué au monté chez don Aguilar, il paraît que la chance ne lui était pas favorable, il perdit tout ce qu’il avait d’argent, alors la rage le prit, et pour se venger, il mit le feu à la maison.

– Caspita ! fit le juge.

– C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire, Excellence, regardez, on voit encore la fumée quoique la maison soit déjà en cendres.

– En effet, fit le juge en jetant un regard du côté que lui indiquait le lepero, et ensuite…

– Ensuite, continua l’autre, naturellement il voulut se sauver, Cornejo essaya de l’arrêter…

– Il avait raison !

– Il avait tort puisque Rafaël l’a tué !

– C’est juste, dit le juge, mais soyez tranquilles, mes amis, la justice le vengera.

Cette parole fut accueillie par les assistants avec un sourire de doute.

Le magistrat, sans s’occuper de l’impression produite par ses paroles, ordonna à ses acolytes qui déjà avaient fouillé et dépouillé le défunt, de l’enlever et de le transporter sous le porche de l’église voisine, puis il rentra dans sa maison en se frottant les mains d’un air satisfait.

Le juge revêtit un habit de voyage, passa une paire de pistolets à sa ceinture, attacha une longue épée à son côté et après avoir dîné légèrement, il sortit.

Dix alguazils armés jusqu’aux dents, et montés sur de forts chevaux, l’attendaient à la porte ; un domestique tenait en bride un magnifique cheval noir qui piétinait et rongeait son frein avec impatience. Don Inigo se mit en selle, se plaça en tête de ses hommes et la troupe s’ébranla au petit trot.

– Eh ! eh ! disaient les curieux qui stationnaient aux environs sur le pas des portes, le juez Albaceyte se rend chez don Ramon Garillas, nous aurons demain du nouveau.

– Caspita ! répondaient d’autres, son picaro de fils n’aura pas volé la corde qui servira à le pendre !

– Hum ! fit un lepero, avec un sourire de regret, ce serait malheureux, le gaillard promet, sur ma parole ! sa cuchillada à Cornejo est magnifique. Le pauvre diable a été proprement coupé (tué).

Cependant le juge continuait toujours sa route, rendant avec la plus grande ponctualité les saluts dont on l’accablait sur son passage, bientôt il fut dans la campagne.

Alors s’enveloppant dans son manteau :

– Les armes sont-elles chargées ? demanda-t-il.

– Oui, Excellence, répondit le chef des alguazils.

– Bien ! à l’hacienda de don Ramon Garillas, et bon pas, tâchons d’arriver avant la nuit.

La troupe partit au galop.

IIL’hacienda del Milagro

Les environs d’Hermosillo sont de véritables déserts.

Le chemin qui conduit de cette ville à l’hacienda del Milagro, – ferme du Miracle, – est des plus tristes et des plus arides.

L’on ne voit à de rares intervalles, que des arbres à bois de fer, des gommiers, des arbres du Pérou aux grappes rouges et pimentées, des nopals et des cactus, seuls arbres qui peuvent croître dans un terrain calciné par les rayons incandescents d’un soleil perpendiculaire.

De loin en loin apparaissent comme une amère dérision les longues perches des citernes ayant un seau de cuir tordu et racorni à une extrémité et à l’autre des pierres attachées par des lanières ; mais les citernes sont taries et le fond n’est plus qu’une croûte noire et vaseuse dans laquelle une myriade d’animaux immondes prennent leurs ébats ; des tourbillons d’une poussière fine et impalpable soulevés par le moindre souffle d’air saisissent à la gorge le voyageur haletant, et sous chaque brin d’herbe desséché les cigales appellent avec fureur la rosée bienfaisante de la nuit.

Cependant lorsqu’avec des peines extrêmes on a fait six lieues dans ces solitudes embrasées, l’œil se repose avec délice sur une splendide oasis qui semble tout à coup surgir du sein des sables.

Cet Éden est l’hacienda del Milagro.

Au moment où se passe notre histoire, cette hacienda, l’une des plus riches et des plus vastes de la province, se composait d’un corps de logis élevé de deux étages, bâti en tapia et en adôves avec un toit en terrasse fait en roseaux recouverts de terre battue. On arrivait à l’hacienda par une immense cour dont l’entrée en forme de portique voûté, était garnie de fortes portes battantes avec une poterne d’un côté. Quatre chambres complétaient la façade, les croisées avaient des grilles de fer dorées et dans l’intérieur des volets ; elles étaient vitrées, luxe inouï dans ce pays à cette époque ; sur chaque côté de la cour ou patio, se trouvaient les communs pour les peones, les enfants, etc.

Le rez-de-chaussée du corps de logis principal se composait de trois pièces, une espèce de grand vestibule meublé de fauteuils antiques et de canapés recouverts en cuir gaufré de Cordoue, d’une grande table de nopal et de quelques tabourets ; sur les murs étaient accrochés dans des cadres dorés plusieurs vieux portraits de grandeur naturelle représentant des membres de la famille ; les charpentes du plafond, laissées en relief, étaient décorées d’une profusion de sculptures.

Deux portes battantes s’ouvraient dans le salon ; le côté qui était en face du patio s’élevait d’un pied environ au-dessus du reste du plancher, il était couvert d’un tapis avec un rang de tabourets bas, sculptés curieusement, garnis de velours cramoisi avec des coussins pour mettre les pieds ; il y avait aussi une petite table carrée de dix-huit pouces de haut servant de table à ouvrage. Cette portion du salon est réservée aux dames qui s’y assoient les jambes croisées à la mauresque ; de l’autre côté du salon se trouvaient des chaises recouvertes avec la même étoffe que les tabourets et les coussins ; en face de l’entrée du salon s’ouvrait la principale chambre à coucher avec une alcôve à l’extrémité d’une estrade sur laquelle était placé un lit de parade, orné d’une infinité de dorures et de rideaux de brocart avec des galons et des franges d’or et d’argent. Les draps et les taies d’oreiller étaient de la plus belle toile et bordés d’une large dentelle.

Derrière le principal corps de logis se trouvait un second patio, où étaient placés les cuisines et le corral ; après cette cour venait un immense jardin, fermé de murs et de plus de cent perches de profondeur, dessiné à l’anglaise et renfermant les arbres et les plantes les plus exotiques.

L’hacienda était en fête.

C’était l’époque de la matanza del ganado, – abattage des bestiaux, – les péons avaient formé à quelques pas de l’hacienda un enclos dans lequel, après avoir fait entrer les bestiaux, ils séparaient les maigres d’avec les gras, que l’on faisait sortir un à un de l’enceinte.

Un vaquero armé d’un instrument tranchant de la forme d’un croissant garni de pointes placées à la distance d’un pied, embusqué à la porte de l’enclos, coupait avec une adresse infinie les jarrets de derrière des pauvres bêtes au fur et à mesure qu’elles passaient devant lui.

Si par hasard il manquait son coup, ce qui était rare, un second vaquero à cheval suivait l’animal au grand galop, lui jetait le lasso autour des cornes et le maintenait jusqu’à ce que le premier lui eût coupé les jarrets.

Nonchalamment appuyé contre le portique de l’hacienda, un homme d’une quarantaine d’années, revêtu d’un riche costume de gentilhomme fermier, les épaules recouvertes d’un zarapé aux brillantes couleurs, et la tête garantie des derniers rayons du soleil couchant par un fin chapeau de paille de Panama d’au moins cinq cents piastres, semblait présider à cette scène tout en fumant une cigarette de maïs.

C’était un cavalier de haute mine, à la taille élancée fine, cambrée et parfaitement proportionnée, les traits de son visage, bien dessinés, aux lignes fermes et arrêtées dénotaient la loyauté, le courage et surtout une volonté de fer. Ses grands yeux noirs ombragés par d’épais sourcils, étaient d’une douceur sans égale, mais lorsqu’une contrariété un peu vive colorait son teint bruni d’un reflet rougeâtre, son regard prenait une fixité et une force que nul ne pouvait supporter et qui faisaient hésiter et trembler les plus braves.

La finesse des extrémités et plus que tout le cachet d’aristocratie empreint sur sa personne dénotaient au premier coup d’œil que cet homme était de pure et noble race castillane.

En effet, ce personnage était don Ramon Garillas de Saavedra, le propriétaire de l’hacienda del Milagro que nous venons de décrire.

Don Ramon Garillas descendait d’une famille espagnole dont le chef avait été un des principaux lieutenants de Cortez, et s’était établi au Mexique après la miraculeuse conquête de cet aventurier de génie.

Jouissant d’une fortune princière, mais repoussé, à cause de son mariage avec une femme de race Aztèque mêlée, par les autorités espagnoles, il s’était adonné tout entier à la culture de ses terres et à l’amélioration de ses vastes domaines.

Après dix-sept ans de mariage, il se trouvait chef d’une nombreuse famille composée de six garçons et de trois filles, en tout neuf enfants, dont Rafaël, celui que nous avons vu si lestement tuer le vaquero, était l’aîné.

Le mariage de don Ramon et de dona Jesusita, n’avait été qu’un mariage de convenance, contracté au point de vue seul de la fortune, mais qui pourtant les rendait comparativement heureux ; nous disons comparativement, parce que la jeune fille n’étant sortie du couvent que pour se marier, l’amour n’avait jamais existé entre eux, mais avait été remplacé par une tendre et sincère affection.

Dona Jesusita passait son temps dans les soins que nécessitaient ses enfants, au milieu de ses femmes indiennes ; de son côté son mari complètement absorbé par les devoirs de sa vie de gentilhomme fermier restait presque toujours avec ses vaqueros, ses péons et ses chasseurs, ne voyant sa femme que pendant quelques minutes aux heures des repas, et restant parfois des mois entiers absent pour une partie de chasse sur les bords du Rio Gila.

Cependant nous devons ajouter que, absent ou présent, don Ramon veillait avec le plus grand soin à ce que rien ne manquât au bien-être de sa femme et à ce que ses moindres caprices fussent satisfaits, n’épargnant ni l’argent ni les peines pour lui procurer ce qu’elle paraissait désirer.

Dona Jesusita était douée d’une beauté ravissante et d’une douceur angélique ; elle semblait avoir accepté sinon avec joie du moins sans trop de peine le genre de vie auquel son mari l’avait obligée à se plier ; mais dans les profondeurs de son grand œil noir languissant, dans la pâleur de ses traits et surtout dans le nuage de tristesse qui obscurcissait continuellement son beau front d’une blancheur mate, il était facile de deviner qu’une âme ardente était renfermée dans cette séduisante statue, et que ce cœur qui s’ignorait soi-même avait tourné toutes ses pensées vers ses enfants, qu’elle s’était mise à adorer de toutes les forces virginales de l’amour maternel, le plus beau et le plus saint de tous.

Pour don Ramon, toujours bon et prévenant pour sa femme, qu’il ne s’était jamais donné la peine d’étudier, il avait le droit de la croire la plus heureuse créature du monde, et elle l’était en effet depuis que Dieu l’avait rendue mère.

Le soleil était couché depuis quelques instants, le ciel perdait peu à peu sa teinte pourprée et s’assombrissait de plus en plus, quelques étoiles commençaient déjà à scintiller sur la voûte céleste, et le vent du soir se levait avec une force qui présageait pour la nuit un de ces orages terribles, comme ces régions en voient souvent éclater.

Le mayoral, après avoir fait renfermer avec soin le reste du ganado dans l’enclos, rassembla les vaqueros et les péons, et tous se dirigèrent vers l’hacienda où la cloche du souper les avertissait que l’heure du repos était enfin venue.

Lorsque le majordome passa le dernier en le saluant devant son maître :

– Eh bien, lui demanda celui-ci, nô Eusébio, combien de têtes avons-nous cette année ?

– Quatre cent cinquante, mi amò, – mon maître, – répondit le mayoral, grand homme sec et maigre à la tête grisonnante et au visage tanné comme un morceau de cuir, en arrêtant son cheval et ôtant son chapeau, c’est-à-dire soixante-quinze têtes de plus que l’année passée ; nos voisins les jaguars et les Apaches ne nous ont pas causé de grands dommages, cette saison.

– Grâce à vous, nô Eusébio, répondit don Ramon, votre vigilance a été extrême, je saurai vous en récompenser.

– Ma meilleure récompense est la bonne parole que Votre Seigneurie vient de me dire, répondit le mayoral, dont le rude visage s’éclaira d’un sourire de satisfaction, ne dois-je pas veiller sur ce qui vous appartient avec le même soin que si tout était à moi ?

– Merci, reprit le gentilhomme avec émotion en serrant la main de son serviteur, je sais que vous m’êtes dévoué.

– À la vie et à la mort, mon maître, ma mère vous a nourri de son lait, je suis à vous et à votre famille.

– Allons ! allons ! nô Eusébio, dit gaiement l’hacendero, le souper est prêt, la senora doit être à table, ne la laissons pas nous attendre plus longtemps.

Sur ce, tous deux entrèrent dans le patio et nô Eusébio, ainsi que don Ramon l’avait nommé, se prépara, comme il le faisait chaque soir, à fermer les portes.

Pendant ce temps don Ramon entra dans la salle à manger de l’hacienda, où tous les vaqueros et les péons étaient réunis.

Cette salle à manger était meublée d’une immense table qui en tenait tout le centre ; autour de cette table il y avait des bancs de bois garnis de cuir et deux fauteuils sculptés destinés à don Ramon et à la senora. Derrière les fauteuils un Christ en ivoire de quatre pieds de haut, pendait au mur entre deux tableaux représentant, l’un Jésus au jardin des Oliviers, l’autre le Sermon sur la montagne. Çà et là accrochées le long des murailles blanchies à la chaux, grimaçaient des têtes de jaguars, de buffles ou d’élans tués à la chasse par l’hacendero.

La table était abondamment servie de lahua, potage épais fait de farine de maïs cuite avec de la viande, de puchero ou olla podrida et de pépian ; de distance en distance il y avait des bouteilles de mezcal et des carafes d’eau.

Sur un signe de l’hacendero le repas commença.

Bientôt l’orage qui menaçait éclata avec fureur.

La pluie tombait à torrents, à chaque seconde des éclairs livides faisaient pâlir les lumières, précédant les éclats formidables de la foudre.

Vers la fin du repas l’ouragan acquit une violence telle que le tumulte des éléments conjurés couvrit le bruit des conversations.

Le tonnerre éclata avec une force épouvantable, un tourbillon de vent s’engouffra dans la salle en défonçant une fenêtre, toutes les lumières s’éteignirent, les assistants se signèrent avec crainte.

En ce moment, la cloche placée à la porte de l’hacienda, retentit avec un bruit convulsif, et une voix qui n’avait rien d’humain, cria à deux reprises différentes :

– À moi !… à moi !…

– Sang du Christ ! s’écria don Ramon en s’élançant hors de la salle, on égorge quelqu’un dans la plaine.

Deux coups de feu retentirent presque en même temps, un cri d’agonie traversa l’espace, et tout retomba dans un silence sinistre.

Tout à coup un éclair blafard sillonna l’obscurité, le tonnerre éclata avec un fracas horrible et don Ramon reparut sur le seuil de la salle, portant un homme évanoui dans ses bras.

L’étranger fut déposé sur un siège, l’on s’empressa autour de lui.

Le visage de cet homme non plus que sa mise n’avaient rien d’extraordinaire, cependant en l’apercevant, Rafaël, le fils aîné de don Ramon, ne put réprimer un geste d’effroi, son visage devint d’une pâleur livide.

– Oh ! murmura-t-il à voix basse, le juez de letras !…

C’était en effet le digne juge que nous avons vu sortir d’Hermosillo en si brillant équipage.

Ses longs cheveux trempés de pluie tombaient sur sa poitrine, ses vêtements étaient en désordre, tachés de sang et déchirés en maints endroits.

Sa main droite serrait convulsivement la crosse d’un pistolet déchargé.

Don Ramon lui aussi avait reconnu le juez de letras, il avait malgré lui lancé à son fils un regard que celui-ci n’avait pu supporter.

Grâce aux soins intelligents qui lui furent prodigués par dona Jesusita et ses femmes, le juge ne tarda pas à revenir à lui ; il poussa un profond soupir, ouvrit des yeux hagards qu’il promena sur les assistants sans rien voir encore, et peu à peu reprit connaissance.

Tout à coup une vive rougeur colora son front si pâle une seconde auparavant, son œil étincela ; dirigeant vers Rafaël un regard qui le cloua au sol en proie à une terreur invincible, il se leva péniblement et s’avançant vers le jeune homme qui le regardait venir sans oser chercher à l’éviter, il lui posa rudement la main sur l’épaule, puis se tournant vers les péons terrifiés de cette scène étrange laquelle ils ne comprenaient rien :

– Moi, don Inigo tormentos d’Albaceyte, dit-il d’une voix solennelle, juez de letras de la ville d’Hermosillo, au nom du roi j’arrête cet homme convaincu d’assassinat !…

– Grâce ! s’écria Rafaël, en tombant à deux genoux et en joignant les mains avec désespoir.

– Malheur !… murmura la pauvre mère en s’affaissant sur elle-même.

IIILe jugement

Le lendemain, le soleil se leva splendide à l’horizon.

L’orage de la nuit avait complètement nettoyé le ciel qui était d’un bleu mat ; les oiseaux gazouillaient, gaiement cachés sous la feuillée, tout dans la nature avait repris son air de fête accoutumé.

La cloche sonna joyeusement à l’hacienda del Milagro, les péons commencèrent à se disperser dans toutes les directions, les uns menant les chevaux au pasto, les autres conduisant les bestiaux dans les prairies artificielles, d’autres encore se rendant aux champs, enfin les derniers s’occupèrent dans le patio à traire les vaches et à réparer les dégâts causés par l’ouragan.

Les seules traces qui restaient de la tempête de la nuit étaient deux magnifiques jaguars étendus morts à la porte de l’hacienda, non loin du cadavre d’un cheval à demi dévoré.

Nô Eusébio, qui se promenait de long en large dans le patio en surveillant avec soin les occupations de chacun, fit retirer et nettoyer les riches harnais du cheval, et ordonna qu’on enlevât la peau des jaguars.

Ce qui fut exécuté en un clin d’œil.

Pourtant, nô Eusébio était inquiet, don Ramon ordinairement le premier levé à l’hacienda n’avait pas encore paru.

Le soir précédent à la suite de la foudroyante accusation lancée par le juez de letras contre le fils aîné de l’hacendero, celui-ci avait ordonné à ses serviteurs de se retirer, et après avoir lui-même, malgré les pleurs et les prières de sa femme, solidement garrotté son fils, il avait emmené don Inigo d’Albaceyte dans une salle retirée de la ferme, où tous deux étaient restés enfermés jusqu’à une heure fort avancée de la nuit.

Que s’était-il passé dans cet entretien pendant lequel avait dû être arrêté le sort de Rafaël ? personne ne le savait, nô Eusébio pas plus que les autres.

Puis après avoir conduit don Inigo dans une chambre qu’il lui avait fait préparer, et lui avoir souhaité une bonne nuit, don Ramon était allé rejoindre son fils, auprès duquel la pauvre mère pleurait toujours ; sans prononcer une parole, il avait pris l’enfant dans ses bras et l’avait emporté dans sa chambre à coucher où il l’avait étendu sur le sol auprès de son lit, ensuite l’hacendero avait fermé la porte à clé, s’était couché, deux pistolets à son chevet, et la nuit s’était écoulée ainsi, le père et le fils se lançant dans l’obscurité des regards de bêtes fauves, et la pauvre mère agenouillée sur le seuil de cette chambre dont rentrée lui était interdite, pleurant silencieusement sur son premier-né qui, elle en avait le pressentiment terrible, allait lui être ravi pour toujours.

– Hum ! murmurait à part lui le mayoral, tout en mâchonnant sans y songer le bout de sa cigarette éteinte, qu’est-ce que tout cela va devenir ? Don Ramon n’est pas homme à pardonner, il ne transigera pas avec son honneur. Abandonnera-t-il son fils à la justice ? oh ! non ! mais alors que fera-t-il ?

Le digne mayoral en était là de ses réflexions lorsque don Inigo Albaceyte et don Ramon parurent dans le patio.

Le visage des deux hommes était sévère, celui de l’hacendero surtout était sombre comme la nuit.

– Nô Eusébio, dit don Ramon d’une voix brève, faites seller un cheval et préparer une escorte de quatre hommes pour conduire ce cavalier à Hermosillo.

Le mayoral s’inclina respectueusement et donna immédiatement les ordres nécessaires.

– Je vous remercie mille fois, continua don Ramon en s’adressant au juge, vous sauvez l’honneur de ma maison.

– Ne me soyez pas si reconnaissant, seigneur, répondit don Inigo, je vous jure que lorsque je suis sorti hier soir de la ville, je n’avais nullement l’intention de vous être agréable.

L’hacendero fit un geste.

– Mettez-vous à ma place, je suis juge criminel avant tout, on coupe une personne, un mauvais drôle, je vous le concède, mais un homme, quoique de la pire espèce ; l’assassin est connu, il traverse au galop la ville, en plein soleil, à la vue de tous, avec une effronterie incroyable, que devais-je faire ? me mettre à sa poursuite, je n’ai pas hésité.

– C’est vrai, murmura don Ramon en baissant la tête.

– Et mal m’en a pris, les coquins qui m’accompagnaient m’ont abandonné comme des poltrons au plus fort de l’orage pour se cacher je ne sais où ; pour comble de disgrâce, deux jaguars, de magnifiques bêtes du reste, se sont lancés à ma poursuite, ils me serraient de si près que je suis venu tomber comme une masse à votre porte ; j’en ai tué un, c’est vrai, mais l’autre était bien près de me happer lorsque vous m’êtes venu en aide. Pouvais-je après cela arrêter le fils de l’homme qui m’avait sauvé la vie au péril de la sienne ? c’eût été agir avec la plus noire ingratitude.

– Merci, encore une fois.

– Mais non, nous sommes quittes, voilà tout. Je ne parle pas des quelques milliers de piastres que vous m’avez donnés, puisqu’ils serviront à fermer la bouche à mes loups cerviers ; seulement, croyez-moi, don Ramon, surveillez votre fils, s’il retombait une autre fois dans mes mains, je ne sais pas comment je pourrais le sauver.

– Soyez tranquille, don Inigo, mon fils ne retombera plus dans vos mains.

L’hacendero prononça ces paroles d’une voix tellement sombre que le juge se retourna en tressaillant.

– Prenez garde à ce que vous allez faire ! dit-il.

– Oh ! ne craignez rien, répondit don Ramon, seulement comme je ne veux pas que mon fils monte sur un échafaud et traîne mon nom dans la boue, je saurai y mettre ordre.

En ce moment on amena le cheval.

Le juez de letras se mit en selle.

– Allons adieu, don Ramon, dit-il d’une voix indulgente, soyez prudent, ce jeune homme peut encore se corriger, il a le sang vif, pas autre chose.

– Adieu, don Inigo Albaceyte, répondit l’hacendero d’un ton sec qui n’admettait pas de réplique.

Le juge secoua la tête, et piquant des deux il partit au grand trot suivi de son escorte après avoir fait un dernier geste d’adieu au fermier.

Celui-ci le suivit des yeux tant qu’il put l’apercevoir, puis il rentra à grands pas dans l’hacienda.

– Nô Eusébio, dit-il au mayoral, sonnez la cloche pour réunir tous les péons ainsi que les autres serviteurs de l’hacienda.

Le mayoral après avoir regardé son maître avec étonnement, se hâta d’exécuter l’ordre qu’il avait reçu.

– Qu’est-ce que tout cela signifie ? dit-il.

Au bruit de la cloche, les employés de la ferme s’empressèrent d’accourir, ne sachant à quoi attribuer cette convocation extraordinaire.

Ils furent bientôt réunis tous dans la grande salle qui servait de réfectoire. Le plus complet silence régnait parmi eux. Une angoisse secrète leur serrait le cœur. Ils avaient le pressentiment d’un évènement terrible.

Après quelques minutes d’attente, dona Jesusita entra entourée de ses enfants, à l’exception de Rafaël, et fut prendre place sur une estrade préparée à l’un des bouts de la salle.

Ses traits étaient pâles, ses yeux rougis montraient qu’elle avait pleuré.

Don Ramon parut.

Il avait revêtu un costume complet de velours noir, sans broderies, une lourde chaîne d’or pendait sur sa poitrine, un chapeau de feutre noir à larges bords, orné d’une plume d’aigle, couvrait sa tête, une longue épée à garde en fer bruni pendait à son côté gauche.

Son front était chargé de rides, ses sourcils étaient froncés au-dessus de ses yeux noirs qui semblaient lancer des éclairs.

Un frisson de terreur parcourut les rangs de l’assemblée. Don Ramon Garillas avait revêtu son costume de justicier.

Justice allait donc être faite ?

Mais de qui ?

Lorsque don Ramon eut pris place à la droite de sa femme, il fit un signe.

Le mayoral sortit et rentra un instant après suivi de Rafaël.

Le jeune homme était nu-tête, il avait les mains attachées derrière le dos.

Les yeux baissés, le visage pâle, il se plaça devant son père, qu’il salua respectueusement.

À l’époque où se passe notre histoire surtout dans les pays éloignés des centres, et exposés aux continuelles incursions des Indiens, les chefs de familles avaient conservé dans toute sa pureté cette autorité patriarcale, que les efforts de notre civilisation dépravée tendent de plus en plus à amoindrir et à faire disparaître.

Un père était souverain dans sa maison, ses jugements étaient sans appel et exécutés sans murmures et sans résistance.

Les gens de la ferme connaissaient le caractère ferme et la volonté implacable de leur maître, ils savaient qu’il ne pardonnait jamais, que son honneur lui était plus cher que la vie, ce fut donc avec un sentiment de crainte indéfinissable qu’ils se préparèrent à assister au drame terrible qui allait se jouer devant eux entre le père et le fils.

Don Ramon se leva, promena un regard sombre sur l’assistance, et jetant son chapeau à ses pieds :

– Écoutez tous, dit-il d’une voix brève et profondément accentuée, je suis d’une vieille race chrétienne dont les ancêtres n’ont jamais failli ; l’honneur a toujours dans ma maison été considéré comme le premier bien, cet honneur que mes aïeux m’ont transmis intact et que je me suis efforcé de conserver pur, mon fils premier-né, l’héritier de mon nom, vient de le souiller d’une tache indélébile. Hier, à Hermosillo, à la suite d’une querelle dans un tripot, il a mis le feu à une maison au risque d’incendier toute la ville, et comme un homme voulait s’opposer à sa fuite, il l’a tué d’un coup de poignard. Que penser d’un enfant qui, dans un âge aussi tendre, est doué de ces instincts de bête fauve ? Justice doit être faite, vive Dieu ! je la ferai sévère !

Après ces paroles, don Ramon croisa les bras sur sa poitrine et sembla se recueillir.

Nul n’osait hasarder un mot en faveur de l’accusé ; les fronts étaient baissés, les poitrines haletantes.

Rafaël était aimé des serviteurs de son père, à cause de son intrépidité qui ne connaissait pas d’obstacles, de son adresse à manier un cheval et à se servir de toutes les armes, et plus que tout pour la franchise et la bonté qui faisaient le fond de son caractère. Dans ce pays surtout, où la vie d’un homme est comptée pour si peu de chose, chacun était intérieurement disposé à excuser le jeune homme et à ne voir dans l’action qu’il avait commise que la chaleur du sang et l’emportement de la colère.

Dona Jesusita se leva ; toujours elle avait sans murmurer courbé sous les volontés de son mari, que depuis longues années elle était accoutumée à respecter ; l’idée seule de lui résister l’effrayait et faisait courir un frisson dans ses veines, mais toutes les forces aimantes de son âme s’étaient concentrées dans son cœur, elle adorait ses enfants, Rafaël surtout, dont le caractère indomptable avait plus que les autres besoin des soins d’une mère.

– Monsieur, dit-elle à son mari d’une voix pleine de larmes, songez que Rafaël est votre premier-né, que sa faute quelque grave qu’elle est, ne doit pas cependant être inexcusable à vos yeux, que vous êtes son père, et que moi ! moi ! fit-elle en tombant à genoux et en joignant les mains en éclatant en sanglots, j’implore votre pitié ; grâce, monsieur ! grâce pour mon fils !

Don Ramon releva froidement sa femme dont les pleurs inondaient le visage, et après l’avoir obligée à reprendre sa place sur son fauteuil.

– C’est surtout comme père, dit-il, que mon cœur doit être sans pitié !… Rafaël est un assassin et un incendiaire, il n’est plus mon fils !

– Que prétendez-vous faire ? s’écria dona Jesusita avec effroi.

– Que vous importe, madame ? répondit brusquement don Ramon, le soin de mon honneur me regarde seul ; qu’il vous suffise de savoir que cette faute est la dernière que votre fils commettra.

– Oh ! fit-elle avec horreur, voulez-vous donc être son bourreau !…

– Je suis son juge, répliqua l’implacable gentilhomme d’une voix terrible. Nô Eusébio, préparez deux chevaux.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria la pauvre femme en se précipitant vers son fils, qu’elle enlaça étroitement de ses bras, nul ne viendra-t-il donc à mon secours ?

Tous les assistants étaient émus. Don Ramon lui-même ne put retenir une larme.

– Oh ! s’écria la mère avec une joie folle, il est sauvé ! Dieu a amolli le cœur de cet homme de fer !

– Vous vous trompez, madame, interrompit don Ramon en la repoussant brusquement en arrière ; votre fils n’est plus à moi, il appartient à ma justice !

Alors fixant sur son fils un regard froid comme une lame d’acier :

– Don Rafaël, dit-il d’une voix dont l’accent terrible fit malgré lui tressaillir le jeune homme, à compter de cet instant vous ne faites plus partie de cette société que vos crimes ont épouvantée ; c’est avec les bêtes fauves que je vous condamne à vivre et à mourir.

À cet arrêt terrible, dona Jesusita fit quelques pas en chancelant et tomba à la renverse.

Elle était évanouie.

Rafaël jusqu’à ce moment avait à grand-peine renfermé dans son cœur les émotions qui l’agitaient, mais à cette dernière péripétie, il ne put se contenu-plus longtemps ; il s’élança vers sa mère en fondant en larmes et en poussant un cri déchirant :

– Ma mère ! ma mère !

– Venez ! lui dit don Ramon en lui posant la main sur l’épaule.

L’enfant s’arrêta, chancelant comme un homme ivre.

– Voyez, monsieur ! mais voyez donc ! s’écrit-il avec un sanglot déchirant, ma mère se meurt !

– C’est vous qui l’avez tuée, répondit froidement l’hacendero.

Rafaël se retourna comme si un serpent l’avait piqué ; il lança à son père un regard d’une expression étrange, et les dents serrées, le front livide, il lui dit :

– Tuez-moi, monsieur, car je vous jure que de même que vous avez été sans pitié pour ma mère et pour moi, si je vis, je serai plus tard sans pitié pour vous !

Don Ramon lui jeta un regard de mépris.

– Marchons ! dit-il.

– Marchons ! répéta l’enfant d’une voix ferme.

Dona Jesusita qui commençait à revenir à la vie, s’aperçut comme dans un rêve du départ de son fils.

– Rafaël ! Rafaël ! cria-t-elle d’une voix déchirante.

Le jeune homme hésita une seconde, puis d’un blond il se précipita sur elle, l’embrassa avec une tendresse folle, et rejoignant son père :

– Maintenant, je puis mourir, fit-il, j’ai dit adieu à ma mère !

Ils sortirent.

Les assistants atterrés de cette scène se séparèrent sans oser se communiquer leurs impressions, mais livrés à une profonde douleur.

Sous les caresses de son fils, la pauvre mère avait de nouveau perdu connaissance.

IVLa mère

Deux chevaux tenus en bride par Nô Eusébio attendaient à la porte de l’hacienda.

– Accompagnerai-je votre seigneurie ? demanda le majordome.

– Non ! répondit sèchement l’hacendero.

Il se mit en selle, plaça son fils en travers devant lui.

– Rentrez ce second cheval, dit-il, je n’en ai pas besoin.

Et, enfonçant les éperons dans les flancs de sa monture qui hennit de douleur, il partit à fond de train.

Le majordome rentra dans la ferme en secouant tristement la tête.

Dès que l’hacienda eut disparu derrière un pli de terrain, don Ramon s’arrêta, sortit un mouchoir de soie de sa poitrine, banda les yeux de son fils sans lui adresser une parole, et repartit.

Cette course dura longtemps dans le désert ; elle avait quelque chose de lugubre, qui faisait froid à l’âme.

Ce cavalier vêtu de noir, glissant silencieusement dans les sables, emportant à l’arçon de sa selle un enfant garrotté, dont les tressaillements nerveux et les soubresauts révélaient seuls l’existence, avait un aspect fatal et étrange qui aurait imprimé la terreur à l’homme le plus brave.

Bien des heures se passèrent sans qu’un mot fût échangé entre le père et le fils ; le soleil commençait à baisser à l’horizon, quelques étoiles apparaissaient déjà dans le bleu sombre du ciel, le cheval courait toujours.

Le désert prenait d’instants en instants une apparence plus triste et plus sauvage ; toute trace de végétation avait disparu ; seulement çà et là des monceaux d’ossements blanchis par le temps marbraient le sable de taches livides, les oiseaux de proie tournaient lentement au-dessus du cavalier en poussant des cris rauques, et dans les profondeurs mystérieuses des chaparals, les bêtes fauves, aux approches du soir, préludaient par de sourds rugissements à leurs lugubres concerts.

Dans ces régions le crépuscule n’existe pas ; dès que le soleil a disparu, la nuit est complète.

Don Ramon galopait toujours.

Son fils ne lui avait pas adressé une prière, n’avait pas poussé une plainte.

Enfin, vers huit heures du soir, le cavalier s’arrêta. Cette course fiévreuse durait depuis dix heures. Le cheval râlait sourdement et trébuchait à chaque.

Don Ramon jeta un regard autour de lui ; un sourire de satisfaction plissa ses lèvres.

De tous les côtés, le désert déroulait ses immenses plaines de sable ; d’un seul les premiers plans d’une forêt vierge découpaient à l’horizon leur silhouette bizarre, qui tranchait d’une façon sinistre sur l’ensemble du paysage.

Don Ramon mit pied à terre, posa son fils sur le sable, ôta la bride de son cheval, afin qu’il pût manger la provende qu’il lui donna ; puis lorsqu’il se fut acquitté avec le plus grand sang-froid de ces divers devoirs, il s’approcha de son fils et lui enleva le bandeau qui couvrait ses yeux.

L’enfant resta immobile, fixant sur son père un regard terne et froid.

– Monsieur, lui dit don Ramon, d’une voix sèche et brève, vous êtes ici à plus de vingt lieues de mon hacienda, dans laquelle vous ne devez plus mettre les pieds sous peine de mort ; à compter de ce moment vous êtes seul, vous n’avez plus ni père, ni mère, ni famille ; puisque vous êtes une bête fauve, je vous condamne à vivre avec les bêtes fauves ; ma résolution est irrévocable, vos prières ne pourraient la changer, épargnez-les-moi donc.

– Je ne vous prie pas, répondit l’enfant d’une voix sourde ; on ne prie pas le bourreau.

Don Ramon tressaillit ; il fit quelques pas de long en large avec une agitation fébrile ; mais se remettant presque aussitôt, il continua :

– Voici dans ce sac des vivres pour deux jours ; je vous laisse cette carabine rayée qui dans ma main n’a jamais manqué le but ; je vous donne aussi ces pistolets, ce machete, ce couteau, cette hache, de la poudre et des balles dans ces cornes de buffalos ; vous trouverez dans le sac aux provisions un briquet et tout ce qu’il faut pour faire du feu ; j’y ai joint une Bible appartenant à votre mère. Vous êtes mort pour la société dans laquelle vous ne devez plus rentrer ; le désert est devant vous ; il vous appartient ; pour moi, je n’ai plus de fils, adieu ! Le Seigneur vous fasse miséricorde, tout est fini entre nous sur la terre ; vous restez seul et sans famille, à vous maintenant à commencer une seconde existence et à pourvoir à vos besoins. La Providence n’abandonne jamais ceux qui placent leur confiance en elle ; seule, désormais, elle veillera sur vous.

Après avoir prononcé ces mots, don Ramon, le visage impassible, remit la bride à son cheval, rendit à son fils la liberté, en tranchant d’un coup les liens qui l’attachaient, et se mettant en selle, il partit avec rapidité.

Rafaël se releva sur les genoux, pencha la tête en avant, écouta avec anxiété le galop précipité du cheval sur le sable, suivit des yeux, aussi longtemps qu’il put la distinguer, la fatale silhouette qui se détachait en noir aux rayons de la lune ; puis, lorsque le cavalier se fut enfin confondu avec les ténèbres, l’enfant porta la main à sa poitrine, une expression de désespoir impossible à rendre crispa ses traits :

– Ma mère !… ma mère !… s’écria-t-il.

Et il tomba à la renverse sur le sable.

Il était évanoui.

Après un temps de galop assez long, don Ramon ralentit insensiblement et comme malgré lui l’allure de son cheval, prêtant l’oreille aux bruits vagues du désert, écoutant avec anxiété, sans se rendre bien compte lui-même des raisons qui le faisaient agir, mais attendant peut-être un appel de son malheureux fils pour retourner auprès de lui. Deux fois même sa main serra machinalement la bride, comme s’il obéissait à une voix secrète qui lui commandait de revenir sur ses pas ; mais toujours l’orgueil féroce de sa race fut le plus fort, et il continua à marcher en avant.

Le soleil se levait au moment où don Ramon arrivait à l’hacienda.

Deux personnes debout, de chaque côté de la porte, attendaient son retour.

L’une était dona Jesusita, l’autre le majordome.

À l’aspect de sa femme, pâle et muette, qui se tenait devant lui comme la statue de la désolation, l’hacendero sentit une tristesse indicible lui serrer le cœur ; il voulut passer.

Dona Jesusita fit deux pas, et saisissant la bride du cheval :

– Don Ramon, lui dit-elle avec angoisse, qu’avez-vous fait de mon fils ?

L’hacendero ne répondit pas ; en voyant la douleur de sa femme un remords lui tordit le cœur dans la poitrine, il se demanda mentalement s’il avait réellement le droit d’agir comme il l’avait fait.

Dona Jesusita attendait vainement une réponse. Don Ramon regardait sa femme ; il avait peur en apercevant les sillons indélébiles que le chagrin avait creusés sur ce visage si calme, si tranquille quelques heures à peine auparavant.

La noble femme était livide ; ses traits tirés avaient une rigidité inouïe ; ses yeux brûlés de fièvre étaient rouges et secs, deux lignes noires et profondes les rendaient caves et hagards ; une large tache marbrait ses joues, trace de larmes dont la source était tarie ; elle ne pouvait plus pleurer, sa voix était rauque et saccadée, sa poitrine oppressée se soulevait douloureusement pour laisser échapper une respiration haletante.

Après avoir attendu pendant quelques secondes une réponse à sa demande :

– Don Ramon, reprit-elle, qu’avez-vous fait de mon fils ?

L’hacendero détourna la tête avec embarras.

– Oh ! vous l’avez tué ! fit-elle avec un cri déchirant.

– Non !… répondit-il effrayé de cette douleur, et pour la première fois de sa vie forcé de reconnaître le pouvoir de la mère qui demande compte de son enfant.

– Qu’en avez-vous fait ? reprit-elle en insistant.

– Plus tard, dit-il, quand vous serez calme, vous saurez tout.

– Je suis calme, répondit-elle, pourquoi feindre une pitié que vous n’éprouvez pas ? mon fils est mort, et c’est vous qui l’avez tué !

Don Ramon descendit de cheval.

– Jesusita, dit-il à sa femme en lui prenant les mains et la regardant avec tendresse, je vous jure par ce qu’il y a de plus sacré au monde, que votre fils existe ; je n’ai pas touché un cheveu de sa tête.

La pauvre mère resta pensive pendant quelques secondes.

– Je vous crois, dit-elle après un instant ; qu’est-il devenu ?

– Eh bien ! reprit-il avec hésitation, puisque vous voulez tout savoir, apprenez que si j’ai abandonné votre fils dans le désert… c’est en lui laissant les moyens de pourvoir à sa sûreté et à ses besoins.

Dona Jesusita tressaillit, un frisson nerveux parcourut tout son corps.