Les véritables mémoires de Vidocq (par Vidocq) - François-Eugène Vidocq - E-Book

Les véritables mémoires de Vidocq (par Vidocq) E-Book

François-Eugène Vidocq

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Beschreibung

Plongez au cœur des souvenirs du maître des voleurs !

Tour à tour boulanger, colporteur, marin, contrebandier, bagnard, puis chef de la police de Sûreté et pour finir industriel, inventeur et écrivain, Eugène-François Vidocq (1775-1857) est un personnage hors du commun. Ses exploits inspirèrent nombre d'écrivains tels Balzac, Eugène Sue, Alexandre Dumas... Victor Hugo, dans Les Misérables, immortalisera Vidocq dans le personnage de Jean Valjean.

François Vidocq écrit ses Mémoires en 1827. Son éditeur apportera alors quelques modifications afin d'embellir la vie mouvementée de ce personnage hors du commun. Cet ouvrage est la réédition du texte d'origine, expurgé des améliorations ultérieures.

Une autobiographie haute en couleurs pour un personnage au caractère bien trempé !

EXTRAIT

Je suis né à Arras, le 23 juillet 1775, dans une maison voisine de celle où Robespierre avait vu le jour, et je reçus les prénoms d’Eugène et François. François fut toujours mon prénom usuel. Dès mon enfance, j’annonçai les dispositions les plus turbulentes et les plus perverses. Doué par la nature, d’une force et d’une dextérité étonnantes, je profitais de ces avantages pour rosser, chaque jour, les enfants de mon âge et assommer les chiens et les chats du quartier. On n’entendait que plaintes et reproches de la part des parents de mes camarades et des habitants du voisinage. Les remontrances de mon père, honnête boulanger, ne produisaient aucun effet sur moi. Je m’en riais comme de celles d’une mère dont j’étais – malheureusement – l’idole. Les salles d’armes où j’allais recevoir des leçons d’escrime avec Poyant, Hidou, Delcroix, Boudou, Basserie, Franchison et autres mauvais sujets du pays, qui m’initiaient à leurs vices, étaient mes seules fréquentations. Mes parents s’aperçurent, un jour, d’un déficit dans le comptoir, que j’exploitais concurremment avec mon frère 1 et ils eurent soin de n’y plus laisser la clé.

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CLAAE

France

François-Eugène VIDOCQ

Les véritables mémoires deVidocq

CLAAE

2011

Première partie

Au temps des guillotines

1Du beffroi d’Arras à l’Armée roulante

Je suis né à Arras, le 23 juillet 1775, dans une maison voisine de celle où Robespierre avait vu le jour, et je reçus les prénoms d’Eugène et François. François fut toujours mon prénom usuel. Dès mon enfance, j’annonçai les dispositions les plus turbulentes et les plus perverses. Doué par la nature, d’une force et d’une dextérité étonnantes, je profitais de ces avantages pour rosser, chaque jour, les enfants de mon âge et assommer les chiens et les chats du quartier. On n’entendait que plaintes et reproches de la part des parents de mes camarades et des habitants du voisinage. Les remontrances de mon père, honnête boulanger, ne produisaient aucun effet sur moi. Je m’en riais comme de celles d’une mère dont j’étais – malheureusement – l’idole. Les salles d’armes où j’allais recevoir des leçons d’escrime avec Poyant, Hidou, Delcroix, Boudou, Basserie, Franchison et autres mauvais sujets du pays, qui m’initiaient à leurs vices, étaient mes seules fréquentations. Mes parents s’aperçurent, un jour, d’un déficit dans le comptoir, que j’exploitais concurremment avec mon frère 1 et ils eurent soin de n’y plus laisser la clé. Dès lors, profitant de leur absence, je passais une plume de corbeau enduite de glue dans le trou destiné à introduire les monnaies et je retirais ainsi du comptoir le plus de pièces que je pouvais. Ce moyen ne me fournissant pas autant d’argent qu’il m’en fallait pour satisfaire à mes déplorables entraînements, j’eus recours à une fausse clé que Poyant, fils d’un sergent de ville, me fournit et j’en fis usage, jusqu’au moment où je fus pris en flagrant délit.

Réduit par les précautions de mon père à l’impossibilité de m’adjuger une part de la recette, je fis main basse sur le pain, le vin, le sucre, le café, enfin sur toutes les provisions de la maison que j’allais vendre à vil prix. C’est ainsi que je me procurai, pendant quelque temps, de quoi figurer dans une taverne où se réunissaient mes dignes camarades. Cette ressource me fut bientôt enlevée. Trahi par la voix de deux poulets vivants que j’avais cachés dans ma culotte et recouverts de mon tablier de mitron, je fus arrêté par ma mère au moment où je me disposais à sortir. Après avoir reçu une juste correction, j’allai me coucher sans souper. Le lendemain, au moment de passer à table, j’enlevai dix couverts en argent et autant de cuillers à café, sur quoi on me prêta cent cinquante francs. Mais au bout de deux jours, il ne me resta pas un sou. J’entrevis le danger qui me menaçait si je continuais de glisser sur cette pente. Tout de suite, je me résolus à retourner à la maison paternelle. Mais l’idée du châtiment si mérité me fit frémir et hésiter … Pas longtemps. Tandis que je réfléchissais sur ma position, deux sergents de ville survinrent. Ils me conduisirent aux Baudets, maison où l’on renfermait les vauriens d’Arras et environs 1. J’y passai dix jours. Le onzième, ma mère, toujours indulgente, me fit remettre en liberté. Mais, de nouveau, de mauvais camarades me ramenèrent à de coupables habitudes.

La vigilance de mes parents ne me permettant pas de continuer mes larcins, j’écoutai les conseils de Poyant qui me suggéra de voler en gros ce que je ne pouvais plus obtenir en détail. L’exécution de ce projet fut ajournée à la première occasion. Il ne tarda pas à s’en présenter une, des plus favorables : on la saisit.

Un soir que ma mère était seule à la maison, un des camarades de Poyant se présente devant elle et lui annonce que son fils est sur le point de tout briser dans une maison de débauche, à l’une des extrémités de la ville. L’excellente femme donne dans le piège. Elle se lève, ferme sa boutique et court vers les lieux qu’on lui désigne afin d’empêcher le dégât que son fils y peut faire. Alors, Poyant et moi, profitant de son absence, nous nous introduisons dans la boutique, à l’aide d’une fausse clé, nous forçons le comptoir avec une pince et nous enlevons environ deux mille francs. Nous partageons la somme et je prends la route de Lille, sans m’inquiéter du désespoir où ma faute va plonger mes parents.

Résolu de m’embarquer pour l’Amérique, de Lille, je me rendis, dans ce but et directement à Dunkerque. Mais pas un bâtiment n’était prêt à mettre à la voile. Je gagnai Calais. Là, ne pouvant obtenir mon passage qu’à un prix trop élevé pour ma bourse, j’allais peut-être renoncer à mon projet, quand on m’assura qu’il en coûtait moins cher à Ostende. Je m’y transportai, mais je ne pus traiter avec aucun capitaine de navire.

Mes fonds baissaient. Un soir, je me promenais, près du port, lorsque je fus abordé par un étranger qui, après m’avoir complimenté sur mon heureuse physionomie, promit de me faire obtenir mon passage à peu de frais. Enchanté des politesses de ce protecteur, je l’en remerciai et j’acceptai avec reconnaissance un souper qu’il m’offrit chez de fort aimables dames de Blankenberghe. Là, les choses se passèrent au mieux, jusqu’au moment que je m’endormis dans les bras d’une des nymphes de Blankenberghe … Je m’étais couché dans un bon lit de plume : quel ne fut pas mon étonnement, au réveil, de me retrouver, vêtu à moitié sur un tas de cordages et au milieu d’une forêt de mâts ! Je me lève machinalement, je promène mes regards autour de moi, et, après m’être bien convaincu que je ne suis point abusé par un songe, je commence à concevoir, contre mon prétendu protecteur, des soupçons qui se changent en réalité lorsque, après avoir porté mes mains à mes poches, je les trouve vides … à l’exception de deux écus qui avaient échappé à la rapacité du coquin. Je fus obligé de les donner à l’aubergiste chez qui j’avais déposé mes hardes en arrivant.

Dès lors, il ne fallait plus songer au voyage d’Amérique. Furieux, désespéré de ce contretemps et ne sachant à quoi me résoudre, j’étais sur le point de m’enrôler dans la Marine, en qualité de mousse, lorsque Cotte-Comus, directeur d’une ménagerie ambulante et qui s’intitulait : Premier physicien de l’Univers, voulut bien me prendre à son service.

Mes fonctions consistaient à approprier les girandoles et les lampions, à nettoyer les cages des animaux et à balayer la salle. J’en fus bientôt dégoûté. Au bout d’un mois, mes habits étaient tâchés de suif, déchirés par les singes et remplis de vermine. Je me plaignis à Comus qui me mit aussitôt entre les mains de Balmatte, dit le Petit Diable, qui fut chargé de m’apprendre le métier de sauteur1. Après avoir fait de vains efforts pour répondre à l’attente de Comus et de Garnier, son associé, je déclarai que je voulais renoncer aux sauts de carpe, de singe, d’ivrogne, etc. Comus, qui n’était pas doux, me renvoya, à coups de cravache, au nettoyage des lampions. Garnier crut pouvoir tirer un meilleur parti de moi. Voyant mes habits en lambeaux, il me revêtit d’une peau de tigre et me transforma en sauvage des mers du Sud. Mais comme il s’agissait de manger de la viande et de broyer des cailloux sous mes dents en présence du public, je m’y refusai et demandai mon congé. Pour toute réponse, Garnier m’administra quelques soufflets. Irrité de ce traitement, je saisis un des pieux qui servaient à soutenir la baraque ambulante et j’allais assommer mon patron, lorsque toute la troupe fondit sur moi et me jeta dans la rue après m’avoir meurtri de coups.

Réduit à la plus affreuse extrémité, j’allai alors trouver un directeur de spectacle de marionnettes, qui s’intitulait : directeur du théâtre des Variétés amusantes. J’avais fait sa connaissance, quelques jours auparavant, dans un cabaret de l’endroit. Touché de ma situation, ce bateleur de trente-cinq ans, qui avait pour femme une fort jolie brune de moins de seize ans, me prit à son service. J’étais chargé de tendre au patron les petits acteurs, pendant qu’Élisa (c’était le nom de la jolie brune) faisait la manche, c’est-à-dire la quête. Cet emploi était, évidemment, beaucoup plus doux à remplir que ceux que j’avais exercés chez Cotte-Comus. Aussi m’en accommodais-je à merveille. Mais voilà qu’au bout de trois jours, et après mille agaceries, Élisa m’avoue que je suis sa passion. Je ne fus pas ingrat … Nous étions heureux, nous ne nous quittions plus. Au logis, nous ne faisions que rire, jouer, plaisanter : le mari d’Élisa prenait tout cela pour des enfantillages. Mais Élisa s’abandonnait à moi sans réserve et un dimanche, pendant que nous nous livrions aux plus tendres épanchements sous le théâtre entouré de nombreux spectateurs, le directeur demande un de ses personnages pour achever la parade. Occupé de tout autre chose, je n’entendis pas. Il dut se déranger et surprit ainsi sa femme dans mes bras. Furieux, il se jeta sur elle et lui creva un œil avec un crochet destiné à suspendre un de ses acteurs. Élisa voulut se défendre, la baraque fut renversée et les spectateurs qui n’étaient point préparés à ce dénouement, rirent de bon cœur aux dépens de l’époux.

Pour moi, je pris le parti de m’éloigner au plus vite du lieu de la scène. Mais je ne savais plus où donner de la tête. Je pris le parti de retourner chez mes parents. Restait à trouver les moyens de vivre et de faire la route jusqu’à Arras. C’est alors qu’un charlatan – que j’avais pris pour un marchand colporteur et qui allait débiter ses élixirs à Lille – m’offrit une nouvelle condition. J’acceptai, mais comme il s’agissait de faire le pitre, je fus bientôt dégoûté. J’accompagnai ce charlatan jusqu’à Lille où je me déterminai à gagner promptement Arras, dans l’espoir que mon père ne me tiendrait pas rancune, quelque graves que fussent mes torts.

Arrivé sous les murs d’Arras, j’éprouvai ce sentiment si naturel à l’homme qui revoit son pays après une absence, quelque courte qu’elle soit. Mais ce sentiment si délicieux fut tout de suite empoisonné par l’idée de la réception qu’allaient me faire mes parents. Mes craintes étaient si fortes qu’il fut question, dans mon esprit, pendant un instant, de rétrograder. Toutefois, l’aiguillon de la faim, le dénuement absolu où je me trouvais, finirent par l’emporter et je courus à la maison paternelle. Le ciel voulut que ma mère s’y trouvât seule. Nouvel enfant prodigue, je me précipitai à ses genoux, je l’implorai et j’obtins aisément mon pardon, car un chef-d’œuvre d’amour est le cœur d’une mère !

Mais ce pardon, sur lequel je comptais, était loin de détruire mes inquiétudes. C’était celui de mon père qu’il me fallait. Heureusement, un aumônier du régiment d’Anjou, ami de la famille, parvint à le fléchir et j’en fus quitte pour des remontrances qui ne me corrigèrent pas encore.

Mes aventures avaient fait du bruit dans la ville. Chacun voulait en entendre le récit de ma bouche. Mais personne, à l’exception d’une actrice de la troupe qui résidait à Arras, ne s’y intéressa davantage que deux modistes de la rue des Trois-Visages. Je leur faisais de fréquentes visites. Toutefois, la comédienne eut rapidement le privilège de mes assiduités et je fis un voyage impromptu à Lille avec ma conquête, son mari et sa fort jolie femme de chambre, moi-même déguisé en jeune fille et passant pour la sœur de cette femme de chambre. Trois semaines plus tard, j’étais de retour à Arras. Mon père n’avait pas ignoré mon voyage à Lille où j’étais censé devoir rencontrer mon frère Guislain. Mais dès mon retour, je déclarai à mon père que je voulais devenir militaire et m’enrôler au régiment de Bourbon. Il donna son consentement. Le lendemain, j’étais revêtu de l’uniforme du corps.

Là, mon caractère turbulent – on me surnommait : Sans-gêne – me suscita bientôt plusieurs duels avec mes camarades. Au bout de six mois, j’avais mis quinze fois le sabre à la main et envoyé plusieurs hommes dans l’autre monde où à l’hôpital. Du reste, je jouissais de tout le bonheur que comporte la vie de garnison : mes gardes étaient toujours montées aux dépens de quelques bons marchands dont les filles se cotisaient pour me procurer des loisirs. Ma mère ajoutait à ces libéralités et mon père me faisait une haute paye.

Avec mon régiment, j’assistai à la déroute de Marquain, qui se termina à Lille, par le massacre du brave et infortuné général Dillon. Après cet évènement, nous fûmes dirigés sur le camp de Maulde, et, successivement sur celui de la Lune. Je pris part à la bataille qui eut lieu entre les Prussiens et l’armée infernale, commandée par Kellermann et dont je faisais partie 1. Nommé caporal de grenadiers (sur le champ de bataille), j’eus une querelle avec un sergent-major le jour même que j’arrosais mes galons. Une partie d’honneur que je proposai fut acceptée, mais une fois sur le terrain, mon adversaire refusa de se battre. Je voulus l’y contraindre en recourant aux voies de fait. Il alla se plaindre. Les lois militaires punissaient de la peine de mort les voies de fait. J’allais être traduit devant un conseil de guerre … Pour éviter le châtiment, je désertai avec mon témoin qui ne courait pas moins de dangers que moi. Mon camarade, en veste, bonnet de police et dans L’attitude d’un soldat en punition, marchait devant moi, qui avais conservé mon bonnet à poil, mon sac et mon fusil, à l’extrémité duquel était en évidence un large paquet cacheté de cire rouge et portant pour suscription : “ Au citoyen commandant de place à Vitry-le-François. ” C’était là notre passeport : il nous fit arriver sans encombre à Vitry où un juif nous procura des habits bourgeois. À cette époque, les murs de chaque ville étaient couverts de placards, dans lesquels on conviait tous les Français à voler à la défense de la patrie. Dans de telles conjonctures, on enrôle les premiers venus : un maréchal des logis du onzième régiment de chasseurs reçut notre engagement. On nous délivra des feuilles de route et nous partîmes aussitôt pour Philippeville où était le dépôt.

Nous nous mîmes en route sans beaucoup d’argent, mais une bonne aubaine nous attendait à Chalons. Nous y rencontrâmes, dans une auberge, un soldat du régiment de Beaujolais, avec lequel nous eûmes bientôt fait connaissance. Celui-ci, après avoir vidé quelques verres de vin, nous confia qu’il avait trouvé, auprès de Château-l’Abbaye, un portefeuille qu’il nous montra. Il était rempli d’assignats. « Camarades, nous dit-il, je ne sais pas lire, mais si vous voulez m’indiquer ce que ces papiers valent, je vous en donnerai votre part. » Profitant de sa bonhomie, nous nous adjugeâmes les neuf dixièmes de la somme, tout en ne retenant qu’une faible partie des assignats. Notre voyage s’acheva le plus gaiement du monde.

En peu de jours, nous fûmes assez forts sur l’équitation pour être dirigés sur des escadrons de guerre. Nous y étions arrivés depuis deux jours, lorsque eut lieu la bataille de Jemmapes 1.

Ma conduite m’avait valu la bienveillance de mes chefs, quand mon capitaine vint m’annoncer que, signalé comme déserteur, j’allais être arrêté. Pour échapper à la mort, je passai aux Autrichiens. Admis dans les cuirassiers de Kinski, je pris le parti de donner des leçons d’escrime aux officiers de ce corps. Je fis d’abord d’excellentes affaires, mais par suite d’un démêlé avec un brigadier, je fus condamné à recevoir, à la parade, vingt coups de Schlague. Furieux de cette correction, je quittai les cuirassiers de Kinski et suivis, en qualité de domestique, un lieutenant qui se rendait au corps d’armée de Schroeder. Arrivé près du Quesnoy, j’abandonnai cet officier et j’allais, à Landrecies, me présenter comme un Belge désertant les drapeaux autrichiens. Je fus reçu au quatorzième léger. Ce régiment faisait partie de l’armée de Sambre-et-Meuse. Il était en marche pour Aix-la-Chapelle. En arrivant à Rocroi, j’y trouvai le onzième chasseurs. J’appris qu’une amnistie me mettait à l’abri de tout danger. Et bientôt, par les soins et démarches de mon ancien capitaine, j’étais réintégré dans ce régiment.

J’avais alors dix-sept ans, une figure passable et des formes athlétiques. La gouvernante d’un vieux garçon, Manon, qui n’avait pas tout à fait trente ans, me trouva fort à son gré. Il s’établit entre nous des relations intimes. Manon m’aimait beaucoup et, en échange de ma tendresse, elle me faisait, chaque jour, des présents. J’étais déjà possesseur d’une jolie montre et de plusieurs bijoux – gages du sentiment que je lui inspirais – et j’en faisais parade quand j’appris que la belle venait d’être traduite devant un tribunal sous le poids d’une accusation de vol domestique, et qu’en avouant son crime, elle me désignait comme son complice. Sur cette déclaration, je fus arrêté. Mais je fus assez heureux pour prouver mon innocence et Manon, confondue, se rétracta. Je fus élargi de la maison d’arrêt de Stenay où j’avais été enfermé. Mon capitaine, qui ne m’avait jamais cru coupable, fut très content de me revoir, mais mes camarades ne voulurent pas me pardonner d’avoir été soupçonnés. En butte à des allusions et à leurs propos, je n’eus pas moins de dix duels en six jours, jusqu’à ce qu’une blessure m’eût envoyé à l’hôpital. Après y avoir passé un mois, je rentrai au corps. Mais mes camarades ayant recommencé leurs agressions, on me délivra un congé de six semaines que j’allai passer à Arras où mon père – protégé par le général Souham – venait d’être proposé à la surveillance du pain pendant la disette qui régnait alors. À l’expiration de mon congé, je rejoignis mon corps, mais perdant tout espoir d’amener mes camarades à une réconciliation, je me décidai à entrer dans la légion germanique, avec le grade de maréchal des logis qui m’était offert par un des principaux chefs, natif d’Arras. Le lendemain, j’étais en route. Un avancement rapide m’était promis … Mais une blessure que j’avais reçue sous les murs de Givet se rouvrit, je demandai un congé et, six jours après, j’étais à Arras.

On était alors dans le moment de la Terreur. La guillotine fonctionnait chaque jour. Chaque jour la tête des hommes les plus vertueux tombait à la voix du trop célèbre Joseph Lebon, figure ignoble dont la femme, ex-béguine de l’abbaye du Vivier, n’était pas moins avide d’or et de sang. Lui-même, au sortir de ses orgies, courait la ville, tenant des propos obscènes aux femmes, brandissant son sabre et tirant des coups de pistolet aux oreilles des enfants. Un jour, accompagné de la mère Duchesne, marchande de pommes devenue déesse de la Liberté à Arras, il fit guillotiner tous les habitants d’une rue.

Au milieu de ces circonstances déplorables, j’eus pourtant la consolation d’être aimé de la jolie Constance, fille du cantinier de la citadelle, puis des quatre filles d’un notaire qui avait son étude au coin de la rue des Capucins. Je le fus aussi d’une beauté de la rue de la Justice, maîtresse d’un ancien musicien de régiment. Une querelle s’éleva entre lui et moi. Selon mon habitude, je voulus qu’on la vidât. Mais le musicien qui maniait mieux l’archet que l’épée, s’y refusa. Alors, pour le déterminer, je lui crachai au visage. Il fut aussitôt convenu qu’on se trouverait le lendemain, sur le terrain. Je fus exact au rendez-vous. Seulement, au lieu du musicien et de son second, je trouvai des gendarmes et des agents de la municipalité qui me conduisirent aux Baudets où l’on entassait, depuis quelque temps, les suspects et les aristocrates destinés au dernier supplice. J’y demeurai seize jours, sans pouvoir connaître le motif de ma détention. Enfin, j’appris qu’elle était le fait d’une dénonciation commise par mon rival, qui avait pour ami un terroriste tout-puissant appelé Chevalier. Je m’adressai en vain à deux autres terroristes, l’ancien perruquier de mon père et un cureur de puits nommé Delmotte, dit Lantillette. Joseph Lebon, visitant la prison, me regarda fixement et me dit d’un ton moitié dur, moitié goguenard : « Ah ! ah ! c’est toi, François ! Tu t’avises donc d’être aristocrate. Tu dis du mal des sans-culottes. Tu regrettes ton ancien régiment de Bourbon. Prends-y garde ! car je pourrais bien t’envoyer commander à cuire (guillotiner). Au surplus, envoie-moi ta mère ! ». Je lui fis observer qu’étant au secret, je ne pouvais la voir. « Beaupré, dit-il alors au geôlier, tu feras entrer la mère Vidocq. »

Les instances de ma mère auprès de la sœur du terroriste Chevalier réussirent complètement. Je fus tiré d’une position qui ne laissait pas d’être fort critique. En sortant de prison, je fus conduit en grande pompe à la société patriotique où l’on me commanda de jurer fidélité à la République, haine aux tyrans, etc. Je jurai tout ce qu’on voulut. De quels sacrifices n’est-on pas capable pour conserver sa liberté ? J’allai, aussitôt après, remercier la sœur de Chevalier du service qu’elle avait bien voulu me rendre. Cette femme, qui était la plus passionnée des brunes, mais dont les grands yeux noirs ne compensaient pas la laideur, se passionna tout à coup pour moi. Elle jeta sur moi son dévolu. Il fut question de nous unir. On sonda mes parents, qui répondirent qu’à dix-huit ans, on était bien jeune pour le mariage, et l’affaire traîna en longueur.

Pendant ce temps, et profitant de l’organisation des bataillons de réquisition, je m’enrôlais dans le deuxième bataillon du Pas-de-Calais, en qualité de sous-officier instructeur. Peu de jours après, en arrivant à Saint-Sylvestre-Cappel, près Cassel, je recevais les épaulettes de sous-lieutenant.

Je m’étais lié avec un ex-caporal de grenadiers du régiment de Languedoc, appelé Cézar, qui venait d’être nommé adjudantmajor au même bataillon. Nous étions logés chez le maire de l’endroit et nous enseignions à la fois la théorie et l’escrime aux officiers de notre corps. Les produits de nos leçons ne suffisant pas à nos dépenses, nous essayâmes de nous introduire chez le maire qui avait une fort bonne table, mais sa vieille servante maîtresse, Ziska, se jetait toujours en travers de nos prévenances et déjouait nos plans gastronomiques. Cézar s’avisa alors d’un expédient qui nous réussit au mieux. Ayant donné le mot au tambour-major du bataillon, celui-ci vint, à l’aube du jour, faire battre la diane sous les fenêtres de M. le maire. Ziska, dont le meilleur sommeil était à cette heure-là, fut, on le pense bien, fort contrariée de ce bruit inaccoutumé. Elle s’en plaignit à nous deux. Nous promîmes de faire notre possible pour empêcher qu’il se renouvelât. Mais le lendemain, le vacarme recommença, avec quelques tambours de plus et la vieille de recourir à l’intervention des hôtes de M. le maire. Mêmes promesses de notre part. Le jour suivant, Ziska est encore arrachée des bras de Morphée par la diane. N’y pouvant plus tenir, elle se rendit auprès de nous deux et nous invita très poliment à dîner chez son maître.

Cette faveur ne nous satisfaisait pas. Le tambour-major eut l’ordre de poursuivre jusqu’à ce que nous fussions définitivement les commensaux du maire. Il recommença de plus belle. Et pour couronner l’œuvre, nous enjoignîmes au tambour maître d’aller exercer ses élèves sur les derrières de la maison. Soit qu’elle eût deviné nos intentions, soit qu’un sentiment dont elle n’avait pu se défendre à ma vue, la portât à faire cette démarche, Ziska finit par nous prévenir que le désir de M. le maire était que nous n’eussions désormais d’autre table que la sienne. Dès lors, plus de diane.

Au bout de quelques jours, Ziska s’était tout à fait humanisée. Vaincue par mes prévenances, il ne tenait qu’à moi d’être heureux … Mais je me souciais bien de ses redoutables faveurs ! Cependant, la passion de Ziska faisait des progrès. Une nuit, après une fête, je dormais paisiblement, lorsque je me sens éveillé par quelqu’un qui se glisse entre mes draps. Un cri m’échappe. Le maire et les gens de la maison accourent et m’en demandent la cause. Je réponds que quelque farfadet s’est placé à mes côtés, pendant mon sommeil, et que je le sens encore sous les couvertures. L’un des assistants prend aussitôt un bâton et en applique plusieurs coups sur le prétendu fantôme qui s’écrie : « Ah ! ne frappez pas, c’est moi, c’est Ziska … En rêvant, je suis venue me coucher à côté de l’officier ».

Cette aventure fit grand bruit dans le pays. Elle se répandit même jusqu’à Cassel et m’y valut plusieurs bonnes fortunes, entre autres une fort belle limonadière.

Après un séjour de trois mois à Saint-Sylvestre-Cappel, le deuxième bataillon du Pas-de-Calais reçut l’ordre de se porter sur Steenwoorde. Les Autrichiens avaient fait une démonstration pour se porter sur Poperinghe et notre bataillon fut placé en première ligne. La nuit qui suivit notre arrivée, l’ennemi surprit nos avantpostes et pénétra dans le village de La Belle, que nous occupions. Nous nous formâmes précipitamment en bataille. Dans cette manœuvre de nuit, nos jeunes réquisitionnaires déployèrent cette intelligence et cette activité qu’on chercherait vainement ailleurs que chez les Français. Environ six heures du matin, un escadron des hussards de Wurmser déboucha par la gauche et nous chargea en tirailleurs, sans pouvoir nous entamer. Une colonne d’infanterie qui les suivait, nous aborda en même temps à la baïonnette, mais ce ne fut qu’après un engagement des plus vifs que l’infériorité du nombre nous força de nous replier sur Steenwoorde où se trouvait le quartier général.

En y arrivant, je reçus les félicitations du général Vandamme et un billet d’hôpital pour Saint-Omer, car j’avais été atteint de deux coups de sabre en me débattant contre un hussard autrichien qui se tuait à me crier : “Ergib dich ! Ergib dich !” (Rends-toi ! Rends-toi !). Mes blessures, toutefois, n’étaient pas bien graves. Au bout de deux mois, je fus en état de rejoindre le bataillon qui se trouvait à Hazebrouck. C’est là que je vis cet étrange corps qu’on nommait l’armée révolutionnaire : les hommes à piques et bonnets rouges qui la composaient, promenaient partout avec eux la guillotine. Je souffletai un des chefs de ces gardes du corps de la guillotine – destinés à terroriser les officiers des quatorze armées de la République et les populations – parce que le chef s’avisait de trouver mauvais que j’eusse des épaulettes d’or, quand le règlement prescrivait de n’en porter qu’en laine. J’aurais porté ma tête à l’échafaud, si l’on ne m’eût donné le moyen de gagner Cassel.

J’y fus rejoint par le corps qu’on licencia alors comme tous les bataillons de réquisition. Les officiers redevinrent simples soldats, et ce fut en cette qualité que je fus dirigé sur le vingt-huitième bataillon de volontaires qui faisait partie de l’armée destinée à chasser les Autrichiens de Valenciennes et de Condé.

Le bataillon était cantonné à Fresnes. Dans une ferme où j’étais logé, arriva un jour, la famille entière d’un patron de barque et, parmi elle, une fille de dix-huit ans, appelée Delphine, et si belle qu’on l’eût remarquée partout. Les Autrichiens leur avaient enlevé un bateau chargé d’avoine, toute leur fortune, touché de la position de cette malheureuse famille, et aussi par la beauté de Delphine, je décidai douze de mes camarades à tenter de reprendre ce bateau. Nous nous en approchâmes sans être aperçus du factionnaire qu’on envoya tenir compagnie aux poissons de l’Escaut, muni de cinq coups de baïonnette. La mère, qui avait voulu absolument nous suivre, courut aussitôt à un sac de florins qu’elle avait caché dans l’avoine et me pria de m’en charger. On détacha ensuite le bateau pour le laisser dériver jusqu’à un endroit où nous avions un poste retranché. Mais nous fûmes surpris, l’ennemi accourut, il fallut abandonner … Cette expédition nous coûta trois hommes, le patron fut fait prisonnier et j’eus deux doigts cassés.

Delphine me prodigua les soins les plus empressés. Quand sa mère partit pour Gand où les Autrichiens avaient conduit le père comme prisonnier de guerre, Delphine voulut m’emmener à Lille pour y achever ma convalescence. (Elle disposait d’une partie de l’argent retrouvé dans l’avoine).

Je passai avec elle quelques jours assez joyeux, et nous décidâmes de nous marier. Delphine avait le consentement de ses parents. Il me fallait aller à Arras pour obtenir celui de mes parents et les pièces nécessaires. Je partis de très grand matin. À une lieue de Lille, je m’aperçois que j’ai oublié un papier. Je reviens sur mes pas, j’arrive à l’hôtel, je monte à la chambre que nous occupions, je frappe. Pas de réponse. Il n’est pourtant que six heures. Enfin, Delphine vient ouvrir, étendant ses bras et se frottant les yeux comme quelqu’un qui s’éveille en sursaut … Quelque chose me disait qu’elle me trompait. Je m’aperçois qu’elle jetait souvent les yeux vers certains cabinets. Malgré sa résistance, je finis par l’ouvrir. Et sous un tas de linges sales, je trouve, caché, un médecin qui m’avait donné des soins pendant ma convalescence. Il était vieux, laid et malpropre. Je fus sur le point d’assommer l’esculape. Mais ayant réfléchi, je pris le parti de le laisser effectuer paisiblement sa retraite et de chasser Delphine à grands coups de pied dans le derrière.

Débarrassé de ma perfide, je continuai de rester à Lille, bien que ma permission fût expirée. Mon séjour fut abrégé par une aventure galante. Arrêté sous un costume féminin, au moment que je fuyais la colère d’un mari jaloux, je fus conduit à la place. Un officier supérieur prit intérêt à ma position. Le général commandant la division, au récit de mon aventure, faillit vingt fois de pouffer de rire. Il me fit délivrer une feuille de route pour rejoindre mon corps. Mais résolu à ne rentrer au service qu’autant que je ne pourrais mieux faire, je pris la route d’Arras au lieu de celle du Brabant où était alors le vingt-huitième bataillon.

Ma première visite fut pour le patriote Chevalier, sur qui je comptais pour obtenir de Joseph Lebon, une prolongation. Elle me fut accordée. La sœur de Chevalier redoubla ses agaceries. L’habitude de la voir me familiarisa insensiblement avec sa laideur. En bref, les choses en vinrent au point que je ne fus pas étonné de l’entendre me déclarer, un jour, qu’elle était enceinte. Il fallait en venir au mariage. Mes parents, qui ne pensaient qu’à me garder près d’eux, m’y poussèrent aussi. La famille Chevalier pressait vivement. Finalement, je me trouvai marié. J’avais dixhuit ans 1. Aussi bien m’avait-on proposé de choisir : le mariage ou la guillotine. De deux maux, on choisit le moindre.

Je me voyais déjà père de famille, mais quelques jours s’étaient à peine écoulés que ma femme m’avoua que sa grossesse simulée n’avait eu pour but que de m’amener au conjungo …

Nos parents nous montèrent une boutique d’épicerie, mais bientôt l’inconduite de ma femme la fit péricliter. Je voulus faire quelques observations. Elle et les siens y répondirent fort mal. Je m’emportai contre mon beau-frère, chez qui, au lieu d’être à la boutique, ma femme était censée passer ses journées. Pour se venger, Chevalier me fit donner l’ordre de rejoindre à Tournai.

Me voici contraint à rentrer au service ou à engager une lutte fort inégale puisque j’avais pour adversaire l’ami d’un représentant du peuple. Je pars. Arrivé à ma destination, un adjudant général, ancien officier au régiment de Bourbon, me donna de l’emploi dans ses bureaux et me chargea des détails de l’administration et de l’habillement.

Peu de temps après, les affaires de la division nécessitent l’envoi d’un homme de confiance à Arras. Je suis envoyé. J’arrive dans ma ville natale à onze heures du soir. Par un mouvement assez singulier, après ce qui s’était passé, je suis entraîné chez ma femme. Parvenu à me faire ouvrir la porte de l’allée de la maison qu’elle habitait, je monte à sa chambre et je l’appelle. Elle ne répond pas. Je mets l’oreille à la serrure et j’entends le bruit d’un sabre qui tombe sur le plancher. En même temps, une fenêtre s’ouvre et quelqu’un saute dans la rue. D’étranges soupçons s’élèvent dans mon esprit. Je franchis aussitôt l’escalier et j’atteins un individu presque en chemise qui se disposait à s’enfuir. Je le ramène chez ma moitié et je lui donne rendez-vous pour le lendemain matin. C’était l’adjudant-major du dix-septième régiment de chasseurs à cheval, alors en congé ou en garnison à Arras.

Cette scène avait mis tout le quartier en émoi. L’infidélité de ma femme était d’autant plus patente que son amant en avait fait l’aveu devant toutes les personnes attirées par l’altercation qu’il eut avec moi. Je voulus, en conséquence, demander le divorce. J’en avais le droit. Je pouvais l’obtenir. Mais la famille Chevalier se mit, sur-le-champ, en mesure de prévenir un éclat dont la honte eût rejailli sur elle.

Le lendemain, au moment où j’allais demander à l’adjudantmajor raison de l’outrage que j’en avais reçu, je fus arrêté par des sergents de ville et des gendarmes qui voulurent m’écrouer aux Baudets. Mais ma mission me donnait quelque assurance. Je demandai à être conduit devant le représentant du peuple. On ne pouvait s’y refuser.

Joseph Lebon était entouré d’une masse énorme de lettres et de papiers. « C’est donc toi, me dit-il, qui viens ici sans permission … et encore, pour maltraiter ta femme ! ». J’exhibai mon mandat. L’autre se radoucit. Il finit par convenir que les torts étaient du côté de ma femme. Toutefois, il m’engagea à ne pas prolonger mon séjour à Arras et à quitter la ville aussitôt que j’aurais accompli ma mission. Ce que je fis.

De retour à Tournai, j’appris que l’adjudant général était parti pour Bruxelles. Je pris la diligence pour aller le rejoindre. Parmi mes compagnons de voyage se trouvaient trois individus que j’avais connus à Lille et dont la conduite m’avait paru fort suspecte. Ils portaient, à présent, l’uniforme de différents corps. L’un avait des épaulettes de lieutenant-colonel. Le second, celles de capitaine. Le troisième, celles de lieutenant.

Je cherchais à m’expliquer comment des hommes qui n’avaient jamais servi, pouvaient avoir obtenu ces grades, lorsque le lieutenant-colonel m’offrit sa protection. Je l’acceptai à tout hasard. Mais quand la diligence arriva à Bruxelles, je me séparai de ces messieurs pour me rendre auprès de mon adjudant général. Celui-ci venait de partir pour Liège. Je me transportai aussitôt à Liège. Là, j’appris que l’adjudant général en était parti, la veille, pour comparaître à la barre de la Convention.

Après l’avoir attendu vainement pendant plus d’un mois, quoique son absence ne devait pas être de plus de quinze jours et me voyant réduit à mon dernier écu, je me résolus à retourner à Bruxelles où j’espérais trouver plus facilement des moyens de sortir d’embarras. Peu de jours après mon arrivée, je retrouvai une femme de ma connaissance, Émilie. Elle avait été richement entretenue par le général Van der Nott. Elle m’installa chez elle. N’ayant rien de mieux à faire, j’allais passer le temps dans un café, plus souvent au café Turc qu’au café de la Monnaie. Là se réunissaient les plus adroits filous du pays pour escroquer tous les imprudents qu’une mauvaise étoile y conduisait. On y jouait gros jeu. Je ne tardai pas à remarquer les tours de passe-passe à l’aide desquels ces intrigants dépouillaient leurs dupes. J’allais en avertir un malheureux qui, après avoir perdu une très forte somme, demandait une revanche pour le lendemain. Mais le gagnant comprit ce que j’allais faire, il me prit à part et me fit accepter, non sans résistance de ma part, une somme de deux cent quarante francs, la moitié de son gain. Pareille chose se renouvela. En outre, ma mère me fit passer une centaine d’écus et je remis le tout à Émilie comme pour lui témoigner ma reconnaissance.

Dans mon malheur, mes affaires allaient relativement bien lorsqu’un soir, au théâtre du Parc, des agents – qui me trouvèrent sans papiers – m’arrêtèrent et me conduisirent aux Madelonnettes. Interrogé par un magistrat, je déclarai me nommer Rousseau, né à Lille, et je demandai à être conduit dans cette ville. Ce qui me fut accordé. Émilie voulut m’accompagner. Elle y fut autorisée. Deux gendarmes devaient m’escorter.

Ma position était délicate. Il me fallait m’évader ou me résoudre à être traité comme un déserteur en arrivant à Lille. Je me concertai avec Émilie et il fut décidé qu’on essaierait de tromper la vigilance des gendarmes par un stratagème dont mon imagination me fournissait l’idée. En arrivant à Tournai, m’étant montré fort gai et très libéral pendant la route, j’invitai les gendarmes à dîner. Ils acceptèrent avec d’autant plus d’empressement que mes manières ne suscitaient aucune crainte. Mais environ dix heures du soir, tandis qu’ils ronflaient – ivres de bière et de rhum – parmi les bouteilles vides et les débris du repas, je descendis, à l’aide de mes draps, par la fenêtre d’un second étage. Émilie me suivit. Nous nous enfonçâmes dans des chemins de traverse et nous arrivâmes ainsi jusqu’au faubourg Notre-Dame à Lille. Ma première précaution fut de revêtir une capote de chasseur à cheval et de me mettre un emplâtre de taffetas noir sur l’œil gauche. J’étais ainsi méconnaissable.

Malgré cela, je ne jugeais pas prudent de rester à Lille. Nous partîmes pour Gand. Dans cette ville, Émilie retrouva son père qui la contraignit à rester désormais dans sa famille. Elle consentit, à la condition que je la rejoindrais après avoir terminé quelques affaires à Bruxelles.

J’en avais réellement le désir, mais à Bruxelles, je fus repris par les habitudes du café Turc. Comme j’étais sans papiers d’identité, l’un de ces habitués, Labbe, capitaine de carabiniers belges au service de la France, m’en fit fabriquer, sous le nom de Rousseau, moyennant une forte rétribution. Au reste, ces pièces furent validées : le commandant de la place de Bruxelles était un ancien camarade de Labbe et il se chargea d’arranger mon affaire.

Quand je reparus au café Turc, j’y rencontrai les soi-disant officiers avec lesquels j’avais voyagé entre Arras et Bruxelles, quand je voulais rejoindre mon adjudant général. Le lieutenant-colonel m’offrit une sous-lieutenance au sixième de chasseurs à cheval. J’acceptai. Je reçus aussitôt, une feuille de route, au nom du souslieutenant Rousseau du sixième de chasseurs. Cela me donnait droit au logement et à toutes les distributions pour moi et mon cheval.

C’est ainsi que je me trouvai incorporé dans l’Armée roulante, armée composée d’officiers porteurs de faux brevets (ou sans aucun brevet), sans troupe et qui, munis de faux états de service, de fausses feuilles de route, en imposaient d’autant plus facilement aux commissaires des guerres que le désordre était général dans l’administration militaire. Nous fîmes une tournée dans les Pays-Bas. Partout nous touchâmes nos rations. Personne ne faisait la moindre observation. L’Armée roulante comptait alors deux mille aventuriers qui vivaient là comme le poisson dans l’eau. On se donnait un avancement aussi rapide que le permettaient les circonstances. Les rations s’en élevaient d’autant. Je passai ainsi capitaine de hussards. Un de nos camarades devint chef de bataillon. Quant au lieutenant-colonel qui se nommait Auffray, il s’éleva au grade de général. Cela, au cours de notre tournée.

Revenus à Bruxelles, nous reçûmes, comme ailleurs, des billets de logement. Je fus envoyé chez une riche veuve, la baronne d’I***. Elle m’installa dans une très belle chambre, eut pour moi tous les soins imaginables et me dit que mon couvert serait toujours mis à sa table. Puis elle voulut que je lui présentasse mes amis, le général et les autres. La baronne – une des femmes titrées les plus riches des Provinces-Unies – avait à peine cinquante ans. Mais elle était restée fort désirable. Je n’avais rien négligé pour lui plaire. Elle m’avoua qu’elle m’aimait, et …

Malheureusement, il lui vint à l’esprit de légitimer notre liaison et elle s’entêta à vouloir m’épouser. Comme j’hésitais, elle s’adressa à mon général qui me pressa d’accepter. Je n’étais pas Rousseau et la baronne ne connaissait que le capitaine Rousseau. Le général avait secondé le projet de la baronne en lui racontant que je me dissimulais sous le nom de Rousseau, alors que j’étais en réalité, le comte de B***, fils d’émigrés, etc. Je me déterminai alors à expliquer à ma bienfaisante maîtresse que je n’étais ni le comte de B***, ni Rousseau, mais François Vidocq, malheureusement encore l’époux d’une coquine… Et je lui révélai une partie de mes aventures. Cette excellente femme demeura, quelques instants, comme pétrifiée. Revenue à elle, elle se retira dans sa chambre, après avoir jeté sur moi – qu’elle adorait – un regard où se peignait le désespoir. Je ne devais plus la revoir. À une heure du matin, elle quitta Bréda – où elle m’avait accompagné et où nous étions depuis quelques jours – pour regagner Bruxelles. Quelques heures plus tard, à mon réveil, l’hôtelier me remit une cassette contenant quinze mille francs en or que la baronne lui avait confié pour moi, au moment de son départ.

Rien ne me retenait à Bréda. Je fis mes malles et je pris le chemin d’Amsterdam. Aussi bien, les autorités venaient de prendre des mesures contre l’Armée roulante, dont le personnel s’était exagérément accru. Mon général s’était brusquement enfui dans la direction de Namur.

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1. Maison située rue du Miroir-de-Venise à Arras.

1. Cette maison située rue Briquet-Taillandier a été démolie en 1944.

1. Acrobate.

1. Bataille de Valmy (20 septembre 1792).

1. Vidocq avait dix-sept ans.

1. Le 8 août 1794

2Des Tziganes aux galères

D’Amsterdam, où je ne passai que peu de temps, je pris la route de Paris. Je brûlais de connaître la capitale et d’autant plus que les largesses de la baronne me mettaient en état d’y faire bonne figure.

J’y arrivai le 2 mars 1795, sans penser au bruit que mon nom y ferait plus tard. Je descendis à l’hôtel du Gaillard-Bois, rue de l’Échelle. J’avais le projet de m’établir dans les environs avec l’argent que je conservais précieusement à cet effet. Mais le sort en décida autrement. Entraîné dans une de ces maisons de jeu qu’on appelle étouffoirs, j’y perdis une centaine de louis, malgré mon expérience des escrocs. D’un autre côté, une intrigante, Rosine – je l’avais rencontrée dans une table d’hôte 1 – après avoir affiché le plus grand désintéressement, me réduisit à quelques milliers de francs.

J’aimais sérieusement cette femme et c’était avec la meilleure grâce du monde que je payais les mémoires de la modiste, du tapissier, etc. Mais Rosine, ayant deviné que mes finances étaient à la baisse, me montra bientôt de l’indifférence et finit par devenir si maussade à mon égard, que je ne pus m’empêcher de lui adresser des reproches. Une querelle éclata. Rosine me déclara que je pouvais rester chez moi. J’eus la faiblesse de résister. Je crus la ramener à des sentiments plus favorables en lui offrant de nouveaux services. C’était, en effet, le seul moyen de me réhabiliter dans l’esprit d’une telle fille. Dès lors, Rosine reprit son enjouement et ses manières affectueuses. Je lui fis quelques cadeaux. Cela ne suffit point. Rosine avait toujours des besoins. Elle m’annonça, du ton le plus propre à me persuader, qu’une lettre de change de cent louis, tirée de Versailles par un de ses créanciers, allait donner lieu à une prise de corps, si l’on différait à la solder. Dupe de cette ruse, j’étais sur le point de m’exécuter, quand le hasard fit tomber entre mes mains un billet adressé à Rosine par son ami de cœur. Celui-ci, confiné à Versailles, demandait à l’intrigante si le niais serait bientôt à sec afin de venir reprendre la place qu’il avait cédée dans ce but … Muni de cette pièce, interceptée chez le portier, je monte chez Rosine. J’étais pénétré d’indignation et rouge de colère. Elle était absente. Ma fureur s’exhale sur un guéridon chargé de porcelaines et sur la glace d’une psyché. Tout vole en éclats. Divine, femme de chambre de l’infidèle, me conjure au nom de mon propre intérêt, de calmer mes transports. Attendu que je serai obligé de payer le dégât. En effet, informée par le portier que le billet de son amant était tombé entre mes mains, Rosine était partie immédiatement pour Versailles, emportant tout ce qui en valait la peine et ne laissant dans son appartement garni que des chiffons insignifiants pour répondre des deux mois de loyer qu’elle devait au propriétaire. De sorte que je fus non seulement obligé de payer la porcelaine et la psyché, mais encore la somme due pour la location.

Soixante-dix louis ! C’était tout ce qui me restait des sept cent cinquante louis que je possédais en arrivant à Paris. Je me résolus à regagner Lille. En arrivant dans cette place, je reconnus, au treizième de chasseurs (bis), plusieurs officiers qui provenaient du dixième. Entre autres, un lieutenant nommé Villedieu dont j’aurai encore l’occasion de parler. J’allais passer le temps avec eux, dans les cafés et les salles d’armes. Mais tout cela ne me produisait pas des fonds. Mes soixante-dix louis étaient réduits à quelques écus. Un habitué du café Turc me proposa alors de voyager avec lui.

Cet individu m’avait témoigné plus d’intérêt qu’à tout autre. Il s’appelait Christian. Je voulus savoir, néanmoins, à qui j’avais affaire. Christian me dit qu’il était médecin ambulant, qu’il avait des remèdes infaillibles pour toutes les maladies secrètes et qu’il se chargeait en même temps de la cure des animaux. Quelque répugnance que cet homme m’inspirât, j’acceptai sa proposition. J’étais à la veille de manquer d’argent… Le lendemain, nous nous mîmes en route. À midi, nous arrivâmes pédestrement à une ferme isolée où mon compagnon fut cordialement reçu et salué du nom de Caron.

Le maître de cette ferme s’absenta pendant quelques instants, puis revint avec des sacs d’écus qu’il étala devant Christian. Celui-ci les examina les uns après les autres. Il en mit un certain nombre à part et compta au fermier, dans différentes monnaies, le montant des pièces qu’il avait choisies. Ensuite, il lui remit une prime de six couronnes et sortit en lui disant qu’il ne tarderait pas à le revoir. J’eus à peine fait quelques pas que Christian me présenta trois couronnes, en me disant que c’était ma part au bénéfice qu’il venait de faire. Ne comprenant rien dans tout cela, je voulus me le faire expliquer. Mais mon compagnon me répondit que c’était son secret et qu’il me le confierait un jour s’il me jugeait digne de sa confiance.

Pareille chose se renouvela pendant quatre jours chez d’autres fermiers et, tout étonné que j’étais de recevoir, chaque fois, le même nombre de couronnes, je pris le parti de m’abstenir de toute observation et d’attendre que le temps me permît d’éclaircir ce mystère… Mais, parvenus près de Wervicq, Christian me remit plusieurs petits paquets qu’il tira d’une espèce de gibecière et me chargea d’en aller répandre le contenu dans la mangeoire des animaux de quelques fermes qu’il me désigna, en me recommandant de m’y introduire sans que personne ne m’aperçut. Je m’y refusai. Ce fut vainement que mon compagnon épuisa toute son éloquence pour m’y déterminer. Commençant à concevoir des craintes sur l’issue de tout ce qui se passait, je déclarai même à Christian que j’allais le quitter sur-le-champ s’il ne me disait pas enfin, quel était son état réel, et ce que signifiait cet échange de monnaies qui faisait naître en moi des soupçons.

Christian se décida alors à me faire quelques ouvertures. Il m’apprit qu’il faisait partie d’une bande de Tziganes qui exerçaient leurs activités dans la Flandre et qu’il allait rejoindre ses camarades à la foire de Malines, après une absence de quelques mois. Ensuite, il m’invita à l’accompagner dans cette ville, en me recommandant de mettre de côté des scrupules qui ne pouvaient qu’être nuisibles à mes intérêts. Mon embarras était extrême. J’eus d’abord l’envie de laisser là mon Tzigane et de reprendre le chemin de Lille. Mais la curiosité me porta à le suivre jusqu’à Malines, d’où il devait me ramener à Bruxelles.

Après avoir traversé Malines, nous nous arrêtâmes, à minuit, devant une masure du faubourg de Louvain. Au bout d’une demiheure d’attente, une porte s’ouvrit et nous fûmes introduits, par la plus hideuse des vieilles, dans une salle où une trentaine d’individus des deux sexes, vêtus de la manière la plus bizarre, se livraient à des excès dégoûtants. Tous avaient des figures atroces. Et c’était pourtant, jour de fête.

À notre aspect, l’orgie s’interrompit. Plusieurs personnes s’approchèrent de Christian, le complimentèrent sur son heureux retour. Tous les yeux se portèrent sur moi. Je commençais à regretter de m’être laissé entraîner dans ce repaire. Remarquant ma contenance embarrassée, Christian vint m’engager à bannir les craintes dont je paraissais agité. Pour me rassurer, il me dit qu’on était chez la Duchesse – titre correspondant à celui de la Mère, chez les compagnons – et que je pouvais me considérer, parmi les gens qui m’entouraient, comme au milieu d’un cercle d’amis. Je ne pus m’empêcher de lui témoigner mon étonnement sur le choix qu’il avait fait d’un pareil gîte, lui qui avait l’habitude de se loger dans les meilleures auberges. Christian me répondit que les membres de sa tribu étaient tenus d’agir ainsi, dans tous les endroits où se trouvait une maison de Romanichels ou Tziganes, sous peine d’être regardés et punis comme traîtres par le conseil.