Mad, Jo et Ciao - Fanny Lalande - E-Book

Mad, Jo et Ciao E-Book

Fanny Lalande

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  • Herausgeber: Ker
  • Kategorie: Ratgeber
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2014
Beschreibung

Un périple haletant de Valence au Mont-Saint-Michel.

Mad vit dans son camion depuis quinze ans, traînant derrière lui les moutons qu’il conduit chaque semaine à l’abattoir. Son seul contact avec le monde extérieur : le rock et, de temps en temps, un arrêt chez Jo.
Et puis il y a Ciao, le vieux fou qui hante depuis des années les stations-service des aires de repos.
Mad, Jo et Ciao prennent la route ensemble à la rencontre de leurs histoires, de leurs démons. De leurs vies.

Plongez-vous au cœur du monde des routiers, en compagnie de trois personnages hauts en couleur !

EXTRAIT 

La pluie bat violemment le toit du camion. Je crois que c’est ce qui m’empêche de dormir. Mais cette nuit n’est pas comme les autres. On est trois à essayer de trouver notre place pour dormir. Il y a Jo, Jo « devenue pute par vocation de son mac », comme elle m’a dit la première fois que je me suis arrêté pour souffler sa bougie. Il y a Ciao, un vieux fou occupé à mourir sur mon siège passager. Et puis moi, Mad, plus fou encore, car c’est moi qui conduis tout ce beau monde. On roule sur la même route depuis hier soir et tout finira d’ici deux jours. Je crois que c’est pour ça que je n’arrive pas à fermer l’œil…
L’orage s’arrête. Je vais pouvoir rouvrir les fenêtres du bahut et respirer l’odeur du bitume mouillé. Je sais que le mélange de goudron, de gasoil et de pneus va m’apaiser et que je vais enfin pouvoir dormir quelques heures.

CE QU’EN PENSE LA CRITIQUE

- « Un "road tripes". Les personnages sont pittoresques et tellement vrais ! On vit l’histoire, on la ressent, c’est un périple dans le monde des routiers. » (Lire est un Plaisir)

- « Un premier roman tout à fait remarquable, construit sur une tension jamais relâchée et porté par une écriture maîtrisée de bout en bout. » (L’Avenir)

- « Un roman attachant, bouleversant, à découvrir d’urgence ! » (Journal Tain Tournon)

- « Un premier roman palpitant. Un voyage qui plonge le lecteur au cœur des histoires des personnages, de leurs démons, de leurs souffrances aussi… » (Le Dauphiné Libéré)

A PROPOS DE L'AUTEUR  

Documentaliste, historienne, romancière. Fanny Lalande cumule les talents. Originaire des environs de Valence (Drôme), elle a publié un essai consacré aux prisons du château de Tournon.
Chez Ker, elle a publié son premier roman, Mad, Jo et Ciao.

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Un premier roman tout à fait remarquable, construit sur une tension jamais relâchée et porté par une écriture maîtrisée de bout en bout.

L’Avenir

Les personnages sont pittoresques et tellement vrais. On vit l’histoire, on la ressent, grâce à l’écriture de Fanny Lalande.

Jacques Mercier

Du même auteur

Les prisons du château de Tournon : de 1670 à la Révolution française, Essai, Mémoire d’Ardèche et Temps présent, 2005. Prix Maurice Boulle 2003.

Prologue

Mercredi 10 juillet

Paulo57 (France, Marchandises)

23 h 30. Aire de Montélimar Ouest, A7.

La première fois, c’est toujours la plus difficile.

On a beau y penser longtemps, passer à l’acte, c’est une autre histoire.

I

The House of the Rising Sun

The Animals

La pluie bat violemment le toit du camion. Je crois que c’est ce qui m’empêche de dormir. Mais cette nuit n’est pas comme les autres. On est trois à essayer de trouver notre place pour dormir. Il y a Jo, Jo « devenue pute par vocation de son mac », comme elle m’a dit la première fois que je me suis arrêté pour souffler sa bougie. Il y a Ciao, un vieux fou occupé à mourir sur mon siège passager. Et puis moi, Mad, plus fou encore, car c’est moi qui conduis tout ce beau monde. On roule sur la même route depuis hier soir et tout finira d’ici deux jours. Je crois que c’est pour ça que je n’arrive pas à fermer l’œil…

L’orage s’arrête. Je vais pouvoir rouvrir les fenêtres du bahut et respirer l’odeur du bitume mouillé. Je sais que le mélange de goudron, de gasoil et de pneus va m’apaiser et que je vais enfin pouvoir dormir quelques heures.

Nous sommes des naufragés de la route. Du moins, c’est comme ça qu’on nous présenterait dans un reportage de France Inter. Je préfère penser qu’on est des naufragés de la vie et qu’on a échoué sur la route. Jo a un ticket d’entrée d’autoroute qui a plus de cinq ans. Elle l’a encadré dans son Trafic. Cinq ans qu’elle est entrée, et elle n’est pas sortie depuis. « J’ai oublié les couleurs du monde… ». Des couleurs, il y en a plein dans sa camionnette, des coussins roses, rouges, en forme de cœur, des guirlandes de lumières. Sans oublier les bougies. Elle donne de l’amour à ceux qui s’y arrêtent. Pour tous, elle est Josy, un diminutif de son prénom de starlette de la route, Josiane. Mais personne ne l’appelle comme moi. Pour moi, elle est Jo l’Indienne, avec ses petites tresses brunes et ses colliers colorés. Il y a trois ans, elle m’a offert un attrape-rêves. Je l’ai accroché dans ma couchette. En plein milieu. Il y en a qui préfèrent mettre des femmes à poil. Chacun son truc. Moi, c’est Jo et son attrape-rêves. Depuis, je ne fais plus de cauchemar. Et elle a su attraper mon cœur.

Attention, Jo et moi, on n’est pas ensemble. On n’est pas maqués si j’ose dire. Jo est une pute et moi, je n’appartiens à personne. Je conduis mon bahut à travers l’Europe. Je nettoie mon bahut, je dors dans mon bahut, je travaille dans mon bahut. Et dans mon bahut, il n’y a pas de place pour deux. Il n’y a bien que les patrons polonais, ou les Tchèques, pour caser deux chauffeurs là-dedans. Dans mon bahut, il y a de la place pour moi et ça suffit. Point. Jusqu’à hier, personne n’avait mis un pied ici et encore moins dormi. Seule la radio m’accompagne. Il y a quinze ans, j’avais mis une radio Cibi, mais la connerie du monde m’est vite devenue insupportable. Et il faut avouer que les routiers en ont une bonne dose. Je ne veux pas dire que les routiers sont tous des obsédés. J’en ai connu qui lisaient Dostoïevski sur les aires de repos, ou qui écrivaient leurs mémoires en mangeant. Mais il faut reconnaître que cinq jours par semaine enfermé sur l’asphalte, ça a de quoi vous vriller le cerveau.

On ne m’appelle pas Mad pour rien. Ce n’est pas que j’ai un reflux de testostérone trop important : les blagues grivoises ne me font plus rire depuis un moment. En fait, c’est justement ça : il y a bien longtemps que la présence des autres ne me fait plus rire. L’espèce humaine ne m’amuse plus et je me suis passé de sa présence depuis un bail. Pour beaucoup, je suis un mec aigri, asocial. Pour ceux qui me côtoient un peu, je suis plutôt taciturne et renfermé. Et pour les bien-pensants, je suis un psychopathe, un gars complètement barge qui convoie chaque semaine des centaines de bestiaux à l’abattoir, sans une once de compassion.

Mon travail, c’est la route. Celle qui mène aux grands frigos à viande. Je récupère des bêtes vivantes, sur leurs pieds tout au moins. Je les conduis pendant quelques centaines de kilomètres et je les décharge, du mieux que je peux. Je les conduis pour leur dernier voyage, l’abattoir. Mais faut pas croire que ça ne m’a jamais fait cogiter. J’ai beau être un beau bûcheron de 80 kilos et porter des chemises à carreaux, j’ai un cœur, et si le sort des hommes m’importe assez peu, j’ai souvent eu pitié de ces bêtes.

Il faut les voir quand vous les chargez. C’est complètement con ces bestiaux. Ça flippe tant, il y en a qui sont tellement paniqués, qu’ils y passent avant d’avoir réussi à grimper dans ma remorque. Le palpitant les lâche. Puis, dès qu’il y en a un qui commence à grimper, les autres suivent pour se blottir et se grouper. À ce moment-là, plus rien ne peut les sauver d’une mort certaine, mais c’est le jeu. Sans compter les « pertes » durant les transports. Il fait parfois très froid, en se serrant, ils se tiennent chaud, mais souvent ils se piétinent entre eux, s’étouffent et s’écrasent. Et mon camtar commence à sentir la mort. L’odeur se répand à tout mon chargement et les bêtes, peu à peu terrifiées, s’agitent. Dans la panique, la charogne s’ajoute à la charogne et nombreuses sont les carcasses qui n’attendent pas l’abattoir. Les journées chaudes d’été, ma remorque ressemble à un charnier.

L’odeur des bêtes en sueur suit au cul du camion et les automobilistes qui me doublent me regardent comme si j’étais un monstre. Les hommes veulent bien bouffer de la viande – lors des repas d’affaires, c’est à celui qui mangera la viande la plus crue possible, pour montrer celui qui aura les plus grosses – mais regarder en face les camions de la mort, ça, c’est trop barbare pour les hommes civilisés. Il y a parfois plus d’humanité dans le regard d’un veau que dans celui d’un homme.

Le pire, c’est quand je faisais de l’équin. Les réformés des courses, les chevaux de club à la retraite, les chevaux de trait qui ne travaillent plus les champs. Ces chevaux qui ont passé leur vie pour les hommes finissent aussi leur vie dans ma remorque. Ils tremblent sur leurs grandes pattes maladroites. Leurs membres se brisent comme de la glace en heurtant les montants de la remorque. Et voir ces géants s’effondrer est le pire des spectacles pour un homme digne de ce nom. Et ma dignité, moi, je l’ai encore.

Mes bêtes, je les soigne au moins le temps qu’elles font la route avec moi. Je leur donne de l’eau, je fais attention aux secousses sur la route et, à l’abattoir, ça m’est déjà arrivé de faire peur à un employé un peu trop zélé qui les faisait descendre au bâton électrique. Ces bestiaux, ils partagent mon camion, alors je les traite bien. Il m’arrive parfois de leur faire un brin de causette sur une aire quand je suis en arrêt long. Il m’est même arrivé de casser la gueule à un routier un peu trop con qui leur pissait dessus sur un parking. Quant à ceux, un peu trop suicidaires, qui trouvaient louche mon amour pour ces bêtes-là, je préfère ne pas dire ce que je leur ai fait. Mais en général, l’odeur brutale de ma remorque a le mérite d’éloigner les cons de mon camion.

Inutile de dire que dans ce road trip improvisé, j’ai embarqué toutes mes bêtes. J’allais pas laisser mon chargement sur le parking. Elles dorment bien ce soir. Après la chaleur d’hier, la petite pluie de cette nuit les a calmées. D’ici une heure ou une heure trente, elles vont commencer à s’agiter : ce sera l’heure de la bouffe. Sur certaines aires, j’ai mes contacts : les hôtesses me filent le pain sec qui reste des sandwiches. Depuis dix ans, avec tous les restos régionaux et stations-service surdimensionnées, je n’ai plus de problème d’approvisionnement. J’arrive, je gare ma remorque dans un coin tranquille, loin du ruban noir, et je vais chercher mes sacs de pain sec. Tout le monde est content, c’est la pause casse-croûte, puis on repart.

Voilà à quoi ressemble ma vie. Une routine bien rodée, un ronron qui fait du bien. Tout est régulier : le compteur bloqué sur 90, mes pauses et changements de disques. Même les bêtes adoptent mon rythme après quelques heures de transport. Elles savent quand je vais m’arrêter, quand je vais me coucher et quand viendra la bouffe. Alors, quand je dis que je suis bien avec mes bêtes, je pèse mes mots. Je suis le roi du pétrole derrière mon volant et mon royaume ne dépasse pas le cul du camion. J’aime ce monde-là.

Jo et Ciao sont comme moi, ils appartiennent à l’autoroute. Ça sent l’asphalte et les pneus éclatés. C’est dur, il faut des nerfs solides. Mais le monde extérieur est plus cruel. Nos chances de survie, individuellement, ne dépasseraient pas la journée. Dehors, c’est chacun pour sa gueule : vous avez moins de chance de vous faire éclater par un 38 tonnes sur la bande d’arrêt d’urgence que de vous faire démolir par un automobiliste en costard en plein centre-ville ou par une ménagère surstressée derrière son caddy.

De nous trois, c’est Ciao qui m’inquiète le plus aujourd’hui. Ce n’est pas le fait qu’il va y passer dans les deux jours. Je sais qu’il va mourir. J’ai l’habitude avec mes bestiaux : je sens quand la mort arrive et qu’elle se pose sur la remorque. Je le sais avant même que la première mouche arrive. Non, ce qui m’inquiète, c’est que le vieux Ciao puisse voir la mer avant de dire ciao pour de bon. « Mad, je voudrais juste que tu m’emmènes voir la mer », comme un gosse il m’a demandé ça. Et, comme un gosse, son visage tout ridé a souri quand je lui ai dit que la plage, ça ferait plaisir à mes moutons. Avec Jo, on l’a chargé dans la cabine, on lui a mis sa ceinture sur le siège passager et on a mis le cap sur la Normandie, histoire de faire notre Débarquement à nous. Puis c’est là que les moutons seront les plus heureux. Ce sera une sorte de retour à l’envoyeur, j’avais mis mon bahut sur les routes du Sud, depuis l’Angleterre. Arrivés à la hauteur de Valence, demi-tour pour tout le monde, on inverse la vapeur : au lieu de les débarquer dans un abattoir marseillais, j’ouvrirai les portes en grand sur une plage normande.

*

— Tu dors, Mad ?

— J’aimerais bien, mais non.

— Merci pour ce que tu fais pour nous. Pour Ciao.

— Ciao est un vieux fou. Je me suis laissé embarquer.

— Dis-le, tu t’es laissé embarquer par une pute.

— Oui, par une pute. Une pute et un fou.

— Et c’est un peu ma faute…

— Quelle idée d’aller se fourrer dans un truc pareil. Il pouvait pas rester dans sa station ?

— T’es injuste. Au moins lui, il est venu m’aider quand les deux gus me caressaient à coups de torgnoles.

— Pas moi, peut-être ?

— Si, c’est pour ça que je t’ai dit merci. Mais je vois bien qu’il y a un truc qui bloque.

— J’ai le droit ! Je te rappelle qu’on est trois dans mon camion : un vieux fou pisse le sang dans la cabine et une pute dort dans ma couchette. Alors oui, il y a un truc qui bloque.

— T’as les épaules pour ça mon grand. On n’a pas dû beaucoup te pousser pour que tu fasses demi-tour.

— Peut-être.

— Avoue que la petite balade nocturne dans le centre de Lyon avec tes bestiaux t’a bien fait marrer.

— Je voulais me faire la place des Terreaux, rien que pour moi. Toutes lumières allumées. Même le bus a reculé. ça devait être beau à voir.

— Et tu l’as fait pour nous, mais ça, c’est dur à dire pour Mad le solitaire. T’as un gros cœur mon bonhomme. Flippe pas pour la suite.

— Mouais…

— Tu sais ce qui te fait peur en fait ?

— Que le vieux fou y passe avant qu’on arrive. J’ai juré. J’ai qu’une parole.

— C’est pas ça. Tu vas le mener ton bahut. Et nous avec. Non, ce qui te fait flipper, c’est que tu as changé de route pour deux autres personnes. Et ça, pour Mad le solitaire, c’est juste terrifiant.

— Si tu le dis.

— Mais t’es prêt pour ça. Quand t’as explosé les deux lourdauds qui ont voulu me refaire le portrait et qui ont planté Ciao, tu savais déjà la suite. J’étais sûre qu’un jour, tu m’emmènerais, que tu me ferais sortir de mon fourgon. On y est.

— Arrête tes conneries. J’ai pas réfléchi. Je ne pouvais pas laisser ces deux cons jouer aux brutes avec deux imbéciles heureux. Mais je te l’ai dit : je n’ai qu’une parole. Faut dormir un peu maintenant. On repart à six heures. Pousse-toi ma poule, je vais allonger ma carcasse.

*

Dans mes rituels de vieux routard, il y a un truc que je déteste louper, c’est le petit-déjeuner (croissant et café noir, toujours pareil depuis trente berges). Peut-être le seul moment où je me « socialise ». Après avoir parlé un peu avec mes moutons, j’ai pris la direction du drive-in de Lyon-Dagneux, où j’avais posé le bahut pour la nuit. Je connais bien cet endroit, je m’y suis arrêté deux fois par semaine toutes ces années C’est un peu la maison ici et, ce matin, m’y arrêter m’a fait un bien fou. Quand je dis drive-in, c’est pour faire rêver, on n’a pas vraiment de lieux comme ça sur nos routes. Mais Suzy, la daronne, a su en faire un truc sympa, avec des nappes à carreaux rouges et de la bonne musique. J’aime cette ambiance et je gare toujours ma remorque juste devant, sans oublier de laisser la cabine éclairée. Je ne suis pas fan des décorations sur les camions, mais mettre deux ou trois lumières à nos cabines, c’est comme mettre des pots de fleurs aux fenêtres des maisons. Alors, j’ai fait un truc sobre mais efficace et je crois que ça fait son petit effet.

Mon camion, c’est un Man. J’en change tous les deux ans au grand max et je fais toujours la même déco.

Pas loin de l’aire du 45ème parallèle sur l’A7 vit un sacré numéro. Séducteur, blagueur, il ne passe pas inaperçu avec ses chemises hawaïennes et ses cheveux gominés. On l’appelle Papa. Et Papa a des doigts de fée. Il ne faudrait pas lui laisser vos gosses à éduquer, mais pour du pin-striping, c’est le meilleur, un orfèvre de la peinture. C’est donc lui qui, à chaque nouveau camion, a la responsabilité de signer ma portière d’un « Mad », en lettres manuscrites, juste sous la poignée. Un léger motif de pin-striping sur les portières, ma signature et quelques lights, le tout sur un beau fond noir mat. Ce camion, c’est ma maison, alors j’ai soigné le crépi.

Mon arrêt chez Suzy a été salutaire à bien des niveaux et ce matin encore plus que d’habitude. Suzy fait partie de ces gens qui vous font des sourires sans vous demander votre pedigree et ça, ça me plaît. Vu l’état dans lequel j’étais hier soir, je n’envisageais pas d’aller ailleurs, je savais que ça vaudrait le détour. J’ai franchi la porte de son saloon à 5h45, avec la tête fatiguée et des traces de sang sur la chemise. C’est Charly, son mari, qui m’a servi un café, sans même jeter un œil sur mes boutons arrachés et ma tronche de boxeur.

Il n’y avait encore que trois ou quatre chauffeurs dans la salle. J’ai bu mon café en écoutant The Animals et ces quelques gorgées de caféine ont eu l’effet d’un baume sur mes blessures. La conversation entre tout ce beau monde ne renversait pas des barres, quelques infos sur l’état des routes en ce mois de juillet, sur les contrôles des mouchards… Rien d’inhabituel. Personne pour me demander si j’avais pas fondu un plomb hier soir, en dégommant ces deux blaireaux, ni pour me rappeler que tabasser la tronche d’autrui est un délit dans notre douce patrie. La route est un autre pays, qui a ses propres codes et finalement, hier soir, je n’ai rien fait qu’en appliquer les lois : que personne ne te marche sur les roues, sinon, écrase-le.

Puis quand j’ai vu Jo sauter de la cabine et se diriger ici avec sa veste à franges et des bleus, je me suis dit que ça allait être le moment de vérité. Soit les chauffeurs qui buvaient leur café allaient se métamorphoser en pitbulls hargneux, soit ils allaient nous foutre la paix. Elle a ouvert la porte d’entrée, s’est assise sur le tabouret à côté de moi, l’air de rien. Je sentais les muscles de ma mâchoire se contracter malgré moi. Charly s’est approché, a pris la commande de ma cavalière et a disparu en cuisine quelques minutes. Si j’avais dû mettre une pipe à un gars dans un resto, c’est à ce moment-là que je l’aurais fait.

Jo ne réfléchissait pas à tout ça. Comme si, pour la première fois de sa vie, elle comptait sur quelqu’un d’autre pour assurer sa sécurité. C’était moi le sauveur de la veuve et de l’orphelin, pour autant que Jo ressemble à une veuve… Et forcément, un des gars du fond s’est approché. Pas particulièrement musclé ou énervé, mais j’ai senti que tous les muscles de mon corps se préparaient à riposter. Après tout, j’avais envoyé deux routiers à l’hosto hier soir, il était possible que la nouvelle ait déjà fait le tour des camions et que je tombe sur un de leurs potes, d’autant que leur boîte de transport était parmi les plus importantes du pays.

Derrière le comptoir, à moins d’un mètre de ma main droite, il y avait le couteau que Suzy utilise pour couper les sandwiches. Pendant que tout s’organisait dans mon cerveau, le gars s’était approché. Il n’était plus qu’à deux mètres de nous, sur ma gauche. Je n’avais qu’à pivoter et attraper au passage le couteau avec ma main droite. J’ai coupé ma respiration et j’ai failli bondir quand il a mis la main sur mon épaule.

— Vous devriez reprendre la route, Mad Dog. Des camions comme le vôtre, il n’y en a pas des millions. Vous avez tapé dans du lourd hier soir. On l’aime bien nous, le vieux Ciao, on compte sur vous pour qu’il voie la mer.

J’ai pas répondu. J’ai hoché la tête en faisant tourner ma tasse à café entre mes doigts. D’une phrase, les hommes venaient de retrouver un peu de cette humanité que je ne trouvais plus que chez mes bêtes. Il a réglé, a dit « Madame » à Jo puis il est sorti. On a fini nos croissants, Jo en a plié un dans sa serviette pour Ciao, et on a pris le chemin du camion. Le soleil se levait sur l’aire d’autoroute, donnant aux camions un air de monstres endormis. Mon camion en avait vu d’autres et, tant que je ne déposais pas les moutons à l’abattoir, je crois qu’ils étaient prêts à me suivre à l’autre bout de l’Europe.

The House of the Rising Sun. C’est comme ça qu’elle devrait l’appeler son bouclard, Suzy…

Avant de reprendre la route, je suis allé voir les moutons pour leur donner des sacs de pain sec et des salades que Suzy et Charly m’avaient mis de côté, selon nos habitudes. Ça croquait à pleines dents dans la remorque. J’avais un chargement plus petit que d’habitude. Pour le coup, cela diminuait leurs chances de s’étouffer entre eux, même si la distribution de bouffe avait failli tourner au carnage. Qu’est-ce que ça peut être con des moutons quand même, on n’a pas idée. La journée s’annonçait chaude et avec le stress de la route, je risquais d’en perdre quelques-uns.

Prochaine étape : une station de lavage pour camion sur notre itinéraire improvisé, seule chance pour moi de leur trouver à boire. Après la bouffe, j’ai fait le tour de la remorque pour vérifier que tout allait bien, comme d’habitude. RAS, je suis donc retourné à ma cabine pour déterminer le programme avec Jo. J’avais ma petite idée sur la suite (c’est mon job de faire en sorte que mon chargement arrive à bon port) mais j’avais aussi vécu avec une femme dans une autre vie et je sais qu’elles planifient toujours tout plus vite que nous. Et ça n’a pas manqué : je n’avais pas posé le cul derrière mon volant que la prochaine étape était imposée, tout comme elle avait allongé le vieux fou, tout crado et collé de sang séché, dans ma couchette, sans rien me demander. Ce n’est pas pour rien si on ne trouve quasiment pas de femmes chauffeurs…

— Mad, il faut des soins pour Ciao, au moins de quoi panser un peu ses plaies, que ça ne s’infecte pas. Une pharmacie fera l’affaire. Puis il lui faut de la viande, pour prendre des forces. Donc on a choisi la Bresse, on n’est pas très loin et ça fera du bien à Ciao de manger de la bonne volaille.

— On n’est pas très loin… Dites, les deux chauffeurs du dimanche, je ne suis pas le Guide Michelin, on ne va pas faire un détour de plusieurs centaines de bornes pour aller bouffer un poulet de Bresse. C’est pas un voyage gastronomique, on a dit qu’on allait en Normandie, de l’autre côté de la France, alors on trace en direction de l’ouest, on décharge tout le monde et basta !

— Pour faire quoi ? T’auras perdu ton boulot, si ce n’est pas déjà fait et t’as rien dehors. T’as que nous, et nous, on veut manger un poulet de Bresse.

— T’es bien une femme…

— Et toi, un ours mal léché. Tu veux quoi ? Lui donner du pain sec ? Des sandwiches triangles ?

— Mais ça fait vingt piges qu’il bouffe ça ! Je suis sûr qu’il aime. Tu aimes les sandwiches, hein Ciao ?

— Oh oui, avec de la mayonnaise.

— Tu vois ? Je veux bien y mettre de la bonne volonté mais je suis pas ton chauffeur.

Je voyais déjà le visage de Jo se métamorphoser pour me remettre à ma place (après tout, j’avais été assez faible pour lui proposer de venir hier soir), ma cabine allait se transformer en ring, le sang giclerait sur le pare-brise. Je me préparais au choc des Titans, quand la voix du vieux fou m’a mis KO, sa toute petite voix de vieillard grisonnant qui montait de la couchette :

— Oh, de la mayonnaise et du poulet de Bresse, je n’en ai jamais mangé… C’est tellement gentil de m’emmener.

Puis il s’est rendormi aussi sec, me laissant face à face avec Jo. Quand elle a détourné la tête du côté de la fenêtre et que je l’ai entendue renifler, je me suis dit que mes années de solitude avaient fait de moi un monstre sans cœur, « un ours mal léché ». J’ai mis le contact, laissé chauffer un petit moment, le temps de mettre de la musique pour détendre un peu tout ça et j’ai mis le cap sur Bourg-en-Bresse…

Pendant le trajet, tout le monde était silencieux. Un silence comme j’aime bien, sans tension, juste à écouter des morceaux de musique qui semblent avoir été composés pour cette route-là et ce jour-là. Le vieux fou se laissait bercer par le gros ronronnement du moteur. J’essayais de faire attention où je posais mes roues, je passais les vitesses en douceur. Ciao ne faisait pas un bruit, pas un mouvement, il semblait se reposer de vingt années de trafic. C’était un peu son repos du guerrier et j’étais bien placé pour savoir combien le calme de la cabine l’accompagnait dans son sommeil. Peut-être que l’attrape-rêves de mon Indienne y était pour quelque chose. Une chose était certaine, il roupillait comme un bébé, un vieux bébé à la barbe mal taillée.

De temps en temps, Jo passait entre les deux sièges pour s’assurer que Ciao était toujours de ce monde. C’était un plaisir de la voir en infirmière dévouée et c’était surtout réconfortant de la savoir là, à s’occuper du vieux fou. Les coups qu’il avait encaissés hier soir ne m’auraient probablement pas fait trembler. Mais Ciao était beaucoup plus usé que moi : si je n’étais pas intervenu, cinq minutes de plus sous les coups des deux débiles et il cassait sa pipe.

Dieu sait ce qui s’était passé dans sa tête de piaf, mais quand les cris perçants de Jo m’ont tiré de ma cabine, Ciao était déjà sur place, frêle et transparent comme un fantôme au milieu de l’aire d’arrêt des camions. Il avait essayé de s’interposer mais son corps n’avait plus la force de se battre. Il n’avait pas dit un mot quand Jo s’était mise à hurler dans son Trafic, qu’elle commençait à plier sous les coups des brutaux. Elle avait vu Ciao ouvrir la porte et taper à l’aveuglette. Sous la surprise, les deux gros avaient lâché Jo qui s’était dégagée de leurs pattes. Elle avait gagné le siège conducteur pour attraper sa bombe lacrymo. Mais Ciao n’avait pas fait illusion bien longtemps et sa résistance était encore plus fragile et désespérée que celle de Jo. Avec son corps d’enfant mal nourri, il encaissait mal les coups. Et Jo saisit vite que la colère des hommes avait décuplé quand ils avaient compris qu’elle leur avait échappé à cause d’une vieille carcasse. Les coups pleuvaient avec rage, ils s’acharnaient sur celui qui les avait empêchés de « casser de la pute ».

Les cris des uns et des autres, les coups de klaxon lancés par Jo, les pleurs de Ciao. J’étais sorti de ma tanière. Avec leurs conneries, les moutons allaient s’agiter et il n’y avait rien de pire que le stress pour mes boules de laine. En arrivant dans le camion de Jo, j’avais été pris au nez par une odeur de sperme mélangée à celle du sang frais. Je n’avais plus cogné comme ça depuis plus de quinze ans. Les coups que je mettais régulièrement aux rôdeurs et aux voleurs n’étaient rien comparés à ceux dont j’assommais ces deux ordures.

En voyant le corps tremblant du vieux fou, j’ai vu rouge. J’ai cru qu’ils l’avaient tué. Mon sang n’a fait qu’un tour, j’ai débranché mon cerveau et, sans réfléchir, j’ai foncé dans le tas, j’ai tapé de toutes mes forces. J’aurais pu les tuer s’ils n’avaient pas trouvé une échappatoire en passant par la porte arrière du Trafic. J’étais ivre de rage, je ne sentais plus rien, mes poings étaient en sang. Je ne savais pas si c’était le mien ou le leur. Un mélange des deux probablement. Ce que je sais, c’est qu’ils sont partis comme ils ont pu, plus ou moins sur leurs pieds. Je ne les ai pas tués mais ils devaient en remercier le ciel… Le reste est un peu vague, mais j’ai porté le corps blessé du vieux fou jusqu’à ma cabine et, quand Jo est apparue avec son sac de sport sur les épaules, je lui ai fait un signe de la tête. Elle est montée et on est partis plein nord… Ciao racontait n’importe quoi, Jo pleurait et je me souviens leur avoir promis de les emmener loin de cet enfer. La mer, pourquoi pas ?

Si ma fille n’était pas morte il y a quinze ans, j’aurais pu lui raconter. J’aurais été son héros. Et Mad n’existerait pas.

II

Devils and Dust

Bruce Springsteen