Madeleine Delbrêl, poète, assistante sociale et mystique - Bernard Pitaud - E-Book

Madeleine Delbrêl, poète, assistante sociale et mystique E-Book

Bernard Pitaud

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Beschreibung

Le portrait d'une femme fascinante, source inépuisable d'inspiration.

Ce livre est le fruit de la recherche opiniâtre de deux hommes passionnés. Mettant en contact avec les écrits et avec de nombreux témoignages, il renouvelle en profondeur la connaissance que l’on avait de Madeleine Delbrêl. Son itinéraire, de l’athéisme à l’éblouissement de la foi et à l’engagement, se dessine avec netteté au fil d’un récit qui parcourt ses soixante années de vie, dont plus de la moitié à Ivry-sur-Seine, près de Paris, là où, dit-elle, se trouvait une population « incroyante et pauvre ».
Tour à tour poète, assistante sociale et mystique, femme de prière et d’action, Madeleine Delbrêl (1904-1964) offre à notre société sécularisée et à l’Église un beau visage, riche d’inspiration pour une vie chrétienne en dialogue avec l’athéisme et la misère sous toutes ses formes. Son procès en béatification est engagé et sa réputation de sainteté ne cesse de croître.

Cet ouvrage richement documenté est l'occasion de découvrir le parcours de vie incroyable de Madeleine Delbrêl.

EXTRAIT

« J’ai vécu aussi, et cela fut une chance, hors des cloisonnements sociaux : ma famille était faite de tout ; par voie de conséquence moi aussi. »

Ces phrases que Madeleine prononça dans sa dernière conférence à des étudiants parisiens, à quelques semaines de sa mort, demandent à être nuancées. Elle veut dire probablement que sa famille n’a jamais vécu une différenciation sociale très marquée et qu’elle était ouverte à des relations diverses. Mais elle n’était pas vraiment « faite de tout ». Sa mère, Lucile Junière, était issue d’une lignée de petite bourgeoisie de province. Ses grands-parents maternels tenaient à Mussidan, en Dordogne, une fabrique de cierges, de cires et de bougies qui fournissait entre autres le sanctuaire de Lourdes et qui prospérait, à cette époque où l’électricité était loin d’avoir pénétré dans tous les foyers. La fabrique employait une vingtaine d’ouvriers. Le développement du chemin de fer facilitait les ventes. Les Junière étaient solidement établis et bien considérés dans cette bourgade de Mussidan qui comptait alors 2 300 habitants.

À PROPOS DES AUTEURS

Le Père Bernard Pitaud est prêtre de la Compagnie des prêtres de Saint-Sulpice. Il conduit des recherches dans les domaines du discernement, de l’accompagnement spirituel ainsi qu’au cœur des écrits de Madeleine Delbrêl.

Le Père Gilles François est le postulateur de la cause de béatification de Madeleine Delbrêl. Historien de formation et ancien président de l’Association des Amis de Madeleine Delbrêl, il est aussi prêtre dans le diocèse de Créteil.

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GillesFrançois

BernardPitaud

Madeleine Delbrêl

poète, assistante sociale

et mystique

Nouvelle Cité

Composition : Pauline Wallet

Couverture : Yann Fabre – Rivage Création

Illustration de couverture :

p. 1, photo de Madeleine Delbrêl vers 1941-1942 (photo d’identité)

Archives Madeleine Delbrêl, réf. 0314

© Photo : responsable des Équipes Madeleine Delbrêl ;

travaux techniques sur les documents : Jacques Faujour.

© Nouvelle Cité 2014, pour l’édition papier

© Nouvelle Cité 2015, pour l’édition électronique

Domaine d’Arny – 91680 Bruyères-le-Châtel

ISBN : 9782853137249

Œuvres complètes de Madeleine Delbrêl

– Tome i, Éblouie par Dieu, Correspondance, volume 1 : 1910-1941, Nouvelle Cité 2004.

– Tome ii, S’unir au Christ en plein monde, Correspondance, volume 2 : 1942-1952, Nouvelle Cité 2004.

– Tome iii,Humour dans l’amour, méditations et fantaisies, Nouvelle Cité 2005.

– Tome iv, Le Moine et le Nagneau, Alcide et ses métamorphoses, Nouvelle Cité 2006.

– Tome v, Profession assistante sociale,écrits professionnels, volume 1, Nouvelle Cité 2007.

– Tome vi, Le Service social entre personne et société,écrits professionnels, volume 2, Nouvelle Cité 2007.

– Tome vii, La Sainteté des gens ordinaires, Textes missionnaires, volume 1, Nouvelle Cité 2009.

– Tome viii, Athéismes et évangélisation, Textes missionnaires, volume 2, Nouvelle Cité 2010.

– Tome ix, La Femme, le prêtre et Dieu, Textes missionnaires, volume 3, Nouvelle Cité 2011.

– Tome x, La Question des prêtres ouvriers, la leçon d’Ivry, Textes missionnaires, volume 4, Nouvelle Cité 2012.

Aux mêmes éditions

– Christine de Boismarmin, Madeleine Delbrêl, rues des villes chemins de Dieu (1904-1964), biographie de M. Delbrêl par l’une de ses premières compagnes,1985, nouvelle édition 2004.

– GillesFrançois,BernardPitaud,AgnèsSpycket, Madeleine Delbrêl connue et inconnue,le livre du centenaire, 2004.

– GillesFrançois,BernardPitaud, Genèse d’une spiritualité,2008.

– BernardPitaud, Eucharistie et discernement chez Madeleine Delbrêl,2010.

– BernardPitaud, Prier 15 jours avec Madeleine Delbrêl, 19981reédition, 2009 4eédition.

Sommaire

Œuvres complètes de Madeleine Delbrêl

Aux mêmes éditions

Sommaire

Préface

Introduction

Chapitre I

« Une famille faite de tout »

Chapitre II

Le chemin d’une artiste (1916-1928)

Une rencontre décisive

L’abbé Jacques Lorenzo

Chapitre III

« Ô Beauté, donne-moi ta charité » (1928-1935)

Les débuts d’une direction spirituelle

Les débuts de « la Charité »

Départ pour Ivry

Chapitre IV

Au coude-à-coude avec une population délaissée (1935-1945)

La tentation du communisme

Diplôme d’assistante sociale

Nous autres gens des rues

La guerre

Premiers contacts avec ce qui va devenir la Mission de France

Missionnaires sans bateaux

Chapitre V

Une compréhension renouvelée de la mission de l’Église dans le monde (1945-1953)

Un douzième an

Au service des personnes

De nouveaux écrits

Les implantations des Équipes évoluent

Dialogue avec Jacques Loew

L’affaire Miguel Grant

De nouveaux articles publiés

Un pèlerinage à Rome

Dimensions internationales

Retour à Rome, Mgr Veuillot et Pie XII

Chapitre VI

« La bonté devenue chrétienne est démesurée comme la Croix » (1953-1958)

Dialogues au cœur de l’Église

Deuils personnels et familiaux

Contestations dans la « Charité de Jésus »

La publication de Ville marxiste terre de mission

Les amis d’Ivry

L’Institut séculier Caritas Christi

Chapitre VII

Il me reste si peu de temps… Nouveaux horizons

Quatre événements d’Église

La guerre d’Algérie

Les amitiés polonaises

La vie ordinaire

Les voyages : Varsovie, Rome, Abidjan, Édimbourg

Ouverture du Concile

1964

Dans la même collection

Fin

Préface

Cette présentation de Madeleine Delbrêl est l’œuvre de deux prêtres : l’un, prêtre de Saint-Sulpice, le père Bernard Pitaud, est un interprète rigoureux des auteurs spirituels ; l’autre, le père Gilles François, est un prêtre diocésain du diocèse de Créteil, historien de formation et postulateur de la cause de Madeleine Delbrêl. L’un et l’autre prêchent de nombreuses retraites aux prêtres, religieuses et laïcs qui ressourcent leur vocation, leur ministère ou leur engagement dans la lecture de l’Évangile à travers les écrits et la vie de Madeleine Delbrêl et ce qu’elle appelle « la Charité ».

Ce livre peut s’interpréter au premier abord comme une biographie, qui serait une reprise de celle publiée par une de ses fidèles compagnes, Christine de Boismarmin. En fait, les auteurs ont voulu, à travers une relecture de la vie de Madeleine, depuis ses origines familiales jusqu’à sa mort, en passant par les longues années vécues à Ivry-sur-Seine à la maison du 11 rue Raspail, nous faire découvrir trois figures complémentaires de Madeleine comme poète, assistante sociale et mystique. Nous pourrions ajouter une autre figure, celle du missionnaire. Car, dans la vie de Madeleine, écrire, vivre le service social, vivre du Christ et le rayonner auprès de ses frères et sœurs en humanité ne font qu’un, il n’y a pas d’opposition entre ces différentes figures, car la source est unique : Jésus-Christ.

Selon le cardinal Veuillot qui a accompagné Madeleine dans ses recherches, « le secret de la vie de Madeleine c’est une union à Jésus-Christ telle qu’elle lui permettait toutes les audaces et toutes les libertés. C’est pourquoi sa charité sut se faire concrète et efficace pour tous les hommes » (La Joie de croire, p. 5).

Christine de Boismarmin, une des fidèles du « groupe de la Charité », le nom de leur fraternité, témoigne de ce qu’elle a perçu de l’attitude de Madeleine : « De toute évidence, nous trouvons là le secret de Madeleine. Cette incessante interrogation sur ce qu’est aimer, l’intuition que l’on n’aime jamais assez » (Rues des villes chemins de Dieu, p. 181).

Au moment où s’écrit cette préface, l’Église accueille l’exhortation apostolique du pape François : La Joie de l’Évangile. La concordance de visée missionnaire entre Madeleine Delbrêl et le Pape est assez étonnante.

Madeleine et ses sœurs ont entendu l’appel du Seigneur à sortir de Paris pour aller habiter à Ivry-sur-Seine au milieu des plus pauvres, au sein d’une cité ouvrière populaire.

Le pape François invite toute l’Église à la suite du Christ à sortir, à aller aux périphéries pour rencontrer les plus pauvres : « Nous sommes tous invités à accepter cet appel : sortir de son propre confort et avoir le courage de rejoindre toutes les périphéries qui ont besoin de la lumière de l’Évangile » (n° 20).

En cherchant à définir avec ses sœurs ce que serait leur vie fraternelle, en s’insérant dans le milieu social d’Ivry, ville marxiste, elle disait :

Si Jésus rencontrait aujourd’hui le Bon Samaritain, il ne parlerait pas de vin et d’huile comme pansement et ne conduirait pas le blessé à l’hôtellerie mais à l’hôpital (Éblouie par Dieu, p. 190).

Comment ne pas entendre comme en écho la voix du pape François qui invite toute l’Église à une conversion pastorale et missionnaire, à être au service des blessés de la vie, pour ressembler à un hôpital de campagne :

« Je préfère une Église accidentée, blessée et sale pour être sortie par les chemins, plutôt qu’une Église malade de la fermeture et du confort de s’accrocher à ses propres sécurités. […] Si quelque chose doit […] inquiéter notre conscience, c’est que tant de nos frères vivent sans la force, la lumière et la consolation de l’amitié de Jésus-Christ » (La Joie de l’Évangile, n° 49).

Pour le pape François, « toute l’évangélisation est fondée sur la Parole de Dieu écoutée, méditée, vécue, célébrée et témoignée. La Sainte Écriture est source de l’évangélisation. […] L’Église n’évangélise pas si elle ne se laisse pas continuellement évangéliser » (La Joie de l’Évangile, n° 174).

Selon les auteurs de l’ouvrage, pour Madeleine Delbrêl « la mission commence dans le missionnaire lui-même qui doit se laisser évangéliser par la Parole, se laisser convertir, s’il veut annoncer l’Évangile aux autres non seulement par ses lèvres mais par sa vie ». Elle dit sa conviction:

La parole de Dieu on ne l’emporte pas en soi au bout du monde, dans une mallette : on la porte en soi, on l’emporte en soi. […] On ne peut pas être missionnaire sans avoir fait en soi cet accueil franc, large, cordial à la parole de Dieu, à l’Évangile. […] Et quand nous sommes ainsi habités par elle, nous devenons aptes à être missionnaires (La Sainteté des gens ordinaires, p. 89).

Dans le diocèse de Créteil, nous avons réfléchi entre tous les acteurs pastoraux – prêtres, diacres, religieux et religieuses, laïcs en mission ecclésiale – sur la nouvelle évangélisation : être disciple pour être apôtre. Madeleine Delbrêl, dans son pèlerinage à Rome, le 5 mai 1952, en pleine crise sur les prêtres ouvriers a demandé « que la grâce d’apostolat qui a été donnée à la France ne soit pas perdue par nous mais que nous la maintenions dans l’unité ».

Le pape François, lui, parle de disciples-missionnaires : « Tout chrétien est missionnaire dans la mesure où il a rencontré l’amour de Dieu en Jésus-Christ ; nous ne disons plus que nous sommes “disciples” et “missionnaires”, mais toujours que nous sommes “disciples-missionnaires” » (n° 120).

Nous vivons un temps de discernement en vue d’un synode diocésain, car selon le pape François, « Dieu dote la totalité des fidèles d’un instinct de la foi – le sensus fidei – qui les aide à discerner ce qui vient réellement de Dieu » (n° 119) et il exhorte « chaque Église particulière à entrer dans un processus résolu de discernement, de purification et de réforme » (n° 30).

Le but de ce synode dont Madeleine Delbrêl sera le témoin, la figure spirituelle, est que chaque chrétien découvre qu’il est appelé à être missionnaire, les « missionnaires sans bateaux », ceux qui prennent le métro, marchent dans les rues, appelés à être le Christ pour leurs frères incroyants. C’est bien dans ce sens que mon prédécesseur, Mgr François Frétellière, avait, en 1988, décidé d’introduire la cause en béatification de Madeleine Delbrêl auprès du Pape.

Michel Santier évêque de Créteil

Introduction

Cette biographie est le fruit de nombreuses années d’exploration d’archives diverses, dont celles du 11 rue Raspail à Ivry-sur-Seine, où vécut Madeleine Delbrêl, et où sont rassemblés de très nombreux documents, en particulier l’ensemble de ses écrits, la plupart du temps sous forme autographe. Le travail effectué par les compagnes de Madeleine, surtout Christine de Boismarmin, Hélène Spitzer et Guitemie Galmiche, par le père Jean Guéguen, et poursuivi par Cécile Moncontié, balise aujourd’hui avec efficacité les recherches.

Le volume présenté ici aux lecteurs pour le cinquantenaire du décès de Madeleine a été préparé de longue date par des monographies, toujours travaillées dans une étroite collaboration entre les deux auteurs. Trois de ces monographies, soit thématiques, soit portant sur des événements ou sur des relations suivies, ont déjà été publiées (Madeleine Delbrêl connue et inconnue, Nouvelle Cité 2004 ; Madeleine Delbrêl, Genèse d’une spiritualité¸ id. 2008 ; Eucharistie et discernement chez Madeleine Delbrêl, id. 2010). D’autres restent encore dans les ordinateurs ; parmi elles : la relation de Madeleine avec le cardinal Veuillot, avec le père Gaston Fessard, avec son amie Louise Salonne. Si elles sont un jour publiées, elles permettront aux lecteurs d’éclairer davantage et d’approfondir tel ou tel aspect de la vie et de la pensée de Madeleine. Tout ce travail a été stimulé par la rédaction de la future Positio pour la cause en béatification introduite à Rome depuis plusieurs années.

En 1985, Christine de Boismarmin avait déjà publié une biographie de Madeleine : Madeleine Delbrêl, rues des villes chemins de Dieu, aux mêmes éditions Nouvelle Cité. Cet ouvrage a jusqu’ici été considéré comme la biographie de référence. En effet, son auteur connaissait intimement Madeleine Delbrêl ; elle avait été sa confidente, en particulier dans des moments difficiles, et elle lui avait succédé, au décès de celle-ci, dans la responsabilité des Équipes (le groupe s’appela d’abord « la Charité » puis, progressivement, on parla plutôt d’Équipes).

Son texte était donc bien informé et elle avait tout naturellement trouvé le ton juste pour parler de son amie. Cependant, Christine de Boismarmin, si elle avait avec beaucoup de justesse compris et retraduit l’esprit de Madeleine et les grandes étapes de sa vie, n’avait pu travailler tous les documents dont elle disposait, ni consulter d’autres archives qui apportent des renseignements précieux, et permettent souvent de poser un regard neuf et beaucoup plus élaboré sur les écrits de Madeleine et son itinéraire spirituel.

D’autre part, cette première publication était encore très proche des faits ; de nombreuses personnes dont il était ou dont il aurait pu être question étaient encore vivantes à cette époque, et Christine de Boismarmin était tenue à une grande discrétion. Plus de trente ans après, cette discrétion reste de mise dans certains cas, mais nous avons beaucoup plus de liberté pour ouvrir certains dossiers.

C’est pour ces diverses raisons que nous avons voulu mettre à la disposition de tous ceux qui aiment Madeleine, ou qui apprendront à l’aimer, cette biographie qui apporte beaucoup d’éléments nouveaux pour la connaissance de celle qu’on peut légitimement considérer comme un des maîtres spirituels du xxe siècle.

Nous avons voulu ce texte à la fois engagé et rigoureux. Engagé, parce que les deux auteurs aiment Madeleine Delbrêl et qu’ils ont consacré une bonne part de leur vie à essayer de la faire connaître en diffusant sa pensée spirituelle. C’est pourquoi il prend clairement l’allure d’un itinéraire spirituel. Rigoureux parce que nous n’avons rien avancé qui ne soit étayé par un document d’archives ou un témoignage sûr ; en font foi les nombreuses notes de bas de page.

Nous espérons aussi ne pas avoir surinterprété les textes, mais les avoir expliqués en fonction d’autres textes ou d’un contexte vérifié. Bien sûr, nous avons conscience du caractère délicat de notre « posture », comme on dit aujourd’hui. Aussi recevrons-nous volontiers les remarques et critiques qui pourraient nous être faites ; nous essaierons d’en tenir compte pour une éventuelle réédition.

En plus de l’ouvrage de Christine de Boismarmin, il faut également signaler le petit livre du père Jean Guéguen, ami de Madeleine, qui a beaucoup contribué à la diffusion de sa pensée et à la conservation de ses textes (en particulier de sa correspondance) ; ce livre, publié aux éditions DDB, en 1995, dans la collection « Petites Vies », a décrit avec justesse le contexte de la ville d’Ivry à l’époque de Madeleine et les grandes lignes de son itinéraire.

Nous tenons à souligner que cet ouvrage n’aurait jamais pu voir le jour sans le travail effectué par Cécile Moncontié, notre archiviste, et son équipe. Indispensable pour la publication des Œuvres Complètes, ce travail nous a également été très utile pour la rédaction de la biographie, grâce à la précision des renseignements qu’il nous a fournis. Nous remercions également tous ceux qui, de près ou de loin, ont participé à cette rédaction, en particulier les relecteurs, tant pour la fluidité du français que pour les fautes d’orthographe.

Enfin, nous remercions de leur fidélité les éditions Nouvelle Cité qui assurent depuis 2004 la publication des Œuvres complètes, et qui, vingt-neuf ans après la première édition de l’ouvrage de Christine de Boismarmin, ont accepté d’éditer cette nouvelle biographie, après plusieurs autres ouvrages, cités dans cet avertissement.

Chapitre I

« Une famille faite de tout »

« J’ai vécu aussi, et cela fut une chance, hors des cloisonnements sociaux : ma famille était faite de tout ; par voie de conséquence moi aussi 1. »

Ces phrases que Madeleine prononça dans sa dernière conférence à des étudiants parisiens, à quelques semaines de sa mort, demandent à être nuancées. Elle veut dire probablement que sa famille n’a jamais vécu une différenciation sociale très marquée et qu’elle était ouverte à des relations diverses. Mais elle n’était pas vraiment « faite de tout ». Sa mère, Lucile Junière, était issue d’une lignée de petite bourgeoisie de province. Ses grands-parents maternels tenaient à Mussidan, en Dordogne, une fabrique de cierges, de cires et de bougies qui fournissait entre autres le sanctuaire de Lourdes et qui prospérait, à cette époque où l’électricité était loin d’avoir pénétré dans tous les foyers. La fabrique employait une vingtaine d’ouvriers. Le développement du chemin de fer facilitait les ventes. Les Junière étaient solidement établis et bien considérés dans cette bourgade de Mussidan qui comptait alors 2 300 habitants.

La situation de la famille de son père, Jules Delbrêl, était beaucoup plus complexe. Les Delbrêl émergeaient d’un long processus de déclin, commencé avec les difficultés psychologiques éprouvées par l’arrière-grand-père de Madeleine ; celles-ci avaient provoqué son internement dans un asile psychiatrique 2. Cette famille de propriétaires avait chuté dans l’échelle sociale à la suite de cet événement ; le grand-père et le père de Madeleine remontaient lentement la pente, grâce au travail apporté dans la région par l’extension du chemin de fer. Il n’est pas impossible que l’attrait de Jules Delbrêl pour la fréquentation des milieux bourgeois et cultivés que l’on retrouve comme une constante dans son itinéraire puise son origine dans le désir plus ou moins conscient de regagner un statut que sa famille avait perdu.

Les problèmes de santé psychique survenus à l’arrière-grand-père de Madeleine restèrent pour elle une préoccupation. D’autant plus que son père manifesta lui aussi vers la cinquantaine un certain déséquilibre qui devait entraîner la séparation de ses parents. Nous reviendrons sur ce point en temps voulu. Mais nous pouvons relever au moins deux moments dans la vie de Madeleine où se fait jour une inquiétude de cet ordre pour elle-même.

En décembre 1934, alors qu’elle a commencé sa vie missionnaire à Ivry depuis plus d’un an, elle s’interroge sur le bien-fondé de l’orientation qu’elle a prise et demande à l’abbé Lorenzo de la rassurer : Ne suis-je pas une détraquée 3 ? Curieuse question qui indique une fragilité, un doute sur elle-même.

Et en décembre 1956, alors qu’elle est accablée de soucis et de fatigue et qu’elle perd contact avec la réalité pendant quelques heures, c’est cette inquiétude qui remonte et qui lui fait prendre la décision d’abandonner la responsabilité du groupe, décision que ses compagnes les plus proches vont heureusement l’empêcher d’exécuter. En fait l’incident n’était, au dire des psychiatres, que le symptôme d’un excès de fatigue. Mais cette hantise l’a peut-être tourmentée davantage qu’on pourrait le croire.

La réalité est beaucoup moins inquiétante. Madeleine fut une enfant, puis une jeune fille équilibrée. Elle fut très aimée par ses parents ; les dissensions qui atteignirent le couple se manifestèrent à une époque où sa maturation psychique était, sinon achevée, du moins déjà largement effectuée. Elle en souffrit, bien sûr, mais pas au point que le conflit ouvre une faille dans sa personnalité. Sinon, elle n’aurait jamais été capable de vivre avec un tel équilibre les multiples tensions auxquelles elle eut à faire face durant toute sa vie.

Elle-même rendit à ses parents leur amour avec beaucoup de tendresse et de délicatesse. Les rares lettres à sa mère qui nous ont été conservées témoignent d’une exceptionnelle qualité de relation et d’une confiance émouvante. Et son attitude envers son père au cours de sa longue maladie témoigne d’une présence attentive et aimante, malgré les rebuffades dont elle pouvait parfois être l’objet. À son arrivée à Paris, Jules Delbrêl n’était pas peu fier de cette toute jeune fille à l’intelligence très vive : il l’emmenait avec lui dans le salon parisien du Docteur Armaingaud où l’on parlait littérature et philosophie et il suivait de près ses premiers essais poétiques, par lesquels elle imitait son propre exemple. En effet, Jules Delbrêl se targuait d’être poète à ses heures.

La phrase de Madeleine : Ma famille était faite de tout, était donc une expression à l’emporte-pièce indiquant la capacité d’adaptation de son milieu familial, son aptitude à nouer des relations avec des personnes de diverses extractions sociales. Les Delbrêl vivaient très simplement, tout en donnant à leur fille unique une éducation bourgeoise et en lui permettant de fréquenter des milieux d’artistes et d’intellectuels.

Mais il serait excessif de dire, comme on l’a fait parfois, que la mère de Madeleine appartenait à la bourgeoisie et son père au monde ouvrier. Ce n’est pas parce que le grand-père de Madeleine avait été chaudronnier dans les ateliers des chemins de fer Paris-Orléans qu’il était de famille ouvrière. C’était le fils d’un propriétaire déclassé dont le but était de gravir rapidement les barreaux de l’échelle sociale, descendus brutalement à la génération précédente.

Il ne faut pas oublier que Jules Delbrêl, le père de Madeleine, qui était doué certainement d’une grande intelligence et d’un savoir-faire efficace, monta dans la hiérarchie professionnelle avec une grande rapidité. Cette ascension fut sans doute aussi facilitée par la guerre et le manque de personnel disponible : de simple homme d’équipe, il devint sous-chef de gare puis contrôleur d’exploitation et enfin chef de gare ; il occupa dans ce type de fonction plusieurs postes importants : Châteauroux et Montluçon, et il termina sa carrière comme chef des gares parisiennes de la ligne de Sceaux, à Denfert-Rochereau. Ce poste était plutôt honorifique, car sa santé commençait déjà à se dégrader, mais il montre justement que Jules Delbrêl jouissait d’une réelle considération, signe de sa réussite professionnelle et sociale.

Il faut avouer que Madeleine elle-même a quelque peu semé la confusion en parlant, dans un article de la revue Esprit publié en juillet-août 1951, de son grand-père qui tapait seize heures durant sur des chaudrons et mangeait de l’eau de vaisselle 4. Trait d’esprit un peu rapide ; Madeleine ignorait peut-être que le métier de chaudronnier ne consistait pas à « taper sur des chaudrons » ; et d’autre part, si le chaudronnier était vraiment chaudronnier, l’épouse du chaudronnier, elle, était sage-femme (métier qu’elle avait appris après la mort de son deuxième fils à l’âge de 3 ans), et les revenus de la famille devaient être suffisants.

Et même s’ils avaient changé plusieurs fois de domicile dans la ville de Périgueux qu’ils habitaient, ils n’avaient jamais résidé dans un quartier proprement ouvrier. Madeleine elle-même n’était pas dupe, car elle reconnaissait que, malgré sa longue présence à Ivry, son écoute des gens, sa participation à la vie de cette commune, elle ne serait jamais, comme elle disait, naturalisée en prolétariat, car elle n’appartenait pas au monde des prolétaires.

Quand on parle de la famille de Madeleine, il ne faut pas oublier Clémentine Laforêt. Jeune fille de Mussidan engagée à 25 ans au service des Delbrêl, elle restera auprès de la mère de Madeleine jusqu’à la mort de celle-ci, en 1955. Mentine, comme on disait familièrement, avait fini par faire partie de la famille ; au point que Lucile regrettera plus tard, dans une lettre à sa fille, de ne pas pouvoir lui parler en dehors de la présence de Mentine qui se tenait là, tout naturellement, et ne s’éclipsait pas, empêchant ainsi les relations entre la fille et la mère de s’exprimer dans leur intimité, alors que Madeleine, très prise, ne pouvait guère consacrer beaucoup de temps à celle qu’elle appelait familièrement « ma Miou aimée ».

Quand les époux Delbrêl se séparèrent, Mentine n’hésita pas, elle demeura auprès de Madame Delbrêl. Il est évident que Jules Delbrêl, dans le délire qui l’habitait parfois, associait les deux femmes dans la même réprobation. Mentine le lui rendait bien ; elle avait choisi son camp.

Lucile Delbrêl et Madeleine, de leur côté, demeuraient dans une grande discrétion. Jamais, dans sa correspondance ou dans les échos qui nous sont parvenus de ses propos et de ses attitudes, on ne voit Madeleine critiquer son père. Mentine, au contraire, se laissait gagner par une certaine partialité et il faut en tenir compte dans l’interprétation qu’elle fit plus tard des événements auxquels elle avait été mêlée.

Naturellement, elle faisait preuve d’une grande admiration pour Madeleine. On la mesure surtout dans les souvenirs de ses séjours à Ivry après le décès de celle-ci en 1964, et dans la correspondance qu’elle entretint alors avec le père Jacques Loew ; ces échanges montrent d’ailleurs que Mentine était loin d’être une illettrée. Elle écrivait avec une certaine aisance ; en tout cas, elle parle de sa « petite » avec une véritable dévotion. Quand elle est à Ivry, elle « la retrouve partout ». Et quand elle envoie une carte postale de Mussidan, c’est le Mussidan de Madeleine, « son Mussidan », « qui est aussi le mien » ajoute-t-elle.

C’est à Mussidan que cette femme, totalement dévouée à la famille Delbrêl, termina ses jours ; Madeleine lui avait fait allouer une rente sur l’héritage familial, et elle put retourner dans son pays. Elle l’avait quitté pour Bordeaux en 1907 pour entrer, un an ou deux plus tard, au service de la famille de Madeleine.

Reprenons maintenant de façon plus linéaire le fil des événements.

Madeleine est née le 24 octobre 1904 à Mussidan, en Dordogne, à une trentaine de kilomètres à l’ouest de Périgueux. L’origine de la famille Delbreil (devenue Delbrêl) semble se situer à Moissac, où les archives municipales gardent le souvenir d’un conventionnel, Pierre Delbrêl, député de Moissac sous la Révolution de 1789, qui vota la mort du Roi et s’illustra ensuite comme commissaire des guerres dans les batailles de la jeune République Française.

On trouve également la trace d’un avocat, décédé en 1846. Le père de Madeleine, Hippolyte Delbrêl, fit modifier son prénom en 1900 pour prendre celui de Jules (Hippolyte était le prénom de son grand-père interné et, manifestement, il ne se sentait pas à l’aise dans l’ombre de son ancêtre). Il était l’aîné d’une famille de trois enfants dont les deux autres moururent en bas âge. Il arrêta ses études au lycée impérial de Périgueux peu après le décès de sa petite sœur, qui s’appelait Madeleine, en octobre 1884.

Mais nous le retrouvons au service militaire l’année suivante, probablement engagé pour trois ans avec à la clé, en 1891, le grade de sous-lieutenant de réserve. Les archives de l’Armée précisent qu’il est alors « à la charge de sa mère qui a une certaine fortune ». Pourquoi se déclare-t-il comme étudiant au recensement de 1891 ? Peut-être ce besoin récurrent de se hausser toujours un peu au-dessus de son état présent ? A-t-il vraiment tenté un moment de reprendre des études ? Nous ne savons pas.

En tout cas, c’est bien à cette époque qu’il commence sa carrière aux chemins de fer Paris-Orléans, suivant ainsi les traces de son père. Il est d’abord homme d’équipe à Redon, en Bretagne, puis employé à la gare de Mussidan en 1897-1898, où il rencontre celle qui deviendra sa femme. Sa promotion est rapide : il devient sous-chef de gare à Paris-Orsay en 1900, et l’année suivante sous-chef de gare à Juvisy-Triage, alors en Seine-et-Oise.

Le 25 novembre 1901, il se marie avec Lucile Junière, fille aînée de Joseph (dit Fassol) Junière et d’Anne Trouette. Comme nous l’avons dit, ces derniers tiennent une ciergerie. Ils ont deux filles, Lucile et Alice. Madeleine confiera beaucoup plus tard à un ami que sa mère avait connu des épreuves avant son mariage. Mais elle ne précisera pas la nature de ces épreuves, ou du moins l’ami a-t-il observé une grande discrétion à ce sujet.

La famille Junière a gardé souvenir des réticences qui se manifestèrent à l’occasion de la fréquentation des deux futurs époux. Jules Delbrêl avait la réputation d’un excentrique. Il n’entrait pas bien dans les cadres des Junière, gens tranquilles, commerçants sérieux, alors que celui que leur fille projetait d’épouser était souvent en train de déménager et risquait d’entraîner Lucile dans une vie par trop mouvementée à leurs yeux. Le mariage eut tout de même lieu. Jules avait 32 ans et Lucile 21. Il y avait donc entre eux une assez grande différence d’âge, ce qui n’était pas rare à l’époque. Madeleine naîtra près de trois ans plus tard, dans la maison de ses grands-parents maternels. Elle restera fille unique.

Douze années vont s’écouler avant l’arrivée de la famille à Paris, douze années très denses, marquées par de nombreux événements. Essayons d’en résumer les principaux traits.

Il y a d’abord les multiples déplacements dus aux aléas de la carrière professionnelle de Jules Delbrêl. Nommé le 17 janvier 1902 sous-chef de gare à Châteauroux, le voici à Bourges, dès le 30 mai de la même année, dans la même fonction. En 1904, année de la naissance de Madeleine, il est contrôleur de l’exploitation à Lorient.

C’est là que le bébé qui dépérit trouvera le salut dans le lait d’une nourrice lorientaise. Dans la famille, on gardera le souvenir de cet événement comme d’un petit miracle puisque, près de deux ans plus tard, en 1906, on conduisit Madeleine à Lourdes en action de grâces. On lui donna une médaille de la Vierge qu’elle confiera à Jean Durand, ami des Équipes, en 1955, c’est-à-dire aussitôt après le décès de ses parents 5.

En 1909, Jules Delbrêl est promu à un poste plus important : il devient contrôleur de l’exploitation à Bordeaux où il restera deux ans. C’est à cette époque (soit en 1908 soit en 1909) que Clémentine Laforêt 6 entre dans la famille comme employée de maison. C’est alors également que Jules Delbrêl fait la connaissance du Docteur Armaingaud.

Ce médecin, originaire de la grande bourgeoisie bordelaise, était aussi intéressé par la littérature et la philosophie que par sa profession, bien qu’il ait fait une belle carrière médicale, puisqu’il fonda deux préventoriums à Arcachon et à Banyuls-sur-Mer, écrivit plusieurs ouvrages de médecine et fut l’initiateur d’une ligue contre la tuberculose. Grand connaisseur de Montaigne, il en publia une édition remarquée. Il créa en 1912 l’Association des Amis de Montaigne, où le nom de Jules Delbrêl figure parmi les premiers membres. Il possédait à Paris un appartement où il résidait souvent et où se tenaient les réunions de l’Association.

Lorsqu’en 1916, Jules Delbrêl fut muté à Paris, cela lui devint facile de participer à ces rencontres. Très vite, il y emmena Madeleine, alors âgée d’à peine 13 ou 14 ans. Mais ceci est une autre histoire que nous raconterons plus tard. Car il est évident que le Docteur Armaingaud a joué, sans le vouloir, un grand rôle dans la vie de Madeleine.

Libre penseur et athée, il était profondément humain. Il aimait beaucoup Madeleine. Mais il se trouve aussi qu’il était le parrain du futur dominicain Jean Maydieu dont les parents étaient également bordelais. C’est donc sous les auspices très littéraires du Docteur Armaingaud que se produisit plus tard, dans le salon parisien, la rencontre entre Madeleine et le brillant élève de l’École Centrale.

En attendant, poursuivons notre périple à travers la France avec le contrôleur de l’exploitation Delbrêl nommé en 1911 chef de gare à Châteauroux où il revient donc après neuf ans. Il vient donc de franchir un palier majeur dans sa carrière : il est chef de gare. Nul doute que cela comble son désir de redonner à la famille Delbrêl, au moins pour une part, son lustre d’antan. Car dans une ville de province, le chef de gare fait partie des notables. Mais Jules Delbrêl ne s’arrête pas à Châteauroux.

En 1913, il est muté à Montluçon. Madeleine a alors à peine 9 ans. Son père va avoir l’occasion dans ce nouveau poste de mettre en valeur son sens humain et son inventivité. Quand la guerre éclate, l’année suivante, il comprend très vite la nécessité d’établir près de la gare une cantine militaire pour accueillir les soldats de passage qui montaient au front ou en revenaient. Car Montluçon était un centre ferroviaire important.

Madeleine était sans doute bien jeune pour puiser dans l’exemple de son père le savoir-faire dont elle fit preuve pendant l’exode de 1940 pour l’organisation des trains à la gare d’Ivry-sur-Seine. Mais il est tentant de faire au moins le rapprochement. Toujours est-il que le chef de gare de Montluçon s’épuisa à mettre en place la logistique nécessaire à son entreprise et qu’il dut prendre à la fin de la guerre un congé sans solde. C’était le début de ses problèmes de santé.

L’épisode est intéressant, car il nous montre un Jules Delbrêl pas seulement soucieux de se faire valoir ou de s’introduire dans les milieux bourgeois et cultivés, mais capable de se dépenser sans compter pour rendre un peu plus supportable la vie de ces poilus qui allaient vers les tranchées ou qui repartaient vers l’arrière.

Comment une fillette de cet âge aurait-elle pu avoir une scolarité normale au milieu de ces déménagements successifs et parfois très proches les uns des autres ? En fait, dans les archives, on ne trouve la trace que d’une seule institution scolaire à laquelle Madeleine a été envoyée, et encore ne sait-on pas pour combien de temps. Il s’agit de l’Institution Sainte-Solange, à Châteauroux. Pour le reste, nous sommes sûrs qu’elle suivit des cours particuliers.

Quand on sait le niveau culturel auquel elle parvint, on peut penser que les bases avaient été bien posées, par des maîtres compétents, dont son propre père, qui surent éveiller son intelligence et ouvrir la voie aux dons multiples qu’elle manifestait déjà. Ce qu’elle nous dit elle-même de son enfance indique que les moments consacrés au travail scolaire proprement dit étaient conquis sur les temps occupés à l’étude du piano :

… Mes études scolaires durent se loger dans les heures que le piano n’envahissait pas. J’ai donc poussé en dehors de toute discipline d’enseignement 7.

Car les parents de Madeleine souhaitaient qu’elle devienne musicienne et particulièrement pianiste. Comment avaient-ils décelé chez elle cette « vocation » ? S’agissait-il pour Jules Delbrêl de satisfaire, à travers sa fille, ses propres ambitions culturelles ? Ou bien plus simplement, les leçons de piano n’étaient-elles que la reproduction de ce que Lucile Junière avait elle-même vécu dans sa famille avec sa sœur Alice ? Dans l’éducation des jeunes filles de la bourgeoisie de cette époque, il y avait souvent une touche artistique, et cela avait été le cas chez les Junière.

Le fait est que Madeleine était plutôt douée, et si elle ne poursuivit pas le piano, ce fut sans doute en raison de la fragilité de sa santé ou, plus simplement, parce qu’on fit le constat qu’elle n’avait pas les dispositions d’excellence nécessaires pour poursuivre une carrière en ce domaine.

Ses dons artistiques étaient divers : elle dessinait très bien, elle composait des poèmes, elle aurait pu aussi faire du théâtre. Elle était douée pour l’animation. Quand elle était toute petite, à Bordeaux, les amis de son père la surnommaient gentiment : « Guignolette 8», ce qui montre son côté espiègle ; elle était capable d’amuser la galerie.

Qu’en était-il de son éducation religieuse ? Nous savons très peu de chose, sinon rien, des sentiments personnels de ses parents à l’époque. Nous en sommes réduits à des conjectures qui présentent le risque de projeter sur le passé ce que nous savons de la suite de leur vie. L’un et l’autre étaient croyants, mais chacun à leur manière.

La foi de Lucile Junière devint de plus en plus profonde au cours de sa vie, probablement sous l’influence de Madeleine et aussi de l’abbé Lorenzo, directeur spirituel de Madeleine et chargé spirituellement du groupe de la Charité, comme nous le verrons plus loin.

La foi de Jules Delbrêl semble être restée plus superficielle. Ce que l’on peut savoir des échanges qu’il eut plus tard avec Jacques Loew ressemble davantage à des partages d’idées qu’à une expérience personnelle de foi. Étaient-ils pratiquants l’un et l’autre (ou l’un des deux seulement) ? Nous n’en savons rien. Toujours est-il qu’ils firent donner à leur fille une éducation religieuse tout à fait convenable. Elle-même le dit :

… J’avais trouvé des gens ; gens exceptionnels qui me donnèrent, de 7 à 12 ans, l’enseignement de la foi 9.

Quels étaient donc ces gens exceptionnels ? Des prêtres des paroisses où Madeleine fut envoyée au catéchisme ? Ou bien faut-il entendre qu’elle bénéficia aussi sur le plan religieux de cours particuliers ? Pour sa première communion en tout cas, c’est bien avec la paroisse qu’elle prépare cette célébration qui devait avoir lieu le 22 mai 1915.

Mais sa grand-mère paternelle, Marie Delbrêl-Lavergne, celle qui était sage-femme à Périgueux, décède le 21. Plus question de première communion ; il faut descendre très vite pour la sépulture. Au retour, Clémentine se souvient que Madeleine alla elle-même demander au curé, l’abbé Tinardon, la permission de faire seule sa première communion, ce qui lui fut accordé. Madeleine communia donc pour la première fois le 6 juin.

Nous avons la chance de posséder encore les deux carnets de retraite de préparation de Madeleine, celui de la première communion et celui du renouvellement l’année suivante, juste avant le départ à Paris de la famille. D’une écriture très soignée, ils rapportent avec soin ce que le prêtre a dit. Mais ce sont les commentaires de Madeleine qui sont le plus intéressants, celui-ci en particulier :

Quand je serai grande je tâcherai de convertir les personnes qui ne goûteront pas encore la douceur que procure la religion. […] Si quand je serai grande j’irai dans le monde je ne me laisserai pas tenter par des compagnies dangereuses et Jésus trouvera toujours en moi une amie fidèle 10.

Comment imaginer que celle qui écrit ces phrases sera strictement athée trois ou quatre ans après ? Mais on voit bien que le propos est assez convenu : la douceur que procure la religion ; il y a encore chez cette préadolescente quelque chose de sentimental que la dureté de l’athéisme qu’elle rencontrera à Paris balaiera vite.

Et pourtant, le désir apostolique est déjà là. N’avait-elle pas fondé l’Association des âmes (association qui ne devait pas compter beaucoup de membres ; il y avait au moins Clémentine) pour prier pour la conversion d’une de ses camarades qui était athée ? Ce qui montre que Paris ne fut pas son premier lieu de confrontation avec l’athéisme. Elle savait déjà à 12 ans qu’on pouvait vivre sans Dieu. Madeleine apprit plus tard que la camarade en question s’était effectivement convertie 11.

Elle exprime aussi ce désir apostolique dans ses résolutions de retraite : La vie est un apostolat à exercer, dit-elle. Parmi ses préoccupations : la mort, la croix à porter, l’importance de lutter contre ses défauts et en particulier, pour elle, l’orgueil. Bien sûr, elle reprend ce qui lui a été suggéré, et on retrouve dans ses notes les thèmes habituels de la prédication de l’époque, entre autres le souci du salut personnel. Rien que de très classique dans ces instructions dont l’esprit est assez étroit et, en tout cas, sans grande préoccupation pédagogique, assez peu adapté à des enfants ; le curé y expose les grandes vérités chrétiennes, comme on disait alors, sur la mort, le jugement, le péché, l’enfer.

Rien de changé dans la retraite de renouvellement l’année suivante, sauf une référence plus fréquente à l’Évangile ; mais l’écriture de Madeleine, elle, a changé ; elle s’est affermie, elle a pris une allure plus penchée, elle est devenue moins enfantine. Le ton est plus personnel.

Au cours de cette retraite, elle se trouve aussi confrontée par l’intermédiaire d’une autre camarade à une question fondamentale : comment un Dieu bon a-t-il pu créer l’enfer ? Et la réincarnation n’est-elle pas une meilleure solution que le purgatoire à la nécessaire pureté sans laquelle le ciel ne nous est pas ouvert ? Le mot de spiritisme apparaît. La catéchiste consultée s’en est tirée par une pirouette et a renvoyé les deux fillettes à la science infaillible de M. le curé.

Celui-ci cherche à s’en sortir lui aussi à bon compte et leur dit que ce ne sont pas des questions pour les petites filles. Mais elles insistent. Alors il leur expose les grands principes sur le fait que Dieu ne veut pas la mort du pécheur, mais qu’il le laisse à sa liberté et que Dieu peut bien prévoir que l’homme sera damné, mais que cela ne veut pas dire qu’il le veut. Ces paroles semblent éclairer Madeleine qui veut s’y référer si un jour sa foi est tentée. Et elle demande au Petit Jésus d’entraîner d’autres personnes vers la communion eucharistique.

Au cours des dernières années de cette période de l’enfance, la mort est très présente dans son environnement immédiat. En 1913, c’est son arrière-grand-mère qui disparaît. Puis, en 1915, sa grand-mère paternelle, Marie Lavergne, comme nous venons de le voir. En 1916, son grand-père paternel décède à Montluçon, où les parents de Madeleine l’avaient probablement recueilli après le décès de son épouse.

Plus tard, en mai 1918, alors que Madeleine a déjà 14 ans et que la famille est établie à Paris, ce sera la disparition au front de Daniel Mocquet, son oncle par alliance, mari de sa tante Alice, sœur de sa mère, qui reste seule avec un enfant de 8 ans (Jean, cousin de Madeleine), et qui reprendra plus tard la ciergerie des parents Junière.

Madeleine fait donc très jeune, mais c’était alors une donnée habituelle de la vie sociale, l’expérience du départ des générations précédentes avec, en plus, la guerre qui laisse planer constamment la menace sur les jeunes. À Montluçon, elle a vu passer beaucoup de soldats, parfois de grands blessés, pour lesquels son père ne mesurait ni son temps ni sa fatigue.

C’est aussi l’époque où elle écrit ses premiers poèmes. Elle suit en cela l’exemple de son père. Son style est assez banal et convenu. Mais qu’importe ! Elle essaie, et sa sensibilité trouve dans la poésie une forme d’expression qui ne la quittera pas, jusqu’en 1928, date où elle se lancera dans une autre forme d’art, celui de la charité.

Pour l’heure, dans ces premières tentatives, il n’est pas nécessaire de voir les prémices d’une vocation littéraire future. Beaucoup d’enfants se sont essayés à écrire des petits poèmes dont la veine a vite été épuisée. Ceux de Madeleine sont bien maladroits : le premier que nous possédions est écrit à l’occasion du nouvel an 1914. Elle signe Nénette, son surnom familier. Les occasions des poèmes sont les fêtes de famille, la guerre, les adieux à Marcelle Régnier, son amie, en septembre 1916. Pendant la guerre, Madeleine se montre animée d’un esprit patriotique véhément qui reflète bien sûr son milieu :

Que les Français bien vivement

Anéantissent l’Allemagne

Ainsi que leur chef, un dément

Qui maudit la France qui gagne (août 1914).

L’un des poèmes est daté du 22 septembre 1915. Il est adressé à un poilu, probablement son oncle Daniel Mocquet. On y voit encore combien Madeleine était imprégnée de l’esprit du temps : celui qui fait la guerre pour la France est un héros qui

fut élu à la gloire de servir au milieu de nos transes

notre patrie, notre drapeau, la France.

Il n’est pas sûr que cela corresponde tout à fait à l’état d’esprit de ceux qui combattaient dans les tranchées.

Madeleine a-t-elle entendu évoquer dans sa famille, pendant son séjour à Montluçon, le mouvement ouvrier qui agitait depuis déjà trente ans le bassin houiller de Commentry, dont Montluçon, ville de plus de 35 000 habitants en 1911, était le débouché, avec son industrie lourde, en particulier la sidérurgie ? De plus, à la gare de Montluçon, elle a vu travailler beaucoup d’ouvriers du chemin de fer, car la famille du chef de gare vivait sur place ; ceux-ci ne restaient sûrement pas étrangers à ce qui se passait autour du bassin houiller.

À Commentry, ville située à une quinzaine de kilomètres, un socialiste fut élu maire pour la première fois au monde, en 1882. La mairie de Montluçon devint socialiste en 1892. Dix ans plus tard, en 1902, le congrès constitutif du Parti socialiste de France, de Jules Guesde et Édouard Vaillant, se tint à Commentry. Le mouvement ouvrier, qui va progressivement être imprégné par l’idéologie marxiste avait là un de ses centres actifs, très dynamique et régulièrement en effervescence. On peut penser que Jules Delbrêl très ouvert aux évolutions de la société a été intéressé par ce mouvement et en a parlé. Mais aucun document ne nous permet de savoir si Madeleine en a été marquée.

En 1916, Jules Delbrêl était nommé à Denfert-Rochereau chef des gares parisiennes de la ligne de Sceaux. La famille arrivait à Paris, où Madeleine allait vivre son adolescence et sa jeunesse, avant de partir à Ivry-sur-Seine, en 1933.

(1)La Question des prêtres ouvriers, la leçon d’Ivry, tome x des Œuvres complètes, 2012, p. 212, Conférence du 16 septembre 1964.

(2) Cet internement de l’arrière-grand-père de Madeleine Delbrêl dura quelques années, vers 1851-1852, alors que son grand-père était âgé de 10 ans.

(3) Lettre inédite, AMD III.

(4)Athéismes et évangélisation, tome viii des Œuvres complètes, 2010, p. 32.

(5) Journal de Jean Durand, 24 novembre 1955, AMD VI 3, 3.

(6) Son témoignage sur les années de jeunesse de Madeleine se trouve aux archives, AMD III.

(7)La Question des prêtres ouvriers, la leçon d’Ivry, op. cit. p. 212.

(8) Journal de Jean Durand, 27 avril 1958, AMD VI 3, 3.

(9)La Question des prêtres ouvriers, la leçon d’Ivry,op. cit. p. 212.

(10) AMD V 2a 3.

(11) Journal de Jean Durand, 16 juin 1960, AMD VI 3, 3.

Chapitre II

Le chemin d’une artiste (1916-1928)

Madeleine était habituée aux déménagements. Mais on imagine volontiers le désir mêlé d’anxiété qui habite cette gamine de 12 ans, ouverte à tout ce que la vie peut lui apporter, lorsqu’elle débarque dans la capitale, le 22 septembre 1916. Cette étape de sa vie sera décisive en raison des découvertes qui vont se succéder et des multiples relations qu’elle va progressivement nouer. La stabilité géographique qu’elle y trouvera lui permettra de tisser tout un réseau relationnel.

Ce sera le théâtre d’une évolution personnelle marquée d’abord par le passage à l’athéisme puis par le bouleversement radical de sa conversion, le 29 mars 1924. Celle-là entraînera dans sa vie des changements profonds, conséquences visibles d’une expérience intérieure qu’elle gardera secrète, même si certains accents de ses poèmes laissent pressentir cet espace mystérieux.

Mais nous n’en sommes pas là. Pour l’instant, la famille s’installe au 3 place Denfert-Rochereau, dans l’appartement de fonction alloué à Jules Delbrêl. Il a alors 47 ans. En lui accordant ce poste, sa direction a pris acte de la dégradation progressive de son état de santé. Déjà, après la mort de sa mère, en 1915, il avait dû prendre un congé sans solde d’un mois. Au mois d’août suivant, il doit de nouveau s’arrêter pour soigner des problèmes cardiaques et faire face à des céphalées insupportables.

Manifestement, il n’est plus guère en état d’assumer des responsabilités importantes. Le poste qui lui est confié se présente pour lui comme une sortie honorable ; c’est un travail de supervision qui n’exige pas de lui trop de contraintes horaires. Mais le répit que lui offre cette nomination, due sans doute à ses très bons états de service, ne sera que de courte durée.

La maladie progresse inexorablement, tant sur le plan physiologique que sur le plan mental. Ses yeux sont atteints et il deviendra progressivement aveugle. Son caractère se dégrade aussi ; les relations entre Jules et Lucile deviennent plus tendues. Et Madeleine doit faire face, au seuil de son adolescence, à la mésentente de ses parents qui aboutira, bien des années plus tard, à leur séparation définitive.

Comment, dans ces circonstances difficiles, a-t-elle pu garder son équilibre affectif, cette solidité intérieure qui la caractérise, et cela malgré des problèmes personnels de santé récurrents ? Comment a-t-elle pu soutenir par la suite avec la même attention et la même affection ses deux parents sans jamais prendre parti pour l’un d’eux ? On pense spontanément au travail de la grâce en elle et à l’envahissement de son humanité par la charité.

Mais aussi, nous l’avons dit déjà, elle a été très aimée de ses deux parents ; elle a souffert de leur désunion, mais jamais d’un quelconque abandon ou délaissement. Auprès de sa mère, elle a éprouvé une tendresse et une délicatesse de sentiments qui s’exprimeront plus tard dans leurs relations d’adultes d’une manière très belle ; auprès de son père, elle a trouvé un amour qui la poussait à développer ses talents artistiques.

Il faut noter aussi qu’elle reçut une éducation très libre. Ses parents lui accordaient une confiance méritée dont elle n’abusa jamais. Alors qu’elle était fille unique et qu’ils auraient pu la protéger, ses parents la laissaient sortir avec ses amis, dès qu’elle eut 15 ou 16 ans ; elle aimait la vie ; elle dansait et n’hésitait pas à fumer.

Il faut dire que Madeleine entrait dans la vie sans pression. À cette époque, les jeunes filles de famille bourgeoise, comme c’était son cas, ne faisaient pas d’études universitaires, à de rares exceptions près. Même le baccalauréat était normalement réservé aux garçons. Le mariage attendait les filles qui pouvaient s’y préparer en s’exerçant aux diverses tâches ménagères et en apprenant auprès de leur mère à gérer une maison.

Aussi Madeleine pouvait-elle laisser libre cours au perfectionnement de ses dons artistiques. Elle prit des cours de dessin. Elle s’offrit même le luxe de suivre en Sorbonne, pendant deux ans, des cours de philosophie ; nous y reviendrons.

Certaines de ses amies se sont même étonnées qu’elle ne soit pas devenue égoïste. Car non seulement ses parents lui laissaient une grande liberté, non seulement ils l’aimaient l’un et l’autre profondément, mais on peut dire qu’ils adulaient leur fille unique très douée, pleine de dons variés et de promesses, très ouverte sur la vie. Même si la vanité fut pour elle une réelle tentation 12, elle évolua.

Généreuse, attentive aux autres, facilement leader, elle mordait dans la vie à pleines dents sans l’accaparer pour elle-même. Elle savait se faire des amies partout où elle passait, et malgré sa réserve pour ce qui la concernait, ses amitiés l’engageaient dans des échanges profonds et durables. À Mussidan, cependant, on l’appelait « la Parisienne » ; mais n’étaient-ce pas ses tenues très à la mode qui impressionnaient défavorablement ?

Les conditions n’étaient pourtant pas idéales à l’arrivée à Paris en 1916. D’abord, on est en pleine guerre ; et même si le front est stabilisé et Paris encore protégé des bombardements allemands qui ne surviendront qu’en 1918, les restrictions se font sentir.

C’est justement au cours de cette dernière année de guerre qu’un événement grave, auquel nous avons déjà fait allusion, va toucher la famille Delbrêl. Le 28 mai, Daniel Mocquet, mari d’Alice Junière, oncle de Madeleine, disparaît au front. Jules Delbrêl se donnera beaucoup de mal pour retrouver, sans succès, la trace du disparu, et pour aider sa belle-sœur dans ses démarches administratives.

Ses responsabilités aux chemins de fer lui permettront aussi de faciliter à la ciergerie Junière la diffusion de ses produits, rendue difficile par la guerre. Mais en 1921, c’est le grand-père maternel de Madeleine qui décède, laissant sa fille Alice seule pour diriger l’entreprise.

Ces différents soucis mettent à mal la santé, déjà très fragile, de Jules Delbrêl. Pendant l’hiver 1918-1919, il doit s’arrêter de nouveau et prendre quatre mois de congé sans solde pour une fatigue cardiaque. Madeleine somatise-t-elle, de son côté, toutes ces préoccupations qui ne peuvent pas ne pas atteindre une adolescente de 14 ans ? Ou bien la grippe qu’elle attrape vers la fin de 1918 est-elle porteuse d’un tropisme particulier, comme cela arrive parfois ? Toujours est-il qu’elle est atteinte d’une paralysie des jambes dont elle ne sera débarrassée que l’été suivant après un séjour à Mussidan où, selon le conseil du médecin, elle laisse ses béquilles pour le vélo, ce qui lui réussit très bien. Elle gardera cependant de cette maladie un peu mystérieuse une fatigabilité en même temps qu’une forte volonté de faire face et de guérir.

Ces années sont donc marquées par l’inquiétude, la tristesse des séparations, la souffrance des êtres chers. Mais c’est à ce moment-là que s’ouvrent aussi des perspectives nouvelles, avec la fréquentation du salon du Docteur Armaingaud. Ce passionné de Montaigne accueille chaque dimanche soir ses amis dont fait partie la famille Delbrêl. Lucile ne vient que de temps en temps mais Jules et sa fille sont fidèles.

Le Docteur s’intéresse à cette adolescente, qui compose des poèmes et semble avide de connaître et de comprendre. Mais il est positiviste, athée sans agressivité ; peu à peu, cette atmosphère imprègne Madeleine ; elle dira plus tard que l’intelligence comptait beaucoup pour elle, et elle se laisse emporter par les attraits de la raison qui balaient rapidement la formation chrétienne qu’elle a reçue au catéchisme.