Maintenant qu'ils ne sont plus là - Yves de Locht - E-Book

Maintenant qu'ils ne sont plus là E-Book

Yves de Locht

0,0

Beschreibung

Une fin de vie choisie. Mourir dans la dignité, sans souffrir. Rester fidèle à soi-même jusque dans ses derniers instants. Ne s’agit-il pas là du souhait de la plupart d’entre nous ?
La médecine actuelle permet, dans la plupart des cas, de respecter ce vœu. Il n’en va malheureusement pas de même de toutes les législations. Selon le pays dans lequel chacun est installé, il sera possible, ou non, d’envisager différentes trajectoires lorsque la fin approche, lorsque la souffrance ne peut plus être correctement apaisée.
Cette réflexion est fondamentale pour les malades, mais aussi pour les accompagnants, qui restent au chevet de ceux et celles qu’ils aiment dans les derniers moments. Les circonstances dans lesquelles la mort survient peuvent apaiser ou, au contraire, aggraver le traumatisme de l’agonie. Elles sont déterminantes pour le deuil.
Les nombreux témoignages que recèle ce livre illustrent à quel point la possibilité d’accompagner des proches dans de bonnes conditions est cruciale et, a contrario, dévastatrice lorsque les derniers temps de la vie ne peuvent être vécus dans l’empathie et la dignité.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 218

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Je crains que la mort lente, cet éternel suspens entre vie et mort,ne reste longtemps encore une plaie béante.

Erwin Mortier, Psaumes balbutiés,Livre d’heures de ma mère, Fayard, 2013.

Préface

par Vincent Engel

Il n’est pas impossible que j’aie eu la conscience de la mort avant d’avoir celle de la vie. J’exagère sans doute un peu, mais pas tellement. Bien sûr, comme tous les enfants, j’avais le sentiment de pouvoir vivre éternellement, le sentiment aussi que le temps était long et que l’ennui était la règle. Un ennui que je comblais par l’imagination ; je rêvais les vies que je ne vivrais jamais. Mais aussi, je pensais aux morts. D’abord, les morts illustres – Beethoven, Mozart, Bach… – qui me guidaient ; puis, ceux de mon père, toute sa famille disparue dans les camps, à l’exception d’un frère, mon oncle d’Amérique.

Mais la mort est vraiment entrée dans ma vie en 1980, alors que j’avais seize ans : Maman a été diagnostiquée d’un cancer. Elle avait attendu trop longtemps. Pendant quelques mois, je l’avais vue grimacer et se comporter étrangement ; à ma petite amie d’alors, j’avais dit : « Ma mère devient folle. » Je n’avais pas compris ; elle cachait sa douleur. Et quand cette douleur a été trop forte, elle a avoué.

L’aveu : chez nous, la douleur était une faute. On ne pouvait pas montrer qu’on était triste, qu’on avait mal. Il fallait vivre, être fort. Ce n’était pas dit explicitement, et comme enfant, je pouvais avoir mal, être malade, rester à la maison ; je ne m’en privais pas, détestant déjà l’école. Mais Maman était de ces victimes d’un catholicisme retors, qui a fait de la douleur une mystique et du malheur la règle du monde. Et pour mon père, après ce qu’il avait vécu (il n’est pas allé dans les camps, a combattu dans la RAF, mais a découvert la vérité de la mort des siens en 1944), avouer sa peine aurait sans doute brisé les digues qu’il avait construites pour survivre.

On l’a opérée, il y a eu une rémission. Deux ans plus tard, tout a recommencé. Les médecins, que je consultais en cachette, me disaient que cela ne durerait pas longtemps. Cela a duré six ans. Six ans durant lesquels Maman n’a pas eu d’autre choix que de laisser le corps médical s’acharner sur son corps malade ; son mari ne voulait pas renoncer, ses enfants non plus. Mon père l’avait épousée alors qu’elle avait neuf ans de moins que lui, en partie parce qu’il pensait que cela lui garantirait de partir avant elle, de ne pas connaître un autre deuil. Et nous, nous ne pouvions pas nous faire à l’idée de perdre notre mère. Elle s’est laissé faire. Elle a vécu un martyre. Les derniers mois, elle a eu une chance : rester à la maison, sans autre soin que de la morphine, qu’elle prenait quand elle n’en pouvait plus. Elle est restée consciente jusqu’à la veille de sa mort.

Mais je sais qu’elle aurait voulu que cela ne dure pas si longtemps. Et nous ne l’avons pas entendue. Nous ne le pouvions pas. Maman ne s’est jamais appartenue.

*

Mes amis et proches le savent : j’ai toujours dit que, en ce qui me concernait, je voulais qu’on s’acharne. J’ai écrit une nouvelle, Le Chant de l’adieu, qui décrit les pensées d’un homme dans le coma. Il dit vivre les plus beaux moments de sa vie, dans un état de conscience exceptionnel. Mais bien sûr, il ne souffre pas. Il ne souffre pas, mais il ne peut plus communiquer avec personne. Comme le protagoniste de Into the Wild, il est confronté à la tristesse du bonheur que l’on ne peut partager. Tout à la fin, sa voisine de lit, une jeune fille qui est elle aussi dans le coma après une tentative de suicide et avec laquelle il finit par échanger des pensées, lui fait comprendre que son bonheur fait souffrir ses proches, lesquels se sentent obligés de venir à son chevet, au chevet d’un presque mort avec lequel ils ne peuvent plus rien échanger. Et la jeune fille lui fait comprendre que son bonheur est une souffrance pour celles et ceux qu’il aime : « Il vous reste un mot, une ultime parole que votre corps seul peut proférer. Un souffle. Inspirer. Expirer. »

Je me rends compte que ce désir d’acharnement est très égoïste. Pas tellement pour le coût que de tels soins imposent à la société ; pour ce que cela exigerait de mes proches. Il faudrait que j’assortisse ce désir d’un autre : « surtout, ne vous préoccupez plus de moi, ne me rendez pas visite. Vivez votre vie, faites comme si j’étais mort. » Mais c’est le genre de demande que l’on ne peut adresser ; on ne peut qu’espérer qu’un même égoïsme réponde au sien et que chacun respecte profondément la liberté de l’autre, sans jugement ni mauvaise conscience.

Et puis, mon souhait fait l’économie d’un paramètre crucial : la douleur. Je crois que c’est Alain Finkielkraut qui a écrit quelque part que « la souffrance avilit », elle ne grandit personne – à moins de rester dans cette croyance insupportable de ce catholicisme qui a tant fait souffrir ma mère. Ma demande d’acharnement, à bien considérer les choses, s’arrête à ce seuil-là.

Souffrir n’est pas vivre, surtout si l’on sait qu’il n’y a pas d’espoir. Si l’on sait que cette souffrance ne peut conduire qu’à la mort, pas à la rémission.

Par ma peur de me retrouver orphelin, j’ai obligé ma mère à souffrir. Par sa peur de se retrouver veuf, mon père a fait de même. Cela ne m’a pas empêché de perdre ma mère, et lui son épouse. Quelques mois, quelques années plus tard, certes ; mais cela aurait-il modifié nos existences ? Je ne le crois pas. Plus.

*

Il y a quelques mois, en plein confinement, j’ai vécu la première mort d’un ami de mon âge. P.-A. souffrait d’un cancer du cerveau. Il est allé aussi loin qu’il l’a pu. Un jour que je lui envoyais un message WhatsApp, il m’a répondu : « Je t’annonce que mon euthanasie est prévue pour le… » Je ne crois pas avoir été confronté à une annonce plus bouleversante, plus terrible que si j’avais reçu un message de sa compagne m’annonçant son décès. Moi qui ai toujours prôné la liberté, je me rends compte que je suis peut-être l’homme le moins libre que je connaisse. Et P.-A. m’a donné une leçon de liberté. Bien sûr, la liberté fait mal, elle peut tuer. Elle peut heurter les autres, elle est un risque. Mais elle est sœur de dignité. L’esclavage, historiquement, est la conséquence de la perte de son honneur ; la liberté, comme la révolte, est une folle prise de risque. Elle est aussi l’affirmation de l’humanité. Camus (qui est partout présent dans ces lignes) notait, dans Le Mythe de Sisyphe, que le corps, premier à vivre, aurait toujours une longueur d’avance sur l’esprit, lequel ne se développe et n’accède à la conscience et au langage que plus tard. La vie est tout ce que possède notre corps ; c’est pourquoi nous nous acharnons à vivre, coûte que coûte. Seul notre esprit peut nous donner la force de préférer le néant à la souffrance. Le monde est absurde, mais l’absurde ne se joue que dans le temps de notre vie ; voilà pourquoi Camus rejette le suicide comme le meurtre, parce que c’est en luttant contre l’absurde que l’on manifeste la dignité humaine. Nous ne saurons jamais ce que Camus aurait voulu pour lui si, plutôt qu’un accident de la route, il avait trouvé la mort au terme d’une longue maladie. Et peu importe ; ce que nous savons, c’est qu’il aurait respecté la liberté d’autrui.

Dans mon dernier roman en date, Les Vieux ne parlent plus, je décris une société pas si différente de la nôtre où la question des « seniors » est gérée par l’État, selon des paramètres avant tout financiers. Permettez-moi ici une digression : je pense que les deux phrases qui reviennent le plus souvent dans les séries télévisées (et sans doute au-­delà, dans toutes les fictions) sont : « Je suis désolé » et « Je te promets de… ». Autrement dit, les récits humains sont une constante navigation entre des promesses et des déceptions, des engagements et des trahisons. Le pacte social et démocratique a promis à toutes et tous des soins, tous les soins nécessaires pour nous maintenir en vie ; cette promesse-là ne peut souffrir aucun « je suis désolé ». Mais les promesses et les engagements peuvent aussi consister en une demande : « je ne veux pas souffrir ». Et la promesse fondamentale d’une société démocratique doit porter sur la dignité de chaque individu. Notre société doit tenir une promesse à double face : nous soigner aussi longtemps qu’il est nécessaire et que nous le souhaitons ; nous épargner des souffrances inutiles si tel est notre souhait.

Un jour, Maman m’a dit : « Laisse-moi partir… Tu verras, ce sera plus simple pour tout le monde. Vous serez plus heureux aussi… » J’ai éclaté en larmes et je l’ai suppliée de ne plus dire ça, de ne pas renoncer. Elle a capitulé. Je suis désolé… J’aurais dû avoir la force de lui promettre de respecter cette volonté. La laisser partir avec l’idée que cela nous rendrait aussi la vie plus simple. Peut-être, d’ailleurs, aurait-ce été vrai. Sûrement.

Il n’y a aucun paradoxe dans mon désir (lequel, on l’aura compris, est chancelant) que l’on s’acharne pour me maintenir en vie coûte que coûte et ma défense de la liberté pour autrui de choisir de partir quand on le souhaite, avant la déchéance. C’est ça, la liberté. La mienne, celle d’autrui.

Qui pense que ses principes moraux doivent s’appliquer à celles et ceux dont il a la charge, celui-là, en vérité, est fauteur d’indignité.

Avant-propos

Mon livre précédent, Docteur, rendez-­moi ma liberté1, présentait un ensemble de témoignages de personnes atteintes de maladies incurables dont la fin de vie n’était plus que souffrances et qui avaient demandé qu’on les aide à mourir. Parmi elles, la plupart étaient de nationalité française.

Par cet ouvrage, je souhaitais sensibiliser les lecteurs français et par eux, les édiles politiques qui les représentent, à la nécessité de dépénaliser l’euthanasie dans leur pays. Depuis lors, rien n’a changé, et un grand nombre de Français vont toujours mourir chez leurs voisins.

En Belgique, une loi de dépénalisation a été votée en 2002, mais ses acquis sont fréquemment remis en question par ses opposants. La vigilance reste de mise.

C’est pourquoi je continue de militer pour faire connaître et reconnaître le droit à une fin de vie digne. Dans ce nouveau livre, j’ai voulu donner la parole aux accompagnants, à ceux qui ont vu partir des êtres chers, demandeurs d’euthanasie, à ceux qui restent, et que les agonies de leurs proches ont traumatisés.

Souvent relégués au second plan, ils sont pourtant en première ligne. Face aux fins de vie de ceux qu’ils ont aimés, ils ont éprouvé des sentiments intenses et contrastés. De ces heures, de ces jours, de ces semaines, de ces mois, de ces années parfois, ils ont des souvenirs qui les ont marqués à jamais et qu’ils m’ont autorisé à partager.

Leurs témoignages n’ont été modifiés que pour des raisons de compréhension ou de lisibilité. Sauf s’ils souhaitaient le contraire, les prénoms ont été modifiés. Dans ce cas, un astérisque figure à côté des prénoms. Je les remercie tous.

Il y a de la violence, de l’impudeur à dévoiler des moments aussi intimes et douloureux. La société nous a appris à les garder pour nous. Trop souvent adepte de la politique de l’autruche, elle se complaît dans l’opacité et la culpabilisation, nous incite à tourner la page, à célébrer la vie plutôt que la mort, à occulter ce qui blesse. Je préfère affronter la réalité, même si elle n’est pas toujours belle à voir.

1 Dr de LOCHT Yves, Docteur, rendez-moi ma liberté, Michel Lafon, 2018.

Je sors de l’école, Maman n’est plus là

Hélène est une jeune femme de vingt-neuf ans, originaire du Sud-Ouest, atteinte de la maladie de Charcot. Malgré sa maladie, elle vient me voir à Bruxelles en 2017, après un voyage en train terriblement éprouvant pour elle. Nous constituons ensemble un dossier, où elle exprime son souhait de procéder à une euthanasie lorsque la situation sera devenue trop lourde pour elle. Un an plus tard, elle m’adresse ce mail :

Il y a quasiment un an que nous nous sommes rencontrés et je profite de cet anniversaire pour vous renouveler ma demande d’euthanasie.

J’ai eu toutes les peines du monde à produire cet écrit, ma main droite m’abandonnant de plus en plus, mais convient-il ? Pouvez-vous me confirmer que tout est en ordre pour mon dossier ?

Je sais qu’il me reste du temps, mais la paralysie commence à faire diminuer ma capacité respiratoire, et je sais que ma limite sera là.

J’ai aussi de plus en plus de douleurs car je ne peux plus du tout me tourner seule, et je fais entre autres des sciatiques à répétition dès que j’ose mettre le nez dehors.

Un an plus tard, ce dernier mail :

Je suis actuellement hospitalisée et j’espère en sortir, mais mon état est variable.

Je vous joins le renouvellement de la demande d’euthanasie. Je souhaite la programmer le plus rapidement possible. Je ne supporte plus de m’étouffer et j’espère avoir encore la force de me déplacer jusqu’en Belgique.

À l’hôpital, les médecins parlent de retour au domicile tout en évoquant les soins palliatifs. Je ne sais plus quoi penser, mais je veux que tout s’arrête. Pas en m’étouffant, cependant. Je n’en peux plus d’être torturée.

*

Deux mois plus tard, Hélène a pu obtenir la mort douce qu’elle souhaitait. Son mari l’a accompagnée jusqu’au bout. La fille d’Hélène, qui voyait chaque jour sa maman de plus en plus malade, était restée chez ses grands-parents à l’occasion de cet ultime voyage.

Avant de partir, Hélène lui avait tout expliqué avec une grande douceur :

— Je vais voir un médecin à Bruxelles. Il va m’aider à partir.

— C’est un médecin méchant, alors ? avait demandé la petite.

À sa maman, elle avait alors confié une peluche en guise de talisman.

*

Quelques mois plus tard, le mari d’Hélène m’a livré ce témoignage :

À mon retour de Belgique, je portais la peluche qu’elle avait prêtée à sa maman pour le voyage. Elle a couru vers moi, a regardé la peluche et m’a dit :

— Ça veut dire que Maman est morte ?

Je lui ai répondu que oui. Elle a vu les larmes me monter aux yeux, alors, elle m’a fait un câlin et elle est partie courir un peu.

La veille du départ, avec Hélène, nous avions expliqué à la petite que c’était la dernière fois qu’elle voyait sa maman. Nous avions partagé ce moment si particulier et elles avaient eu un conciliabule intime juste à deux. C’est au cours de celui-ci que la gamine avait donné la peluche à sa maman.

Aujourd’hui, nous parlons souvent d’Hélène. Il arrive que nous pleurions ensemble, que nous évoquions nos souvenirs respectifs ou que je lui montre des photos. Elle aime beaucoup notre album de mariage.

À mon sens, elle n’a pas changé, hormis que maintenant, elle sait lire ! J’ai par contre ressenti sa tristesse quand elle parlait de la mort de sa maman à ses camarades d’école, car cette notion leur est tantôt abstraite, tantôt considérée comme un mensonge.

J’ai pris beaucoup de temps pour expliquer ces choses compliquées à ma fille. J’ai entamé pour elle un suivi avec une psychologue. Il en ressort qu’elle est une petite fille pleine de vie.

Deux ans plus tard, dans un autre mail, il m’écrit :

Chloé grandit et a toujours cette joie et cette capacité à exprimer ce qu’elle ressent. Je suis attaché à cela. Pour elle autant que pour moi.

*

Je garde un souvenir intense de toutes les personnes que j’ai aidées à quitter une vie devenue invivable. Je n’en oublie aucune. Mais la rencontre avec Hélène a laissé en moi une marque particulière. Son énergie, sa volonté, son courage, son sourire éclatant, la force de vie qu’elle dégageait restent gravés en moi. Combien faut-il souffrir pour choisir de quitter ceux que l’on aime, a fortiori un enfant encore si jeune ? En évoquant son souvenir, j’en ai encore le cœur retourné.

Première partie : Indignations

Quand la souffrance est intolérable,quand la médecine est impuissante,quand la mort est souhaitée,puisque l’euthanasie n’est pas autorisée,il y a parfois des agonies inhumaines.

Il s’est éteint à petit feu

Letémoignage qui suit est celui d’une Française qui a assisté à la longue et douloureuse agonie de son mari, décédé en 2019 dans un service de pneumologie, suite à un cancer.

*

Tout a commencé lorsque mon mari a été admis aux urgences suite à des douleurs thoraciques diffuses. Les examens révèlent un cancer pulmonaire avec de multiples métastases. Il est averti de la gravité de son état.

Il rédige alors des directives anticipées2, demandant explicitement à ne pas souffrir et nommant des personnes de confiance. Ces documents sont remis au personnel hospitalier. Il refuse également la chimiothérapie, afin d’éviter les conséquences et dégradations physiques qu’elle entraîne.

Lors de l’entretien qui suit, le médecin hospitalier se fâche et m’accuse de ne pas vouloir soigner mon mari… Son insistance est telle qu’elle le convainc d’entreprendre une chimiothérapie.

Quelques jours plus tard, il fait une réaction foudroyante à la chimio – mycose dans la bouche et les parties génitales. Il ne peut plus s’alimenter, souffre et sombre dans un état de semi-­conscience. Ses douleurs empirent au point de le faire crier. On le change de chambre. Une sonde urinaire est posée, ce que nous ne comprenons pas. L’urologue nous avait affirmé qu’avec les parties génitales enflammées à ce point, il ne fallait surtout pas poser de sonde ! De plus, mon mari urinait seul, sans difficultés. Neuf personnes s’acharnent pour le maintenir alors qu’il hurle de mal. Une infirmière me demande d’aller boire un café… comme si j’en avais envie ! Je supplie derrière la porte qu’ils arrêtent de le torturer.

À neuf heures du soir, après plusieurs interventions de ma part, une infirmière enlève la sonde, comme elle en a reçu l’ordre. Ce retrait a pour effet de déclencher une hémorragie. Il y a du sang partout. Les aides-soignantes sont dépassées par l’ampleur des saignements.

Je suis décomposée, anéantie.

Sollicité, le médecin de famille ne reçoit que le jeudi matin et cette semaine-là, l’entretien est reporté au vendredi matin.

Un interniste sera le seul réconfort de ces jours atroces. Il entame un traitement plus efficace qui diminue temporairement les douleurs. Quand le médecin responsable revient, il réintroduit le traitement initial.

Les douleurs réapparaissent, insupportables.

Mon mari crie tellement, jour et nuit, qu’il dérange le personnel soignant. De ce fait, il est éloigné du bureau des infirmières, relégué à l’autre bout du service.

La nuit, au milieu de ses cris, il appelle désespérément sa maman. Le médecin n’entre plus dans sa chambre. Il affirme que la douleur est variable d’une personne à l’autre : quelqu’un peut très bien hurler et appeler sa mère sans avoir si mal que cela ! On finit malgré tout par lui injecter de la morphine.

Il mourra quelques heures plus tard, en n’ayant pas été sédaté comme il aurait dû l’être, comme il l’avait demandé par écrit et comme la loi Leonetti le lui permettait.

Le médecin responsable n’a pas pris la peine de nous annoncer le décès, ni de nous adresser le moindre mot.

Du visage de mon mari, seule la couleur bleue de ses yeux n’avait pas été altérée par la maladie. C’est avec une larme au coin de l’œil qu’il nous a quittés.

Il s’est vu mourir à petit feu.

Mes enfants et moi sommes marqués à jamais par cette fin de vie cruelle et indigne. Dans de telles conditions, nous n’avons toujours pas fait notre deuil.

*

Comme pour de nombreux professionnels de la santé et un grand nombre d’êtres humains, le fait d’avoir côtoyé souvent la souffrance ne m’empêche pas d’être bouleversé à la lecture d’un tel témoignage.

Le martyre qu’a vécu cet homme, et ses répercussions sur son entourage, auraient pu être évités. La loi Claeys-Leonetti le permettait. Mais parfois, le minimum autorisé par la loi française, à savoir la sédation profonde et continue, et le minimum attendu de la part d’un être humain, c’est-à-dire la compassion face aux douleurs intolérables d’un de ses semblables, ne sont pas mis en œuvre.

Il m’arrive d’y songer lorsque le journal télévisé présente des cas d’animaux maltraités. De telles séquences suscitent un tollé, des protestations en cascade, des pétitions, voire des manifestations. Mais lorsqu’il s’agit d’êtres humains, les choses sont couvertes par le secret médical : circulez, il n’y a rien à voir.

Je sais que ma participation à l’allègement de la détresse est une goutte d’eau dans l’océan des misèreshumaines, mais ce sont les gouttes d’eau qui font les rivières.

2 Ces directives, indicatives, refusant par anticipation un acharnement thérapeutique, sont devenues contraignantes depuis le vote de la loi Claeys-Leonetti en 2016.

Vous voulez tuer votre mère

Fabrice* et Juliette* sont français, frère et sœur. Ils évoquent ici la fin indigne de leur mère, en septembre 2016, à l’âge de quatre-vingt-dix-sept ans.

*

À vous qui vous êtes engagé pour changer la loi sur la fin de vie en France, je voudrais raconter, avec ma sœur Juliette, les conditions du décès de notre mère.

Nous avions choisi une maison de retraite agréable, près de chez moi, sur la Côte d’Azur, pour y installer notre maman. Nous étions en 2007 et, à 87 ans, elle commençait à prendre peur, seule chez elle, dans son village du centre de la France. Ici, je pourrais m’occuper d’elle et ma sœur viendrait lui rendre visite régulièrement. Elle lui téléphonait trois fois par semaine.

C’est elle-même qui avait opté pour cette nouvelle vie et elle s’y était bien adaptée. Encore en bonne santé pour son âge, volontaire, jouissant de toute sa tête et d’un bon appétit, elle se promenait beaucoup – sans canne – et participait à toutes les animations proposées. Nous étions tous heureux ainsi. Elle a vécu paisiblement dans cet environnement pendant huit ans.

Soudainement, en 2015, quelques signaux nous ont alertés. Rien de grave, selon le médecin, mais le vieillissement était à l’œuvre. Nous comprenions qu’elle avançait vers l’inéluctable fin de sa vie.

Elle dut subir une hospitalisation d’une dizaine de jours pour l’amputation d’un orteil. Elle s’en remit vaillamment, au point de participer au bal du 14 juillet ; elle adorait danser ! Mais son rythme quotidien ralentissait. Sa mémoire défaillait, son appétit diminuait, ses parties de cartes cessèrent, ses promenades se firent plus courtes, moins fréquentes. Elle parlait souvent de sa volonté de « s’envoler ». À bientôt 96 ans, elle était lucide face à la mort.

Ma sœur vint lui rendre visite plus souvent, parfois accompagnée de son mari. Elle s’inquiétait de ne plus pouvoir la joindre au téléphone.

En juin 2016, le personnel de la maison de retraite ne nous cacha pas que notre mère « diminuait » et que nous devions nous « préparer », même si aucune maladie n’était décelable. Était-il encore possible de mourir simplement, paisiblement, « de vieillesse », aujourd’hui ?

Je savais que Maman, conseillée par ma sœur qui militait à l’ADMD3, avait rédigé ses directives anticipées sur une feuille manuscrite, dès 1998, année où elle s’était retrouvée veuve pour la deuxième fois. Juliette m’apporta le dossier qu’elle conservait en tant que « personne de confiance » de Maman. Elle affirmait vouloir mourir sans acharnement thérapeutique, sans prolonger inutilement ses jours, et elle demandait même de les abréger en cas de souffrances.

J’approuvais totalement ce choix. Deux de mes amis, atteints de cancers incurables, s’étaient rendus en Suisse afin de terminer leur vie en paix. Et j’ai entendu raconter la fin sereine du père d’un couple belge, propriétaire d’une résidence secondaire dans ma rue. Pourquoi était-ce impossible en France ?

Je photocopiai le document et me livrai à une distribution générale : directrice de la maison de retraite, médecin référent, infirmière, kiné, animatrice des loisirs… Chacun paraissait étonné, remerciait ou acquiesçait poliment, mais je sentais les réticences. Ma sœur, à chaque fois qu’elle venait, en reparlait afin de manifester notre accord sur ce sujet.

À ce point du récit, Juliette prend le relais de son frère, encore bouleversé au souvenir des semaines qui ont suivi.

À la fin août 2016, Fabrice m’appelle, angoissé. Maman vient d’être hospitalisée. Comprenant l’urgence, je jette quelques vêtements dans une valise et saute dans ma voiture. Après les cinq heures de route habituelles, pendant lesquelles j’essaie de garder mon calme, je me rends à l’hôpital. Mon frère m’attend dans le hall. Il est triste et inquiet, mais surtout énervé : en donnant une copie des directives anticipées à l’infirmière en chef, celle-ci lui a laconiquement répondu : « on verra. »

Sur le moment, j’attribue cette attitude à un surcroît de travail – tous les lits sont occupés – et je me préoccupe plutôt d’aller voir notre mère.

Passé le choc de la retrouver hospitalisée, je m’estime heureuse que Maman nous reconnaisse, esquissant un sourire et nous couvant tous les deux des yeux. Je me rends compte qu’elle ne peut plus parler, ou à peine, par monosyllabes chuchotés.

Je constate aussi que le plateau-repas est resté sur la table. J’essaie avec douceur de lui proposer une cuillère de compote. Elle la repousse de la langue et secoue la tête en esquissant « non » du bout des lèvres. J’imagine que c’est sa façon de nous montrer qu’elle en a assez de vivre…

Désemparés, mon frère et moi nous retrouvons dans le couloir et envisageons de contacter les soins palliatifs. Je me suis renseignée : il n’y a, dans cet hôpital, qu’une équipe mobile. L’unité de soins palliatifs (USP) est basée dans un autre établissement. Il faudra prendre un rendez-vous pour le lendemain. Fabrice rentre alors chez lui.

Le cœur lourd, je retourne auprès de notre mère.