Maintenant, tu peux dormir - Lucida Pétrel - E-Book

Maintenant, tu peux dormir E-Book

Lucida Pétrel

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Beschreibung

Les dommages de la guerre subsistent encore. Les gens ont peur, or la peur nous pousse souvent à commettre le pire.

Ce n’est pourtant pas la peur qui a conduit Alejo au Pénitencier, c’est la haine, l’injustice. Ce n’est pas non plus la peur qui a encouragé Léanne à s’engager au secteur judiciaire, c’est le besoin d’être utile.

Tandis que le mouvement rebelle se radicalise, tous deux doivent choisir leur camp : la Corporation, ou la Magie ? À bien y réfléchir, une chose les effraie… la possibilité que la meilleure solution soit finalement de tout détruire.



À PROPOS DE L'AUTRICE

Lucida Pétrel n’a pas d’âge mais plusieurs voix. Si Lucida devait vivre quelque part, ce serait sur Terre, car les êtres y sont de bonne compagnie – les livres aussi. Elle n’habiterait cependant nulle part ; les plumes préfèrent se laisser promener par le vent. Son univers n’est pas unique, et il est beaucoup. Il y fait doux, parfois humide, on y sourit, on y pleure. Chaque phénomène représente l’occasion d’interroger, de ressentir et, avec un peu de chance, de comprendre. On s’aime et on a peur, là-bas. Quoi d’autre… Ah ! Lucida n’a pas de rêve, ça non. Elle préfère imaginer…

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Maintenant,

Tu peux dormir

TOME 3 PARTIE 1

Lucida Pétrel

Urban fantasy

Image : Adobe Stock

Illustration graphique : Graph’L

Éditions Art en Mots

Chapitre 1

ALEJO

Mes poumons se libèrent à une lenteur qui ne trompe pas. À bout de souffle, je patiente, j’appréhende. Puis j’inspire profondément.

L’odeur putride, l’air moite et suffocant.

Et toujours ce même sentiment. Ici, on n’a plus vraiment conscience de devoir respirer. Certains, considérés comme chanceux, en oublient jusqu’à la nécessité de ces gestes pourtant instinctifs. De mon côté, je ne sais pas trop quoi en penser, et, pour dire vrai, j’évite de réfléchir à quoi que ce soit. Si on se perd dans un endroit pareil, on est sûr de ne jamais se retrouver.

Il faut rester alerte. Scruter l’obscurité. Identifier le moindre bruit qui fait écho entre ces murs. C’est ce que vous conseillerait n’importe quelle personne bien attentionnée qui crève dans ce trou. Moi, je vous dirais simplement de tout faire pour ne jamais vous y retrouver. Et si, par mégarde, vous avez un jour le malheur d’y mettre les pieds sans plus aucun espoir d’en sortir, alors mourez, avant qu’on ne vous tue.

C’est ce qu’ont fait la plupart des corps qui remuent tout autour de moi, les mouvements ralentis par la faim, les regards vides et sans plus aucun relief, les lèvres scellées par l’abandon. Je m’en suis aperçu dès les premières secondes.

Ici, les cris sont muets. La peine est une plaine plate qui dévore l’horizon. La culpabilité, elle, sonne creuse. La douleur est dénaturée ; le regret, quotidien.

Je l’entends, ce gosse qui pleure, qui supplie qu’on le laisse partir. Je l’entends. Et c’est justement ça le problème. Il perce le silence de mort comme le chant d’un oiseau au matin du printemps : il accompagne le réveil des tas de chair qui se nécrosent sur la terre humide. Un point sur une ligne, c’est ce qu’il est. Un truc indissociable du reste. Il fait partie du décor, et l’harmonie est telle qu’il devient semblable au sifflement du vent. Il est là ; c’est tout. De façon si ponctuelle et naturelle, qu’on finit par ne plus le remarquer.

Et je pense que c’est ce qui m’effraie le plus : m’y accommoder.

À tout ça. À la détresse, à la torpeur, au désespoir et à la résignation. J’ai peur de devenir sourd. De ne plus être réceptif aux plaintes qui gémissent, aux soupirs douloureux, aux respirations anormalement lentes et sifflantes. Mais plus que tout, j’ai peur de ne plus jamais saisir les silences. De ne plus les écouter, de m’y habituer et de ne plus savoir en profiter. Dans ce trou, ils sont omniprésents, de temps à autre brouillés par un reniflement, par le bruissement de vêtements en contact avec le sol, par les tarés qui font parfois irruption dans mon champ de vision en hurlant, ou encore par moi. Comme à cet instant.

Les paroles de The Dreamer de The Tallest Man on Earth ne sont qu’un murmure, un réflexe dont je n’ai plus conscience.

— Tu devrais la fermer.

Seuls des barreaux froids et rouillés nous séparent, si bien que je saisis furtivement le regard neutre de mon voisin. Allongé sur la terre, il détaille le plafond comme un ciel étoilé.

— O.K., mec, souffle-t-il en m’entendant poursuivre, fais comme tu le sens.

Je ne sens rien, et il le sait. Tout le monde, sauf les petits nouveaux. Et il devrait lui-même suivre son conseil.

— Sérieux, qu’est-ce que tu cherches ?

Cléo est l’un des rares qui parlent encore. Il garde un ton posé, les mains derrière la tête.

— Tu vas te faire tuer.

Je bloque sur la fille qui occupe la cellule d’en face. Elle doit être âgée de dix-sept ans, tout au plus. Devait. Trois jours qu’elle n’a pas esquissé le moindre mouvement, montré un signe de vie, même le plus infime. Personne n’a encore pris la peine de déplacer son cadavre. Pourtant, les visites des gardes ne sont pas inaccoutumées, mais ils passent sans la voir. Maintenant que son corps n’est plus qu’un emballage vide, elle ne représente plus aucun intérêt. Et elle aussi, elle a fini par se fondre dans le décor. Elle ajoute un énième point à la ligne. Car qu’est-ce qu’une ligne sinon une succession de points ?

Jade. C’était son prénom. Elle jouait souvent avec un mouchoir en tissu qui avait dû être blanc, un jour. Jade y était brodé. Je me souviens m’être demandé qui possédait encore ce genre d’objets, outre cette fille touchée par l’aphasie dès les premières minutes passées ici.

Un grognement se réverbère dans les cellules. Puis un cri enragé. Et un autre. C’est bientôt l’heure. Ils se réveillent.

— Et merde, marmonne Cléo en se redressant.

Il retient sa respiration ; sans le voir, je sais qu’il se plie en deux et se tord de douleur sur le sol. À ma droite, l’homme tire sur les barreaux de sa cellule comme s’il avait la force de les faire plier. Les hurlements se démultiplient. Des claquements aux résonances métalliques retentissent. Et bientôt, c’est à moi de me laisser choir par terre. Mes membres se raidissent ; mes muscles se contractent. Mon corps entier est mis au supplice par le manque. Je tremble, très vite recouvert de sueur froide. Chaque goutte de transpiration me brûle la peau. La fièvre s’accroît rapidement et atteint sans aucun doute son maximum dès la minute suivante. Mon sang entre en ébullition.

— Moi, prenez-moi ! hurle mon voisin de droite, une expression bestiale effaçant toute trace d’humanité de son visage.

Les gardes entrent pour la millième fois dans le couloir sombre et humide, en raclant leurs matraques contre les barreaux des cellules.

— Celui-là sera parfait, dit l’un d’entre eux en désignant l’enragé qui se frappe le front contre le métal, derrière le voile flou qui déforme ma vue.

— Et lui ? propose une autre voix.

Des clés tournent dans une serrure. Une cellule s’ouvre avec fracas.

— Un jour, ce sera ton tour, connard.

Quelque chose de dur me broie l’estomac et un goût de bile remonte mon œsophage. On me force à me redresser en me tirant par les cheveux.

— Allez, grouillez-vous, ordonne le même garde.

Une aiguille me transperce le bassin, et la brûlure qui se répand en moi m’est habituelle. Un autre point sur cette même putain de ligne.

Les gardes désertent ma cellule pour passer à la suivante où j’aperçois vaguement Cléo qui réclame sa dose, en tendant un bras suppliant. Mes paupières se referment sous la douleur écrasante qui me terrasse soudainement, et tout se confond. Les cris, les pleurs, les gémissements, même l’odeur de pisse.

Une ligne. Droite et continue. On croupit dans ce trou à rats en se demandant si jamais elle n’arrêtera de se prolonger.

L’onde de choc me propulse contre la table. Le meuble s’envole lui aussi sous la puissance de l’explosion. Des acouphènes m’assourdissent ; je tente de garder les yeux ouverts. La lumière qui m’aveugle se dissipe peu à peu. Les voix me parviennent comme à travers la vitre de ma voiture. Les cris sont étouffés par l’eau qui m’emplit le cerveau et m’empêche de réfléchir.

C’est le hurlement de douleur poussé à quelques pas de là qui me tire de ma léthargie. Je me dresse sur mes jambes. Elles manquent de crouler sous mon poids à tout moment. J’avise le membre inférieur déchiqueté de Rob en tombant à genoux à côté de lui. Ses os saillent de sous sa peau, je contiens un haut-le-cœur.

— Bella.

Ma voix sonne étrangère alors que Rob halète, les mains tremblantes au-dessus de sa cuisse. Des casiers tombent à retardement, se fracassant sur le carrelage dans un bruit monstrueux.

— Bella !

Elle m’appelle à son tour avant d’apparaître depuis un amoncellement de casiers. Une terreur blême arrondit son regard. Elle claudique jusqu’à nous. Alors qu’elle porte secours à son ami, je me lève en prenant appui sur le banc qui a été projeté derrière moi. C’est dans le couloir que je prends conscience de l’étendue des dégâts. Que je retombe sur terre dans un craquement sinistre. La réalité me frappe. On m’a menti. On m’a utilisé. Et je ne m’en suis pas douté un seul instant. Je me suis laissé manipuler, ni plus ni moins.

Un pan de mur entier s’est effondré, ouvrant une brèche symbolique sur l’extérieur. N’importe qui peut entrer, ce qui signifie qu’on peut tout aussi facilement sortir. Tom. C’était son idée, une sorte d’invitation, prétextait-il. Mais les plans avaient pourtant changé.

Je chemine à travers la torpeur et la panique. Dehors, le ciel est dégagé et lumineux. L’air est frais, la brise est douce, les rayons du soleil se reflètent dans la neige qui commence à fondre. Un arrière-plan sordide. Des râles attirent mon attention. Je déporte mon regard vers ma droite, et à nouveau, je percute la terre dure de plein fouet.

Je me précipite vers l’enfant, hors d’haleine. Mon sang me martèle le crâne. Le bras du petit a été arraché. Une branche traverse d’un bout à l’autre son abdomen. La plaie ruisselle de sang, tellement que l’odeur me file la nausée. Et il me regarde. D’un regard lourd de sommeil, vitreux. De la même façon que j’inspectais Brian avant de m’endormir.

Je passe une main dans les cheveux du petit, poisseux de sang.

— Eh, mon gars, tout va bien se passer. Je vais t’emmener avec moi, t’es prêt ?

Sa réponse tarde à venir.

— Ils vont s’occuper de toi, et après, tu seras comme neuf.

Toujours pas de réponse. En fait, je n’ai jamais entendu le son, la texture, la hauteur de sa voix. Et ses parents n’ont plus jamais vu sa poitrine se soulever.

Des pleurs étouffés me tirent de mon inconscience. Le corps engourdi, je n’esquisse pas le moindre geste. Mais l’appel désespéré qui me vrille le crâne ne m’est pas inconnu. Implorant et affolé. Elle cherche à fuir. Un craquement sourd parcourt chaque centimètre carré du trou dans lequel on nous laisse moisir, et où les gardes nous torturent par plaisir. Ou par vengeance, qui sait ?

Des monstres pour en maîtriser d’autres.

Je tiens miraculeusement debout, les mains agrippées aux barreaux de ma cellule. Plus loin, dans une autre, une femme tente d’échapper à un garde qui se défroque en la maintenant par la racine des cheveux.

— Lâche-la.

Cléo se tourne vers moi, les sourcils froncés.

— Ferme ta gueule avant de le regretter.

Il n’y a que dans un endroit comme celui-là où on me demande de me taire. Habituellement, on me reproche mon manque de communication.

— Lâche-la ! crié-je alors que le garde arrache la combinaison de la détenue.

Je frappe violemment les barreaux pour me faire entendre. C’est une sorte de langage, ici, j’ai souvent pu le constater. Le garde se redresse et envoie valser la femme au fond de sa cellule. Il remonte son froc avec patience et se tourne dans ma direction. Je cogne une nouvelle fois le métal en soutenant son regard fou. Un rictus relève un coin de ses lèvres tandis qu’il me rejoint. Distrait, j’observe son trousseau de clés tournoyer autour de son index. Il s’arrête devant moi.

— 888, siffle-t-il, on t’a déjà dit que tu ne l’ouvrais jamais au bon moment ?

Son haleine fétide ne me fait ni chaud ni froid, au milieu de toute cette puanteur. Un autre garde se joint à lui en riant doucement.

— On a peut-être abîmé sa jolie gueule à trop tester nos nouvelles matraques. Ses derniers neurones ont rendu l’âme.

Leurs provocations me laissent de marbre. Tant que le corps de cette femme lui appartient encore, rien n’a d’importance.

— D’ailleurs, ça me fait penser qu’on a une nouvelle pour toi, crache le sociopathe de violeur.

Cette fois, je suis tout ouïe, quoique méfiant. Les nouvelles ne sont jamais bonnes. Pas pour moi.

— Ouais, tu penses que tu seras apte à comprendre ce que ça implique ?

L’autre rit à sa propre blague et poursuit :

— Répète après moi : on m’a obtenu une audience. On. M’a. Obtenu. Une. Audience.

Ma respiration se bloque dans ma poitrine. Une audience ? Qui ? Et pourquoi ? Ils mentent. Ils mentent forcément.

— Il faut qu’on te dise au revoir, au cas où, tu comprends ?

Une matraque s’abat sur mes doigts pour m’intimer de reculer. Les gardes ouvrent ma cellule. Déboussolé, je conserve tout de même une expression neutre. Au premier coup, je me retrouve face contre terre, un goût métallique dans la bouche. Au deuxième, je roule sur le dos, les membres ankylosés par la douleur. Et au troisième, je vois Cléo fixer ses pieds nus, recroquevillé dans un coin de sa cellule.

Une audience. Si cette information se révèle vraie, il se peut que je sorte de ce trou. Je ne suis pas sûr d’y être préparé. Même pas du tout. J’étais persuadé en passant la porte de cette cellule, de ne plus jamais la franchir vivant. Jamais. Je n’en ai pas l’envie. Je n’en ai pas la force.

La violence des gardes me ravage le corps entier. Leur haine me décape la peau. Ma vision se trouble, puis les barreaux qui me séparent de Cléo disparaissent derrière l’obscurité.

Ouais, allez-y. Dévisagez-moi. Avec un peu de chance, peut-être que la culpabilité ne me reconnaîtra pas, et j’aurai l’espoir de pouvoir lui échapper.

Chapitre 2

LÉANNE

Un, deux. Expiiire.

Un, deux. Inspire.

Halètements maîtrisés.

Un, deux. Inspire.

Un, deux. Expiiire.

Toussotements étranglés.

Slalom contrôlé entre les passants qui me dévisagent. On essuie son front. Bien. Allez, on tient bon !

Un deux, inspire.

Un deux, expire.

Cette technique est complètement mensongère. Fichu point de côté. Mon cœur va s’arrêter au beau milieu de cette rue, et je serai là, le nez contre le bitume, à me faire pipi et caca dessus sous le regard outragé de tous ces gens qui se feront pourtant eux-mêmes pipi et caca dessus au bout d’un moment.

Gémissement.

Reniflement.

Olala. Olala. Objet non identifié droit devant. Merde, merde, merde. Danger de collision. Danger, Léanne, DANGER ! Pourquoi est-ce que je ne dévie pas de ma trajectoire ? Zut quoi !

Je heurte la pancarte d’un restaurant, mais conserve un équilibre suffisant pour poursuivre ma course. L’anse de ma besace ne cesse de glisser de mon épaule. Je vais finir par m’y prendre les pieds et tout le monde sait ce qui adviendra.

O.K., on garde son objectif en vue. On court vite, nous. On est ultra endurants, nous. Pas vrai ?

Je vais vomir.

— Eh ! Attention !

Je m’excuse dans le vent.

Tu es une flèche, Léanne. Une flèche qui fend l’air à mille kilomètres par heure. Tu es son carreau. Tu brises les obstacles qui se dressent devant toi. Tu réalises des embardées habiles pour éviter de te nicher dans un crâne. T’es trop forte.

Destination en vue.

Ça va le faire.

Je traverse la route en regrettant d’avoir englouti ces trois pains au chocolat en guise de petit-déjeuner. Ils ont furieusement envie de sortir prendre l’air et je ne suis pas sûre de pouvoir résister encore longtemps aux remous de mon estomac.

Une voiture pile à quelques centimètres de moi. Figée, la main sur le capot, je pousse un long soupir et déblatère quelque chose qui ressemble plus ou moins à :

« Jésus Marie Joseph j'ai cru mourir Doux Jésus on se dépêche maintenant histoire de pas gâcher cette incroyable chance. »

Je n’ai aucune idée de la raison pour laquelle Victor a réclamé ma présence de toute urgence. Il paraît qu’il a besoin de mon aide pour une audience. Seulement, je ne vois pas en quoi je pourrai lui être utile alors que je n’ai aucune idée de ce qui m’attend. Je ne suis pas particulièrement douée pour improviser, peu importe ce qu’il prétend.

Je passe au travers du mur du Fourre-Tout comme on enjambe une crotte de chien : en restant concentré sur son objectif pour ne pas mettre son pied en plein dedans. Il m’est déjà arrivé plusieurs fois que le mur ne me laisse pas entrer, ce qui m’a valu d’énormes steaks sur le front. Victor prétend que c’est parce que je réfléchis parfois un peu trop. Apparemment, le Fourre-Tout ne parvient pas à trier les effusions de mon cerveau afin de savoir si je veux réellement entrer, donc il panique.

Ouais, je suis d’accord. C’est tordu.

— Pardon, pardon ! Oups là, désolée !

Je me rue vers l’ascenseur en priant pour ne pas être trop en retard. Et je prie aussi pour retourner à l’Institut à temps : Bella compte sur moi pour finaliser les préparatifs de son mariage. Je ne suis pas particulièrement pressée de la rejoindre, son stress a tendance à la rendre irritable et personne n’est à l’abri de ses sautes d’humeur. Pas même moi.

La porte de l’ascenseur se ferme lentement. J’allonge mes foulées, les yeux à deux doigts de me tomber de la tête, sous l’effort. Par chance, je parviens à me glisser dans la cage à la dernière seconde. Hallelujah. J’y suis presque.

Mon téléphone portable trouve le meilleur moment pour se réveiller. Le refrain de Let's Talk about Sex des Salt-N-Pepa envahit l’ascenseur. Les regards désapprobateurs me brûlent la nuque. Je ris maladroitement et fourre ma main dans ma besace. Trouver mon portable relève à ce stade d’un spectacle de contorsionniste.

— Maman, je n’ai pas vraiment le temps, là.

— Je sais, chérie, mais je me demandais si tu pouvais acheter ce truc au chocolat que tu as ramené de la ville, l’autre jour, tu sais…

Je lève les yeux au ciel.

— … la pâte à tartiner, tu vois de quoi je parle ?

Je n’ai pas l’intelligence de m’agripper à quelque chose : c’est pourquoi je me retrouve projetée au plafond quand l’ascenseur entreprend sa descente. Super. Le visage écrasé contre la cage, je tente d’articuler au mieux :

— O.K., je verrai s’il me reste encore des euros, je n’ai pas échangé d’or depuis un moment. Je dois te laisser là, à plus.

Je raccroche aussitôt, et l’ascenseur choisit le même moment pour stopper sa course. La chute est douloureuse. Autant pour moi que pour les quelques personnes qui mangent mes chaussures et mes coudes.

Je me relève, me confonds en excuses, mais je n’ai pas une seconde à perdre : je sprinte dans le couloir sombre et pousse la porte qui rebondit et manque de m’envoyer valser.

— Je suis là !

Si vous vous demandiez quelle est la meilleure façon d’accaparer l’attention d’un auditoire de plusieurs centaines de personnes, ne cherchez plus.

— Euuuh… Je… suis là ?

Pourquoi autant de députés sont-ils réunis pour une simple audience ? J’ai dû me tromper d’heure. Pourtant, la voix de Victor retentit :

— Mes camarades, laissez-moi vous présenter…

— Léanne Guillot, le coupe la ministre en balayant l’air de sa main. Je crois que tout le monde la connaît, ici.

Je souris en retenant à retardement un petit signe de la main. Pur réflexe. Victor, debout au centre de la pièce, s’avance de quelques pas vers moi en me désignant.

— Elle assure la défense de l’accusé à mes côtés.

Genéniève de la Cour Siprès hoquette un petit rire méprisant.

— Étonnant. Eh bien, Madame Guillot, vous arrivez légèrement en retard. Je m’apprêtais justement à rendre mon verdict.

Son verdict ?

J’inspire lentement pour accompagner mon entrée au milieu des tribunes. L’accusé, attaché au collier à dents, garde la tête baissée. Ses cheveux mi-longs sont sales, partiellement couverts de terre, de sang séché, et dissimulent son visage. Sa combinaison noire me provoque un électrochoc. Un prisonnier. Je saisis peu à peu l’enjeu de cette audience et comprends à présent l’expression grave qu’arbore Victor.

— Ah oui ? Le vote a-t-il été concluant ?

Je me métamorphose toujours à mon entrée en scène. Je laisse de côté cette Léanne maladroite et étourdie au profit de celle qui ne recherche rien d’autre que la justice.

— Si vous me le permettez, j’aimerais tout de même intervenir.

Je n’ai aucune idée de ce qui se trame ici, mais comme prévu, Genéniève m’en informe sans le vouloir :

— Il n’y a rien à dire de plus. Ce monstre doit être enfermé. L’attentat dont ce Traqueur s’est rendu coupable a coûté la vie à de nombreuses personnes. Treize, pour être exacte.

— Ah oui ?

Mauvaise intonation, mauvaise intonation.

Je me souviens de l’attentat dont il est question. Je prends sur moi pour ne pas glisser un regard vers Victor. Si je me demande bien pourquoi il voudrait faire libérer cet homme, je ne remets pas en cause son opinion. Victor a toujours de bonnes raisons, je lui fais entièrement confiance.

— Euh… Je veux dire : eh oui… enfin non, pas du tout.

Réfléchis, Léanne ! Dis n’importe quoi. Enfin, non, surtout pas n’importe quoi. Observe, analyse, puis déduis.

— Nous devons montrer aux récalcitrants ce qu’ils risquent, s’ils s’en prennent aux Instituts, tonne la voix de Genéniève.

Je hais cette vieille femme. Elle est cruelle et sans scrupule. Elle se fout de respecter les lois, elle les manipule à son bon vouloir. La justice, la compassion, l’empathie, ne sont que des mots parmi tant d’autres, à ses yeux. Au moins, même si je ne connais aucun détail de la situation dans laquelle s’est fourré l’accusé, je sais ce qu’il me reste à faire : démanteler chacun des arguments de cette vieille carcasse. Parce qu’en contredisant Genéniève, j’aurais forcément raison.

Enfin, espérons-le.

— On ne peut remettre la faute d’un groupuscule entier sur le dos d’une unique personne.

Des murmures s’élèvent dans les tribunes. Genéniève de la Cour Siprès fronce ce qui lui reste de sourcils.

— Alors nous devrions laisser ce meurtrier en liberté ? J’ai l’impression d’entendre les justifications d’une enfant, ma chère Guillot. On ne parle pas de vulgaires morveux qui ont volé des friandises, nous parlons de terroristes qui ne s’arrêtent devant rien pour détruire la Corporation !

Elle m’énerve. Elle apprécie particulièrement me décrédibiliser en rappelant mon jeune âge aux députés. Mais ce qui reste le plus désolant, c’est que cet argument suffit à convaincre la plupart d’entre eux.

— Vous m’avez mal comprise, Madame la ministre. Je tente d’expliquer à l’auditoire qu’on ne peut faire de cet homme un exemple. Nous ne pouvons pas sacrifier une vie simplement pour inspirer peur et doute à l’ennemi. C’est inhumain. Et profondément injuste.

— Il est dangereux.

— Il est innocent, intervient soudainement Victor.

Les mains dans le dos, il tourne sur lui-même pour s’adresser aux tribunes entières :

— Nous n’avons aucune preuve de sa culpabilité. Aucune, mis à part des prétendues confessions. Des confessions recueillies dans la demi-heure suivant l’attentat. Des confessions pour le moins bancales. Quelles étaient-elles, déjà, Madame la ministre ?

Genéniève, le regard noir, rehausse ses lunettes sur son nez, puis lit :

— Je cite, commence-t-elle avec peu d’entrain, « J’ai tout fait foirer. J’aurais dû le savoir. Mais qu’est-ce qu’il s’est passé ? »

Cette vieille femme n’aurait jamais pu être comédienne, c’est sûr.

— En effet, poursuit Victor, et je ne vois pas en quoi ces confidences prouvent la culpabilité de l’accusé. Elles peuvent vouloir dire tout et n’importe quoi, n’est-ce pas ?

Je hoche la tête de façon positive, pensive.

— Victor Hengelman a raison. On pourrait tout aussi bien parler d’un vélo cassé que de la perte de sa brosse à dents, en usant de ces mots.

Un long silence s’abat sur l’auditoire suite à ma remarque. J’espère que tous établissent un lien entre l’attaque de Genéniève et le ridicule de mon intervention. Nom d’un pépin, comment pourraient-ils trouver ça convaincant ?

— Suffit, annonce-t-elle depuis son pupitre. Nous avons assez parlementé.

— Alors, procédons au vote.

Je souris volontairement à la petite femme. Elle a souvent besoin qu’on lui rappelle les règles. Pas d’inquiétude, Victor et moi sommes toujours là pour lui rafraîchir la mémoire.

— Ceux qui sont pour la peine à perpétuité, dit Victor en observant les tribunes.

Je prends enfin le temps d’observer le prisonnier d’un peu plus près. Aucun qui a été enfermé dans le Pénitencier n’en est revenu. Personne ne sait ce que les murs de cette prison renferment, même si quelques-uns se posent la question et se doutent de l’illégalité des manigances qui y règnent. Alors, non, il n’est pas vraiment étonnant que Victor cherche à innocenter ce jeune homme. Sans doute sa défense était-elle la moins perdue d’avance.

À genoux, le détenu n’a pas esquissé le moindre geste – comme s’il le pouvait ! –, si bien que je n’aperçois pas un seul millimètre de son visage, toujours caché sous ses cheveux crasseux. Je n’aime pas l’idée que ses faits et gestes soient entravés par ce collier immonde. Une extrémité des chaînes y est accrochée, tandis que l’autre bout est cloué au sol. S’il bouge de ne serait-ce qu’un centimètre, les dents du collier s’enfonceront dans la chair de son cou.

Un murmure me parvient alors, pendant que le vote instaure un silence implacable dans toute la Chambre.

Je m’approche de l’accusé, curieuse, pour m’accroupir devant lui. À travers ses cheveux ondulés, je discerne vaguement son visage tuméfié, recouvert de terre et de sang encore frais. À nouveau, il tente de me dire quelque chose. Et, à nouveau, je m’approche, jusqu’à avoir mon menton au-dessus de son épaule, l’oreille au plus près de sa bouche.

— Je ne t’ai pas entendu, chuchoté-je à mon tour, sans comprendre pourquoi je n’ose pas parler plus fort.

— Je…

Sa voix n’est qu’un souffle mort, inaudible et fantomatique.

— Je ne dois pas… sortir.

Quelques secondes de silence. Je ne comprends pas.

— Pourquoi ?

Le vote se conclut rapidement. Victor revêt un sourire ravi qui me fait dire qu’il se finalise sur une note positive. Quelques secondes plus tard, alors que le détenu reprend sa respiration, Genéniève annonce que toutes les charges ont été abandonnées. Cependant, l’ancien détenu fera l’affaire d’une surveillance étroite.

— Madame Guillot, puisque son sort vous importe tant, vous serez responsable des faits et gestes de cet ex-détenu. S’il fait un seul pas de côté, vous danserez tous les deux dans une cellule du Pénitencier.

Je relève la tête, abasourdie. Quoi ? Mais… Mais je ne le connais même pas et… Grand Dieu, mais pourquoi fallait-il que Victor m’appelle ?

Soudain, l’inconnu que je vais sûrement suivre nuit et jour élève un peu plus la voix pour que je puisse l’entendre :

— Parce que je suis coupable.

C’est définitif. J’aurais mieux fait de rester au lit.

Chapitre 3

ALEJO

La vie nous dirige souvent vers des sentiers que nous n’aurions jamais pensé emprunter. Si ce n’est pas toujours.

Alors qu’on vient tout juste de m’injecter ma dernière dose de poison elfique, je songe au manque qui s’ensuivra dans les prochains jours. Je dois rester ici. Il le faut. Je ne résisterai pas au sevrage. Et le soulagement qui repose mes muscles tendus par la douleur il y a de ça cinq secondes m’en persuade.

Je dois leur dire. Je n’en ai pas eu la force durant l’audience, somnolant, à deux doigts de l’inconscience. Mais Léanne, elle, le sait. En espérant qu’elle m’ait véritablement entendu, elle en informera la Chambre de Justice. Je dois rester ici, c’est ce qui était prévu.

— Eh, mec.

Cléo m’appelle. Je crois. J’ai la sensation de flotter au-dessus de mon corps.

— Réveille-toi, gars.

Mes paupières papillonnent. J’entrevois la silhouette de Cléo assis devant les barreaux qui nous retranchent chacun dans une cellule. Allongé face contre terre, je ne tente pas le moindre mouvement.

— Alors, tu vas sortir ?

Non, je vais trouver un moyen de rester dans ce trou. D’y crever.

— Comment tu vas faire, s’ils te laissent partir ? Je… Je n’arrive pas à m’imaginer ailleurs qu’ici.

Moi non plus.

— Et le poison elfique. Tu penses pouvoir t’en passer ?

J’aimerais qu’il arrête de formuler mes craintes à voix haute.

— C’est la merde si tu te retrouves dehors.

Tous les détenus ont cette peur effroyable : celle de devoir retourner à une vie qui n’est plus la leur. Celle d’être désarmé devant le manque et le besoin. Celle de ne plus pouvoir vivre tout court.

Jusqu’à maintenant, la seule chose qui me faisait respirer était la pensée d’avoir ma dose journalière de poison elfique. D’avoir droit à une bouffée de bonheur pur.

— Est-ce que tu vas leur dire ?

Je me redresse en contrôlant les tremblements de mes bras.

— Tout ce qui se passe, ici.

Et qu’est-ce que je pourrais leur dire ? En admettant que qui que ce soit me croie ?

— Si tu le fais, l’usage du poison sera sûrement interdit. Tu ne peux pas faire ça, hein ?

J’avise le cadavre de Jade. Je ne suis sûr de rien. Pas après tout ce temps passé à me décomposer ici.

Aujourd’hui, j’ai pu inspirer l’air frais, sentir les rayons du soleil matinal sur ma peau. Revoir le visage de Léanne. Je l’aurais reconnue même au beau milieu d’une centaine de clones. Cette même détermination farouche brille encore dans son regard. Ses traits sont toujours aussi expressifs.

C’est sans aucun doute la première fois que nous nous sommes adressé la parole depuis des années. Je ne les ai même pas comptées. Je les ai juste regardées défiler.

Elle a changé. Elle a coupé ses cheveux. Et elle travaille pour le secteur judiciaire. Combien de mois, d’heures, d’évènements et de changements sont passés, au juste ? Je suis sur le point d’être balancé dans un univers qui m’est totalement inconnu. Le monde ne nous attend pas pour tourner. Peu importe combien vous, vous restez inerte, le reste dégringole, d’autres choses se construisent et tout se métamorphose.

Mais je suppose que je n’ai pas réellement de quoi me plaindre. Après tout, certains seront heureux de me revoir, ce qui n’est pas le cas de tous ceux qui s’égarent ici. Et j’avoue être impatient de retrouver Junior.

Je ferme les yeux, bercé par les vagues reposantes du poison elfique.

Un bruit monstre me parvient depuis l’escalier et me réveille en sursaut. Je ne suis jamais certain que ce soit bien papa qui tombe, alors je jette toujours un coup d’œil timide par l’entrebâillement de la porte avant de sortir de ma chambre.

— Papa ?

Au bas des marches de l’escalier, papa peine à se remettre debout. J’accours jusqu’à lui en l’appelant une seconde fois. Mais, j’aurais préféré qu’il ne réponde pas.

— Alejo, se réjouit-il. Durant un instant, j’ai cru que tu étais lui.

Le souvenir d’Alex plane dans l’air comme de la vapeur qui ne tarde pas à disparaître. À vrai dire, je ne me rappelle pas de son visage. Ni de sa voix. Mais Brian est là pour me convaincre du contraire. Les soirs, avant de me chanter une chanson, il me parle souvent de lui. Et lorsqu’il le fait, j’ai la sensation qu’il est là, pas très loin. J’arrive si bien à l’imaginer que je suis persuadé de le connaître comme s’il n’était jamais parti.

Par contre, maman, elle, reste toujours aussi floue dans mon esprit.

Papa s’appuie sur moi pour se relever, sans se rendre compte que je ne suis pas capable de soutenir tout son poids. Contre toute attente, je reste toujours debout.

— Tu ne devrais pas être en train de dormir ?

La voix de mon père m’est étrangère. Je n’aime pas la forme pâteuse et l’intonation traînante qu’elle prend. Elle ne lui ressemble pas. Ne lui correspond pas.

— Je dormais, mais je t’ai entendu tomber.

— Ah, excuse-moi. Je ne voulais pas te réveiller.

Mais c’est ce qu’il fait chaque nuit, d’une manière ou d’une autre. La plupart du temps, je l’entends pleurer et je ne résiste pas au besoin de lui tenir compagnie.

— Je ne t’en veux pas, papa.

Il s’arrête en haut de l’escalier et se tourne vers moi. Il s’accroupit, chancelle, puis pose une main sur ma tête, un sourire aux lèvres en contraste à ses yeux bouffis de larmes et d’alcool. De détresse et de solitude.

— Tu es un bon gamin, et tu seras quelqu’un de bien. Je suis fier d’être ton père.

Mon sourire est à la fois heureux et embarrassé. Quelques semaines plus tard, je lui poserai en boucle une seule et unique question, alors même qu’il ne pourra plus m’entendre : alors, pourquoi es-tu parti, toi aussi ?

— Allez, bouge-toi, 888 !

Une matraque cogne contre ma cellule. Celle-ci s’ouvre au même rythme que se soulèvent mes paupières.

— T’as de la chance qu’on ait pour ordre de te relâcher en bon état. On aurait bien aimé te voir à l’œuvre, dans la cage.

Peut-être qu’ils devraient m’y envoyer. Peut-être que ce serait mieux d’y mourir plutôt que de sortir du Pénitencier. Mais je suppose que je ne le saurai jamais. Le garde me soulève par ma combinaison pour m’aider à me relever. C’est bien la première fois qu’il le fait.

— Alors, comment était ta dernière nuit ?

Un rictus pervers déforme son visage. Je ne prends pas la peine de lui répondre.

— Ne t’inquiète pas, tu nous reviendras très vite, pas vrai ?

Les raisons qui les poussaient à utiliser le poison elfique ne font plus aucun doute. Ils ont fait de nous de véritables pantins. Ils nous ont mis à leur merci, pour que lorsque ce jour arriverait, on s’accroche à leur jambe en les suppliant de nous garder auprès d’eux. Je me demande bien d’où leur ait venu cette idée. Comment ont-ils eu connaissance des effets addictifs du poison elfique ? Jusqu’à ce que je le comprenne par moi-même, je n’en avais aucune idée, jamais entendu parler. Pourquoi et comment, eux, le savaient ?

Dans la cellule voisine de droite, le même détenu me lance un regard prédateur. Ce mec est devenu complètement fou, au fil du temps. Et il est toujours en vie, peu importe combien de fois il a été emmené dans la cage. S’il est encore là, c’est parce qu’il a tué tous les autres. Tous ceux qui avaient la malchance de se retrouver dans la cage le même jour que lui.

Les gardes ont des occupations peu orthodoxes, ici, et le spectacle que leur offre la cage en fait partie.

— Allez, assez traîné, grouille-toi.

Le garde abat sa matraque sur mon épaule, mais je ne tressaille pas. Mes yeux impriment en moi le cadavre de Jade, et je me demande si la meilleure façon de quitter la fosse commune qu’est ce trou n’était pas la sienne.

Chapitre 4

LÉANNE

La libération du prisonnier réjouit tant Victor qu’il ne se soucie pas le moins du monde de savoir ce que j’y risque.

— Ne t’inquiète pas, il ne fera aucun pas de travers, je te dis.

Ouais, ça doit bien faire une demi-heure qu’il me le répète, mais je n’en suis pas pour autant convaincue.

— Qu’est-ce que tu en sais ? T’as oublié les dégâts causés par cet attentat ou quoi ?

Personnellement, je m’en souviens très bien, et s’il le faut, je suis prête à lui rappeler sans pitié le drame qu’il a été, ainsi que les mesures drastiques de sécurité qui ont suivi. La vieille peau qu’est Genéniève en a profité pour faire enfermer des suspects rebelles sans plus de preuves recevables. Depuis, Victor et moi nous efforçons d’obtenir des audiences pour les innocents qui paient le prix d’un crime qu’ils n’ont pas commis. Sauf que, celui qui sortira demain du Pénitencier, lui, est bel et bien coupable.

— Tu ne l’as vraiment pas reconnu, en fait, en conclut Victor avec un petit sourire.

Je le regarde ranger ses dossiers dans sa mallette, en attendant la suite. Suite qui ne vient pas, bien entendu.

— Le reconnaître ? J’ai à peine vu son visage, Victor. Figure-toi que j’étais plus préoccupée par le fait que je n’avais aucune idée du sujet de l’audience. Ouais, parce qu’on m’a demandé de ramener mes fesses ici sans me donner aucune explication. Attends, est-ce que j’ai dit « demandé » ? Parce que je voulais dire « ordonné ». Et je t’ai dit que cet homme m’a confié être véritablement coupable.

Je reprends mon souffle en balançant nerveusement ma besace sur mon épaule.

— Et moi je t’ai dit qu’il ne l’est pas.

Je grogne en me tirant les cheveux, mais j’ai carrément envie de hurler et d’arracher mes vêtements. Victor ne comprend rien. Si cet ex-détenu décide de jouer au vilain, je serai considérée comme vilaine aussi. Et je ne suis pas vilaine. Pas autant. Pas de cette manière.

— Mais qu’est-ce que tu en sais, au juste ?

Une espèce de fou furieux s’apprête à mettre les pieds dans mon Institut, et Victor, lui, sort de la Chambre de Justice en sifflotant. EN SIFFLOTANT.

— Victor ! Mais attends ! Tu ne peux pas me laisser gérer ça toute seule, je ne suis pas qualifiée, tu le sais, et puis… et… VICTOR !

Il s’arrête dans le couloir. Je trottine jusqu’à lui.

— Sérieusement, tu dois m’aider. Comment est-ce que je suis censée le gérer ? Comme une babysitteuse s’occupe d’un enfant ? Comme un geôlier contient un criminel ?

Un petit sourire plane sur le visage de Victor lorsqu’il se tourne vers moi et pose une main sur mon épaule.

— Tu sauras le faire, je ne m’inquiète pas pour ça. Et maintenant, tu devrais aller annoncer la bonne nouvelle à Alex et à Bella.

Je fronce les sourcils et plisse le nez comme si ma morve y avait moisi.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

Rire. Haussement d’épaules. Il repart. Je n’aime pas ça.

— Eh bien, Alejo sera libéré demain à l’aube, après tout. Tu ne penses pas qu’ils vont être soulagés ?

Les bras ballants, je le regarde disparaître dans la foule de la salle des pas perdus.

— Alejo… libéré… Pénitencier…, murmuré-je pour m’assurer ne pas avoir tout compris de travers.

Deux énormes points d’interrogation. C’est l’image qui s’installe dans mon esprit et qui m’empêche de réfléchir.

On m’a menti. Comment Alejo a-t-il pu se retrouver en prison ? Il n’aurait jamais été capable de commettre les crimes dont on l’accuse, c’est certain, et je comprends maintenant pourquoi Victor s’entêtait à me certifier le savoir innocent.

Ça devrait me rassurer, mais c’est tout le contraire. Je connais Alejo, comment Victor peut-il croire que je saurai m’y prendre ? « Gérer » Al, c’est comme vouloir dresser un poisson. Un poisson hors de l’eau, même.

Et moi, je n’aime définitivement pas le poisson. Ça pue, c’est gluant, ça remue dans tous les sens, et c’est salé. Trop salé.

Quand bien même j’aimerais ça, je finirais par le tuer. Un poisson sur terre, ça suffoque, ça agonise, jusqu’à ne plus du tout respirer.

Je traverse l’Institut De La Haute Maison à la hâte, et l’exercice se révèle bien moins compliqué qu’évoluer dans la salle des pas perdus. J’enjambe les marches de l’escalier en prenant soin de ne pas trébucher. Ça, par contre, nécessite plus d’agilité qu’il n’y paraît.

Bella va m’étrangler.

Je toque à la porte de sa chambre, et elle s’ouvre à la volée la seconde suivante. Bella ne prend pas la peine de me saluer, elle retourne à ses occupations en râlant.

— Rien ne sera jamais prêt à temps ! Rien !

Je fais un pas pour passer le seuil de la porte. Je rattrape de justesse le carton que Bella me lance.

— Le plan de table n’est même pas préparé. La faute à qui, on se le demande !

La faute à Alex. Mais ses explications tiennent la route. Après tout, les invités peuvent bien s’asseoir où bon leur semble, et quand on sait que la moitié de l’Institut sera sans aucun doute présent, faire un plan de table relève clairement de l’impossible.

— Tu devrais essayer de te calmer, ce n’est pas si…

— Me calmer ?

Bella fulmine, les mains sur les hanches.

— ‬Léanne, la seule façon de me calmer serait d’exploser.

Elle soupire lentement en fermant les yeux. Je pose le carton de décorations par terre et pousse la porte de la chambre. Bella caresse son ventre rond. Elle réfléchit, je le remarque à la petite ride qui a élu domicile entre ses sourcils.

— Pourquoi est-ce que nous nous marions, déjà ?

Est-ce que j’ai le droit à un joker ?

— Euuuh… parce que vous vous aimez ?

— On peut très bien s’aimer sans s’épouser.

Je dois faire diversion. Même si Bella n’est pas dupe, c’est la seule défense que j’ai su trouver pour contrer ses accès de colère et apaiser ses moments de remise en question.

— J’ai une bonne nouvelle ! Je veux dire : une super nouvelle.

Je m’avance vers Bella tandis qu’elle m’observe avec méfiance.

— Est-ce que c’est aussi une bonne nouvelle pour moi ?

— Alejo va être libéré du Pénitencier.

L’expression de Bella change du tout au tout, en traversant différentes étapes. D’abord, les muscles de son visage se détendent sous la surprise, puis la joie, et ses yeux reflètent finalement doute et hésitation. Et maintenant, elle s’assoit sur son lit, l’air compatissant.

— Vous m’avez menti.

Bella hoche la tête en pinçant ses lèvres entre ses dents.

— Alex a préféré rester discret. Il était persuadé qu’Alejo serait innocenté dans les jours suivant son arrestation.

— Pourquoi ne pas me l’avoir dit lorsque vous avez su qu’il avait été jugé coupable, dans ce cas ?

Je ne me sens pas particulièrement trahie. Je suis plutôt curieuse.

— C’était plus facile de l’imaginer en voyage plutôt qu’en prison, pour toi. Et puis, on avait peur que tu te mettes en tête de le libérer lorsque tu es entrée au secteur judiciaire.

Et c’est ce que j’aurais cherché à faire. Même si Alejo et moi ne sommes plus vraiment amis depuis un bon moment, jamais je ne laisserai un innocent dans une telle détresse. L’injustice est ma bête noire. C’est la raison pour laquelle j’ai très vite abandonné mon ambition pour la médecine. Le monde dans lequel nous vivons n’a rien à voir avec celui dans lequel je pensais grandir, et lorsque j’en ai pris conscience, j’en ai conclu que ma place était ailleurs. Aujourd’hui, nous n’avons pas tant besoin de médecins que de députés prêts à s’opposer au secteur judiciaire, qui porte très mal son nom depuis que Prunelle Belt en a pris la tête et que la carcasse de Genéniève a poursuivi sur la même lancée. Victor a été la rencontre qui a tout fait basculer. C’est Bella qui me l’a présenté, et depuis ce jour, nous collaborons afin de déjouer les plans douteux de Genéniève de La Cour Tropprès, comme je la surnomme.

— C’est fantastique, soupire Bella en attrapant son téléphone portable. Il faut que je trouve Alex pour lui annoncer la nouvelle.

— J’ai une question importante à te poser, Bella.

Mon amie, que je considère comme une seconde mère, me consacre toute son attention. J’ai besoin de savoir. Même si Alex m’a appris à ne poser que les questions dont je suis certaine de pouvoir entendre la réponse, je n’ai jamais suivi son conseil. La curiosité et le besoin de comprendre l’emportent toujours sur tout le reste.

— Est-ce qu’il est coupable ? Est-ce qu’il est vraiment à la source du premier attentat ?

Le problème n’est plus de savoir si oui ou non il pourrait m’attirer des ennuis, mais d’être sûre de pouvoir lui faire confiance. Rien ne nous certifie qu’il ne saisira pas l’occasion de recommencer. Peu importe combien je ne parviens pas à imaginer Alejo en train de planifier un attentat meurtrier, ça fait bien longtemps que je ne le connais plus réellement.

Les épaules de Bella s’affaissent. Elle repose son téléphone portable sur sa couette.

— Tu te souviens ce que je t’ai raconté à propos de Benjamin ? m’interroge-t-elle.

Je hoche la tête de haut en bas. Benjamin, ou Baalzephon, était d’après elle aussi à plaindre qu’à blâmer.

— Victime ou meurtrier, d’après toi ?

S’il était une victime ou un meurtrier ? Les deux à la fois, je suppose, mais je n’étais pas là pour me faire ma propre opinion. Bella devait me donner une réponse concrète, mais elle m’embrouille plus qu’autre chose.

— Je n’en sais rien.

La future maman se lève, un sourire tendre pour seule expression, puis m’enlace avant de se diriger vers la porte.

— Je dois voir Alex, me dit-elle. On finira les préparations plus tard.

J’entends la poignée de la porte grincer, et je me retourne à l’appel de Bella :

— Et, Léanne, n’oublie pas que nous sommes tous victimes et meurtriers un jour. On peut être coupable et innocent à la fois.

Elle disparaît en me faisant un signe de la main. Et moi, je doute de ses paroles. Dans cette histoire qui a coûté la vie à treize personnes, on ne peut pas être innocent et coupable. Pas si on en est le protagoniste. Pas si on en est à la source.

Et Alejo, tout comme Alex, ne ment jamais – pour le peu qu’il parle, j’entends. C’est un trait de caractère qui ne l’a jamais quitté, il me semble. Alors, ça signifie qu’il doit être coupable.

Chapitre 5

ALEJO

J’ai la sensation de revenir d’un périple de plusieurs décennies. Le monde me paraît si étrange. Différent. Tout semble se mouvoir trop rapidement, on parle sans que je ne comprenne, le paysage n’est plus le même, l’atmosphère entière s’est transformée. C’est comme si l’oxygène lui-même n’avait plus le même goût. Il laisse cette note nauséabonde au fond de ma gorge, celle de pourriture en bouche, auxquelles je me suis habitué dans le trou. Je m’attends à tout instant à découvrir le corps de Jade entre deux arbres comme si, après avoir connu le Pénitencier, je ne connaîtrai rien d’autre.

Quatre gardes m’escortent. Et tous osent à peine croiser mon regard. Ah non, sauf un. Le plus jeune d’entre eux. Calum, apparemment. Nous franchissons le peregrinator d’un seul mouvement. Mais, alors que nous atterrissons au pied de la colline que surplombe l’Institut, nous ne sommes plus que deux. Calum, une main cramponnée aux menottes qui me dévorent les poignets, observe patiemment les environs.

— Bon, on dirait que nous allons poursuivre la route ensemble.

Ce garde est étonnamment sympathique. Est-il au courant des raisons qui m’ont valu le Pénitencier ?

— La Magie déconne en ce moment. D’habitude, on dit qu’elle n’en fait qu’à sa tête, mais là, crois-moi, elle a plutôt perdu la tête.

Je ne suis pas sûr de ce que ça signifie. Il arrive rarement que les peregrinator dévient de leur trajectoire, et que ça ne perturbe pas plus Calum, me perturbe, moi. J’avais raison. Tout a changé, et ça ne vient pas seulement de moi. Reste à savoir pourquoi tout est différent.

Nous grimpons la colline à allure lente. Et c’est tant mieux : m’imaginer dans l’Institut me noue l’estomac. Je n’y ai plus ma place. Je ne l’ai jamais eue.

Une silhouette finit par apparaître, plus loin. Elle lève la main et la secoue en l’air pour me saluer. Bella. Lorsque j’arrive à sa hauteur, elle murmure mon prénom en m’attirant contre elle.

— Comment tu vas ?

Ma belle-sœur m’accueille comme si je revenais d’un long congé, mais je n’y pense pas plus. J’avise son ventre proéminent. Elle suit mon regard et sourit avec douceur.

— Tu auras bientôt l’occasion de le rencontrer.

Une fois de plus, je me demande combien d’années ont passé. Le visage de Bella n’est pas beaucoup plus marqué par le temps qu’à mon départ, ce qui me rassure un tant soit peu.

Elle se tourne vers le garde en grimaçant.

— Calum, hum… Bonjour.

Je ne saisis pas la raison de sa gêne. Calum hausse les épaules. Il rit tout en me libérant de mes menottes.

— Ne t’inquiète pas, sans rancune. Tu étais accusée à tort, et, comme tu peux le voir, je suis remis depuis un bon moment.

Je n’y comprends vraiment rien. Au final, la conversation ne m’intéresse pas vraiment. J’observe le manoir, les mains moites.

— Par contre, poursuit Calum, où est la petite Léanne ?

« La petite Léanne ». J’avais oublié qu’on avait tendance à la surnommer de cette façon. Certaines choses restent toujours les mêmes, on dirait. Je suppose que ça devrait me rassurer.

— Elle est occupée, elle n’a pas pu se libérer, explique Bella. Mais pas de problème, je le prends sous ma responsabilité.

— O.K., ça va pour cette fois, mais ne le dit à personne : je n’ai pas spécialement envie d’avoir des ennuis.

Sait-on jamais, peut-être vais-je faire exploser le réfectoire, cette fois ?

— Oui, pas de problème, répète Bella. Tu viens, Al ?

Bella se montre encore plus douce avec moi qu’à l’accoutumée. Je me sens comme un enfant vulnérable et perdu, mais je la suis dans le silence. Je suis bien trop occupé à démêler les sentiments qui se bousculent quelque part dans un creux de ma poitrine. La nervosité ne m’est pas habituelle, si bien que je n’ai aucune idée de comment la gérer.

— Léanne est avec sa mère, mais elle ne devrait plus tarder, m’informe Bella comme si je le lui avais demandé. Apparemment, tu l’as déjà revue à l’audience, c’est ça ?

J’acquiesce imperceptiblement de la tête pour toute réponse.

— Vous avez eu le temps de discuter un peu ?

Je ricane intérieurement. Non seulement les gardes m’ont aussitôt ramené au trou pour m’injecter ma dernière dose de poison elfique, mais je doute aussi que Léanne ait très envie de « discuter » avec moi. La dernière fois que nos regards se sont croisés, au réfectoire, elle a involontairement écrasé sa brique de jus d’orange dans son poing, jusqu’à la faire exploser et s’en asperger le visage. Ce qui a considérablement accru sa colère, bien entendu.

Je suis curieux de voir si elle est toujours autant… elle. Avec sa personnalité atypique, ses réactions disproportionnées, son ridicule attachant et sa maladresse à toute épreuve. Quoique sa maladresse ne fait aucun doute : son entrée dans la Chambre de Justice était mémorable.

Je secoue la tête pour enfin répondre à Bella. À part avouer ma culpabilité à Léanne sans être certain qu’elle m’ait reconnu, non, nous n’avons pas vraiment échangé. Je me demande bien ce qu’on aurait pu se dire.

— Alex doit être en train de déménager nos affaires de notre chambre, il est impatient de te revoir. Tu préfères peut-être manger quelque chose, ou voir quelqu’un en particulier ? Junior, peut-être ?

Junior passe toujours avant tout le monde, alors pour la énième fois, j’acquiesce d’un signe de tête.

— Tu vas pouvoir faire d’une pierre deux coups, alors. Il est dans notre nouvel appartement et Alex s’y trouve justement.

Je ne comprends pas pourquoi ils restent dans l’Institut alors que Bella attend un enfant qui pourrait avoir la chance de s’en détacher. Mais ça ne me regarde pas.

— D’ailleurs, en parlant d’appartement, on a continué à payer le loyer du tien. Seulement, avec tout ça, je ne sais pas si tu pourras retourner y vivre.

J’en doute, même si je l’espère. Je ne supporterai pas la tension de l’Institut très longtemps.

— On verra ça plus tard, conclut Bella lorsque nous ne sommes plus qu’à quelques pas d’entrer dans le manoir.

Elle passe la porte sans ralentir, mais je m’arrête. Je lève la tête pour regarder le ciel. C’est une sorte de réflexe. Lorsque mon esprit s’égare et que je me sens coincé, enfermé, je contemple automatiquement les hauteurs et tout ce qui s’y trouve. Un oiseau défile dans mon champ de vision. Je l’envie.

— Al ? Ça va ?

Je ne réponds pas et rejoins Bella sans plus tarder. Notre arrivée monopolise l’attention de tous ceux que nous croisons, des messes-basses nous suivent à chaque pas. Je n’avais pas pris en compte qu’on me reconnaîtrait si facilement, et, à cet instant, je comprends que je commence réellement à purger ma peine. Les regards qui me sont adressés ne trompent pas. La seule chose qui me traverse l’esprit, c’est qu’ils ont raison de se méfier de moi. Tous.

Bella monte l’escalier en plaquant une main au bas de son dos, les pieds en canard. Je lui tends mon bras pour lui proposer mon soutien. Une main et la moitié de son poids sur moi, elle me remercie, lumineuse. Elle m’avait manqué. J’avais oublié la tendresse avec laquelle elle m’a toujours couvé, ses regards compréhensifs et ses silences compatissants.

— Alejo, j’ai quelque chose d’important à te dire.

Bella s’arrête devant une porte du couloir, et se tourne lentement vers moi. J’évite de soutenir le regard des gens la plupart du temps, mais lorsqu’il s’agit de Bella, on ne peut pas faire autrement. Surtout lorsqu’elle a ce regard-là. Une main invisible vous bloque la tête et le menton, sa colère vous fait douter. Qu’est-ce que j’ai bien pu faire de travers durant les quelques minutes qui ont suivi mon arrivée ?

— Si tu refais un seul truc débile qui pourrait te mettre en danger, je t’étripe avant que la Chambre de Justice ne puisse revenir te chercher, O.K. ?

N’importe qui d’autre pourrait me menacer de cette manière, je rirais intérieurement avant de passer mon chemin les mains dans les poches. Mais là, c’est Bella qui se tient en face de moi, alors naturellement, je ne la contredis pas.

Elle ouvre la porte et nous entrons dans un appartement partiellement meublé. À ma gauche, la cuisine ouverte sur le salon me fait de l’œil. Je meurs de faim.

— Yoooo, le frangin est de retour !

Une main se pose sur le haut de mon crâne pour m’ébouriffer les cheveux. Je tourne la tête vers Alex. Il fronce les sourcils, interloqué.

— Je ne sais pas pourquoi j’ai fait ça.

Pour vous donner une idée de la scène, je le dépasse d’une dizaine de centimètres.

— Je me sens un peu con, après coup.

Mon cœur bondit dans ma poitrine. Ses jappements me parviennent avant que je ne le voie. Je me décale et m’assois à même le sol, les bras tendus. Junior accourt jusqu’à moi comme un fou, la langue sur le côté de sa gueule. Je le réceptionne alors qu’il me saute au cou pour me laver le visage.

— Ce chien est insupportable quand tu n’es pas là, lance Bella en s’étirant le dos.

Alex enroule son bras autour des épaules de Bella et la serre contre lui.

— Elle dit n’importe quoi. Il est super cool, ce p’tit gars.

Il est toute ma vie, surtout. Je le gratte entre les oreilles avant qu’il ne s’échappe et aboie pour me réclamer une sortie. Il disparaît quelques secondes et revient, la laisse entre ses crocs. Je la lui prends en souriant.

— Depuis quand tu aimes les laisses, toi ? lui chuchoté-je en posant mon front contre le sien.

— Ça, c’est Bella, l’accuse Alex sans réfléchir.

— Eh ! s’insurge-t-elle. Ce n’est pas ma faute s’il ne m’écoute pas !

J’ignore leurs chamailleries, entièrement consacré à Junior.

— Au fait, Al, m’interpelle Alex, on se marie vendredi, Bella et moi, et tu es mon témoin.

Je lève les yeux, légèrement sonné. J’espère ne rien laisser paraître, je n’aimerais pas qu’ils se méprennent sur ma réaction.

— Euh, Alex, tu ne penses pas que tu devrais lui laisser le choix ?

Mon frère hausse les épaules. Il me regarde comme si Bella avait dit la chose la plus étrange et insensée qu’il ait jamais entendue. J’ai toujours mieux compris le fonctionnement d’Alex que Bella elle-même. Pourquoi me demander alors qu’il sait parfaitement que j’accepterais ?

— Ça ne te dérange pas, Alejo ? s’enquiert Bella.

Je fais mine de réfléchir, puis réponds posément :

— Si, en fait j’avais prévu de poser une bombe dans les jardins de l’Institut. Vous devriez repousser votre mariage, d’ailleurs.

Alex rit en tapotant l’épaule de Bella sous l’émotion. Elle, me dévisage, prête à me sermonner comme elle ne l’a jamais fait.

— Pourquoi est-ce que tu n’ouvres la bouche que pour te foutre des gens ? Et toi, crie-t-elle à Alex qui se la ferme aussitôt, arrête d’agir comme un gosse, tu vas être père je te signale !

Bella disparaît derrière une porte. Alex grimace à mon attention.

— Je crois qu’on l’a énervée, souffle-t-il en baissant la voix.

La porte se rouvre à la volée et la voix de Bella nous traverse comme un coup d’éclair :

— NAN, TU CROIS ?!

— Et si on allait promener Junior ?

Alex se précipite vers moi et me fait signe de me dépêcher. Je n’avais pas conscience qu’il m’avait autant manqué, lui aussi.

Chapitre 6

LÉANNE

— Mmmh… ché vraiment cro bon…

Le menton dans le creux de ma main, je regarde ma mère s’enfiler le pot de pâte à tartiner à la cuillère sans y porter une réelle attention.

— Tu t’en fais trop, Léanne.

Je n’ai pas vraiment d’autre choix, il faut dire.

— Pourquoi est-ce que je suis née ?

Je m’étale sur la table, défaitiste. Je ne la vois pas, mais je sais que ma mère lève les yeux au plafond, un doigt sur les lèvres.

— Sûrement parce que ton père a mis son p…

— Maman !

Je me redresse violemment et me cogne le genou dans un pied de la table. La douleur m’arrache un gémissement et m’encourage à me recoucher sur le bois. Je veux mourir.

— Tu devrais y aller.

Tout, mais pas ça. Non.

— Allez, ma chérie, on se motive ! Allez, allez !

Devant mon manque de réaction, ma mère abat sa cuillère sur ma tête.

— Aïe ! Mais…

— Oh non, c’est à mon tour de râler, là.

Ma mère me pointe de son couvert plein de chocolat. J’en ai dans les cheveux, c’est sûr.

— Reprends-toi un peu, et fais ton travail. Si surveiller Alejo te dérange autant, à toi de te débrouiller pour l’innocenter totalement. Qu’est-ce qu’on dit toujours ?

— Bonjour, merci et s’il te plaît ?

Ma mère penche la tête sur le côté en m’intimant silencieusement d’être sérieuse.

— Si tu veux tu fais, et si tu ne veux pas demande-toi si tu ne le devrais pas, récité-je sans entrain.

Le visage de ma mère s’adoucit et elle pose une main sur la mienne.

— Vous étiez inséparables, petits. Je ne vois pas en quoi la situation est si terrible que ça. Fais un effort, et aide-le.

— L’aider ? Mais maman, il est coupable ! Il me l’a dit lui…

— Et alors ? Ce n’est pas pour autant qu’il n’a pas besoin de soutien.

Je le sais. Je vous le jure. Mais, Alejo ? Les derniers mots que je lui ai adressés devaient être… oui, à peu de chose près : « Je te hais, Snow ! ». Ça faisait déjà un sacré moment qu’on s’évitait, et, encore une fois, j’ai démontré l’ampleur de mon talent dans le domaine du ridicule. Je lui ai foncé dedans à l’Infirmerie tandis que je cherchais Bella. Bien sûr, il n’a pas pu s’empêcher de me regarder avec… avec… avec ses yeux ! Il se moquait de moi dans sa tête de petit con, comme il l’a toujours fait, j’en suis encore aussi persuadée. C’est pour ça que je suis partie au quart de tour, ce jour-là. Et que je l’ai légèrement insulté.

On s’est recroisés plusieurs fois, après ça, mais toujours dans un silence pesant. Jusqu’à ce qu’il se retrouve au Pénitencier.

Ma mère a raison. Je vais prendre sur moi. Il sait pertinemment que je n’ai pas envie de jouer à la babysitteuse, surtout pas avec lui. Il va faire des efforts, j’en suis sûre, et je vais en faire aussi. Je ne peux pas rester indéfiniment avachie sur la table de la cuisine en pleurnichant.

— O.K., c’est parti.