Marchands de folie - Léon Bonneff - E-Book

Marchands de folie E-Book

Léon Bonneff

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  • Herausgeber: Ligaran
  • Kategorie: Ratgeber
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2016
Beschreibung

Extrait : "Pour connaître le labeur des villes, à l'aube et à la nuit, il faut visiter les Halles. En nul endroit de la cité, l'activité des hommes n'est plus intense. A trois heures du matin, autour des victuailles étalées sur le carreau, s'agitent les maraîchères, les garçons, les chargeurs, les gardes, les « manutentionnaires ». Des soupes cuisent sur le trottoir. Les débits regorgent de clients. Avant de prendre la besogne, on lampe sur le zinc un verre d'eau-de-vie."Également dans ce livre : L'Estaminet des mineurs - Au pays du "Petit Sou" : sur les quais de Rouen - Au pays de l'absinthe - De l'infirmerie spéciale du dépôt à la maison de fous.À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN : Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants : • Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin. • Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Le mal de l’alcoolisme ronge la nation, mais les pouvoirs publics n’ont pas le courage de combattre l’alcoolisme. Lorsqu’un ministre des Finances essaie de boucler son budget en frappant l’alcool d’impôts nouveaux, les marchands de spiritueux se lèvent, vouent au mépris des foules l’audacieux argentier, tiennent des meetings d’indignation, convoquent et menacent les parlementaires, manifestent dans la rue et mettent en déroute le ministre des Finances !

Les cabaretiers sont des personnages importants et redoutables depuis que le gouvernement révoqua, le 17 juillet 1880, les dispositions qui entravaient le commerce des boissons, depuis que Gambetta prononça devant les mastroquets, au Tivoli-Vaux-Hall, ces paroles inoubliables :

« Je suis ici parce que j’ai trouvé, dans la cause qui m’a été apportée et soumise par vos représentants, du bien à faire et une injustice à réparer… Je dis que la cause des débitants de vins est juste et je le dis pour l’avoir examinée sérieusement… Je sais bien qu’on dira : Mais vous prenez en main une cause suspecte, prenez garde ! il y a l’intérêt de la santé et de l’hygiène publiques à protéger avant tout ! C’est bien aussi mon avis, mais, Messieurs, comme dans tous les problèmes qui touchent à l’économie sociale ou industrielle, nous sommes en présence d’intérêts distincts qu’il faut examiner et concilier.

Il y a d’abord l’intérêt du producteur, du vendeur primitif, il y a ensuite l’intérêt de l’État pour la perception des droits, intérêt puissant dans une démocratie qui ne recueille l’impôt que pour en faire des applications utiles et fécondes toujours plus conformes à l’intérêt général.

En troisième ligne, il y a l’intérêt du consommateur… Enfin il y a l’intérêt des marchands de vins… Eh bien ! ce marchand de vins, ce débitant, cet humble commerçant qui exerce sa profession surtout dans les quartiers populaires et dont le comptoir remplace pour l’ouvrier, pour le petit bourgeois, pour le tâcheron, le cercle, le club, le salon, oui, Messieurs, ce marchand de vins est soumis à une législation exceptionnelle et vraiment trop rigoureuse.

Messieurs, lorsqu’on décrie cette profession, on fait le procès même de la démocratie laborieuse. »

« Les médecins peuvent brandir d’innombrables statistiques, montrer l’alcool pourvoyeur de prisons, d’hôpitaux, d’asiles, faire apparaître les effets destructeurs du poison sur l’organisme, les mastroquets se rient des docteurs et, tranquilles à leur comptoir, se sentent protégés par la loi.

Nous avons vu leurs cabarets, estaminets de Paris et des départements, auberges de toutes sortes, depuis les bouges de la misère jusqu’aux salons de la noce dorée. Nous avons adressé aux Bourses du Travail un questionnaire sur l’alcool et ses ravages. Les réponses se ressemblent. Que boit-on de préférence dans votre région ? L’absinthe, répondent Lyon et Marseille ; l’absinthe, le tafia, le rhum, répond Saint-Nazaire ; l’absinthe, la mirabelle, dit Nancy ; l’absinthe, le marc, dit Saint-Étienne.

Nous avons suivi le buveur, du cabaret au cabanon inclusivement, en marquant chaque étape de la route. Nous publions ici le récit de ces promenades, et de cette enquête nous tirons cette conclusion :

L’alcoolisme est un produit de l’organisation sociale ; l’ouvrier boit surtout parce qu’il est surmené, anémié, écrasé par les besognes pénibles. À Béziers, écrit le secrétaire de la Bourse du Travail, les charretiers de vin boivent beaucoup parce que leur journée de labeur dure de 12, 14, 16 ou même 18 heures et qu’on leur distribue force boisson. À Rochefort, les corporations les plus éprouvées sont celles des docks et du bâtiment, à cause des faibles gains qui ne permettent pas aux hommes de s’alimenter suffisamment. Il y a des alcooliques, écrit le secrétaire adjoint de l’Union des Syndicats, à Nancy, dans les professions où les travaux sont rudes, mal payés, où l’on fait des journées minimums de 12 heures. Il y en a aussi chez les verriers. Ils disent que la poussière et la chaleur des fours les incitent à boire ; aucun n’est syndiqué. »

Il serait absurde de dire que l’alcoolisme est une maladie spéciale à la classe ouvrière. Il sévit dans toutes les classes ; on s’en convainc en visitant le cabaret de luxe, en voyant à la caserne ces réservistes, souvent petits bourgeois, refuser comme non potable le café servi dans les cantines lorsqu’il n’est pas additionné d’une forte rasade d’eau-de-vie.

Le syndicalisme combat l’alcool par des réunions, des groupements, des journaux. Sa propagande est efficace. Mais le mal est si grand qu’elle est insuffisante. Pour guérir le pays, il faudrait que le législateur osât frapper la liqueur de droits exorbitants, limiter le nombre des débits, prohiber l’absinthe, supprimer le privilège des bouilleurs ; il faudrait qu’il opposât au poison l’antidote hygiène, et cela, par l’éducation sportive des jeunes gens, par l’édification de maisons salubres, par l’utilisation de grands espaces aux jeux de plein air. C’est une tâche immense et difficile qui lui incombe : mais le résultat vaut mille fois l’effort. Car la campagne autant que la ville est la proie du fléau, et certains départements agricoles, comme la Sarthe, figurent maintenant en rang de choix sur la carte alcoolique et criminelle de la France. Les mesures de salut qui sont urgentes, le législateur aura-t-il le pouvoir de les édicter ? Voudra-t-il ? Hélas !

Cabarets des Halles et des Faubourgs

Pour connaître le labeur des villes, à l’aube et à la nuit, il faut visiter les Halles. En nul endroit de la cité, l’activité des hommes n’est plus intense.

À trois heures du matin, autour des victuailles étalées sur le carreau, s’agitent les maraîchères, les garçons, les chargeurs, les gardes, les « manutentionnaires ». Des soupes cuisent sur le trottoir. Les débits regorgent de clients. Avant de prendre la besogne, on lampe sur le zinc un verre d’eau-de-vie ou de vin blanc.

Parmi les cabarets si nombreux aux Halles, l’un d’eux, près de la pointe Saint-Eustache, mérite une étude particulière en raison du caractère de son tenancier et de sa clientèle.

À partir de sept heures du soir, des ouvriers à qui se joignent les miséreux qui pullulent dans le quartier accourent à l’estaminet pour y loger durant la nuit.

Un hôtel s’annexe en effet au débit : une vaste pièce dans l’arrière-boutique peut recevoir cent locataires. Pas de lits : elle est meublée de tables et de bancs et, pour avoir le gîte jusqu’au matin, il faut payer une redevance de dix centimes. Mais le logeur a d’autres exigences : il est d’abord et avant tout cabaretier, aussi n’accorde-t-il au gueux le droit de dormir que s’il absorbe au moins deux consommations.

Si vous entrez le soir dans la maison où, près du comptoir, étincellent les flacons d’apéritifs, vous pouvez entendre le dialogue suivant :

– Avez-vous encore de la place pour moi, patron ? – Bien sûr. – Voilà mes deux sous pour la nuit. – Qu’est-ce qu’il faut vous servir ? – Mais rien. – Alors décampez, je ne peux vous loger que si vous prenez une absinthe ou un marc, et puis au réveil un coup de vin blanc. – Mais je n’ai que deux sous. – Alors, allez-vous-en !

L’homme n’insiste pas. Le cabaretier serre des poings d’athlète… C’est un « costaud », comme on dit dans l’argot du faubourg : un gars solidement bâti qui a tôt fait d’expulser le récalcitrant.

Une population bizarre fréquente l’estaminet de la Pointe Saint-Eustache. Des femmes employées aux travaux des Halles demandent, elles aussi, la « place » et l’alcool. Et dans la grande salle se déroulent parfois des scènes tragiques. Hommes et femmes sont mêlés : l’alcool éveille des jalousies ; des drames ensanglantent le cabaret. On évite l’intervention de la police, qui demanderait sans doute la fermeture de l’établissement. Profitant du lourd sommeil qui abat la plupart des individus, affalés, la tête sur les bras, des malandrins visitent les poches des gueux. Les coupeurs de gousset volent ainsi quelques sous, qu’ils utilisent aussitôt, en commandant des « verres » au débitant. Il n’interrompt pas une minute son négoce, il veille toute la nuit, et n’abandonne son comptoir que l’après-midi, laissant alors à sa femme le soin de servir les passants. – Au réveil ce sont de nouvelles disputes qui se terminent par des rixes et des expulsions mouvementées.

Le prix du sommeil

Cette effroyable boutique a la clientèle des « porteurs » à qui le patron fait crédit pendant une nuit, car ils ne touchent leur salaire que vers dix heures du matin, après avoir accompli leur rude labeur. Alors ils remboursent le prix de leurs libations nocturnes, plus une autre redevance : le débitant loue au porteur ses instruments de travail, ses hottes, ses crochets, à raison de trois sous la pièce. Les outils n’appartiennent pas à l’ouvrier, trop pauvre pour les acquérir, mais qui paye dix fois leur valeur en locations renouvelées, et c’est ainsi que la plus grande partie de son salaire revient au comptoir. Comme nourriture il achète les pommes de terre, les charcuteries que les petits marchands préparent dans la rue et qu’il consomme dans la buvette, cette buvette dont il ne peut se libérer à cause de sa misère !

Ils sont nombreux dans le quartier des Halles, les assommoirs du même genre. Autrefois l’estaminet et l’hôtel étaient bien distincts, les gueux s’entassaient chez Fradin, sur les bancs à quatre sous dont on a décrit si souvent l’installation. Et les locataires n’étaient pas tenus de boire pour dormir ! L’honnête Fradin a eu des concurrents : les marchands de vins ont pensé qu’il ne fallait pas laisser échapper la clientèle des pauvres. Voici, rue des Lombards, un cabaret dans lequel le propriétaire débite simplement le vin et l’eau-de-vie de marc. Les consommateurs, le soir, après avoir vidé leur verre, se dirigent vers un escalier qui conduit à la cave ; c’est là qu’ils passent la nuit. Et le patron nous explique combien son commerce est prospère. Il remisait, à l’origine, des fûts dans le sous-sol ; il songea que l’endroit pouvait servir de chambrée. Un simple soupirail grillé « aère » les caves, où dans le courant d’une nuit passent 4 à 500 personnes, ce qui donne au tenancier une recette journalière de 50 francs. C’est un ancien lutteur qui, tout seul, maintient l’ordre dans son établissement et impose silence à tous les habitués. Lui ne veut recevoir aucune femme dans sa « boîte », non plus que les ivrognes grisés d’absinthe dont les saouleries tumultueuses confinent à la démence.

Le public des estaminets que nous visitons est un ramassis de toutes les misères et de toutes les déchéances. Dans cette salle où les murs sont tapissés de portraits dédicacés représentant des lutteurs aux muscles énormes, nous coudoyons des manœuvres, des petits employés aux gains de famine, des intellectuels que les infortunes ont déracinés et surtout des travailleurs en chômage. D’ailleurs, il faut l’avouer, la majorité des buveurs parmi les ouvriers est formée, en premier lieu, des hommes asservis par un labeur exténuant, des hommes qui peinent de longues heures en échange d’un salaire minime, et pour qui l’alcool est un stimulant en même temps qu’une nourriture. En second lieu, des alcooliques, vaincus du struggle for life, des vagabonds, ceux que la société a rejetés de ses cadres et qui s’inquiètent peu d’abréger une vie si rude au traîne-misère.

Vous les entendez, dans les tapis-francs, donner cet ordre au garçon de salle :

– Apporte-m’en une !

Une quoi ? Toute désignation est inutile, il s’agit d’une absinthe, d’une bleue, d’une pure !

Dans la « Resserre » et dans la rue

Ayant laissé dans les estaminets leurs maigres ressources, pour beaucoup d’irréguliers la conquête du pain devient un angoissant problème. Certes, dans l’amas de victuailles offert à l’appétit de Paris, dans ce gigantesque garde-manger que sont les Halles, les pauvres hères parviennent à ramasser quelques miettes, et souvent la générosité des marchands alimente les repas des pauvres. Mais lorsque la mendicité est improductive, l’homme a recours à des expédients douloureux.

On sait que les produits de fraîcheur douteuse sont impitoyablement rejetés par les inspecteurs sanitaires. Or, les marchandises avariées sont convoitées par les gueux. Mais l’administration a soin d’opérer le plus discrètement possible les saisies d’aliments, afin de ne pas alarmer le public.

Les poissons, les viandes suspects sont précipités dans un souterrain, soumis à l’action d’un désinfectant, remontés au jour et enfouis dans les carrières.

Malgré toutes les précautions prises, des malheureux parviennent à s’emparer de ces mets immondes. Nous avons pu pénétrer dans la resserre, située sous la Halle aux fromages où sont provisoirement entreposés les poissons et les coquillages refusés par le contrôle. Ils formaient des tas importants, car la présence d’un seul produit malsain suffit à proscrire tout un lot de victuailles. Le souterrain était éclairé au plafond. Dans des cabanes en planches, des surveillants étaient dissimulés de telle façon qu’ils pouvaient voir toute la pièce, sans être vus eux-mêmes. – Bien souvent, nous dirent-ils, des hommes s’introduisent ici pour voler et nous sommes obligés de les faire arrêter par les agents. Les malheureux viennent chercher dans le tas le repas d’une journée. Il en est qui sont talonnés par la faim, il en est aussi qui, tentés par l’appât d’un profit modique, sont envoyés par d’audacieux marchands : les revendeurs, qui n’hésitent pas à écouler de mauvais produits à la clientèle pauvre, obligée de rechercher les « occasions », et les rabais.

Une active surveillance permet de déjouer l’odieux trafic. Ceux qui s’en font les complices, par dénuement, sont pour la plupart les assidus des cabarets dont nous venons d’esquisser la physionomie. Chassés par le tenancier, lorsqu’ils n’ont plus un sou vaillant, ils couchent dans les rues couvertes qui traversent les pavillons des Halles. Et c’est un triste spectacle que de voir tous ces corps allongés sur le sol, par les nuits d’hiver ! À l’aube, dès que les boutiques ont ouvert leurs devantures, les épiciers reçoivent la visite d’une catégorie de buveurs à qui le langage imagé du peuple a donné ce sobriquet : les sonneurs de clairon.

Ils achètent plusieurs litres de vin – vin d’Aramon à quatre sous le litre – et l’absorbent sous les portes cochères, empoignant la bouteille par le goulot, auquel ils boivent directement, imitant ainsi « le geste auguste du… sonneur ». Les hommes-sandwiches ont notamment cette habitude.

Des quantités considérables de vin sont ainsi consommées et ceci depuis le dégrèvement des boissons hygiéniques et l’augmentation des droits sur l’absinthe. D’une façon générale on peut affirmer que le relèvement des droits sur l’alcool a pour effet de diminuer la consommation de cette dernière liqueur et d’augmenter celle du vin. Les nombreux cabaretiers que nous avons interrogés sont unanimes à dire que leurs clients boivent un verre d’absinthe en moins par jour depuis que le prix en a été augmenté d’un sou, et comblent le vide en buvant en plus un litre de vin.

Cela doit être une indication : grevons l’alcool pour en diminuer la consommation dans la classe ouvrière. Cette mesure dans l’ordre financier – avec la suppression du privilège accordé aux bouilleurs de cru – constitue un moyen efficace de combattre l’alcoolisme. La limitation du nombre des débits – mesure excellente en soi – serait insuffisante en effet à enrayer le mal, car à défaut du cabaret, les consommateurs boiraient de l’alcool, de la goutte, dans les épiceries. Mais n’oublions pas surtout que les courtes journées de travail sont, dans l’ordre économique, une des meilleures armes contre le fléau.

Quittons maintenant les Halles et montons dans les faubourgs. Après avoir vu le cabaret logeur, visitons le cabaret-proxénète, non point la brasserie spéciale, mais le bouge d’autant plus dangereux qu’on ne le distingue pas à première vue des autres estaminets. On le rencontre surtout dans le quartier de la Chapelle, dans cette rue de la Charbonnière, qui n’a rien à envier aux rues fameuses de Marseille et de Toulon.

L’arrière-boutique

La rue de la Charbonnière commence boulevard de la Chapelle et se termine rue de la Goutte-d’Or. La première partie, du n° 1 au n° 17 et du n° 2 au 20, n’offre rien de remarquable. Mais dans la seconde section, le passant constate avec surprise que la grande majorité des maisons, pour ne pas dire toutes, sont occupées par des débits et des hôtels.

Derrière leurs vitres, devant les comptoirs, des filles sont postées qui cognent au carreau pour appeler les passants. Jadis, les trottoirs étaient infestés de ces malheureuses : une plainte des habitants eut pour effet de leur interdire le stationnement sur la voie publique. Alors les cafés les recueillirent et les arrière-boutiques servirent d’alcôves. Dans ce quartier populeux, à proximité des grandes voies qui mènent à Clignancourt, à la Villette, au faubourg Saint-Denis, aux deux gares, les louches débits attirent les jeunes ouvriers. Ils trinquent avec les filles, et, de même que le mastroquet des Halles, ne loge sa clientèle que si elle absorbe au préalable absinthe et cognac, le cabaretier proxénète n’abrite les amours des passants que s’ils payent une contribution en petits verres. Jour et nuit, la maison distribue l’alcool et les plaisirs frelatés.

Le soir, la rue de la Charbonnière, qui dans Paris n’a pas sa pareille, devient le rendez-vous des malandrins. À la lueur d’une lampe à pétrole qui fume dans l’estaminet, on aperçoit les filles et leurs protecteurs. Le samedi les bals-musettes reçoivent leurs habitués. Et c’est là que parfois la police opère des arrestations. Il n’est point rare qu’au milieu d’une danse la salle soit envahie par les inspecteurs, qui imposent silence aux musiciens de l’orchestre, enjoignent aux assistants de lever les mains – ceci pour échapper aux agressions de la bande – et appréhendent les hommes dont ils ont le signalement. Dans ce quartier où le commerce des vins prédomine, ce ne sont point seulement les marchands de charbon, les hôteliers, les épiciers, les buralistes, qui vendent l’alcool en importante quantité, mais aussi les maîtres de lavoir, qui tiennent cantine. Ils ont la clientèle des ménagères, blanchisseuses et repasseuses qui choquent le petit verre d’alcool avec les couleurs de lessive. Le bon marché du produit : deux et trois sous le verre d’eau-de-vie, favorise la consommation. Rues de la Goutte-d’Or, de Chartres, boulevard de la Chapelle, les estaminets ne sont pas rares qui ressemblent à ceux de la rue de la Charbonnière. Un loueur de voitures tient un débit pour les marchandes des quatre saisons. Le matin, quand elles viennent chercher leur véhicule, le soir, quand elles le remisent, elles peuvent déguster les apéritifs dans la maison. Et tous les comptes se règlent sur le zinc, devant des consommations variées.

Le banquier, l’hygiéniste

Le cabaret prend toutes les formes, s’adapte à tous les emplois, et c’est pourquoi il tient une si grande place dans la cité moderne. Parfois les mastroquets sont les banquiers des artisans, qui payent en « tournées » les intérêts de leurs dettes. Ce sont surtout les plombiers et les couvreurs qui ont recours aux services des cabaretiers. Dans la capitale, des auberges sont le rendez-vous des compagnons : c’est là que l’entrepreneur ou ses commis viennent chercher les ouvriers qu’ils embauchent. Or, chaque matin, nombre d’ouvriers empruntent au débitant une petite somme, généralement 2 francs. C’est l’acompte, le prêt, que l’homme rembourse à la paye bimensuelle. Il est inutile de dire que ces opérations financières sont toutes conclues le verre à la main. C’est bien naturel, n’est-ce pas, que l’ouvrier offre l’apéritif au généreux mastroquet ! Mais lorsque vient l’échéance, la reddition des comptes, le plombier, le zingueur et le couvreur s’aperçoivent que le marchand prête à un taux usuraire, car toutes dettes réglées, il reste maigre salaire au compagnon.

Le prêt donne au débitant une influence considérable si l’on songe qu’il a en plus le privilège de centraliser les offres d’emplois. Naturellement, il favorise les meilleurs clients de son débit. Une fois encore, les vieux usages d’une corporation retiennent les hommes au cabaret.

Lorsque les ouvriers voudront se soustraire à la tutelle coûteuse du rendez-vous, ils exigeront que les acomptes soient payés par les employeurs et que le syndicat professionnel ait le monopole du placement.

L’estaminet se pose encore en hygiéniste, et l’on pouvait récemment admirer au-dessus d’un débit situé avenue des Gobelins cette enseigne effarante :

La santé pour tous ! Chacun pourra boire sa verte ! 20 centimes le grand verre !.

Le « baccara » du pauvre

Le cabaret n’attend jamais la clientèle : il la sollicite et la retient par des pièges ou des divertissements.

Des industriels placent dans les débits des appareils à jeux. Il en existe plus de cent modèles qui apportent au consommateur toutes les émotions des paris et l’illusion qu’il est au champ de courses. Mettez deux sous, misez, placez, tirez un levier, des petits chevaux courent sur une piste, une grenouille avale des billes ou c’est le chapeau du clown qui reçoit des grains. Tous les enjeux sont à deux sous, la mécanique remet des jetons au gagnant. Marqués d’un chiffre, ils sont utilisés sur place, convertis en liqueurs de toutes sortes. Deux ou trois fois par semaine, le propriétaire des appareils vide la tirelire aux gros sous, il verse au débitant les sommes que représentent les jetons et lui donne une commission de 20 p. 100 sur la recette. Les distributeurs font le tour des cabarets qui échangent leurs modèles. Quand l’un a cessé de plaire, on l’envoie dans une autre boutique et on le remplace par un autre système de jeu.

Les samedis, particulièrement, les amateurs l’assiègent, il absorbe les pièces de deux sous par centaines ; les perdants s’entêtent, les gagnants paient des tournées aux amis. Le mastroquet gagne à tous les coups ; si la « banque » est heureuse, il touche un fort courtage ; si le client est chançard, il verse force rasades. On a interdit les paris d’argent dans les cabarets, on a laissé les ingénieux appareils qui entretiennent à la fois le jeu et l’ivrognerie.

Le cabaret-tâcheron et le cabaret-cantinier