Mémoires insolites d’un médecin bordelais - Alain Jacquet - E-Book

Mémoires insolites d’un médecin bordelais E-Book

Alain Jacquet

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Beschreibung

« Rebondir, rebondir encore, rebondir toujours. Persévérer, persévérer encore, persévérer toujours. Ne jamais rien lâcher. Penser aux autres avant de penser à soi-même, car une vie sans empathie est une vie égoïste et sans saveur. De l’humour, encore de l’humour, toujours de l’humour, même si les “culs serrés” qui vous écoutent ne le comprennent pas et sont bêtement scandalisés. Fuyez comme la peste les incompétents qui s’érigent en juges, eux ne vous lâcheront jamais et ils vous pourriront la vie. »

À PROPOS DE L'AUTEUR

Plutôt que de raconter sa vie, Alain Jacquet, créateur de SOS médecins Bordeaux, choisit de prendre la plume pour la verbaliser. Écrire ce livre lui a permis de se remémorer les merveilleux moments passés en compagnie de son épouse, Luce, partie trop tôt.

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Alain Jacquet

Mémoires insolites

d’un médecin bordelais

© Lys Bleu Éditions – Alain Jacquet

ISBN : 979-10-422-2236-9

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Préface

Les mémoires d’Alain Jacquet sont une lecture fascinante, couvrant la vie et la carrière médicale de quelqu’un qui a à peu près tout fait, parfois de façon totalement improbable : parachutisme et chute libre, travail aux urgences pendant ses études de médecine, mission sanitaire en Afrique (léproserie), autopsies et accouchements, spécialité en stomatologie et chirurgie maxillo-faciale, création de SOS Médecins à Bordeaux, médecin naturiste, stomatologue libéral en Bretagne, puis retour à Bordeaux en recherche clinique quelques années plus tard. Ces activités sont décrites dans ses mémoires, avec les joies, les tristesses et les deuils correspondants. J’en ai d’ailleurs appris beaucoup plus sur lui en lisant cet ouvrage que pendant les 22 ans de notre histoire commune.

Je l’ai rencontré le jour où il est venu avec une requête précise. Médecin supervisant des essais cliniques pour un centre de recherche privé à Paris, le transfert de cette activité à Caen lui en rendait la poursuite impossible. Il cherchait donc un lieu pour pouvoir poursuivre son activité à Bordeaux. Je lui ai proposé d’aménager une pièce d’archives inutilisée, et de s’y installer. En contrepartie, je lui ai demandé de prendre en charge la formation des attachées de recherche clinique que nous embauchions alors pour la pharmaco-épidémiologie. Cela a été le début de 22 ans de collaboration et d’amitié, avec en particulier des essais dans des domaines qui m’étaient totalement étrangers. Par exemple en stomato-dentisterie, allant de l’évaluation de brosses à dents électriques à la prévention de la gingivite expérimentale, étude fascinante sur le plan méthodologique. Il y eut de nombreuses autres études dans le domaine des compléments alimentaires, suivant des méthodologies typiques des essais médicamenteux (arthrose et burnout par exemple), mais inhabituelles dans le domaine. Ces essais ont été publiés dans la presse scientifique à comité de lecture, souvent à la surprise des laboratoires promoteurs qui n’osaient l’espérer. À cette occasion, j’ai appris que parfois les produits testés étaient commercialisés en en changeant la composition pour diminuer les coûts, sans mesurer les effets de ces changements. Tant que le nom ne change pas…

L’activité cosmétologique était parfois surprenante pour le néophyte que je suis dans le domaine, en particulier par l’inventivité dont il faisait preuve pour l’évaluation de l’efficacité. Par exemple pour les crèmes amincissantes, en inventant la « planche à grosses » décrite dans ses mémoires, qui a même eu les honneurs de la télévision.

Enfin, l’épisode fascinant de la mise au point et du développement d’un produit injectable destiné au comblement des rides en médecine esthétique, mais surtout utilisé pour le traitement du principal effet secondaire des premières trithérapies SIDA (fonte totale des graisses du visage, donnant un aspect cadavérique ayant entraîné de nombreux suicides). Cette activité lui a permis de parcourir le monde pour former les médecins à son utilisation.

De nombreuses heures passées à discuter dans mon bureau ou le sien, autour du café, de protocoles, de résultats et d’analyses, et aussi des vacances et des voyages (mais il n’a jamais réussi à me faire faire du naturisme… mon vieux puritanisme anglo-saxon). Et de Luce, la lumière de sa vie, dont je le laisse parler.

J’ai bien essayé de lui trouver un poste hospitalier ou universitaire, sans succès, autre que des vacations intermittentes. Sa présence de laïc, de « horzain » comme on dit en pays de Caux (quelqu’un d’ailleurs, étranger), dans des locaux universitaires ou hospitaliers a parfois suscité des questions, voire des colères, surtout quand un journaliste ou un publicitaire le présentait comme « de l’université de Bordeaux. » Mais qui c’est celui-là, on ne le connaît pas !Ce n’est pas un universitaire ! » me dit un jour le Président de l’Université. « T’inquiète, il fait du bon travail et il reste avec nous ». En attendant un peu, la vague se retirait, et le travail pouvait continuer… Au fil du temps et des modifications, de la législation, de l’attrition des correspondants ou des regroupements industriels, l’activité de recherche clinique formelle des compléments alimentaires et de la cosmétologie s’est amoindrie. L’activité du service croissant par ailleurs, son bureau faisait des envieux. Après son dernier protocole, cela n’a pas fait long feu. « L’anschluss » a été rapide, et son bureau vite occupé. Il n’y avait plus que le mien, vite occupé lui aussi, et la salle de café, où il est toujours le bienvenu !

Ce qui est certain, c’est qu’il était et reste très apprécié par tous et toutes les collaboratrices et collaborateurs du service. Et de son ancien voisin « du bureau d’à côté ».

Tout ceci, et beaucoup plus encore, ressort dans ses mémoires.

Nicholas Moore

Professeur émérite de pharmacologie clinique

(université de Bordeaux)

Ancien directeur médical de la recherche clinique

du CHU de Bordeaux

Ancien président de la Société Internationale

de pharmacovigilance

Avant-propos

Pendant une dizaine d’années, je me suis fortement investi dans un mouvement scout mixte et laïque agréé par l’organisation mondiale du scoutisme : les Éclaireurs de France. J’ai partagé avec eux de fabuleux moments, j’y ai beaucoup appris, et plus de soixante ans plus tard le contact n’a jamais été rompu. C’est pourquoi je tiens à mettre en second nom d’auteur mon « totem », castor mélomane et méticuleux. Pas mal d’entre eux sont cités, soit avec leur prénom soit avec leur « totem ». Une autobiographie de médecin parle forcément de médecine. J’ai mis un point d’honneur à expliquer très simplement tout ce qui concerne le médical, et le lecteur ne sera jamais dérouté par une incompréhensible terminologie. Il comprendra aisément les très nombreux pans de la médecine dans lesquels je me suis impliqué. J’y détaille également des facettes de ma vie privée, inhabituelle pour un médecin, avec d’assez nombreuses anecdotes inattendues. En fait, je n’ai pas écrit l’histoire de ma vie pour que le lecteur la lise : je la lui raconte, comme si nous étions deux amis face à face en train de papoter, un verre à la main. C’est plus de la verbalisation que de la littérature, mais, après tout, pourquoi pas ?

Cet ouvrage est dédié à :

Luce qui, pendant cinquante ans, a été une merveilleuse épouse-compagne-complice. La dignité personnifiée. Cet ouvrage m’a permis de me remémorer de fabuleux moments de notre vie, durant laquelle notre proximité et notre complicité n’ont jamais été prises en défaut.

Julien, notre fils, qui a su nous faire partager ses nombreuses passions. Jamais le moindre nuage n’est venu ternir notre relation.

Pourquoi crois-tu que les lecteurs et les critiques se posent la question de l’autobiographie ? Parce que c’est aujourd’hui leur seule raison d’être : rendre compte du réel, dire la vérité. Le reste n’a aucune importance. Voilà ce que le lecteur attend des romanciers : qu’ils mettent leurs tripes sur la table.

Propos de L., rapportés par

Delphine de Vigan

dans son roman : D’après une histoire vraie

Prix Renaudot 2015

1

J’ai l’impression d’être né au Moyen Âge

Enfance

Je suis né le 2 juillet 1943 à Talence, en Gironde. Tous les deux ouvriers, mes parents ont déjà une fille, Éliane, née en 1936. Elle réside alors à plein temps chez notre grand-mère qui assure toute l’intendance (je n’ai pas connu mon grand-père). Mon père et ma mère y prennent leurs repas du soir puis vont dormir chez eux, à trois cents mètres. Ma venue perturbe ce précaire équilibre. L’appartement de ma grand-mère est beaucoup trop petit, et celui de mes parents se limite à une petite chambre et une minuscule cuisine. Grand-mère déménage alors dans une maison un peu plus grande, 95 cours Gambetta, où je passe mes douze premières années. Il y a un grand jardin. La maison est partagée en deux : nous habitons la partie gauche et une autre famille, celle de droite, avec leurs trois enfants. Ma sœur dort toujours chez ma grand-mère, et moi chez mes parents. J’ai le souvenir d’une enfance heureuse et globalement calme. Ma grand-mère est gentille et mes parents adorables. Seule ombre au tableau qui persiste aujourd’hui : je n’ai pas de connivence avec ma sœur que je trouve souvent méchante, et qui parfois me frappe. Je n’apprends et comprends que bien plus tard la raison de son comportement. Vers l’âge de 4 ou 5 ans, elle a une méningite cérébro-spinale dont l’issue habituelle est la mort. Elle est hospitalisée, mais, même à l’hôpital, il n’y a pas d’antibiotique. Le docteur Martin, notre médecin généraliste, réussit miraculeusement à trouver de la pénicilline qu’il porte à l’hôpital. Ma sœur est traitée et guérie. À sa sortie, les médecins disent à mes parents qu’il y aura vraisemblablement des séquelles physiques et psychologiques – ils n’ont aucun recul – et que, surtout, il ne faut jamais la contrarier. Alors, quoi qu’elle fasse, nous devons subir son comportement. Elle accepte mal ma venue, car mes parents – qui travaillent tous les deux – doivent aussi s’occuper de moi à son détriment. Lorsqu’elle est méchante à mon égard, il faut endurer, et ne surtout pas la gronder, mais je ne comprends tout ça que beaucoup plus tard. C’est le seul nuage de ma petite enfance, mais j’en garde encore les traces aujourd’hui. Je n’ai aucun souvenir de moments complices, de jeux, de connivence, de « petits secrets » que l’on partage avec son frère ou sa sœur. Les seuls souvenirs dont je dispose, quand je pense à elle, sont des moments de colère et de méchanceté : un coup de règle parce que je fais une remarque qui ne lui convient pas, une gifle parce que je fais une petite bêtise d’enfant. Je n’ai jamais pu en parler avec elle. Elle quitte le domicile pour se marier vers vingt ans, j’en ai treize, elle habite loin (Pau) et nous ne nous voyons plus très souvent. Son mari, vraiment adorable, décède très jeune (la quarantaine). Il la laisse seule avec quatre enfants avec lesquels j’ai toujours eu des rapports très agréables. Pour eux, ils ont eu une mère exemplaire qui leur a tout donné et qui s’est battue avec un grand courage pour les élever dignement. Moi je n’ai pas connu « la mère exemplaire », je n’ai connu que la sœur avec laquelle je n’ai jamais rien partagé. Je l’ai revue en août 2022, à l’occasion des soixante ans d’Éric, l’un de ses fils qui habite à Bordeaux et que je vois régulièrement. Elle est âgée, non autonome, n’a aucun souvenir, et ne m’a pas reconnu.

Je n’ai guère qu’un seul souvenir de cette période de ma petite enfance, pendant la guerre. Un soir mes parents quittent le domicile de ma grand-mère pour rentrer chez eux à pied, à quelques centaines de mètres. Mon père me dépose dans une petite carriole qu’il a confectionnée lui-même, afin de ne pas me réveiller si je suis endormi. Au coin de la rue de la République, il y a une patrouille de soldats allemands. L’un d’eux interpelle mon père qui se met en colère, et il lui donne un coup de poing. Mon père saigne beaucoup, ma mère le nettoie comme elle peut dès notre arrivée, et je m’aperçois qu’il lui manque une dent. Je pleure puis je me rendors. C’est le seul souvenir de cette période. J’ai 1 ou 2 ans.

Puis c’est l’école maternelle, barrière Saint-Genès. J’ai des souvenirs assez précis de cette période et de tout ce que j’y ai appris. Madame Miquel, notre institutrice, est très gentille. Elle nous apprend à jouer tranquillement avec « les autres », avec tous ces autres qui furent mes premiers copains, et à prendre plaisir à nous retrouver tous les jours. Elle nous fait aimablement des remarques dès que l’un de nous se met en colère, et met rapidement fin à toutes nos brouilles de gamins.

Autre souvenir de cette période de mon tout jeune âge. Il est bizarre ! Rue de la République, nous avons une voisine, Pauline. Le mur de sa chambre est aussi le mur de la cuisine de mes parents. Le soir, ma mère tape sur le mur pour dire à Pauline qu’elle peut venir passer un moment. À cette époque, rares sont ceux qui ont une douche et c’est ma mère qui fait ma toilette. Je dois avoir entre 2 et 6 ans ! Je suis tout nu dans la bassine, ma mère me lave, rinçage avec un broc d’eau chaude, et séchage. Elle parle avec Pauline. Je sais maintenant que je n’aime pas ça, je suis gêné, mais je ne sais pas dire que je ne veux plus être tout nu devant Pauline. Aujourd’hui, alors que je fais des efforts de mémoire pour me remémorer cette période de ma vie, je suis surpris que ce soit un de mes seuls souvenirs et de constater que c’est un souvenir plutôt désagréable. Que les parents qui me lisent aujourd’hui soient prudents ! Tout ce que vous faites avec vos enfants en bas âge peut rester gravé dans leur mémoire, et ce qui aujourd’hui vous semble anodin et sans importance peut devenir pour eux un souvenir douloureux.

L’école communale (garçons uniquement) est, elle aussi, très proche du domicile. J’adore aller à l’école, apprendre à lire, à écrire, à parler. Élève très appliqué, je suis le plus jeune de ma classe. Madame Cassagne, mon institutrice, me donne surtout le goût des mots, de l’écriture, de la rédaction et de la poésie. Tous les mois, nous faisons une « composition » qui sert à classer les élèves. Durant toute cette scolarité, je suis toujours une fois premier, une fois second, c’est « la course » permanente avec Bernard, mon meilleur ami, qui est lui aussi un excellent élève. Nous nous retrouvons souvent après l’école et nous jouons toujours ensemble. Dès ce stade scolaire, je comprends que je bloquerai toujours sur les mathématiques. J’ai horreur des additions, des soustractions, des multiplications. Bref, je n’aime pas du tout les chiffres.

Je fais très tôt de la gymnastique. Nous sommes nombreux à venir le soir à la « salle de gym », car deux clowns s’y entraînent et préparent leurs spectacles. Éclats de rire. J’aime beaucoup les exercices au sol, je me débrouille plutôt bien, et je continue longtemps à m’entraîner. J’apprécie les barres parallèles et je prends du plaisir aux mini-compétitions organisées entre plusieurs écoles. Mais j’ai très peur à la barre fixe, je suis vraiment très mauvais, et je tombe souvent. J’adore « faire le pitre » et chanter. J’apprends par cœur beaucoup de chansons diffusées à la radio et, dit-on, j’imite très bien Bourvil. Mes parents m’inscrivent alors aux « Pinsons Talençais », petit groupe local d’enfants qui chantent et qui se produisent très souvent sur scène. Vers les années 1950, ce type de spectacle est très fréquent et de nombreuses familles y assistent. Je me retrouve souvent seul sur scène pour imiter Bourvil, et le petit garçon que je suis adore être applaudi. Beaucoup de spectacles le dimanche, puis tous les ans pour l’arbre de Noël organisé par la société Chocolats TOBLER, où ma mère travaille.

Mes parents ne sont pas très pieux, mais ma mère et ma grand-mère vont néanmoins régulièrement à la messe le dimanche matin dans la petite église « Le Christ rédempteur ». Je dois suivre. Un jour, le père Gaches aborde ma mère pour lui dire qu’il manque un « enfant de chœur » et lui demande si elle accepterait qu’il me forme pour l’assister à la messe. Questionné, je donne mon accord et me voilà enfant de chœur. Catéchisme. Formation. Nouvel uniforme, et quelques copains de plus. Mon emploi du temps du dimanche matin est donc tout tracé : servir la messe. Quand je pense à cette période, 70 ans plus tard, je dois admettre que j’ai été troublé par la religion. Le catéchisme prenait une place de plus en plus importante dans mes propos et mes actions. J’ai abandonné ce nouveau sacerdoce quand je suis rentré en sixième, mais la religion m’a marqué. Quelques années plus tard, cette empreinte a totalement disparu pour ne jamais réapparaître, ce qui me va vraiment très bien.

Dès mon plus jeune âge je décide que je serai médecin, et je dis au Docteur Martin que je veux faire le même métier que lui. Il m’écoute attentivement, me prête son stéthoscope et appuie le pavillon sur son cœur, que j’écoute. Il m’explique que le cœur bat et qu’avec le stéthoscope on peut vérifier les battements du cœur. Il m’apprend aussi à prendre la tension artérielle, m’explique ce qu’est la tension, comment marche une seringue. Un jour, il me donne son vieux dictionnaire VIDAL, car il en a un neuf. Le VIDAL est ce gros livre rouge, dans lequel on trouve tous les médicaments, leurs noms, à quoi ils servent, à quelle quantité et pendant combien de temps il faut les prendre. Il devient mon livre de chevet. Je mémorise bien. Mon médecin insiste toujours sur la nécessité de beaucoup travailler. J’ai vraiment hâte de rentrer en sixième.

Le Docteur Martin, en vrai « médecin de famille », a toujours su être à l’écoute du bambin que j’étais. Il n’a jamais pris à la légère ce que je lui disais, il m’a toujours encouragé en « jouant le jeu » et en répondant à mes questions sûrement très bizarres concernant la médecine. Alors que j’étais âgé de moins de dix ans, il a toujours essayé de tout m’expliquer (Pourquoi la température ? Pourquoi la toux ? Pourquoi la fatigue ?). Je savais que nous devions déménager dans quelques mois et que j’allais le perdre. J’en étais triste. Quelques mois plus tard, alors qu’il suivait avec sa 2 CV un camion portant une lourde charge, celle-ci est tombée du camion sur sa voiture et il est mort ! Je ne l’ai toujours pas oublié, ce fut un personnage majeur dans ma vie d’enfant.

Impossible d’évoquer mon enfance sans parler des chocolats TOBLER. L’usine de fabrication est à Talence, à moins de cinq cents mètres de chez nous. Ma mère y travaille en tant que sténodactylo. Comme tous les enfants de salariés, je vais souvent à l’usine, où tout le monde me connaît. Le chocolat coule à flots, et tout ce qui est cassé est distribué larga manu. Pendant mon enfance j’engloutis des « tonnes » de TOBLÉRONE, car toutes les barres cassées sont données. Régulièrement, les enfants des écoles viennent visiter l’usine. Je me joins assez souvent à eux et, un peu imbu de ma condition privilégiée d’enfant du personnel, je me livre à des abus pas très gentils pour mes camarades. Tout enfant peut prendre du chocolat là où il est disponible, et il y a toujours des morceaux cassés de plaques de nougatine. Ce sont des plaques dures et plutôt minces. Sale morpion que je suis, je leur dis de prendre des morceaux de plaque, mais de les cacher en les mettant sous la chemise. Presque tous m’obéissent, trop contents de pouvoir emporter de la nougatine. Juste après, nous entrons dans l’atelier de conchage où est brassé le chocolat dans d’énormes machines (les conches) à température élevée, entre 40 et 50°. Le bruit est infernal et tous les ouvriers travaillant aux conches sont sourds. Il y fait très chaud. Les plaques de nougatine que les enfants ont glissées sous leur chemise deviennent très molles et fondent, et la chemise colle à la peau. Panique chez les enfants et moi, très bêtement, ça me fait rire. Bêtise et stupidité du gosse que je suis.

Mon père travaille à la SFERMA, Société française qui assure l’Entretien et la Réparation du Matériel aéronautique (aéroport de Mérignac). Des avions attendent la révision, d’autres ne pourront plus voler. Quand il travaille le dimanche, je vais avec lui pour jouer dans les avions, avec mon ami Serge G. Mon père nous pose dans un avion qui ne volera plus et où nous pouvons faire ce que nous voulons. Serge s’assoit sur le siège du pilote, prend le manche à balai, appuie sur les palonniers, consulte les cadrans. Il rêve d’être pilote. Moi je fais semblant de l’aider, je quitte le cockpit pour aller voir « les passagers », je reviens, nous descendons, nous remontons…

Serge G. deviendra pilote dans l’armée de l’air et, en fin de carrière, il dirigera la base aéronautique 106 de Mérignac.

À cette époque, je lis tous les jeudis une revue pour enfants, L’INTRÉPIDE ! Un jour, je découvre une proposition. Ceux qui souhaitent avoir un correspondant étranger peuvent mettre une annonce qui sera insérée dans le journal. J’envoie ma demande, qui est publiée rapidement. Peu de temps après, je reçois une lettre du Vietnam. Une jeune Vietnamienne de mon âge souhaite correspondre avec moi. Sa lettre est très bien rédigée, elle me communique des informations sur sa famille, son pays. Nous sommes vers 1953, j’ai dix ans. Elle s’appelle Nguyen Thi Thuy Huong. Son père est un personnage un peu important et a des fonctions politiques et médiatiques. Je ne sais plus ce que fait sa mère, mais elle est aussi une femme instruite qui participe activement à la vie de son pays. Elle me raconte sa vie, ses amis, le Vietnam, et moi je lui raconte la même chose, mais en France. Nos courriers sont toujours très longs. J’aime déjà écrire, elle aussi, alors nous en profitons. Peu de temps après, la guerre éclate au Vietnam. Avec des mots d’enfants dont je ne me souviens plus très bien, elle me raconte les évènements qui se déroulent sous ses yeux. La peur de ses parents, les difficultés qu’elle rencontre pour effectuer des activités qu’elle a toujours fait sans problème. Puis arrêt quelque temps, puis reprise… et notre correspondance dure une dizaine d’années au rythme moyen d’un courrier par semaine. Je sais que son pays est en guerre et je suis inquiet, mais de la guerre elle n’en parle pas trop. Nous sommes devenus très proches. Chacun de nous connaît tous les secrets et toutes les espérances de l’autre, nous voulons nous rencontrer et, qui sait, peut-être plus. Nous avons 18/20 ans. Subitement tout s’arrête ! Jamais plus de courrier. Jamais de réponse à mes tentatives de relance. Je dois me rendre à l’évidence : c’est terminé ! Je viens de passer une dizaine d’années à correspondre avec une jeune Vietnamienne que je n’ai jamais vue, je connais tout d’elle et elle connaît tout de moi, nous désirions nous rencontrer, nous pouvions maladroitement évoquer des envies de « rapprochement », mais la vie en décide autrement et c’est fini. Mais non ! Rien n’est jamais fini ! Nous nous rencontrerons pour la première fois une quinzaine d’années plus tard.

À l’école communale, catastrophe ! Un peu avant la fin de ma dernière année d’école, le directeur convoque mes parents. Je suis avec eux. Il leur explique que je suis un excellent élève, mais je suis beaucoup trop jeune pour passer en sixième et il craint que ce soit trop difficile pour moi. Il conseille à mes parents de me faire redoubler, précisant que si je suis un peu plus âgé le lycée sera plus facile. Bien sûr mes parents acceptent ! Comment ne pas faire confiance à « Monsieur le Directeur » ? Moi je suis effondré ! Tous mes amis passent en sixième et moi je redouble, alors que je suis l’un des meilleurs élèves de la classe. Je suis rouge de honte ! Révolté. Je n’arrête pas de hurler à l’injustice. Je ne veux plus manger. Mes parents essayent de m’expliquer que je suis encore jeune, que ce sera plus facile, et moi je suis très en colère, hors de moi. Je redouble, mais je suis métamorphosé. Très indiscipliné, inattentif, je ne fais plus mes devoirs et je n’apprends plus mes leçons. Je n’ai que de mauvaises notes. Je travaille mal. Je ne respecte personne. À la fin de l’année, je suis néanmoins autorisé à passer en sixième.

Avant la rentrée, branle-bas de combat. Le lotissement PEYDAVANT est en construction, près du Lycée de Talence. Mes parents ont pu faire un emprunt et acheter une maison. NEUVE ! Nous déménageons au 39 de la rue Lafontaine à Talence. Il y a un petit jardin et quatre chambres. J’ai un peu moins de douze ans et c’est la première fois que j’ai MA chambre. Fini le petit lit dans la minuscule chambre de mes parents. Autonome ! Mes parents la meublent sobrement, mais selon mon choix. Miracle : il y a une salle d’eau avec douche et je peux me laver enfin seul. Arrive Ketty, une chienne épagneul bretonne très gentille. Je m’amuse souvent avec elle. Puis je découvre les voisins, avec beaucoup d’enfants de mon âge, copains et copines de mon adolescence. Notre maison est mitoyenne à celle des Lebrun, avec laquelle les rapports sont immédiatement non seulement cordiaux, mais amicaux. Ils ont trois garçons et une fille. Je suis ami avec eux quatre, mais Alain, le plus jeune, est manifestement celui que je préfère et celui avec lequel j’ai le plus de complicité. Soixante-dix ans plus tard, il reste un ami très proche. Nous nous voyons souvent, nous sommes autorisés à sortir tous les soirs, car le quartier est très calme et tout le monde se connaît, on peut aller chez l’un ou chez l’autre et c’est comme si on était chez soi. Le paradis. Jeu de ballon dans le champ qui est au bout de la rue à moins de cinquante mètres, où paissent alors des vaches !

J’ai douze ans lorsque nous aménageons dans le lotissement. Les trois ou quatre premières années sont émaillées de souvenirs qui aujourd’hui me surprennent, et vont également vous surprendre tant ils paraissent « incroyables ».

Les réfrigérateurs n’existent pratiquement pas, les premiers « frigos » n’arrivant en France que vers les années 1955, mais il faudra de nombreuses années avant que tous les foyers n’en soient équipés. Tout le monde conserve alors ses aliments dans une « glacière ». C’est pourquoi le marchand de glace passe deux fois par semaine, son cheval tirant la charrette sur laquelle sont déposés les pains de glace, qu’il découpe au poinçon et au marteau. Les congélateurs, quant à eux, ne seront disponibles que bien plus tard.

Le rémouleur passe une fois par semaine, en poussant sa charrette sur laquelle sont déposés ses outils. Pour signaler sa présence, il crie très régulièrement « aiguiseur couteaux ciseaux », et les gens sortent pour faire aiguiser tout ce qui coupe, devant chez eux. Pendant un an ou deux, je me souviens qu’un « pélharòt » (chiffonnier) passait de temps en temps en criant « chiffons, guenilles, peaux de lapin »… Je ne sais pas pourquoi il vendait des « peaux de lapin ». Une voisine plus âgée que moi m’affirme qu’elles servaient à faire des manteaux, et se souvient que les marchandes des quatre saisons du marché couvraient en hiver leurs sabots de peau de lapin pour avoir chaud aux pieds. À l’école maternelle, elle se souvient que certaines élèves avaient des manteaux en « peau de lapin ».

Les grandes surfaces n’existent pas non plus, et ne se généralisent que petit à petit vers les années 1962/63 (l’année de mes vingt ans). L’un des aliments de base est le lait. Dans le lotissement, chacun dépose son « bidon de lait » devant la porte et le laitier passe tous les matins pour le remplir. Idem pour le boulanger, qui dépose le pain dans un sac pendu à la poignée de la porte ou derrière les volets, car il y a alors peu de boulangeries.

La télévision n’apparaît que dans les années 1955. Moins d’un pour cent des foyers français ont alors un téléviseur (noir et blanc). Dans le lotissement, le premier poste du quartier est acheté par la famille Lebrun. Tous les soirs, une dizaine de voisins viennent chez eux pour regarder « la télé ». Les images en couleur n’arrivent que vers 1970. J’ai un peu moins de trente ans, et on ne compte alors que 1500 postes de télévision couleur sur tout le territoire français.

Les machines à laver, telles que nous les connaissons aujourd’hui, n’existent pas non plus. Elles n’apparaîtront dans de nombreux foyers qu’aux environs des années 1970. J’ai alors plus de vingt ans. Dans le lotissement, tout le monde lave le linge « à la main ».

Le téléphone est quasi inexistant. En 1968, quand je quitte le lotissement, moins d’un Français sur sept possède une ligne téléphonique. Mes parents ne le font installer que lors de mon départ de Talence, pour mon mariage. Le portable n’arrive en France que vers les années 1990/1995. J’ai alors 50 ans.

Quand je me remémore tous ces souvenirs, j’ai l’impression d’être né au Moyen Âge !

Je trouve intéressant de signaler que pendant cette période j’ai connu des artisans qui aujourd’hui n’existent plus, et que j’ai vu apparaître au fil des jours de nouveaux équipements qui aujourd’hui sont omniprésents dans l’ensemble des foyers (télévision, téléphone, réfrigérateur, congélateur, machine à laver…).

Nous écoutons souvent des disques, nombreuses balades à vélo. À 50 mètres de chez moi habite Gérard Rancinan, un jeune garçon qui est plus jeune que beaucoup d’entre nous, dix ans de moins que moi. Autant dire que quand nous jouons ensemble le soir au ballon, ou que nous partons en balade à vélo, il n’est pas souvent des nôtres : trop petit ! Nous le voyons néanmoins de temps en temps, et nous connaissons assez bien ses parents. Un jour, ils lui offrent un appareil photo. Il photographie les salades et les légumes de son jardin, et, tout fier, nous montre ses premières photos qui ne nous émeuvent pas outre mesure. Aujourd’hui Gérard Rancinan est le photographe le plus côté de France et l’un des dix photographes les plus côtés au monde. Il a quinze ans quand je quitte Talence, j’en ai vingt-cinq. Jamais revu. J’habite rue Lafontaine jusqu’en 1968, mais, dans l’immédiat, direction le lycée de Talence.

2

Les autres rient, et moi je pleure

Quatre lycées de la sixième au bac !

C’est l’heure de la rentrée. Je retrouve d’anciens amis qui, eux, passent en cinquième. J’ai toujours honte, j’en veux à la terre entière, je suis sûrement le plus indiscipliné de ma classe, je travaille mal. Je trouve toujours que rien ne va assez vite. Les profs sont lents et répètent sans cesse la même chose pour ceux qui ne comprennent pas. Je m’ennuie, mes notes sont mauvaises. Je n’arrête pas de dire que je déteste mon ancien directeur d’école qui m’a fait redoubler ma dernière année d’école primaire. Seuls les « sciences naturelles » et le français m’intéressent, et j’ai de bonnes notes. Je dis tout le temps à tous mes professeurs que je veux être médecin et que l’histoire, la géographie, l’anglais, les mathématiques, le latin ne me serviront alors à rien. Deux de mes bons amis de classe sont un peu comme moi. Alain Labbé veut devenir marin et Georges Maumelat veut être inspecteur de police. Ce sont deux élèves « moyens », deux très bons copains. Ils sont eux aussi un peu malmenés, mais s’en sortent mieux que moi. Alain sera plus tard capitaine au long cours. Georges, policier, deviendra quant à lui le patron de « la crim’ » à Bordeaux.

Mon professeur de latin est une femme. Un soir, nous rendons visite à ma grand-mère paternelle, qui est malade. Rentré tard, je ne fais pas mon devoir de latin. Quand « la prof » m’interroge, je lui dis que je n’ai pas pu travailler la veille au soir, car nous sommes allés voir ma grand-mère malade. Elle me demande mon carnet de notes et écrit : « ne travaille pas et ment » ! À partir de là, je suis en guerre contre elle. Trop injuste ! À la fin du trimestre, la notation sur le carnet de notes en dit long sur notre « amour réciproque » : « accorde beaucoup plus d’importance au choix de ses cravates qu’à ses cours de latin », ce qui d’ailleurs n’est pas tout à fait faux. Cet amour des cravates va durer très longtemps. Mon mauvais travail et mon indiscipline ont raison de moi : je ne suis pas admis en cinquième et je dois redoubler. Je suis un très mauvais élève. Très indiscipliné, je n’arrête pas de « faire le pitre ». Les autres rient… et moi je pleure.

La cinquième n’est pas mieux : elle est pire ! Un jour, presque à la fin de l’année, je n’en peux plus de ce « bahut ». Je me sens en prison, et je décide de m’enfuir en me glissant sous le camion qui apporte la nourriture au lycée. Je suis bien calé sous le camion qui démarre et je me sens en totale sécurité. Le camion est arrêté à la barrière, je vois quelqu’un qui s’accroupit et qui regarde dessous le camion. C’est la surveillante générale. Elle a vu la ceinture de ma blouse grise qui dépassait du camion. Je suis renvoyé.

Je rentre chez moi désespéré. Que vais-je dire à mes parents ? Ils m’ont toujours appris une chose, qui reste bien ancrée dans ma tête : il faut toujours dire la vérité, alors je dis la vérité. Je me fais attraper très fermement, mais, malgré cela, le miracle se produit. Ils décident de se battre pour moi : ils ont bien compris que je veux être médecin, et décident de me faire confiance. Pour eux, je crois que c’est un sentiment de fierté. Ma grand-mère est désespérée et, consciente de mes mauvais résultats, elle insiste auprès de mes parents pour que je rentre dès que possible aux PTT (Postes-Télégraphe-Téléphone, ancien nom de La Poste) pour, plus tard, devenir facteur. Mes parents ne cèdent pas. Je passe alors mes vacances en colonie, un mois avec la société de mon père et un mois avec la société de ma mère. Le directeur de la colonie de vacances de la SFERMA est enseignant. Mon père va le voir et lui demande de trouver une école qui m’accepte. Par chance, il m’aime bien, car pendant les vacances je suis très gai, je m’entends très bien avec tout le monde, et je suis toujours « un moteur dynamique » dans les activités proposées. Il téléphone à un de ses amis qui est le directeur d’un Cours complémentaire avec des élèves de la sixième à la troisième. Les élèves admis en seconde passent ensuite au Lycée. Je vais donc suivre les cours de quatrième et de troisième au CC FRANCIN. C’est loin de mon domicile, près de la gare, et j’y vais tous les jours à vélo. Je fais ces trajets avec Michel Bernatets, fils d’un photographe de Talence qui habite près du lycée, devenu lui-même photographe et reporter photographe. À FRANCIN, ambiance familiale. J’adore mon professeur de français, Mr Becam (?), dont l’enseignement est passionnant et très riche. Le professeur de mathématiques, Mr Breton, est plutôt gentil avec moi, malgré mes résultats médiocres. Le directeur est moqué, mais c’est tout de même grâce à lui que je suis en quatrième, et je ne l’oublie jamais.

C’est le professeur de français qui, dès les premières heures de cours, nous donne un travail que nous n’avons jamais fait. Nous devons nous regrouper par deux ou trois et choisir un thème de travail, n’importe lequel, recueillir un maximum d’informations sur le sujet choisi, soit auprès de personnes, soit dans des livres, puis rédiger une rédaction qui sera lue à l’ensemble de la classe. Chaque élève pourra poser des questions. Travail à remettre dans six semaines. Nous nous concertons, un peu perdus devant ce type de travail. Un ami (Lajoinie) me propose de faire équipe avec lui pour effectuer un travail sur une locomotive à vapeur. Nous sommes en 1958, le train est vraiment important et se développe, les locomotives à vapeur sont de magnifiques engins. Son père est cheminot, je le rencontre, et il va nous aider. Il est abonné à « La Vie du Rail », qui traite du monde ferroviaire, et en conserve tous les numéros. Il peut mettre énormément de documents à notre disposition. Il nous propose de nous faire visiter la gare et de rencontrer des ouvriers qui travaillent sur les locomotives. Visite passionnante au milieu des trains, des ateliers, des moteurs, des ouvriers. Chacun d’eux parle de son métier avec passion. Les locomotives sont magnifiques. Il nous propose de ne travailler que sur l’une d’elles, la plus moderne, mais je ne me souviens ni de son nom ni de son matricule. Nous trouvons énormément d’informations sur « La Vie du Rail », retournons à la gare pour interroger des ouvriers et mieux comprendre certains points, et enfin je rédige. J’aime écrire, j’aime les rédactions, je suis très appliqué quand un sujet m’intéresse et me passionne. Le professeur est très content et la lecture de notre travail est écoutée dans le plus grand silence. Nous recevons la notation maximale, ce qui nous encourage à travailler. Sincèrement, ce professeur de français est génialissime. Il a su nous montrer le bénéfice du travail partagé, du travail soigné, la richesse qu’entraîne la recherche d’informations dans la presse. Tout ça sans aucune contrainte, en douceur. Mais pourquoi tous les profs ne sont-ils pas comme lui ?

Mon meilleur ami à FRANCIN est François Lardin (totémisé Morse volontaire). C’est le fils du directeur de l’École des Beaux-Arts, où je vais très souvent. Nous travaillons alors sur de grands tableaux noirs, surtout la physique et la chimie, matières dans lesquelles je suis un très bon élève. Il fait du scoutisme aux Éclaireurs de France, mouvement scout mixte et laïque et, séduit par tout ce qu’il me raconte sur les EDF, je demande à mes parents de m’y inscrire. Je rentre à mon tour dans ce mouvement.

Le professeur de sciences est petit et tout le monde l’appelle Tom (de Tom Pouce). Dès la première heure de cours, François a dû faire une remarque ou une plaisanterie et Tom le renvoie : « M’sieur Lardin, à la porte ! ». François sort sans dire un mot et passe l’heure de cours le nez collé à la vitre de la porte. Ce qui nous fait rire. Il devient le souffre-douleur de Tom et, durant toute l’année, il le renvoie avant même de commencer le cours, alors qu’il n’a « rien dit – rien fait ». Une dizaine d’années plus tard, François est devenu masseur kinésithérapeute et je suis quant à moi en quatrième ou cinquième année de médecine. Il reçoit l’appel d’un patient qui à la suite d’un accident doit suivre à domicile une rééducation. C’est Tom ! François m’appelle et me propose de venir avec lui. Trop content de revoir ce prof qui a harcelé mon copain pendant si longtemps : on va enfin pouvoir s’expliquer ! Chez Tom, François se présente et me présente. Il est âgé, il a perdu la mémoire, et n’a aucun souvenir de sa « vie de prof ». Tristesse de la vieillesse. Aujourd’hui, François est toujours l’un de mes meilleurs amis. En fin de troisième, nous sommes reçus au BEPC et nous allons passer en seconde. Direction : le lycée Michel Montaigne.

Je suis dérouté par le changement d’ambiance. FRANCIN était une « petite école » où tout le monde se connaissait, au climat familial. Michel Montaigne est un très grand lycée. D’emblée, mauvaise relation avec plusieurs professeurs, mathématiques et anglais en particulier, mais bon contact avec d’autres (français, physique, chimie, sciences naturelles). En classe de première, je fais souvent l’école buissonnière. Intéressé par les affaires juridiques, je vais souvent au Palais de Justice pour suivre le procès de Marie Besnard, « l’empoisonneuse de Loudun ». Accusée d’avoir empoisonné douze personnes à l’arsenic (dont son mari), elle est condamnée en première instance à la peine capitale, puis acquittée lors de son dernier procès au tribunal de Bordeaux. Un ami éclaireur de France élève du lycée (Alex, totémisé « Fier renard ») me fait alors mes mots d’absence chaque fois que je vais au tribunal. Nous étions peu attentifs ! Au troisième mot d’excuse pour mes absences « justifiées » par mon assiduité au tribunal, nous nous apercevons, un peu tard, que nous mettons toujours le même motif : décès de ma grand-mère ! Ma grand-mère est donc décédée trois fois, mais personne au lycée ne s’en est aperçu ! Aujourd’hui, Alex est toujours mon meilleur ami. Après plus de quarante ans de vie commune avec sa compagne, il se marie avec elle en 2017 et je suis son témoin de mariage.

Le lycée Michel Montaigne est très proche de la rue Neuve, où sont domiciliés mon oncle, ma tante, et leurs enfants. J’y prendrai mon repas de midi une fois par semaine. Maurice travaille sur les quais, sa femme est marchande des quatre saisons au marché des Capucins. Il assure le listage des marchandises déchargées des bateaux qui mouillent au port de Bordeaux, au côté de nombreux dockers. Ils sont gentils, mais, pour eux, les hommes de la famille sont depuis toujours des ouvriers et il ne faut pas rompre la tradition : insensé que je souhaite devenir médecin ! Maurice fait souvent pression sur mes parents pour corriger mon parcours, et me faire abandonner cette stupide idée. Mes parents ne sont pas sensibles à ses arguments. Néanmoins, à l’occasion de vacances scolaires, je vais travailler sur les quais pour enfin apprendre un vrai métier. Pendant une dizaine de jours, je me retrouve tous les matins en bas des grues qui déchargent les marchandises, et je dois lister leurs noms et leurs numéros quand elles sont déposées à terre. Inintéressant au possible. J’acquiers au moins une certitude : « plus jamais ça » !

Seconde, première et terminale se passent tant bien que mal. Plutôt mal que bien. Je fais beaucoup de judo (dojo Maître Michigami) et environ un mois avant le baccalauréat je passe ma ceinture noire. Échauffement en douceur avec l’un de mes amis de club. Il est beaucoup plus grand que moi, et beaucoup plus lourd. J’ai l’opportunité de porter une prise de jambes, dite « De Ashi Barai », qui le déséquilibre. Au lieu de faire une chute franche, il s’accroche à mon kimono, chute, et comme nous sommes très près du mur je tends mon bras gauche pour éviter de me fracasser contre lui. Grand bruit : je fais éclater la protection en bois qui protège la vitre, qui explose, et un jet de sang tache le tatami. J’ai une coupure profonde sur l’avant-bras, très hémorragique. Pansement compressif. Le professeur Tingaud est immédiatement vu en consultation d’urgence : l’artère radiale est sectionnée. Nouveau pansement très compressif et à revoir dans quelques jours. Mon bras me fait très mal. La plaie est infectée et je n’arrive pas à faire mes ultimes révisions avant l’examen. Antibiotiques. J’ai vraiment trop mal. Quatre ou cinq jours avant les épreuves du bac, le Pr Tingaud décide une intervention quasiment en urgence. Je suis hospitalisé et opéré deux jours plus tard. Je ne passe pas le baccalauréat. Cerise sur le gâteau, le lycée Michel Montaigne décide de ne pas me reprendre pour redoubler ma terminale. Trop mauvais élève en mathématiques pour une classe de « Sciences expérimentales ». Et aussi trop turbulent, trop dissipé. Ça continue ! Il va falloir, encore, trouver un autre lycée qui m’accepte. Trop stupide d’arrêter alors que je suis si près du but : le baccalauréat pour rentrer en faculté de médecine. Malgré mes résultats médiocres, mes parents ne lâchent pas prise.

C’est le scoutisme qui me sauve. L’un des responsables des Éclaireurs de France (M. Goyardeu, totémisé Médor) est professeur d’espagnol. Natif d’Arette, dans les Pyrénées, il a un fort accent au point qu’il est vraiment difficile à comprendre. Tout le monde le plaisante : « et si tu parlais au lieu d’aboyer », d’où son totem. Ne pouvant exercer en tant que professeur d’espagnol, il est surveillant général du Lycée Municipal de Bordeaux, rue du Commandant Arnould. Je l’ai rencontré lors d’une sortie à La Pierre Saint-Martin, dans sa commune, où j’allais parfois faire de la spéléologie avec l’équipe de Norbert Casteret, spéléologue pyrénéiste reconnu. C’est à cette occasion que j’ai rencontré Françoise (Fox), dont je reparlerai souvent. « Médor » connaît mon parcours chaotique de lycéen, mais il ne sait pas que mon accident de judo a impacté mon baccalauréat, et que je suis renvoyé du lycée Michel Montaigne. Il va chercher un registre, l’ouvre devant moi, me pose deux ou trois questions banales, et me dit : « pas de problème. Je viens de t’inscrire officiellement en classe de Sciences Ex au lycée municipal. À toi de mettre les bouchées doubles ». Ma dernière année de Lycée se passe donc au lycée municipal. Quatre lycées de la sixième à la terminale ! Record battu ? En tout cas, parfaitement conscient qu’il n’y aura plus d’option possible si je ne travaille pas mieux et que la faculté de médecine ne sera jamais possible, je fournis des efforts importants et je travaille beaucoup plus. Je suis reçu au baccalauréat, avec une mention que je dois à mon professeur de philosophie (M. de Rincquesen) qui fut l’un de mes enseignants préférés de ces neuf années de lycée. Un professeur formidable, à l’écoute de tous ses élèves, qui nous a appris à réfléchir et à nous exprimer. Je lui dois beaucoup ! Le soir des résultats, c’est la fête… pour ceux qui sont reçus. À cette époque, pas mal de jeunes sont « collés au bac » et doivent redoubler. Vraiment beaucoup plus qu’aujourd’hui.

Considérant que la voiture était un élément fondamental de liberté, mes parents m’avaient fait passer le permis de conduire. La majorité était alors à vingt et un ans, mais le permis pouvait se passer dès l’âge de dix-huit ans. J’ai obtenu le mien vingt-quatre jours après mon dix-huitième anniversaire, et je pouvais utiliser sans limitation la DYNA PANHARD de mon père. Les jeunes bacheliers se retrouvent en ville, cris de joie, chansons à tue-tête. Ceux – très rares – qui sont en voiture (dont moi) décident de descendre la rue Sainte-Catherine, qui n’est pas encore piétonne, à très petite vitesse, klaxon coincé. Énorme tintamarre et, tout fier au volant de la Dyna Panhard de papa, je suis dans la file de voitures avec, sur chacune d’elles (capot ou carrément toit), deux ou trois garçons ou filles qui trouvent plus facile de grimper sur les voitures que de marcher à pied. Miracle : aucune bosse sur la carrosserie, aucune égratignure sur la peinture, et je rentre chez moi avec une voiture « nickel ». Le bac ENFIN en poche, je vais pouvoir m’inscrire en faculté de médecine.

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Dans les champs de bananes, kibboutz d’Israël

Vacances d’été avec le clan Ténacité : Israël

Pendant ces dernières années de lycée, je n’ai pas d’activité sportive stricto sensu. Le scoutisme est mon seul loisir non scolaire, mais il prend beaucoup de place. Les sorties sont régulières, les camps aussi. Les soirées sont un prétexte à d’éternelles discussions autour du feu de camp. Je joue très souvent de l’harmonica (j’en joue depuis longtemps). Mon répertoire est vaste, mais presque uniquement centré sur la chanson française. C’est pendant cette période que je suis « totémisé ». Chez les scouts, d’une façon générale, la totémisation est une étape majeure. Au cours d’une soirée souvent un peu « agitée », mais avant tout très amicale et très conviviale, un « totem » est attribué à un des membres de la troupe. Le plus souvent, il est constitué par le nom d’un animal dont les principaux traits se retrouvent chez le totémisé, et de qualificatifs censés s’appliquer parfaitement à son personnage. C’est ainsi que j’hérite du totem « Castor mélomane et méticuleux ». Pour les éclaireurs, Alain Jacquet n’existe plus et tous les scouts – dont les éclaireurs – m’appelleront Castor ! J’adore mon totem. Le castor est un fabuleux animal qui passe sa vie à construire, et je crois que je suis effectivement un « constructeur ». Mélomane a du sens puisque dans la troupe je suis le seul à jouer d’un instrument, l’harmonica, mais je ne suis pas certain de mériter pleinement ce qualificatif, car ma culture générale en musique est vraiment médiocre. En revanche, je crois que le qualificatif « méticuleux » me caractérise pleinement, et reflète bien le grand soin que j’apporte à tout ce que j’entreprends. J’avance en âge et je vais devoir changer d’unité. Les louveteaux sont les plus jeunes, moins de 12 ans, puis la troupe, puis le clan, branche aînée du scoutisme. J’intègre le « Clan Ténacité ». Nous sommes une vingtaine, garçons et filles, et nous recherchons une idée originale pour notre prochain « camp d’été – 1963 ». Beaucoup de monde parle alors d’Israël, où les « cessez-le-feu » alternent avec de nouveaux combats. En Israël se développent les kibboutz, exploitations agricoles collectives peuplées par des volontaires sur un principe égalitaire. Tout se partage, tous perçoivent le même salaire et le reversent au kibboutz pour son développement, l’éducation des enfants, la culture. Tous participent démocratiquement à la vie du kibboutz. Il n’y a pas de « chef ». Tous font partie d’un ensemble bien plus large que leur propre famille. Ce mode de vie nous surprend et nous interpelle. Nous décidons de passer notre camp d’été dans un kibboutz pour y rencontrer de jeunes Israéliens ayant choisi ce mode de vie. Mayette et sa sœur prennent la situation en main. Mayette est particulièrement efficace, si on entend par là qu’il faut atteindre l’objectif fixé rapidement et sans détour. Je dois l’aider pour préparer ce camp d’été, mais moi, il faut bien l’avouer, je ne vais pas toujours « droit au but ». J’aime emprunter des chemins de traverse. Un coup à droite, un coup à gauche, puis un peu tout droit, et je recommence. Je vais moins vite même si, finalement, j’atteins aussi le but fixé. Mais j’aime ces chemins de traverse. J’y rencontre des obstacles qu’il me faut surmonter, j’y fais des rencontres imprévues et parfois fructueuses, je peux parfois y tisser des amitiés. Nous travaillons ensemble et tous les autres nous aident. Nous irons passer un mois au Kibboutz Tel Katzir, au nord-est du pays, en bordure de la frontière syrienne. Les contacts sont pris. Nous sommes seize –, huit garçons et huit filles. Tous les parents nous connaissent et tous sont d’accord pour ce long voyage. Aucun de nous n’est majeur. Or, pour quitter le territoire et entrer en Israël, une personne majeure doit obligatoirement nous accompagner et prendre la responsabilité du groupe. Une « cheftaine EDF » majeure se joint au groupe, mais il est convenu qu’elle reviendra seule à Bordeaux dès que nous serons au kibboutz. Il faut maintenant organiser le voyage, avec un budget au plus bas. Edmond Cardoze, responsable EDF du département, nous aide. Ses enfants sont bien sûr éclaireurs de France : Michel (pinson bohème) sera le biographe de Bizet et « Monsieur Météo » de TF 1 pendant plusieurs années, avec ses longues moustaches. Mireille (souimanga boute-en-train) sera premier violon à l’orchestre de Paris, Maguy quant à elle sera violoncelliste à l’orchestre du théâtre du Capitole à Toulouse (le souimanga est un petit oiseau des zones tropicales, dont le plumage du mâle est souvent très riche en couleurs).

Edmond est chef de gare à Bordeaux et organise le voyage en train jusqu’à Venise. Nous voilà dans le hall de départ de la gare Saint-Jean, avec nos gros sacs à dos sur les épaules, bien sûr en uniforme. Plusieurs parents sont là, ainsi que le photographe du journal SUD-OUEST qui nous immortalise sur un cliché qui paraîtra le lendemain dans le journal. Pas de problème jusqu’à Venise. Un peu long, mais nous sommes tellement heureux de partir ensemble que le temps passe vite. Venise. Aperçu de la ville, puis nous regagnons le bateau HERMÈS qui nous emmène en Israël ! Nous sommes en « classe pont », ce qui veut dire que nous n’avons pas de couchettes et pas d’accès au restaurant de bord. À nous de prévoir de quoi manger pour ces cinq ou six jours de traversée. Il fait beau, la mer est belle, nous partons en vacances, la faim se fait oublier. Nous arrivons à récupérer un peu de nourriture auprès de passagers qui mangent au restaurant. Ce sont surtout Christian (Kotik jovial, petit phoque blanc], Alain (Lama astucieux) et Claude (belette suffisante) qui excellent dans l’art de faire la manche pour trouver un peu de nourriture. Plusieurs escales de courte durée : Rhodes, Limassol, Famagouste, puis Haïfa, où nous sommes récupérés par de jeunes Israéliens du kibboutz. Direction Tel Katzir ! Accueil chaleureux, mais avec un problème que nous avons sous-estimé : difficulté pour se comprendre. L’un des jeunes du kibboutz, Albert Spiro, est d’origine wallonne, mais il a quitté son pays alors qu’il avait moins de dix ans et ne parle plus le français depuis très longtemps. Ce sera néanmoins notre interprète. Il ne nous quitte pas durant notre séjour et se réapproprie peu à peu le français. Nous allons partager tous leurs travaux selon un planning établi par le responsable. Nous aurons tous, alternativement, différentes tâches : construction de la route dans le kibboutz, vaisselle, préparation du petit déjeuner, récolte et transport des bananes. Les travaux agricoles débutent à trois heures du matin, après il fait trop chaud.

Départ en camion pour les champs de bananes. Nous sommes surpris de constater que beaucoup d’hommes sont armés, mais ils nous font comprendre qu’il y a toujours un risque d’agression par l’ennemi syrien, et qu’il faut alors se défendre. Les champs de bananes sont très vastes. Nous sommes dans une oasis sans fin où tout est plantation et verdure, située à la frontière syrienne que des drapeaux métalliques visualisent. Côté syrien, aussi loin que porte le regard, rien ! Pas un brin d’herbe, pas un arbre ! Totalement désertique. À chaque pied de banane, un homme coupe deux feuilles et en pose une sur le sol, coupe un régime de bananes, le pose sur la feuille, et le recouvre avec la deuxième feuille pour abriter les bananes du soleil. Puis il coupe le pied du bananier. Nous devons porter les régimes coupés en bordure de champ, en faisant attention que chaque régime reste entre les deux feuilles. C’est vraiment très lourd et le coupeur va très vite. Éreintant ! Seuls les garçons occupent ce poste. Les régimes sont ensuite ramassés et déposés dans un camion. Nous travaillons quatre ou cinq heures puis retour au kibboutz.

La route est en béton. Nous devons porter d’énormes seaux d’eau, du sable, du ciment, et tout mélanger à la pelle. C’est un kibboutznik (habitant du kibboutz) qui étale le béton sur la route, un autre le nivelle à la truelle. Éreintant aussi, il fait tellement chaud ! Nous ne sommes pas du tout habitués à ce type de travail. La « corvée de vaisselle » est inhabituelle. Assiettes, verres et couverts des 300 membres du kibboutz sont placés dans un énorme évier rempli d’eau mousseuse, et ceux qui ont en charge la vaisselle la lavent. Puis les articles sont jetés dans l’évier d’à côté, aussi vaste et rempli d’eau fraîche, pour le rinçage. Si un article est mal lavé, retour à l’expéditeur et celui qui rince « balance » l’article dans l’eau de lavage. Mais tout se passe sans heurt, bon enfant. Il faut se lever très tôt pour préparer le petit déjeuner, car ceux qui travaillent aux bananes doivent le prendre avant de partir, et ils commencent à trois heures du matin ! Là encore, tout « glisse » à la perfection et dans la bonne humeur !

Pour la cuisine, c’est la quantité qui nous surprend. La nourriture pour 300 personnes, c’est bien plus que ce à quoi nous sommes habitués ! Il faut suivre avec bonne humeur, et parfois un chant repris par tous donne du cœur à l’ouvrage. Aucun de nous n’apprécie la cuisine et nous ne mangeons que peu de viande, toujours bouillie. Albert Spiro vient à notre secours. Il nous montre les réfrigérateurs où il y a toujours de la viande fraîche pour trois cents personnes. Il parlemente avec d’autres kibboutzniks et nous sommes autorisés à prélever de temps en temps de la viande et des pommes de terre. Assez souvent, le soir, nous allons à la cuisine et nous nous faisons un « steak frites », en compagnie d’Albert qui reste toujours avec nous. Parfois, les kibboutzniks qui sont de garde de nuit pour surveiller le kibboutz se joignent à nous, pour découvrir la « cuisine française ». Ils sont eux aussi lourdement armés. Les soirées commencent tôt et tout le monde se rassemble. Discussion entre eux, mais nous ne comprenons rien, et ils décident de nous apprendre une chanson ou de nous faire esquisser quelques pas de danse. L’ambiance est toujours paisible et festive. Albert Spiro traduit comme il peut.

Il arrive que des combats aériens se déroulent au-dessus du kibboutz, et certains se tiennent prêts à réagir en se tenant près de leurs armes lourdes, qu’ils nous ont montrées. Autour de la piscine du kibboutz, il y a toujours des canons dirigés vers la Syrie. Idem quand nous allons au lac de Tibériade : des canons sont, là aussi, dirigés vers la Syrie. Bizarre de se baigner à quelques mètres des canons ! À plusieurs reprises, les combats aériens sont violents. La presse internationale en parle. Claudine (Maki) reçoit un message urgent de ses parents : ils lui donnent l’ordre de quitter le kibboutz et de rentrer tout de suite à Bordeaux. Ils jugent, d’après la presse française, que la situation en Israël est devenue beaucoup trop dangereuse. Maki déchire le message, écrit à ses parents, et reste avec nous. Nous sommes en 1963. Écrire est pratiquement le seul moyen de communiquer. Le premier téléphone portable n’arrive en France que trente ans plus tard, et le « téléphone standard d’avant » n’est pas encore très répandu, de nombreux territoires ne sont pas couverts, l’international ne fonctionne pas très bien et encore pas dans tous les pays !

Un jour nous découvrons la mer Morte, dont l’eau est très riche en sel, dans laquelle on ne peut pas marcher. Quelques pas dans l’eau après la plage et les pieds ne touchent plus le sol. Si on se met sur le dos, on fait « la planche » sans faire le moindre mouvement. Il faut faire attention aux yeux : à la moindre éclaboussure, l’eau arrive dans l’œil et il faut sortir en vitesse pour se rincer : ça fait vraiment très mal. Pour notre dernière balade avant le départ, les kibboutzniks nous emmènent dans le désert du Néguev. Nous partons très tôt, il fait très froid, mais quelques heures plus tard la température oscille autour de 30 °C. Il y a quelques campements de Bédouins, et nous demandons au chauffeur de nous arrêter pour aller leur parler. Refus catégorique, car ce sont « des Arabes ». Albert Spiro intervient en notre faveur auprès du chauffeur. Nouveau refus et, pour la première fois, nous voyons deux kibboutzniks qui se mettent en colère l’un contre l’autre.

Le retour en bateau est plus éprouvant que l’aller. Les kibboutzniks nous fournissent un peu de nourriture en boîte pour la traversée (sardines et maïs), à nous de compléter en faisant quelques courses avant le départ. Mais il n’y a aucun commerce sur le port, faire des courses est impossible. Ne manger que des sardines est vite écœurant, et nous savons d’expérience que faire la manche pour un peu de nourriture ne nous apportera pratiquement rien. Parfois quelques œufs durs, mais nous sommes seize. En arrivant à Venise, nous nous précipitons dans le premier restaurant venu et nous engloutissons des tonnes de pâtes ! Enfin rassasiés ! Retour en train jusqu’à Bordeaux sans problème. Les vacances sont terminées ! Dans quelques jours ce sera, enfin, la faculté de Médecine.

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