Merlin ou la vie autrement - Colette Becuzzi - E-Book

Merlin ou la vie autrement E-Book

Colette Becuzzi

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Beschreibung

Benjamin Moldock est un forban renommé qui sévit en Méditerranée. Sa rencontre sur l'île de Malte, d'abord avec un vieux sage qu'il surnomme Merlin, puis avec Annabella, dont il s'éprend, va changer sa manière d'appréhender la vie. Malheureusement, au début de leur aventure, cette femme l'envoie aux galères en le trahissant auprès de son ancien amant, un homme à la colère insatiable. Mais Benjamin veut à tout prix sauver son histoire d'amour.

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Seitenzahl: 575

Veröffentlichungsjahr: 2019

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Je dédie cet ouvrage à mes proches qui me soutiennent dans ma démarche créative et à tous les êtres qui sont sur le chemin de la connaissance de soi.

L'homme n'est analogue à Dieu qu'en ce centre de lui-même qui lui est voilé et il ne peut le rejoindre que par une conversion totale, qui fait de lui un homme « nouveau »1.

1. A. Béguin, L'Âme romantique et le rêve,1939, p. 56

http://www.lexilogos.com/français_langue_dictionnaires.htm.

Table des matières

PREMIÈRE PARTIE UNE VIE D'AVENTURES

Chapitre Un

Chapitre Deux

Chapitre Trois

Chapitre Quatre

Chapitre Cinq

Chapitre Six

Chapitre Sept

Chapitre Huit

Chapitre Neuf

Chapitre Dix

Chapitre Onze

Chapitre Douze

Chapitre Treize

Chapitre Quatorze

Chapitre Quinze

Chapitre Seize

Chapitre Dix-sept

Chapitre Dix-huit

Chapitre Dix-neuf

Chapitre Vingt

DEUXIÈME PARTIE LAVIE AUTREMENT

Chapitre Vingt et un

Chapitre Vingt-deux

Chapitre Vingt-trois

Chapitre Vingt-quatre

Chapitre Vingt-cinq

Chapitre Vingt-six

Chapitre Vingt-sept

Chapitre Vingt-huit

Chapitre Vingt-neuf.

Chapitre Trente

Chapitre Trente et un

Chapitre Trente-deux

Chapitre Trente-trois

Chapitre Trente-quatre

Chapitre Trente-cinq

Chapitre Trente-six

Chapitre Trente-sept

Chapitre Trente-huit

Chapitre Trente-neuf

Chapitre Quarante

Chapitre Quarante et un

Chapitre Quarante-deux

Chapitre Quarante-trois

Première partie Une vie d'aventures

Chapitre Un

La tempête se lève en Méditerranée. Le canot n'est pas si loin des côtes de l'île de Malte, et s'ils sont assez courageux pour ramer, ils auront atteint la rive avant qu'elle n'éclate et la réputation de Benjamin Moldock ne sera pas entachée du sang de ses victimes.

Encore une fois, il a réussi à terminer ce qu'il appelle son sauvetage à temps. Il a abordé ce navire en ayant eu soin au préalable de scruter le ciel et de s'assurer que le temps allait changer. Il attend que la mer soit grosse, ce qui lui permet d'arraisonner les bâtiments qu'il convoite par surprise.

Depuis quelques mois en effet, il ne donne l'assaut qu'à des bateaux de commerce de taille moyenne et essaie, dans toute la mesure du possible, de ne pas verser de sang.

Aujourd'hui encore, il a pu s'en sortir sans effusion de violence. Il est vrai que, son charme opérant, il n'a aucun mal à détrousser les dames car il joue le joli cœur pendant que ses hommes se chargent de tenir les messieurs en joue et de leur ligoter les mains jusqu'à ce qu'ils aient tous été transférés dans les canots.

Il garde ces dames en otage et les conduit sur la terre ferme en les traitant au mieux malgré les récriminations de ses compagnons qui aimeraient parfois profiter des charmes féminins qu'ils ont à portée de main. Ces derniers savent que s'ils enfreignent les règles ils serviront d'appât aux poissons.

Moldock a toujours rigoureusement fait respecter ce qu'il a instauré et ses hommes ont toujours obéi car, connaissant l'avidité de l'être humain, il sait se montrer juste et équitable envers chacun d'eux au moment du partage du butin. Ils savent aussi que, depuis quelques mois, les pirates font l'objet de sévères poursuites dans le bassin méditerranéen et que les châtiments qui les guettent lorsqu'ils sont jugés pour leurs méfaits sont terribles.

Tous connaissent bien les galères de l'ordre de Malte et aucun d'entre eux n'aimerait en goûter. Moldock en particulier qui, depuis quelque temps, sent confusément qu'il doit s'en méfier. De plus, il n'a aucune envie de risquer sa vie et sa liberté comme auparavant, lorsque l'inconscience de sa jeunesse semblait le rendre invulnérable malgré les menaces non voilées d'un certain Luc de Boyer d'Argens. Le monde des forbans avait appris que cet homme avait publié, il y a bien des années, « pour l'usage des chevaliers de Malthe », ses réflexions personnelles sur les devoirs desdits chevaliers qui, selon lui, étaient « de défendre la Religion contre les Infidèles, de détruire les pirates et les Mahométans »2.

Il sent qu'un profond changement s'est opéré en lui dont il ne connaît pas la cause. Parfois, il ne se comprend pas. Ses réactions lui sont étrangères, comme si un autre Benjamin Moldock prenait sa place et le guidait dans ses paroles et ses actes.

Avant même que ses compagnons agissent, il sait déjà ce qu'ils vont faire. Il est surpris lui-même de cet état de fait, mais eux le sont encore plus lorsqu'il prévient leurs gestes. Cela a créé une énorme tension au départ qui s'est peu à peu estompée dès lors qu'ils ont fait la connaissance du vieil homme.

Ils venaient d'arraisonner un bateau de commerce et s'étaient battus à l'arme blanche et aux pistolets. Deux de ses compagnons avaient trouvé la mort et dans le camp adverse, peu étaient encore vaillants. Tous avaient de profondes blessures et certains étaient à l'agonie.

Moldock avait toujours détesté les carnages et la vue du pont couvert de sang le révulsait. Il insista pour que les deux sloops soient conduits vers la terre ferme afin de débarquer les blessés et si le hasard lui était favorable, de pouvoir les faire soigner. Dans son for intérieur, il se jurait que cela ne se reproduirait plus jamais.

Aucun des mariniers n'avait apprécié cet abordage, et se saisir du butin dans ces conditions extrêmes ne les avait pas vraiment enchantés. Ils accostèrent dans une enclave qu'ils ne connaissaient pas et qui semblait déserte. Ils débarquèrent femmes et marchandises, laissant les blessés à bord sous bonne garde, tout en ayant pris soin de ligoter ceux qui semblaient plus légèrement atteints.

Moldock et quelques hommes marchèrent un moment et finirent par trouver une habitation. Là, un vieil homme les accueillit avec une telle amabilité qu'ils en furent touchés. Sa voix était si douce et harmonieuse qu'on se laissait bercer par ses paroles. Après des moments aussi durs, cette voix était un baume au cœur de Moldock. Quelque chose s'ouvrait en lui à ces paroles, comme une force inhabituelle qui le prenait tout entier et le faisait se sentir différent.

Cette sensation était si impressionnante que son cœur battait plus fort dans sa poitrine. Il s'adressa au vieillard et lui demanda s'il lui était possible d'aller soigner les blessés restés sur leur embarcation. Ce dernier demanda à ce qu'au moins deux femmes puissent le seconder et Moldock détacha quatre de ses hommes, auxquels il se joindrait, pour les accompagner et aider à les surveiller. Les autres garderaient les otages.

Le vieil homme s'abstint de tout commentaire en découvrant l'état des hommes. Il se borna à donner des ordres aux femmes, qui l'assistaient avec célérité, désireuses de sauver un maximum de vies humaines.

Lorsqu'il eut fini, il fit face à Moldock qui, sous le poids de son regard, ressentit la honte et le dégoût de soi monter en lui et le submerger comme une lame de fond. Il ne savait quelle attitude adopter devant ce regard qui en disait beaucoup plus que le moindre mot.

Puis il se tourna et demanda aux femmes de veiller sur les blessés. Il avait besoin d'autres herbes pour soigner et il devait aller jusqu'à sa demeure pour les préparer. Il serait de retour sous peu et demandait à Moldock de bien vouloir l'accompagner.

En chemin, il ne lui adressa même pas la parole, mais son silence était plus éloquent que n'importe quel mot qu'il aurait pu proférer. Il faisait partie de ces êtres qui savent faire passer un message d'âme à âme. Et Moldock l'avait parfaitement capté.

Il savait que c'était la dernière fois qu'il se comportait ainsi, qu'il était impératif que sa vie prenne un autre tournant. Pris dans l'engrenage comme il l'était, saurait-il s'arrêter à temps ?

Il sentait que le vieillard qu'il venait de rencontrer marquerait ce tournant, s'il savait l'écouter. Les blessés nécessitant des soins quotidiens, il avait décidé de rester sur place jusqu'à ce qu'ils soient aptes à reprendre la mer.

Il songeait avec amertume que c'était une piètre façon de racheter « sa conduite de sauvage », comme il se le disait parfois, mais au moins aurait-il l'âme en paix s'il était certain que ces hommes et ces femmes puissent regagner leur pays. Le regard que le vieil homme avait à son endroit le mettait mal à l'aise et souvent, il feignait de l'ignorer.

Un jour cependant, alors qu'ils venaient de terminer les soins aux blessés qui avaient été rapatriés sur l'île dès qu'ils avaient pu y être acheminés sans risque, il s'adressa à Moldock en ces termes :

– Quand à l'intérieur les choses commencent à bouger, on a envie de tout effacer et recommencer à zéro. N'est-ce pas ce qui t'arrive en ce moment ? Toutes ces tribulations seulement pour de l'argent, n'est-ce pas superflu ? Vois-tu, l'ami, je ne possède rien. Cette maison est une vieille bergerie abandonnée. Un jour où je me promenais ici pour y chercher des plantes médicinales, j'y ai élu domicile. J'ai longtemps vécu dans des lieux habités, mais aujourd'hui, je n'aspire qu'à la tranquillité. Je ne reste pas toujours au même endroit, car les plantes m'appellent parfois pour que j'aille les cueillir ailleurs et déterminer leurs propriétés curatives. Les plantes sont mes amies les plus chères, et pour l'amour de la nature, j'ai renoncé à la vie traditionnelle des hommes. Sache que le jour où tu auras vraiment décidé de changer d'existence, tu te tourneras vers la nature. Elle est source d'équilibre et de sérénité. Sans elle, l'être humain perd ses repères et devient pire qu'un animal. À force de voguer sur les mers, sans aucun port d'attache, tu as perdu ton humanité. Aujourd'hui, tes désirs profonds ont changé et tu es sur la voie d'un revirement total de vie. Cela n'ira pas sans mal, mais tu y parviendras. Au fond, tu es un être noble et généreux, mais tu t'es égaré sur un chemin qui ne te convient pas, qui ne t'a jamais réellement convenu. Mais il a forgé ton caractère et à travers ce que tu as vécu, tu sauras reconnaître si la direction que tu prends est juste ou non. Je ne t'en dis pas plus. Si tu veux me voir, tu peux revenir ici quand tu le voudras. Un nombre encore assez conséquent de plantes m'attendent.

– Merci de m'éclairer sur les choix que je dois faire. Il est vrai que depuis quelque temps, je sens que je dois changer de cap, mais que faire ? Il me serait difficile de couper court avec ces hommes. Ils sont ma seule famille. Cela fait tant d'années que nous sillonnons les mers ensemble que j'aurais du mal à les abandonner. Ils ne m'ont en outre jamais déserté dans les moments difficiles que j'ai traversés. Je sais qu'ils ne sont pas prêts à quitter ce genre d'existence. Ils ont encore besoin que je les guide pour éviter qu'ils ne reproduisent ce qui s'est passé dernièrement. Actuellement, la tête des pirates est mise à prix et c'est avec cette crainte que je pourrai parvenir à les orienter vers autre chose.

- Bien que tu te donnes parfois des airs de féroce conquérant, ton cœur est bon et charitable. C'est la raison pour laquelle tu ne peux plus continuer à harponner tes semblables pour de l'argent. Ce mode de fonctionnement ne correspond plus à ce que tu es en vérité. Et si tu persistes, tu ne rencontreras que des difficultés, car ton âme continuera à essayer de te faire comprendre que tu es dans l'erreur. C'est ainsi. Ceux qui font la sourde oreille à leurs intuitions pour n'agir qu'en fonction des pulsions primaires qui les animent vont toujours au-devant de problèmes. Souviens-t'en !

– Merci de m'avoir aidé à sauver ces braves gens. Je sais que nous nous reverrons. Quand, je ne sais pas, mais oui, nous nous reverrons. C'est une certitude pour moi.

Lorsque Moldock décida qu'il était temps pour eux de repartir, il le fit à regret. Il eut la sensation que tous avaient été transformés. Ses hommes devaient se forcer pour paraître autoritaire avec leurs prisonniers. Il s'était établi entre eux, pendant tout le temps qu'ils avaient passé avec leur hôte, un climat de courtoisie dont ils ne parvenaient plus à se départir.

Ils embarquèrent et mirent le cap en direction de la cité de La Valette afin que les commerçants puissent trouver un capitaine et son équipage pour reconduire leur sloop vers leur destination d'origine. Ils étaient presque reconnaissants à leurs agresseurs de leur avoir fait vivre ces quelques jours avec « l'homme sage ». C'est ainsi que certains d'entre eux l'avaient surnommé.

Lorsqu'ils se quittèrent ce fut en toute cordialité. Ils ne se promirent pas de se revoir, mais Moldock leur affirma que s'il devait les croiser à nouveau quelque part, il se souviendrait des moments qu'ils avaient vécus ensemble. Puis il enjoignit à ceux de ses hommes qui avaient dirigé le sloop des commerçants de monter à bord et ils reprirent la mer.

Moldock avait un air morose et un visible manque de conviction l'animait lorsqu'il prit conscience qu'il devait reprendre ses activités de forban. Pendant près de deux semaines, ils n'arraisonnèrent aucun bateau, se contentant de vivre sur leurs réserves. Ils faisaient halte dans des ports qu'ils connaissaient bien et allaient se restaurer dans des gargotes où l'ambiance lui pesait à cause de la rudesse de ceux qui les fréquentaient.

Un jour où il était dans l'un de ces lieux, son visage s'éclaira soudain. Une femme, qui ne semblait pas y avoir sa place, venait d'y entrer. Il la regardait si intensément qu'elle finit par lever les yeux sur lui. Lorsque leurs regards se croisèrent, ils se sentirent inexorablement attirés l'un vers l'autre.

Elle lui sourit et lorsqu'elle eut fini sa conversation, il s'avança vers elle pour lui parler. Elle ne s'en offusqua pas et ils bavardèrent pendant un long moment. Puis elle s'éclipsa sans lui promettre de le revoir et il se sentit profondément troublé à l'idée que cette rencontre pourrait ne pas avoir de suite.

Ses compagnons le taquinèrent de manière un peu trop grotesque en voyant sa mine et, le temps n'étant pas pour lui à la plaisanterie, il leur intima l'ordre de retourner au sloop et de remonter à bord immédiatement. Une seconde transformation venait de s'opérer en Moldock.

« Décidément, rien ne sera plus comme avant » se dirent les pirates. Et pour eux, ces changements n'auguraient rien de bon.

2. Citation tirée de l'ouvrage de L. de Boyer d'Argens, Réflexions politiques sur l'état et les devoirs des chevaliers de Malthe, 1739, cit., p. 115

Renseignement trouvé sur le site Internet :

http://www.storiamediterranea.it/public/mdl_dir/b704.pdf.

Chapitre Deux

Les mâchoires serrées, il rame. Il pense à ce jour de tempête où sa vie a basculé et la rage s'empare de lui. Alors, il rame plus fort, plus vite et ses compagnons ont du mal à suivre son mouvement. Mais c'est ainsi qu'il passe ses colères. Colères contre lui-même de n'avoir pas su s'arrêter à temps malgré...

Il se souvient encore de cette petite voix insidieuse qui lui suggérait de tout stopper, de trouver un endroit calme où finir tranquillement ses jours. Au lieu de cela, il est coincé sur le banc de cette galère qui l'emmène dieu sait où. Sans doute l'endroit est-il sûr, car cela ne fait que quelques heures qu'il est là, mais il a déjà compris que ses compagnons d'infortune ne sont pas des saints.

Il se persuade que, comme il connaît bien l'univers des bateaux puisqu'il y a passé toute sa vie, il doit pouvoir trouver le moyen de s'en évader. Comment et pour aller où ? il ne le sait pas. Avec ces fers aux chevilles, comment pourrait-il s'en sortir ? Convaincre ses co-équipiers de s'allier à lui est impossible, car ils ne peuvent communiquer sur cette couverte3 où tous les membres de l'équipage s'activent autour d'eux.

Comment a-t-il pu en arriver là ? Une trop grande confiance en lui et en ses compagnons lui a fait oublier la prudence. Ce n'est cependant pas ainsi qu'il procédait lorsqu'il n'était pas encore réputé comme aujourd'hui. Il mettait plus de hargne à la besogne et moins de raillerie. N'est-ce pas ce qui l'a perdu ?

Grâce à l'argousin4 qui l'a enchaîné, il sait maintenant où il va finir : au bagne de Toulon. Avec un sourire vicieux, il lui a aussi fait comprendre qu'on s'évade rarement du bagne. S'il doit s'en sortir, ce sera ici, en mer. Heureusement pour lui, son territoire ne s'est jamais étendu au-delà du bassin méditerranéen, ce qui lui a permis de bien le connaître.

En ramant rageusement, il réfléchit aux derniers événements qui ont précédé sa capture, puis son embarquement à bord de cette galère. Il remonte peu à peu le fil de ces maudits jours et passe méticuleusement en revue tout ce qui est advenu. Il doit trouver la faille, l'incident qui a enrayé l'engrenage bien huilé de sa vie de pirate.

La première image qui se présente à lui est celle de sa compagne, sa chère Annabella. Où est-elle en ce moment ? Si elle aussi a été capturée, dieu sait où elle aura été emmenée. Sur cette galère, il ne doit plus penser, simplement ramer en silence.

À peine ouvrent-ils la bouche, ne serait-ce que pour bailler, que le gourdin5 claque à leurs oreilles. L'homme qui les surveille a plus de méchanceté que d'intelligence. Il a, contre Moldock en particulier, une haine qu'il ne cache nullement.

C'est sans doute pour cela qu'il l'a placé dans le coin le plus retiré de la couverte, là où les mariniers passent rarement, afin qu'il soit encore plus à sa merci. Son seul regard ferait blêmir le plus audacieux des hommes qui tenteraient de l'affronter.

Mais lui, Moldock, connaît les faiblesses de ce genre de personnage : ils sont vils et veules, et seule l'autorité qu'ils assument leur donne l'impression d'exister. Ils n'ont rien connu d'autre dans leur vie que la chanson du gourdin dont ils maîtrisent parfaitement le claquement.

D'ailleurs, chacun de ces claquements lui procure, Moldock le lit dans son regard, une jouissance extraordinaire. Bien évidemment, il n'a jamais goûté aux plaisirs de l'amour. Avec son faciès, il ferait fuir des légions de femmes en mal d'amour. C'est, selon lui, la raison pour laquelle il se venge sur des hommes qui ne peuvent se défendre.

Suivant le fil de ses pensées, Moldock se plait à imaginer qu'ils se rencontrent en dehors de cette embarcation. Il voit le visage du cerbère se transformer : un rictus tord sa bouche, ses yeux se révulsent, la peur le prend jusque dans ses entrailles et il se laisse aller aux instincts les plus primaires de l'être humain. Il infeste ses pantalons d'une urine fétide qui ne peut que le rendre encore plus méprisable.

Moldock n'a pas surveillé ses réactions et le sourire vengeur qui anime son visage le trahit. L'argousin, que les rameurs ont surnommé Gargouille, fonce sur lui, heureux de pouvoir enfin passer sa hargne longtemps contenue sur Moldock. Ce dernier est tout ce que lui, Gargouille, aurait aimé être : un être courageux, aventureux et qui plait aux femmes.

Lui n'est que le garde chiourme de ces hommes au passé tumultueux mais dont l'audace le fascine car ils n'hésitent devant rien. La mort elle-même ne les impressionne plus. Leur vie n'a été qu'une suite de chances fortuites de survie qui les a endurcis. Lui n'a que sa jalousie, son envie comme moteur de ses actes. Vivre parmi des hors-la-loi sur qui il peut se venger lui permet de mieux accepter, voire d'oublier sa laideur et son œil glauque que seuls ses élans de férocité animent.

Moldock comprend cet homme sans avoir eu besoin de lui parler. Il sent ses frustrations et ses désirs les plus profonds. Mais il se dit aussi qu'il finira sans doute ses jours sur cette galère sans avoir modifié sa vie d'un iota. À moins que... L'espèce humaine a parfois des revirements d'attitude qui vous surprennent.

Pour le moment, l'œil torve de Gargouille est sur lui et pétille d'une joie mal contenue. Gargouille prend son temps. Il savoure ce moment où il sait que, l'autre étant à sa merci, il ne pourra que pousser des cris de douleurs auxquels personne ne répondra.

C'est précisément le moment que choisit Moldock pour le fixer de son regard perçant. Le gourdin est déjà en l'air, mais peu à peu il voit Gargouille se muer en statue et son bras reste en suspens. Il sourit, tout en envoyant des pensées de fraternité et d'amour à l'argousin.

Lentement, le visage du cerbère semble se radoucir, le bras descend et pour la première fois dans la carrière de Gargouille, le gourdin ne claque pas. Le temps de la surprise, les rameurs ont suspendu leur mouvement, qu'ils reprennent rapidement sachant ce qu'il leur en coûterait de stopper la galère. Moldock, lui, n'a pas cessé de ramer.

Il ne doit cependant pas relâcher son emprise sur Gargouille. Le regard et la pensée sont importants dans ce qu'il tente avec lui. Moldock a perdu la notion du temps. Il lui semble même que ses compagnons rament plus vite. Il maintient toujours Gargouille sous son emprise. Combien de temps encore ?

Le regard de Moldock agit à tel point que le visage du cerbère se transforme et un semblant d'humanité rend ses traits moins repoussants. Moldock continue à lui envoyer des pensées positives. Il désire mettre en application ce que le vieil homme qu'il a rencontré il y a quelque temps lui a enseigné.

Comment cet homme a-t-il su qu'il avait en lui de tels pouvoirs ? Il ne s'est pas entraîné beaucoup avec lui, et cependant, il parvient à tenir Gargouille sous la seule influence de ses yeux et des pensées qu'il lui envoie. Le vieil homme a bien insisté sur le fait que sa pensée est importante.

Il n'a cependant pas beaucoup expérimenté cette technique pour connaître son résultat. Les seules personnes sur lesquelles il a pu s'exercer étaient des amis qu'il aimait bien et envers qui il n'était pas difficile d'avoir des pensées d'amour.

Avec Gargouille, il espère être suffisamment sincère pour que le stratagème soit efficace. Car le but à atteindre est de transmuter sont agressivité, si possible en douceur ou du moins en indifférence, afin qu'il ne torture plus les hommes de la galère.

Du moins, c'est ce qu'il espère, car le vieux sage n'a pas eu le temps de l'initier au-delà, les événements n'ayant pas permis qu'ils aillent plus avant. Maintenant, il doit continuer à insinuer des intentions positives, de l'amour en Gargouille, afin de l'humaniser un peu.

Cela fait partie du défi. Il n'a pas envie que sa colère soit décuplée lorsque son regard devra lâcher son emprise. Tout l'art de cette méthode réside dans son habileté à insuffler l'amour dans la conscience de l'autre.

Il a appris, non par expérience, mais grâce aux enseignements de cet être particulier dont il a croisé la route par le plus grand des hasards, que l'amour est ce que recherche tout être humain. Lui-même a d'ailleurs beaucoup changé à son contact et à bien y réfléchir, n'est-ce pas ce qui l'a perdu dans son métier de forban ? Ne doit-il pas expérimenter la triste réalité qu'il traverse actuellement afin de mieux comprendre la vie et les êtres qu'il rencontre ? Il a toujours le regard vrillé dans celui de Gargouille. Soudain, tout autour de lui, une lumière apparaît. Est-ce un mirage ? Dans ce fond de galère où il fait sombre, elle lui semble irréelle.

Et pourtant, il voit Gargouille nimbé d'une auréole qui adoucit ses traits et fait de lui un être tout à fait acceptable à la vue. Il se demande alors si nos pensées ont une influence sur notre apparence extérieure, car chez Gargouille, la transformation est flagrante.

Il ressemble finalement à un être tout ce qu'il y a de plus humain. Ses traits n'ont plus la laideur qui le caractérisait, son œil n'est plus torve, mais il brille d'un éclat qui donne à son visage un air poupin que Moldock a du mal à reconnaître.

Mais que font les autres pendant ce temps ? Quelqu'un a-t-il vu le changement ou est-ce seulement une illusion d'optique qui n'a affecté que lui, Moldock, parce qu'il essaye de transformer Gargouille ? De quel droit, d'ailleurs ?

Toutes ces questions ne doivent pas le détourner de son but. Il continue son œuvre d'humanisation encore quelques instants. Qu'adviendra-t-il cependant lorsque Gargouille reviendra à lui ? En cet instant, peut-être navigue-t-il dans un monde imaginaire ou magique où il est redevenu, comme par miracle, le petit garçon qu'il aurait pu être il y a des années.

C'est ce que Moldock ressent en observant les traits de son visage. Quelle enfance a-t-il vécu pour qu'il soit à ce point marqué jusque dans son être physique ? Bientôt, Moldock devra cesser son travail d'harmonisation, le laisser revenir dans ce lieu sale et morbide. Il espère que le choc ne sera pas trop violent et que Gargouille n'en sera pas affecté au point de devenir encore plus féroce et intransigeant qu'avant.

D'après son vieil ami, qu'il avait surnommé Merlin tant il lui ressemblait, la transformation est durable car dans l'être qui reçoit ce cadeau, rien n'est plus comme avant. Des blessures anciennes sont effacées à jamais de la mémoire consciente pour se transformer en désir d'harmonie et de fraternité avec ses pairs.

Dans quelques instants, il saura si l'âme de Gargouille a répondu favorablement aux impulsions qu'il lui a insufflées.

Il se renforce dans l'idée que tout se passe pour le mieux dès que Gargouille revient à lui. Il s'efforce de garder son calme et lentement, son regard se détache du cerbère. Il revient à ses rames et se concentre sur ce qu'il fait. Il n'ose même pas le regarder du coin de l'œil de peur d'attirer l'attention sur lui. Laisser décanter la situation est la meilleure attitude à avoir.

Discrètement, il scrute les visages alentour pour tenter de savoir ce qui se passe. Aucune réaction ne se lit sur les traits de ses compagnons qui tous sont absorbés dans le dur labeur qui leur est infligé : ils rament en silence et seul le clapotis de l'eau se fait entendre ; ils rament avec courage et ténacité, peut-être avec au fond de leur cœur, l'espoir que Gargouille se soit amadoué.

Les quelques minutes qui se sont écoulées semblent une éternité et le silence devient pesant, à tel point que Moldock en vient à regretter ce qu'il a fait. Il est toujours centré sur l'acte de ramer et n'entend pas le pas de Gargouille s'approcher de lui. Lorsque le cerbère lui tape amicalement sur l'épaule, il sursaute. L'homme le regarde avec une bienveillance qui ne semble pas feinte, mais Moldock reste sur ses gardes. Il n'est pas certain d'avoir réussi à faire de Gargouille un être sensible à autre chose qu'à l'exercice de son autorité.

Cependant, lorsque leurs regards se croisent, celui de Gargouille n'est plus habité par la haine. Moldock attend. L'autre le regarde encore sans mot dire. Encore une fois, les minutes s'étirent à l'infini. Mais Gargouille n'a pas le temps d'ouvrir la bouche que la voix du capitaine se fait entendre alors qu'il crie au comite :

– Notre homme, avertissez qu'on va fringuer la voile de trinquet.

Le capitaine s'adresse ensuite à Gargouille à qui il donne l'ordre de faire activer ses hommes. C'est dans ces instants qu'habituellement le gourdin émet ses claquements les plus stridents. Mais Gargouille parle, encourage avec des mots inhabituels dans sa bouche qui surprennent tellement les rameurs qu'ils s'y donnent à fond.

Ils ne savent pas pourquoi, mais cette voix les stimule et leur entrain est tel qu'il laisse le capitaine bouche bée de surprise. Ils distancent rapidement le navire et pensent être hors de portée de l'agresseur lorsque soudain, à tribord, des voix hurlent : « À l'abordage ! » Se croyant hors de danger, l'effet de surprise est d'autant plus conséquent.

L'équipage n'était absolument pas préparé à un tel assaut et il lui est bien difficile de se défendre, d'autant plus que l'embarcation à laquelle ils venaient d'échapper les a rejoints. Les hommes de bord se défendent du mieux qu'ils peuvent mais les attaquants sont nombreux. Très rapidement, les mariniers de la galère sont débordés malgré le courage et la bravoure avec lesquels ils affrontent leurs assaillants.

Gargouille ne sait quel parti prendre. Doit-il se cacher parmi les hommes enchaînés de la galère ou bien doit-il se rallier à l'équipage ? Une petite voix à l'intérieur lui suggère de se fondre dans la masse des rameurs, qu'il en va de son salut. Alors, il jette discrètement son gourdin par-dessus bord et s'assied aux côtés de Moldock. Il n'a cependant pas de boulet au pied. Comment peut-il prétendre être un galérien dans ces conditions ?

Il tente de se fondre dans l'ombre de Moldock alors que sur le pont règne une indescriptible pagaille. Combien de temps tiendra-t-il sans qu'on s'aperçoive de son subterfuge ? Il ne sait pas mais il espère que tous soient occupés encore longtemps et qu'il puisse ramer aux côtés de Moldock jusqu'à la fin de la bagarre. Il n'ose même pas regarder autour de lui de peur d'attirer l'attention. Jamais de sa vie il ne s'est fait aussi petit.

Lui revient alors en mémoire combien il a été insignifiant pour sa mère. Il se souvient avec angoisse que jamais elle n'a eu d'attention ni de geste affectueux envers lui, bien au contraire. S'il s'est caché derrière cette autorité feinte, c'est par peur du regard des autres. Il se sent tellement vulnérable. Il n'a rien, absolument rien qui puisse intéresser ses semblables puisque sa propre mère ne l'a jamais regardé. Il sait en outre que son physique n'est pas des plus attrayants. Un redoublement de violence sur la couverte le tire de ses préoccupations.

« Comment vont-ils se tirer du mauvais pas où ils se trouvent actuellement ? Quelle va être la réaction de Moldock lorsque la bagarre aura pris fin ? Le jettera-t-il en pâture aux vainqueurs ou bien le laissera-t-il continuer à ramer paisiblement à ses côtés ? » Autant de questions pour lesquelles il n'a pas de réponse.

Le travail est ardu, mais il y met tout son cœur afin de passer le plus inaperçu possible. Moldock l'ignore et c'est plus que ce qu'il espérait de lui. Il a la sensation que ce dernier est très content de cet accostage. Il lui semble même qu'il rit sous cape.

Comment peut-il réagir ainsi quand nul ne sait comment ce revirement de situation va se terminer ? Bien sûr, il ne sait pas d'où vient Moldock, quelle a été sa vie auparavant. Il lui semble cependant que cette diversion le met en joie. Il n'ose pas trop le regarder, mais il sent que son voisin de banc est parfois secoué. Il ne sait pas si c'est de rire ou s'il tousse simplement.

3. Contrairement à la plupart des vaisseaux, les galères n'avaient qu'un seul pont, qu'on appelait la couverte.http://www.sea-job.com/histoire4.htm

4. Bas officier qui était chargé de la surveillance des galériens et des forçats http://www.cnrtl.fr/definition/argousin

5. Bout de corde dont les comites des galères frappaient les gens de la chiourme, pour stimuler leur activité pendant la manœuvre des rames, ou pour les châtier. http://www.cnrd.fr/definition/gourdin.

Chapitre Trois

Lorsque la paix reviendra sur le pont, il saura enfin ce qui s'est passé et le sort qui leur est réservé, à lui et aux forçats. S'ils sont jetés à la mer, bien que lui, Gargouille, ne sache pas nager, il aura au moins l'avantage de pouvoir se laisser flotter car un jour, un homme lui a expliqué comment se laisser porter par la mer. Il se souvient encore de ses explications et espère que cela suffira pour qu'il s'en sorte.

Les autres, avec leur boulet au pied, auront bien du mal à surnager. Il trouve cependant étrange qu'aucun des forçats ne soit pris à parti par les hommes qui les ont abordés. À moins qu'ils ne se soient attaqués qu'à ceux des bancs de la bande senestre6. Il ne désire aucunement se risquer à regarder car pour l'instant la proximité de Moldock le rassure. Il ne comprend pas pourquoi.

D'ailleurs, il saura bien assez tôt ce qu'il devra augurer de l'avenir. La bataille fait toujours rage et il se demande qui sortira vainqueur. Il y a un tel brouhaha sur la couverte qu'il ne parvient même pas à reconnaître les voix. Il sait qu'ils sont très nombreux car le vacarme est assourdissant. Ils parlent la langue franque7, agrémentée de codes8, celle adoptée par les forbans qui sévissent en Méditerranée. Il a levé la tête un court instant et distingue in extremis, près des bancs senestres des forçats, la livrée d'un membre de l'équipage que l'on lance par-dessus bord.

« Sans doute est-il mort » se dit-il. Et il tremble à la pensée qu'un sort identique lui sera peut-être réservé lorsqu'on s'apercevra de sa supercherie. Il songe au moment où le calme reviendra et où il devra payer très cher ces instants de tranquillité qu'il goûte avec bonheur alors qu'il devrait être au sein de la mêlée au risque d'en perdre la vie.

Puis lui vient l'idée que Moldock ne l'a pas éjecté du banc lorsqu'il s'est assis et il n'en comprend pas la raison. Vu la haine qu'il lui avait montrée lorsque ce dernier a pris place dans la galère, il aurait dû vouloir se venger et le pousser dans la bagarre. Or, il n'en a rien fait. Pourquoi l'a-t-il laissé s'asseoir près de lui sans mot dire ?

Il ne comprend décidément pas cet homme. Il a l'air d'un brigand, d'un voyou et cependant il ne semble avoir aucune rancune contre lui, ni désir de vengeance. Cette attitude de Moldock laisse Gargouille perplexe.

Perdu dans ses pensées, il n'a pas entendu les pas de l'homme qui s'approche d'eux. Il sursaute lorsqu'il entend une voix inconnue près de lui :

– Moldock, mon ami. Quel bonheur de te voir sain et sauf. J'ai bien cru que nous n'en finirions jamais avec l'escadre de cette galère. Dieu qu'ils se sont bien défendus ! Mais nous avons fini par les avoir. Nous allons vous enlever les chaînes. Tous ces hommes aspirent à une liberté bien méritée. Qu'en dis-tu, mon ami ?

– Certainement qu'ils ont grande soif de liberté, comme moi-même d'ailleurs. Jamais je n'aurais pensé que tu viendrais me délivrer. Comment as-tu su que je moisissais sur cette maudite galère ?

– Le jour où tu as été pris, j'ai rencontré un homme qui a tout vu et m'a conté avec force détails tout ce qui s'était passé. J'ai rameuté tous nos amis communs et nous avons immédiatement pris la mer à la poursuite de cette fichue galère. Viens, que je t'enlève tes fers. Tu as porté ces entraves pendant assez longtemps maintenant. Il est grand temps que tu reprennes du mouvement, sinon, tu ne seras plus capable de rien d'autre que de te servir de tes bras. Quoique, si c'est pour enlacer ta belle Annabella, je pense que tu n'y verras aucun inconvénient.

– Sais-tu ce qu'elle est devenue ? Quelqu'un l'a-t-il vue ? Où l'a-t-on emmenée ? Dis-moi, je t'en conjure, dis-moi qu'elle est en lieu sûr.

– Je ne peux rien affirmer, mais il semblerait que, selon ceux qui t'ont vu emmener, elle aurait réussi à s'échapper au moment même où on t'a cueilli sur le port. Je pense qu'elle a préféré s'éclipser pour pouvoir venir à ta rescousse plutôt que d'être envoyée dans une prison étrangère. Personnellement, je suis parti trop vite pour qu'elle puisse entrer en contact avec moi. Aussi, ne perdons pas de temps en vaines palabres et activons-nous à ôter les fers à tous ces hommes, à commencer par toi.

C'est alors que Gargouille ose un regard en direction de Moldock qui ne montre aucune surprise à le voir près de lui et l'envoie immédiatement chercher les outils nécessaires. Mais notre homme ne bouge pas. Il attend, le regard anxieux.

Il peut à peine parler et tente, par un effort surhumain, d'ouvrir la bouche pour enfin signifier à Moldock que sa vie est en danger. Il finit par articuler que, si tous les forçats sont détachés, la plupart voudront se venger des mauvais traitements qu'il leur a fait subir. Moldock s'adresse alors aux rameurs en ces termes :

– Chers compagnons, bientôt vous serez libres. Pour le moment, nous avons besoin de cet homme pour que nous puissions enlever vos chaînes plus rapidement. Il est le mieux placé de nous tous pour faire le travail courtement, vous le savez aussi bien que moi. Je n'ai pas l'intention de moisir dans ces parages. Aussi, ayez-la bonté de ne rien tenter contre lui. Je me charge de notre homme à peine serons-nous arrivés à destination.

Quelques mots de protestation fusent dans la masse des forçats, mais Moldock les arrête immédiatement :

– Ceux qui ne sont pas d'accord avec ce principe garderont leurs fers. Vous venez d'être sauvés par mes amis et vous nous devez obéissance, à Bras-de-fer ici présent et à moi-même.

Dès lors, un rude labeur commença pour Gargouille et quelques-uns des comparses de Bras-de-fer. Pendant ce temps, Moldock et lui surveillaient les opérations, désirant s'assurer que tout se déroulerait sans heurt. Lorsque tous les rameurs furent libres de leurs mouvements, la galère, toutes voiles dehors, repartit en direction de Malte, escortée par les deux vaisseaux des pirates.

Trop heureux de retrouver sous peu une liberté que d'aucuns ne saura jamais si elle était méritée ou non, tous mirent du cœur à l'ouvrage et ramèrent lorsque le vent tombait et que la galère ne filait pas bon train.

Gargouille tentait de se faire oublier mais un quolibet fusait de temps à autre contre lui. Il s'était assis sur un banc, sous la supervision de Moldock et mettait toute son ardeur à ramer lorsqu'il le fallait. Le seul souci qu'il avait en tête à l'heure actuelle était de se faire oublier par tous ces hommes.

Il était tranquille jusqu'à Malte, mais à destination, qu'adviendrait-il de lui ? Il espérait que Moldock le garderait sous sa protection. Si tel n'était pas le cas, il ne donnait pas cher de sa peau. Il savait que quelques-uns auraient la rancune tenace et tenteraient de le retrouver où qu'il se cache. Moldock était sa seule planche de salut, mais pour combien de temps ?

Lorsqu'ils arrivèrent en vue du port de La Valette, un grand hurrah secoua la galère toute entière. Si proches de leur liberté retrouvée, ils ne se sentaient plus de joie. C'est le moment que Gargouille redoutait le plus. Il ne savait que faire, où se cacher.

Moldock semblait ne plus prêter attention à lui. Aussi s'était-il réfugié derrière Bras-de-fer en espérant que celui-ci fasse un bouclier de son corps en cas d'agression à son encontre. Il ne pourrait pas tenir longtemps ainsi, car Bras-de-fer devrait certainement seconder Moldock dans l'organisation du débarquement. S'il avait pu se fondre dans le corps du géant qui lui faisait écran, il l'aurait fait. Il pestait contre son embonpoint qui le faisait dépasser de chaque côté de son protecteur, malgré la taille imposante de ce dernier.

Le bateau accosta, les amarres furent larguées. Le dénouement était proche pour Gargouille et il sentait la sueur perler sur son front. Ses mains étaient moites et le long de ses jambes, il sentit un liquide chaud se répandre à l'intérieur de ses pantalons. Il n'avait pu se retenir tant l'angoisse l'avait tenaillé. Il se sentait à nouveau le petit garçon que sa mère morigénait à peine avait-il enfreint les règles sévères qu'elle avait imposées à sa progéniture.

Ainsi, en plus de la peur, la honte l'avait-elle submergé. S'il n'avait pas tenu à la vie ou s'il avait été plus courageux, il se serait jeté par-dessus bord. Malgré tout, il regardait à travers le bras plié de Bras-de-fer afin de se rendre compte de la situation sur la couverte. Il se sentait en outre impuissant si un danger survenait, ne sachant pas si Moldock et Bras-de-fer continueraient à le protéger maintenant que la galère était arrimée dans le port.

Enfin, Moldock reparut et cria à la foule des forçats de se ranger en ligne et de descendre à terre. Il s'adressa à Gargouille en le priant de ne pas bouger de sa place, les deux hommes barrant ainsi le passage à qui aurait eu une forte envie de s'en prendre à lui.

Encore quelques minutes de sursis, se dit-il. Et il prenait à bras le corps ces quelques instants de vie qui lui étaient donnés. Il se maudissait d'avoir eu une telle peur et pour son incontinence.

Si Moldock se rendait compte de ce qui venait de lui arriver, il se moquerait ouvertement de lui et les forçats pourraient bien profiter de son inattention pour agir. Mais ce dernier était tout à son affaire. Il désirait faire descendre tout ce peuple de la galère le plus rapidement possible afin de poursuivre un autre but beaucoup plus attrayant.

Moldock avait en effet en tête de retrouver Annabella coûte que coûte. Il devrait pour cela enquêter dans les quartiers d'où elle était venue pour la retrouver, en espérant qu'elle n'avait pas déjà pris la mer elle aussi. Le port de La Valette n'était pas très grand, mais si elle avait déjà embarqué, quelle direction aurait-elle pris si elle ne savait pas que la galère sur laquelle il avait été fait prisonnier appartenait à l'Ordre de Malte?

Bras-de-fer et lui, accompagnés de Gargouille qui les suivait comme leur ombre, se rendirent donc dans les quartiers de La Valette où ils pensaient pouvoir glaner des informations. Ils entrèrent dans une taverne où Annabella et lui s'étaient souvent rendus au début de leur rencontre parce qu'elle en connaissait bien les propriétaires. Sans doute aurait-elle fait appel à eux pour qu'ils la mettent en contact avec les personnes capables de partir à sa recherche.

Soudain, il prit conscience qu'Annabella savait parfaitement que le seul qui aurait pu partir à sa recherche était Bras-de-fer. Son passé de forban, bien qu'il se soit retiré des affaires depuis quelques années, lui aurait sans doute permis de trouver, parmi ses connaissances, les hommes qu'il fallait pour une telle entreprise. Cependant, devait-il vraiment croire Bras-de-fer lorsqu'il lui disait qu'il était venu le sauver de sa propre initiative ?

Profondément troublé par la situation, il se mit à douter que sa maîtresse ait été l'initiatrice de son sauvetage. Cette pensée le dérangea vivement. Quelle raison aurait-elle eu d'éviter de raconter à son ami de toujours, ce qui venait de lui arriver ? Encore échauffé par les événements récents, l'idée germa dans son esprit qu'elle était peut-être la cause de son arrestation.

Cette vision des choses le choqua et l'ennuya profondément. Avait-il été si épris et donc si aveugle pour ne pas se rendre compte qu'elle jouait probablement un double jeu ? Il n'osait y croire. Si tel était le cas, son amour propre allait terriblement en souffrir. Il chercha dans sa mémoire les indices qui pourraient corroborer cette hypothèse.

Il avait été si éperdument amoureux qu'il ne revoyait pour l'instant que les moments de bonheur qu'il avait goûtés avec elle. Comment traquer les réactions qu'elle avait eues s'il avait été à ce point oublieux des moindres règles de prudence qu'il avait toujours imposées à ses compagnons ?

Il fouillait désespérément sa mémoire, mais rien ne semblait le mettre sur la voie. Tout ce qu'il avait vécu avec elle lui paraissait parfait. À force de se projeter dans le passé, il eut soudain à l'esprit une remarque que le vieil homme lui avait faite un jour où ils étaient seuls. Ne lui avait-il pas clairement signifié :

– Mon cher Moldock, tu te rendras compte par toi-même que les apparences sont parfois trompeuses. Il se pourrait bien qu'un jour tu tombes des nues et que la confiance que tu as accordée à certaines personnes et refusée à d'autres te mette dans la plus grande confusion. Vois-tu, mon ami, il faut beaucoup développer ses sens pour savoir à qui l'on a vraiment affaire. Et sache que parfois l'amour nous mène sur des chemins que l'on ne soupçonne pas. Mais sois assuré que chaque expérience est toujours en parfaite harmonie avec ce que tu as à vivre dans l'instant. Sinon, les choses ne viendraient pas à toi de cette manière.

– Je te serais reconnaissant de bien vouloir être plus explicite. Je ne comprends pas ce que tu veux insinuer avec cette histoire de confiance.

– Je ne peux tout te révéler maintenant. Si tu dois passer par là, il est préférable que tu sois simplement mis en garde de manière à ce que tu vives les expériences qui te feront grandir et comprendre seul les gens et les événements. Lorsque tu vivras ce que je sens venir pour toi, tu sauras retrouver en toi les conseils que je t'ai donnés par le passé et les mises en garde d'aujourd'hui. Ce n'est pas à moi de changer le cours de ta vie, mais à toi, et à toi seulement. On a quelquefois besoin de passer par des épreuves pour grandir. Ce n'est pas toujours nécessaire, mais il arrive que notre ego ait besoin qu'un coup du sort le secoue pour que nous puissions mieux appréhender le sens de notre chemin de vie.

Ainsi devait-il aujourd'hui tenter de faire le point sur ce qui venait de se produire afin de « mieux appréhender le sens de son propre chemin de vie ». Il n'en voyait pour l'heure ni les tenants ni les aboutissants, mais s'il devait vraiment faire cette courte expérience sur une galère, voire plus encore, alors il était prêt à affronter ce que le destin lui réservait avec courage et ténacité. Il se persuada d'aller jusqu'au bout des choses, quelles qu'en seraient les difficultés.

Ils étaient arrivés devant la gargote et s'y engouffrèrent tous trois sans prendre le temps de regarder autour d'eux. Seul Gargouille avait jeté un œil discret derrière lui, désireux de s'assurer qu'aucun des forçats ne les avait suivis. Il n'avait vu qu'une ombre vêtue d'une longue cape brune se faufiler et s'était précipité à l'intérieur afin d'échapper à un éventuel danger. Dieu seul savait ce dont ces hommes pleins de haine étaient capables de faire pour le retrouver.

« Se travestir est certainement très aisé et un bon moyen pour ne pas se faire repérer par sa proie » s'était-il dit. Il redoublerait de vigilance à l'avenir car à chaque coin de ces rues coupe-gorge pouvait survenir l'inattendu, ce qui était bien souvent le plus redoutable dans de tels quartiers. Penser qu'il avait longtemps vécu dans des endroits similaires lorsqu'il avait quitté la maison familiale le mit mal à l'aise.

Depuis quelques heures, il ne parvenait pas à comprendre le changement qui s'était opéré en lui. Il ne poussa pas plus loin ses réflexions, un cri de surprise l'ayant fait revenir à la réalité.

Visiblement, Moldock n'était pas attendu dans cet endroit et la femme qui venait de le voir entrer n'avait pas eu de suffisamment bons réflexes pour cacher son embarras. Ce dernier en profita pour l'assaillir de questions auxquelles la femme se refusa de répondre, alléguant qu'elle avait appris son arrestation et ne pensait simplement pas le voir réapparaître aussi tôt.

À toutes ses demandes, elle répondait qu'elle ne savait rien, qu'elle n'avait vu personne qui puisse la renseigner.

– Je n'ai pas revu Annabella depuis plusieurs jours déjà et je croyais qu'elle était partie à ta recherche. Je ne sais pas si un sloop a quitté le port ces derniers jours, depuis que Bras-de-fer a pris la mer pour aller te chercher.

Moldock s'empressa de rebondir sur ce qu'elle venait enfin de lâcher par mégarde.

– Ainsi, tu ne sais rien, mais tu sais parfaitement que mon ami ici présent est parti à ma recherche. Alors, Annabella est aussi au courant de ce fait. Tu mens mal. Mais je saurai la vérité un jour ou l'autre et tu ne perds rien pour attendre. Profite de ces quelques instants de répit avant que je ne te tombe dessus dès que je saurai ce qui s'est passé.

Puis il sortit, suivi de ses deux acolytes. Dès qu'ils furent dans la rue, Gargouille commença à regarder avec méfiance autour de lui. Voyant sa réaction, Bras-de-fer lui demanda s'il n'avait pas vu un fantôme, tant son visage reflétait la peur. Il lui avoua avoir vu, avant qu'ils n'entrent dans la gargote, un drôle de personnage enveloppé dans une immense cape brune s'éclipser à quelques pas d'eux.

– On aurait dit que notre approche l'avait fait fuir alors qu'il s'apprêtait à rentrer dans l'estaminet. Moi, j'ai cru qu'il me recherchait, mais qu'il s'était enfui maintenant parce que j'étais avec vous deux, précisa-t-il.

– Je commence à croire que nous sommes surveillés, dit Bras-de-fer. Tout ça sent le coup monté de toutes pièces. Soyons vigilants, car dans ces petites rues et à cette heure, nous pourrions bien faire de drôles de rencontres et nous sommes peu armés.

– Je pensais avoir eu de mauvaises pensées à propos de la femme de ma vie. Mais je commence à croire que je ne me suis point trompé, et qu'elle m'a mystifié. Sans doute aurais-je dû montrer un peu plus de circonspection et être à l'affût de tout ce qui se passe autour de moi, y compris dans les rues, au lieu de me précipiter dans ce bouge. Il est certain que les langues ont dû aller bon train à peine avons-nous débarqué de la galère. Surtout, sachant que tu étais parti à ma recherche, il n'est pas âme qui vive qui n'ait surveillé les allées et venues sur le port afin de répandre la nouvelle de notre retour le plus rapidement possible. Considère que je fais de l'humour noir, mais sincèrement, dans quelle galère t'es-tu fourré en venant à ma rescousse ? Il faut que tu éprouves une solide amitié pour ce baroudeur de Moldock pour avoir agi de manière aussi inconsidérée. Qu'en penses-tu, mon frère, mon ami ?

– Je pense que tu ferais mieux de regarder ce qui arrive de là-bas. Viens, faufilons-nous par cette venelle, nous rejoindrons le port par une ruelle détournée, et peut-être qu'au détour d'une autre, nous aurons une surprise. Nous aurons tout le loisir de revenir sur le sujet qui te préoccupe dans quelques jours ou quelques heures, selon notre bonne fortune de ce soir.

Des ombres s'étaient effectivement glissées hors d'une porte et venaient vers eux. Ils s'engouffrèrent juste à temps dans un étroit passage pour entendre des voix murmurer :

– Je t'assure qu'il est arrivé il y a peu sur la galère qui l'avait embarqué. Je t'avais dit que Bras-de-fer le retrouverait. Moldock, je te l'ai dit, a trop d'amis. Et Bras-de-fer a su rameuter tous ceux qui pouvaient le seconder. Je ne sais pas ce qui les lie, mais tu ne pourras pas couper ces liens. Ils sont trop forts. Tu ne peux rien contre eux.

Terrés dans un recoin, ils en avaient suffisamment entendu pour avoir maintenant la certitude que quelqu'un en voulait à Moldock. Il n'avait pas reconnu la voix qui avait prononcé ces mots, du fait qu'elle était étouffée par l'écharpe qui masquait la moitié du visage de ce personnage.

Il demanda à Gargouille si l'un des deux pouvait être celui qu'il avait vu précédemment. Il avoua avoir eu tellement peur d'avoir déjà été rejoint par un forçat qu'il avait tenu à mémoriser celui qui se lançait ainsi à sa poursuite et que des deux ombres qu'il venait de voir, l'une d'elle était de même taille et vêtue de la même manière que lui.

Ceci conforta les deux amis dans l'idée qu'ils devaient absolument être sur leurs gardes et ne rien laisser échapper. Lorsqu'ils atteignirent le port, un calme apparent semblait y régner. Ils se dirigèrent le plus discrètement possible vers la demeure de Bras-de-fer, où ils purent pénétrer sans être vus, afin de tenir conseil. Ils devaient trouver la faille qui avait déclenché toute cette série d'événements peu plaisants et dont Moldock était la cible.

6. Le bord (pris dans l'acception : côté) était la bande, tribord étant la bande drette et bâbord la bande senestre.

http://www.sea-job.com/histoire4.htm

7. Renseignement trouvé sur le site Internet :

http://knol.google.com/k/la-Iingua-franca-véhiculaire-de-la-méditerranée-barbaresque#

8. Renseignement trouvé sur le site Internet :

http://www.pirates-corsaires.com/questions-reponses-pirates-corsaires.htm.

Chapitre Quatre

Pendant ce temps, Annabella tenait un autre type de conseil. Elle était en conflit avec elle-même et se demandait comment Moldock avait bien pu se soustraire au traquenard qu'elle croyait avoir si bien imaginé, tout en se disant que le bagne n'était pas fait pour un homme comme lui.

Cependant, lorsqu'elle évoquait son ancien amant, puissant protégé du grand maître, elle frissonnait à la pensée que, lorsqu'il saurait que Moldock était sauf, il ne lui pardonnerait pas son manque de perspicacité, ou d'esprit d'invention. Il lui reprocherait certainement de n'avoir pas su se renseigner sur les amitiés de Moldock dans l'île, voire obtenir les renseignements directement auprès de lui. En y réfléchissant bien, elle avait si bien su l'enjôler qu'il n'aurait certainement eu aucun doute quant à l'innocence avec laquelle elle posait ses questions.

Ses réflexions l'amenèrent à considérer sa manière d'agir. N'avait-elle pas inconsciemment œuvré pour que Moldock puisse se tirer du mauvais pas où elle avait tenté de le fourvoyer ? Elle se rappela ses moments avec lui et sentit un drôle de sentiment la pénétrer de manière si inhabituelle qu'elle en fut décontenancée.

Quel était ce pincement au cœur lorsqu'elle évoquait ses moments d'intimité avec lui ? Il est vrai qu'ils avaient eu des nuits d'amour comme jamais elle n'en avait eues avec aucun des hommes qu'elle avait connus jusque-là. Et surtout très différentes de celles de son dernier amant en date, un peu plus âgé que Moldock.

Ce dernier avait su la prendre avec une tendresse qu'elle n'avait pas expérimentée avec les autres. Il l'avait respectée dans sa féminité tout en lui donnant un plaisir qu'elle était certaine de ne jamais oublier.

D'ailleurs, évoquer ces souvenirs la rendait mélancolique. Ses caresses étaient encore sur sa peau et, si elle était honnête avec elle-même, elle aurait aimé, là, maintenant, à cet instant précis, que ses mains se promènent sur son corps, que sa bouche prenne la sienne dans un chaud baiser dont elle avait encore le souvenir sur ses lèvres. Elle se sentit prise d'un vertige et dû s'asseoir pour ne pas tomber.

Quel était donc ce sentiment nouveau qui l'habitait toute entière ? Elle n'avait toujours eu des hommes que pour ce qu'elle pouvait en retirer et maintenant qu'elle croyait être arrivée au summum de sa vie de courtisane, elle voyait s'effondrer l'édifice qu'elle avait patiemment construit.

Partie de rien, elle aurait pu devenir la femme la plus enviée de Malte, n'était-ce ce triste revirement de situation qu'elle avait sans doute désiré à son insu dès que Moldock était entré dans sa vie. Elle ne parvenait pas à faire la part des choses.

D'un côté, elle enrageait à la pensée qu'il avait échappé au bagne, et d'un autre, elle se sentait soulagée de savoir qu'il était ici, à Malte, si près d'elle qu'elle pourrait le revoir. À moins qu'il n'apprenne la vérité et alors, elle ne donnait pas cher de sa vie. Entre ces deux hommes, lequel des deux pourrait s'avérer le plus dangereux pour elle ?

Elle devait retrouver le vieil homme qu'ils avaient rencontré avec Moldock et lui demander ce qu'il pensait de la situation. Elle avait senti chez lui de la bienveillance à son égard. Un jour, il lui avait dit avec un sourire légèrement moqueur : « Bella Annabella, la beauté de ton âme te surprendra, le jour où tu auras su faire le lien avec elle. En chacun de nous sommeille un être magnifique que nous ignorons. Mais lorsque nous nous relions enfin à lui, l'amour s'éveille et se déploie en nous comme le papillon lorsqu'il sort de sa chrysalide. Poursuis ta route même si elle est encore semée d'embûches car tu n'es pas encore parvenue au point où tu trouveras paix et félicité. Tu gâcheras de belles perspectives si tu t'arrêtes en chemin. Et sache que les apparences sont parfois trompeuses. Tu comprendras (un peu à tes dépens mais tu sauras t'en sortir) ce que je te dis aujourd'hui, car contrairement à ce que tu crois, tu es sensible à l'amour. La carapace que tu t'es forgée n'est pas si indestructible que tu le penses. Laisse-toi aimer, et tu apprendras à aimer toi aussi. Les événements positifs de la vie sont parfois lents à se manifester, mais après on ne regrette jamais d'y avoir goûté et on se dit : "Si seulement j'avais su que c'était aussi simple, comme j'aurais fait ce qu'il fallait avant." Mais sache aussi que ce qui advient est toujours juste, quelle qu'en soit la nature. Bien, mal, rien de pareil n'existe au royaume de dieu. Seule l'expérience compte parce que c'est par l'expérience de vie que nous apprenons. C'est le seul enseignement que nous retenons d'une vie à une autre. Bella Annabella, sois en paix. »

Elle s'étonna d'avoir aussi bien retenu tout ce que le vieil homme lui avait dit ce jour-là. À croire qu'il savait parler aux femmes car auparavant, elle n'avait jamais gardé en mémoire ni les compliments qu'on lui avait faits, ni les leçons qu'on lui avait inculquées. Elle n'avait su qu'organiser sa vie de telle sorte qu'elle lui soit profitable, surtout au niveau de sa situation financière.

Ces changements qu'elle sentait poindre en elle ne la mettaient que très peu mal à l'aise. On aurait dit qu'elle les attendait, qu'elle les désirait. Elle réfléchit quelques instants à la façon dont elle devait s'y prendre pour retrouver ce vieux sage. Elle tenta de se remémorer le lieu où il avait dit devoir se rendre lorsqu'ils s'étaient quittés.

Même si quelques mois s'étaient écoulés, elle se souvenait que son séjour devait s'y prolonger au-delà de l'année. Il était peut-être encore temps pour elle de s'y rendre et de le rencontrer. Elle devrait jouer très fin pour ne tomber ni dans les mailles du filet de Moldock qui à cette heure avait certainement compris sa trahison, ni dans celles du chevalier qui aurait tôt fait d'apprendre que Moldock était de retour à Malte.

Elle se vêtit avec un soin tout particulier de vieux vêtements dont le style ne correspondait en aucune manière avec ce qu'elle avait coutume de porter maintenant. Elle mit le caftan qu'elle arborait lorsqu'elle désirait passer inaperçue à son arrivée dans l'île. Se fondant ainsi dans la masse traditionaliste musulmane de La Valette, elle pourrait déjouer plus facilement ses poursuivants.

Il était préférable pour elle de partir immédiatement malgré l'heure tardive car les mauvaises langues sauraient bien vite se délier pour la trahir à son tour. Elle se faufila par les rues sombres du port, ne vit aucune lumière filtrer chez Bras-de-fer et s'engagea le long de la grève afin d'emprunter une barque pour gagner du temps. Une petite voix lui suggérait que la mer serait plus sûre que la terre ferme. Elle savait déjà sur laquelle jeter son dévolu.

Elle avait depuis longtemps repéré ces belles embarcations aux couleurs vives. Celle de son vieil ennemi Mattia, qui se joindrait sans doute à Moldock dans la course poursuite qu'il ne manquerait pas d'organiser contre elle, ferait très bien l'affaire. Elle était juste de la taille qui lui convenait, ni trop grande, ni trop petite pour un voyage qui serait sans doute long. Elle espérait que l'œil d'Horus gravé sur sa proue9 la protègerait.

Le plus silencieusement possible, elle prit la mer. Elle fut surprise du peu de temps qu'il lui fallut pour quitter le port et prendre le large. Elle avait décidé de contourner La Valette et prendre vers le nord. À cette heure tardive, elle espérait ne pas se fourvoyer, préférant ramer dans la semi obscurité.

Si elle suivait la côte, qu'elle connaissait bien pour l'avoir parcourue des jours entiers lorsqu'elle avait incidemment accosté à Malte, elle était à peu près certaine d'aller dans la bonne direction. Elle savait reconnaître le bruit de la mer sur les rochers affleurants et espérait pouvoir les contourner sans difficultés.

La lune commençait à se dévoiler et elle ramait aussi rapidement que ses forces le lui permettaient afin de mettre à