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Agathe vit aux côtés d'une mère enfermée dans le silence. En grandissant, cette vie lui pèse et elle décide de s'en libérer. Mais comment peut-on modifier sa façon d'être quand le pli est pris depuis autant d'années ? L'amitié d'une collègue, puis l'amour patient d'un homme parviendront-ils à faire d'Agathe une femme épanouie ?
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Seitenzahl: 484
Veröffentlichungsjahr: 2015
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L’homme est né libre, de ses penchants il se construit une prison, sans s’en rendre compte, il en devient prisonnier. »1
1 Khalil Gibran, Merveilles et processions, Chant 8, de Ed. Poche, mars 1996
Chapitre Un
Chapitre Deux
Chapitre Trois
Chapitre Quatre
Chapitre Cinq
Chapitre Six
Chapitre Sept
Chapitre Huit
Chapitre Neuf
Chapitre Dix
Chapitre Onze
Chapitre Douze
Chapitre Treize
Chapitre Quatorze
Chapitre Quinze
Chapitre Seize
Chapitre Dix-sept
Chapitre Dix-Huit
Chapitre Dix-neuf
Chapitre Vingt
Chapitre Vingt-et-un
Chapitre Vingt-deux
Chapitre Vingt-trois
Chapitre Vingt-quatre
Chapitre Vingt-cinq
Chapitre Vingt-six
Chapitre Vingt-sept
Chapitre Vingt-huit
Chapitre Vingt-neuf
Chapitre Trente
Chapitre Trente-et-un
Chapitre Trente-deux
Chapitre Trente-trois
Chapitre Trente-quatre
Chapitre Trente-cinq
Chapitre Trente-six
Chapitre Trente-sept
Chapitre Trente-huit
Chapitre Trente-neuf
Chapitre Quarante
Chapitre Quarante-et-un
Chapitre Quarante-deux
Chapitre Quarante-trois
Chapitre Quarante-quatre
Chapitre Quarante-cinq
Chapitre Quarante-six
Chapitre Quarante-sept
Chapitre Quarante-huit
Chapitre Quarante-neuf
Chapitre Cinquante
Tout en lissant ses longs cheveux noirs, elle repense à l’époque où, tous les matins, sa mère le faisait à sa place, étant encore trop petite pour se coiffer toute seule. Depuis, sa vie a bien changé et lorsqu’elle voit son portrait dans le miroir qui lui fait face, elle détaille ce sur quoi les hommes n’ont jamais manqué de la complimenter : un port de tête altier, des yeux félins —le vert de leur iris est fendu par une pupille presque aussi oblongue que celle des yeux d’une chatte—un front haut que balaie une mèche rebelle. Son corps longiligne a juste ce qu’il faut de formes aux bons endroits pour qu’ils se sentent ostensiblement attirés et lorsqu’ils se retournent sur elle, c’est toujours avec un regard de convoitise non voilé. Mais aucun de ces messieurs n’est parvenu à la courtiser. Elle est comme la tour de Babel : imprenable. D’ailleurs, son air distant en décourage plus d’un.
Agathe ne comprend pas toujours cette façon qu’ils ont de la dévisager, même si elle reconnaît « ne pas être trop moche », comme le lui avait laissé entendre une camarade de son cours de couture il y a quelques mois. Il est vrai aussi que depuis qu’elle suit ces cours, elle a raccourci ses jupes2 et ses robes pour suivre la mode lancée il y a six ans déjà par Coco Chanel, cette styliste qu’elle admire et qui est considérée comme la nouvelle égérie de la femme moderne. D’ailleurs, si elle se compare à ses collègues de travail, elle voit bien qu’elle est de loin l’une des plus agréables à regarder.
« De là à attirer les regards d’envie sur moi, il y a un grand pas, se dit-elle souvent. Les hommes sont de fieffés hypocrites, qui ne cherchent qu’à tromper les femmes en leur faisant miroiter une vie pleine d’amour, un bonheur extraordinaire qui ne sont en réalité que promesses fallacieuses. Il me suffit de me souvenir du peu que je connais de mon père ».
Depuis quelque temps, Agathe se surprend à penser différemment. Tout au long de l’année qui vient de s’écouler et à son insu, son état d’esprit s’est modifié. Elle sait pourquoi, mais refuse de se l’avouer. Et pourtant, le début de ce changement correspond au moment où le nouvel employé est arrivé à la fabrique.
Chose importante pour elle, il ne l’a pas dévisagée comme tous les autres. Il avait l’air si intimidé par les regards curieux qui se sont posés sur lui qu’il est devenu rouge comme une pivoine. Il a baissé la tête et s’est contenté de marcher sur les pas du contremaître jusqu’à son nouveau poste de travail.
Agathe l’a suivi des yeux, plus curieuse qu’intéressée. Sa prudence instinctive lui interdit de se familiariser avec un inconnu. Les quelques mois de galère qu’elle vient de traverser lui ont appris à se méfier des êtres qu’elle croise, et inconsciemment, des hommes en particulier.
Ce nouveau venu lui a paru différent. Il n’a nullement cherché la compagnie des femmes. Il s’est borné à lier connaissance avec son collègue le plus proche. Son intégration prend du temps, mais il ne semble pas pressé. Il s’applique à la tâche qu’on lui a confiée.
Ce trait de caractère plaît bien à Agathe. Elle accorde plus volontiers sa confiance aux personnes consciencieuses. Elle l’a souvent observé à la dérobée, et connaît par cœur les traits de son visage. Par le biais d’Annette, elle a pu faire plus ample connaissance avec lui et un semblant de relation est né. Cependant, après avoir fait marche arrière plusieurs fois, il lui semble qu’elle est prête à franchir le pas et à avoir avec lui plus qu’un simple rapport de camaraderie.
Récemment, elle s’est même laissée emporter par son imagination et, lorsqu’elle a fermé les yeux, elle s’est vue passant le doigt tout le long d’un triangle presque parfait, lissant un front parfois soucieux, fermant deux paupières sur des yeux verts, couleur qu’elle préfère au bleu froid ou au marron trop courant. Elle aime particulièrement ce léger hâle qui lui donne un air un peu exotique. Ses cheveux noirs retombent sur son front en boucles désordonnées et elle s’amuse du geste machinal avec lequel il repousse ses mèches rebelles. Lorsqu’elle est seule chez elle, elle se surprend à l’imiter, non par moquerie, simplement par mimétisme amoureux. Même son prénom lui plaît bien : Grégoire.
Au travail, elle surprend des conversations qui tournent fréquemment autour du nouvel arrivant, mais elle évite soigneusement d’y prendre part. Elle craint de rougir d’émotion mal contenue.
Un soir où ses pensées se tournent inexorablement vers lui, l’idée lui vient que ce jeune homme va peut-être contribuer à changer sa vie. Aucun de ceux qu’elle a rencontrés auparavant n’ont occupé une telle place dans son esprit. Il y est présent à tout moment.
Quelquefois, elle se représente leurs deux visages proches à se toucher. Ce soir, alors que cette scène se répète, pourquoi tout à coup, celui de sa mère, dans son expression la plus austère, vient-il s’interposer entre le leur ? Pourquoi ce soudain retour à son enfance ?
2 À cause de la pénurie d’étoffes pendant la première guerre mondiale Renseignement trouvé sur le site Internet : http://savemybrain.net/v2/2009/04/10/coco-chanel/
C’est un long chemin qui serpente entre bois et collines. Mais là, juste après la petite maison, il semble s’arrêter. Il faut le contourner pour se rendre compte qu’il repart. Malgré sa proximité, moi, Agathe, je n’ai jamais eu le droit de m’aventurer sur la partie qui passe à travers bois, même accompagnée de ma mère.
Cependant, il représente pour moi l’inconnu, la partie d’un monde que je ne connaîtrai peut-être jamais parce que partir de ce coin étriqué me semble impossible dans un avenir proche.
Cela fait quinze ans que mon environnement quotidien ne se borne qu’à ce chemin dont la ligne sinueuse n’a ni début, ni fin. Il ressemble à ma propre vie qui n’a jamais vraiment commencé et dont j’ignore la fin. Aucun événement transcendant n’a marqué mes souvenirs d’enfance et cela semble corroborer la platitude passée et actuelle de mon existence.
Aujourd’hui, cette solitude hante mes pensées, et je déteste ce vide qui remplit inexorablement mes journées. Ma mémoire semble avoir effacé toute trace de ce père qui nous a apparemment quittées, ma mère et moi, lorsque j’étais très jeune. D’ailleurs, même elle semble avoir occulté les années passées auprès de lui : elle ne m’en parle jamais. Elle manque d’allant et j’ai parfois envie de la secouer pour qu’elle se sente d’entrain. Ses automatismes m’agacent. Ils se sont exacerbés lorsque grand-mère nous a quittées.
Je n’avais que cinq ans, mais ce jour-là, j’ai vraiment eu la sensation que le choc l’avait instantanément transformée en morte vivante. Son sourire a disparu à jamais de ses lèvres, son front s’est plissé et son visage est devenu un masque d’une telle tristesse que depuis, j’ose à peine y poser mon regard. Peu à peu, la distance s’est accentuée entre nous et bien que nous travaillions ensemble toute la journée, nous ne sommes pas parvenues à nouer des liens. Je ne connais rien d’elle, et elle ne s’intéresse nullement à mes états d’âme.
Lorsque le curé ou l’instituteur venaient à la maison demander à ma mère de m’envoyer au catéchisme ou à l’école, elle prétextait toujours le surcroît de travail que cela représenterait pour elle, soit de m’y conduire lorsque j’étais petite, soit d’un manque de bras lorsque j’étais plus grande. Et quand le curé déplore que je ne puisse communier le dimanche, elle rougit et lui tourne le dos.
Un jour où elle était mieux disposée qu’à l’ordinaire, elle m’avait parlé de l’école.
—J’aurais tellement aimé t’envoyer à l’école pour que tu puisses apprendre l’histoire de France. Là, il y a aussi des livres qui contiennent de beaux récits, écrits dans un langage moins ordinaire que le nôtre et qui nous apprennent à mieux parler. Je reconnais que j’ai eu la chance de pouvoir y aller un peu. Je sais lire et écrire, mais je ne peux pas t’apprendre. Seul un instituteur est capable d’enseigner aux enfants.
Depuis ce jour, tous les soirs avant de m’endormir, je rêve que j’ai devant moi un de ces merveilleux ouvrages. J’y vois des paysages extraordinaires : des rivières qui serpentent entre des haies d’arbres immenses au feuillage d’un vert si intense qu’il remplit tout l’espace. J’imagine des montagnes terriblement hautes, tellement hautes en comparaison de la petite colline qui surplombe le village où ma mère et moi allons de temps en temps vendre notre récolte.
Les lettres du mot missel, les seules que je connaisse parce qu’elles sont inscrites sur la couverture du livre de messe, s’animent soudain et dansent sur la page. Elles se parent de toutes sortes de couleurs et font une ronde bariolée qui m’enchante.
Le lendemain matin cependant, mes rêves s’évanouissent pour faire place à la dure réalité de mon quotidien, me laissant frustrée, misérable. Alors je regarde discrètement ma mère, mais son visage est fermé, impassible et dur.
Je me demande comment je tiens encore aux côtés d’une femme qui ressemble à un automate. Ayant toujours dû contrôler mes mots et mes gestes pour ne pas me faire rabrouer parce qu’elle a peu de patience avec moi, j’ai de ce fait perdu toute spontanéité.
Cela fait quelques mois que je pense à partir. Je quitterai cette maison sans âme parce que je ne supporte plus de vivre ainsi. Je grandis et je sens que je change, que je n’ai plus envie de me plier aux exigences maternelles. J’évite de manifester ouvertement ce changement, bien que je sente qu’il suffirait d’un rien pour que j’explose.
Je sens monter en moi un sentiment de révolte qui me ronge parce que je le contiens encore. Je connais la souffrance de ma mère, mais je ne m’en sens pas responsable. Pourquoi diantre devrais-je pâtir d’une situation qui ne me concerne pas vraiment ? Si j’ai connu mon père, son départ n’a pas laissé de traces indélébiles, comme chez elle.
Malgré mes bonnes résolutions, je laisse filer les jours, les mois, les années. Je n’ai pas encore eu le courage d’affronter ma mère. Fréquemment, je me demande pourquoi je végète encore dans cet état de profonde inertie. Est-ce la peur de ce qui m’attend ou de la pitié à l’idée de laisser cette piètre compagne seule ? Ensemble nous trimons, mais le fait de voir ma jeunesse s’enfuir inexorablement alimente encore ma révolte bien que je ne la laisse toujours pas s’extérioriser.
Aujourd’hui cependant, je me sens particulièrement réfractaire aux injonctions maternelles. Je viens d’avoir vingt ans et suis fermement décidée à mettre mon projet à exécution. Je commence à réellement détester cette femme qui me brime depuis mon enfance. Le fossé qui s’est creusé entre nous ne me donne aucun espoir de retour en arrière.
La colère s’empare de moi lorsque je sens mon envie de vivre, d’explorer l’inconnu croître en mon esprit. Aujourd’hui, je me sens prête à contrer ma mère aux prochains mots qu’elle m’adressera. Au moins, je testerai cette impassibilité qu’elle affiche constamment. Malheureusement, je constate dès le matin qu’elle a la tête des mauvais jours. Elle s’est enfermée dans un mutisme que je reconnais immédiatement. Inutile de la provoquer, je sais que le silence dans lequel elle s’est murée durera au moins la journée entière.
Puisqu’une altercation ne peut être l’excuse pour partir, j’imagine une autre solution. Après tout, puisque je ne sais rien d’elle, qu’elle ne s’intéresse pas à moi, je ne lui dois aucune explication. Je vais organiser mon départ, et le jour « J », je la mettrai devant le fait accompli, et je l’abandonnerai à son triste sort sans même me retourner.
Le soir, dans mon lit, j’échafaude des plans plus fous les uns que les autres jusqu’à ce que je prenne conscience que je n’ai pas d’argent, pas de travail, pas de connaissance à qui je peux m’adresser pour pouvoir m’enfuir de la maison. La panique s’empare de moi, et je me désole à la pensée que je ne pourrai jamais quitter cet endroit que je déteste chaque jour davantage.
Ce petit chemin qui ne finit pas au village, je le sais, je l’ai vu, devrait bien pouvoir me conduire quelque part, dans un lieu où la vie serait moins triste qu’ici. Après maintes spéculations, une idée germe et me redonne espoir. Pourquoi, la prochaine fois que nous irons au marché, n’essayerai-je pas de trouver un travail ?
En prétextant me rendre au cimetière sur la tombe de mes grands-parents, je pourrai aller consulter les commençants du bourg tout en redoublant de prudence. Je ne demande d’ailleurs pas grand-chose, juste de quoi survivre quelques temps avant d’aller plus loin. Car mon intention est de rejoindre des horizons aussi lointains que possible.
Bien sûr, si je reste ici, ma mère découvrira certainement mon point de chute. Mais sans argent, je n’ai pas d’autre choix, à tout le moins dans un premier temps. Et puis, je suis suffisamment grande maintenant pour pouvoir lui tenir tête au cas où elle me retrouverait.
Je sais que je dois faire preuve de patience pour que l’ailleurs dont je rêve depuis plusieurs années se matérialise. Le tournant magistral que va prendre ma vie sera certainement difficile à gérer au départ, mais je suis prête à tous les sacrifices pour changer radicalement tout ce qui compose mon existence actuelle.
Je suis saturée de cette maison où tout est glauque. Je n’ai jamais réussi à imposer à ma mère d’avoir une chambre à moi, malgré la pièce vide où je n’ai pas le droit d’entrer, comme si un fantôme en avait pris possession. J’aurais parfois envie de lui crier que c’est elle qui porte cet ectoplasme sur ses épaules, qu’elle le trimbale partout où elle va, comme si mon père était mort. Elle est tellement ancrée dans la disparition soudaine de son mari que certains jours, j’ai l’impression de la voir drapée dans un voile blanc, vision fantomatique qui me glace d’effroi. Comment pourrais-je continuer à vivre avec un être aux allures de revenant ?
Demain est jour de marché. Nous avons préparé toutes les victuailles que nous y porterons. Je suis nerveuse, mais je crois parvenir à le cacher. J’ai arrêté ma décision : je vais aller prospecter pour trouver une embauche. Je me pense suffisamment forte pour affronter toute difficulté et mettre en œuvre ce que j’ai planifié.
Mentalement, j’ai fait le tour de tous les commerces que je connais. Ils sont peu nombreux, mais comme ma mère ne m’a jamais parlé des us et coutumes du village, je ne suis pas très à l’aise. Je ne sais ni qui je suis vraiment, ni ce que je vaux puisque je n’ai jamais eu de compliments, ni de réels reproches sur ma personnalité. Une ombre, c’est ce que je pense être depuis toujours. Une ombre qui s’est glissée dans la vie de ma mère, presque à son insu. Le fait de ne rien représenter pour elle ni pour personne d’ailleurs, depuis tant d’années, m’attriste d’une part et d’autre part me donne envie d’être, tout simplement. Mais comment peut-on être quand on a la sensation de n’avoir jamais été ?
Est-ce la chance qui me sourit ? Ce jour-là, c’est ma mère elle-même qui me demande d’aller acheter du sucre et du café, et du pain aussi. Une véritable aubaine qui me permet de glaner les renseignements dont j’ai besoin. J’ai une préférence pour Mme Favier, l’épicière qui a toujours un mot gentil pour moi alors que la boulangère est souvent bourrue. Cependant, lorsque je présente ma requête à l’épicière, je me sens rougir jusqu’à la racine des cheveux. Je suis extrêmement surprise de la réponse qu’elle me donne :
—Enfin, tu te réveilles. À ta place, il y a bien longtemps que j’aurais quitté la maison. Comment as-tu fait pour endurer pendant toutes ces années la vie qu’elle te fait mener ? Tout le monde au village se demande quand est-ce que tu vas te décider à quitter ta mère.
Je suis cramoisie tant j’ai honte de ce que j’entends. Les gens ont une appréciation négative sur ma vie, comment est-ce possible ? Nous ne fréquentons personne, et nous allons à l’église régulièrement. Pour une fois, je suis courageuse et je lui réponds, à son grand étonnement.
—Si ma mère agit comme ça avec moi, c’est pour m’apprendre la vie, pour m’endurcir. Elle ne m’a jamais frappée, simplement elle ne parle pas beaucoup.
—Si on en croit ce qui se dit, elle ne t’a jamais montré beaucoup d’amour. Tout le monde pense que tu ne sais même pas ce que c’est que d’avoir un baiser de ta mère.
—Est-ce que c’est si important ? Je ne manque de rien, je l’aide parce qu’elle en a besoin, c’est tout. Mais je ne suis pas ici pour ça. Je viens d’avoir mes vingt ans et, comme je vous l’ai dit, je cherche un travail. Est-ce que vous pourriez m’embaucher ?
—Tu sais ce que tu veux, c’est bien. Reviens dans un mois. J’aurai besoin d’aide pendant quelques temps. Nous verrons ensuite si tu fais l’affaire.
Encore une fois, je rougis avant de lui demander de ne pas dévoiler mes plans.
De retour à notre banc, je suis débordante de joie mal contenue. Je dois me surveiller à chaque instant pour ne rien laisser paraître. Je fais un effort de concentration inhabituel pour ne pas me tromper en comptant. Les jours deviennent longs et l’atmosphère pénible à supporter. Est-ce une impression, mais j’ai le sentiment que ma mère se doute de quelque chose. Je me sens parfois épiée. Alors, je redouble d’ardeur dans le travail.
Le soir, dans mon lit, je fais le compte des jours. J’en ai conclu que quatre marchés doivent avoir lieu avant que je ne puisse reparler à l’épicière. Je n’en suis qu’au deuxième et déjà j’aurais aimé que ce fût le quatrième. Et si ma mère allait à l’épicerie et que la commerçante se montre indiscrète. Je panique à cette idée. Cependant, lorsque je vais acheter ce dont nous avons besoin, l’épicière me traite comme si je ne lui avais jamais demandé de l’embauche. Mes craintes s’avèrent infondées, je suis rassérénée. Rentrer à la maison me donne la désagréable sensation de tourner le dos à mon futur.
Un sentiment d’angoisse s’empare soudain de moi à la pensée que mon projet n’aboutira peut-être jamais. Je me sens pâlir d’émotion. L’épicière n’a sans doute plus l’intention de me donner du travail. Que deviendrais-je si tel était le cas ? L’éventualité que je passe le reste de ma vie ainsi m’est insupportable. Mieux vaudrait alors en finir.
Me contenir fut une réelle épreuve. L’œil de ma mère était souvent sur moi. Même si je ne la regardais pas, je le sentais. Après avoir évoqué moultes solutions possibles, il me fallait non seulement m’armer de patience mais aussi faire confiance à ma bonne étoile, si tant est que j’étais née sous de tels auspices. Je savais ma décision irrévocable et je me berçais d’un nouvel espoir d’entreprendre une tentative ailleurs si celle-ci devait s’avérer infructueuse.
Les premières paroles de l’épicière s’étaient ancrées profondément en moi et m’aidaient à fortifier mes résolutions. Dès lors, je me sentais forte et déterminée comme jamais auparavant. Je me surprenais, de temps à autre, à observer discrètement ma mère, ce qui ne m’étais jamais venu à l’idée auparavant. Notre relation était telle que j’avais vécu à ses côtés sans vraiment chercher à la connaître même lorsque je fus en âge de m’intéresser à mon entourage.
Simplement, j’avais pris d’autres plis, dérivés de l’attitude maternelle. J’avais instinctivement respecté ses silences, maintenu la distance qu’elle avait toujours montrée à mon égard. Dans mes souvenirs d’enfant, je ne me revois pas quémandant sa tendresse. Je savais dès mes plus jeunes années que ma mère était incapable d’avoir pour moi le moindre sentiment d’amour. Ses gestes machinaux en avaient été la preuve. Elle s’était contentée de me vêtir et de me nourrir correctement.
Aujourd’hui, je ne sais pas si je peux lui faire part de ma décision sans risquer de me voir opposer un refus catégorique. Est-ce la raison qui me pousse à l’épier ? Le résultat de mes observations ne me permet pas de comprendre qui se cache derrière ce masque. Je ne parviens pas à concevoir ce qui la maintient en vie. Est-ce le fil ténu de ses souvenirs ? Si même son enfant ne lui a pas permis d’appréhender l’existence d’une autre manière, qu’est-ce qui peut bien l’y raccrocher, à cette existence ?
Mon ras-le-bol commencé à l’adolescence ne fait que croître. Parfois, je serre les dents pour ne pas hurler de colère. Ces derniers temps, j’ai souvent envie de la secouer, de lui dire de cesser de se prendre pour une martyre et d’essayer de vivre pleinement plutôt que de s’enfoncer dans ce vide qui finira par la détruire.
Or, depuis qu’un jour de marché, j’ai pris conscience de ma différence, je n’ai plus envie de me laisser anéantir. J’atteins les années cruciales de mon existence et je ne permettrai à quiconque de gâcher mon avenir. D’ailleurs, je me convaincs chaque jour que tous les changements à venir seront pour le meilleur et non pas pour le pire.
Ce jour-là, je me suis réveillée d’une longue léthargie. Autour de moi on échangeait des paroles agréables, on plaisantait, on riait même. Ma mère, quand à elle, se contentait de donner les renseignements strictement nécessaires sans afficher le moindre sourire ni modifier le ton monocorde de sa voix.
Pourquoi leur étions-nous si dissemblables ? La force de l’habitude m’avait maintenue dans un aveuglement tel que j’avais trouvé normal que nous nous comportions ainsi. Après toutes ces années de sévérité, de tristesse, serai-je un jour capable de devenir comme eux, de bouleverser mon destin afin de manifester la même joie de vivre?
J’ai aussi pris conscience de l’injustice de ma situation : je partage avec ma mère un fardeau qui ne me concerne nullement. Mener la vie austère qu’elle nous a imposée depuis des années ne me convient plus du tout, et dans mes instants de lucidité, ou de grande colère, j’ai parfois envie de m’en prendre à elle physiquement ou de lui jeter au visage que je ne la supporte plus.
D’ailleurs, que pourrait bien être sa réaction si je lui exposais ouvertement tous les griefs que j’ai à son encontre. M’obligerait-elle à quitter la maison ; me montrerait-elle enfin un peu d’intérêt ; peut-être remettrait-elle en question l’existence insipide qu’elle me fait mener ; ou bien verserait-elle des larmes et ces larmes laveraient-elles enfin la blessure profonde que mon père lui a infligée et de laquelle elle garde une rancune tenace ?
Il m’arrive de me demander si cette rancune ne s’étend pas jusqu’à moi. Or, je ne suis pour rien dans la désertion de ce dernier. Saurais-je jamais la vérité ? Lorsque j’avais posé une question à ce propos, elle m’avait répondu :
—Ton père nous a quittées lorsque tu étais toute petite et nous ne le reverrons jamais. C’est triste pour toi, mais c’est ainsi.
J’étais restée muette mais j’avais ressenti comme un coup de poignard dans la poitrine car le ton sur lequel elle avait prononcé ces mots était sans appel. Ce « jamais nous ne le reverrons » était dur à accepter. Il accusait ma différence. Pas de père, quasiment pas de mère puisque sa présence n’est que physique, et c’est beaucoup dire. J’ai plus souvent un zombie auprès de moi qu’un être vivant.
Je sortis de ma rêverie et repris à travailler d’arrache-pied pour que rien ne transparaisse de mes états d’âme. Cependant, je m’en voulais de m’être laissée dominer ainsi. Pourquoi, grand dieu, n’avais-je jamais eu le courage de me rebeller ? Lorsque j’analyse mon ressenti pour ma mère, je n’y trouve ni amour, ni tendresse, aucun lien affectif si petit soit-il. Seulement de la pitié et une sorte de soumission dont je désire ardemment me défaire.
Dans l’obscurité de la chambre, alors que je suis sûre de ne pas être observée, je coupe physiquement le maigre lien filial qui pourrait entraver mon départ de ce lieu. Je me vois enfin libre de ma vie, de mes décisions. Je m’imagine sur le petit chemin, marchant d’un pas ferme et décidé. Dans mon for intérieur, je rends ainsi les choses plus faciles.
Ce travail terminé, je songe à ma relation avec l’épicière. Je me donnerai entièrement à mon travail afin d’être certaine de le garder. Ma patronne m’en sera extrêmement reconnaissante et aura de sorte pleinement confiance en moi. À notre première rencontre, le compliment que j’avais reçu de sa part m’était allé droit au cœur. Pour la première fois, j’étais appréciée. Comment n’en aurais-je pas été flattée ?
Malgré cela, j’avais des moments de doute. Et si notre relation n’était pas telle que je l’anticipais ! J’ignorais ma réaction si elle devait être semblable à celle que j’avais entretenue avec ma mère. Cette idée me déstabilisait et j’essayais au maximum de puiser en moi les ressources que j’avais accumulées au fil de ces années difficiles. Je m’obligeais à penser que ma motivation et mon désir de liberté seraient les garants de ma réussite. Pour moi, rien dans la vie n’est plus débilitant que le fait de ne pas exister aux yeux de celle qui vous a mis au monde.
Rester sereine m’était difficile, mais je m’y efforçais. Ces moments de crise passés, je programmais mon avenir. Je décidais de mettre tout mon argent de côté pour pouvoir quitter le pays de mon enfance qui me rappelait mes souffrances et mes manques. L’idée d’une séparation définitive ne m’effrayait nullement. J’étais tout à fait prête à tenter l’aventure.
Le tourbillon incessant de mes pensées m’avait éloignée de la réalité. L’épicière me cueillit par surprise la semaine où, selon mes calculs, elle aurait dû m’embaucher. J’étais perplexe. Pourquoi ne m’avait-elle plus rien dit lors de mon dernier passage, de sorte que je puisse préparer mon départ de la maison ? Ma réserve excessive m’avait souvent contrainte à ne pas poser de questions, aujourd’hui à mon grand regret.
Inquiète quant à l’annonce qu’elle allait me faire, je déployais de gros efforts pour me composer un visage neutre, en attendant l’issue de la conversation. Mon anxiété atteignit son paroxysme lorsqu’elle me demanda de la suivre dans l’arrière boutique. Je n’avais jamais été dans un tel état de bouillonnement intérieur et j’étais décontenancée par mes propres sensations.
Cependant, pour la première fois de ma vie, j’avais enfin le sentiment d’exister. Même si ce n’était pas très agréable à ressentir, c’était toujours mieux que l’impassibilité, que l’absence de réaction. Je fus abasourdie par la teneur du discours de la commerçante.
—Je sais que je t’avais promis de te prendre. Mais j’ai aperçu ta mère récemment et cela me fait beaucoup de peine de la voir ainsi. Es-tu sûre que tu ne regretteras pas de la quitter ? Elle sera seule sur ces terres où quatre bras ne sont pas de trop. J’espère qu’elle ne mettra pas fin à ses jours si elle se retrouve complètement seule tout à coup.
Ne désirant pas me livrer plus que nécessaire, j’insistai simplement sur le fait que je voulais vivre autrement. Et j’ajoutai :
—Vous l’avez dit vous-même, elle n’a jamais eu un geste de tendresse envers moi. Que je sois là ou pas, elle s’en moque. Les seules paroles qu’elle m’adresse, c’est pour me commander de l’ouvrage.
—Mon dieu, je ne savais pas que vous viviez comme deux étrangères.
—Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.
—Comme deux personnes qui ne seraient pas du même pays et qui ne parleraient pas la même langue.
Je rougis de gêne tout en pensant que cette femme venait de décrire parfaitement mon rapport à ma mère. Je gardais pour moi le plaisir que j’avais eu de ressentir quelque chose de différent, comme tout à l’heure. Ces sensations nouvelles m’avaient donné l’intime conviction que mon corps était vivant, qu’il allait se modifier grâce aux changements qui naîtraient au fil du temps. Jusqu’à ce jour, je l’avais considéré comme un grand bâton sec.
—Eh bien, me dit l’épicière, puisque tu es fermement décidée, viens quand tu veux. Ma domestique est partie il y a deux jours. Tu pourras avoir sa chambre.
—Je serai là demain.
En rentrant, j’étais sceptique quant à la possibilité de mettre ma décision à exécution. Ne m’étais-je pas précipitée en affirmant à Mme Favier que je serai chez elle dès le lendemain ? Le retour jusqu’à la maison me fut extrêmement pénible.
D’une part, j’avais l’impression que ma mère lisait dans mes pensées, même si elle marchait silencieusement à mes côtés comme d’habitude, et cela me mettait mal à l’aise. D’autre part, les paroles de Mme Favier résonnaient encore à mes oreilles et tendaient à me faire revenir sur mes bonnes résolutions. En effet, si ma mère mettait fin à ses jours après ma désertion, me sentirais-je coupable de son geste ? Que deviendrait alors ma vie ? Le poison de la culpabilité me tarauderait indéfiniment. Et moi, je voulais être libre, complètement libre. Devrais-je lui parler afin de lui expliquer mes raisons ?
Je n’en avais pas envie. La nuit fut longue. Je dormis très peu et me retournai souvent. Au petit matin, j’étais certaine que mon visage trahirait ma nuit d’insomnie. Mais tout se déroula comme à l’ordinaire. Décidément, cette femme était incroyable. Ne voyaitelle pas le changement en moi ? L’image renvoyée le miroir ce matin n’est pas habituelle. J’ai un teint blafard, les traits tirés, de profonds cernes sous les yeux, et elle ne me demande même pas ce que j’ai !
Nous sommes parties dans les champs et nous sommes mises au travail. Nous avions à peine commencé qu’elle se tourna vers moi et me dit de sa voix monocorde :
—Tu ferais bien d’aller au puits chercher de l’eau, sinon nous n’en aurons pas pour le repas. Et puis, tu iras aussi cueillir les légumes dans le jardin et tu les prépareras. Je peux continuer seule ici.
—Bien mère, comme tu voudras.
J’étais perplexe. Ma mère se doutait-elle de quelque chose et m’imposait-elle ces tâches pour mieux me surprendre au moment où je partirais ? Ma décision était arrêtée. C’était aujourd’hui ou jamais. Je m’exécutais rapidement, cueillis les légumes et les préparai. Je laissai le soin à ma mère de se les cuire. Je ramassai à la hâte les quelques effets personnels dont j’aurai besoin, les fourrai dans un sac et pris le chemin du village. J’avais pris soin de m’assurer que personne ne me verrai partir. Cependant, j’étais nerveuse et je marchais d’un bon pas. Je n’osai pas me retourner tant je craignais de voir ma mère me suivre. D’ailleurs, je n’avais pas besoin de tourner la tête. Le visage maternel était devant moi. Il avait rarement été aussi présent et aussi précis qu’en cet instant. Pourquoi cette image obsédante ? Je me refusais de répondre à la question.
Malgré les efforts que je déployais à regarder la nature qui m’entourait, je ne parvenais pas à l’effacer. Rien n’y fit. À certains moments, j’aurais presque aimé y lire de la colère, de l’indignation. Ce faciès au contraire, n’affichait que sa placidité habituelle.
Et c’est moi qui fus tout à coup prise de colère à la pensée qu’elle puisse être aussi insensible à tout ce qui pouvait lui arriver, que ce soit bien ou mal. Dans mon élan d’agressivité, je tournai instinctivement la tête. Personne ne me suivait, ni de loin, ni de près. Pourquoi le visage maternel était-il si proche de moi ?
N’était-ce pas plutôt mon sens du devoir filial qui donnait vie à ce semblant de présence ? Ou bien me sentais-je coupable de quitter la maison de manière aussi cavalière ? Il me vint même à l’esprit que ce visage me hantait pour mieux me faire comprendre que je trahissais ma mère de la manière la plus basse qui soit. J’étais dans un tel état d’excitation que j’arrivais au village en un temps record.
Je fus chaleureusement accueillie par l’épicière qui doutait que je puisse me libérer aussi rapidement que je l’avais prétendu. Après m’avoir conduite à ma chambre où j’y déposais mes maigres bagages, je fus immédiatement réquisitionnée pour lui prêter main forte. Je l’aidai à transporter des caisses que seule, elle aurait eu du mal à soulever. Je compris que le travail ne manquerait pas ici non plus. Au moins aurais-je les mains, et par voie de conséquence, l’esprit occupé le jour, ce qui de prime abord semblait satisfaisant. Et si le soir j’étais très fatiguée par ma journée de labeur, j’étais assurée de trouver rapidement le sommeil. J’oublierai ainsi très vite celle que je laissais derrière moi.
Ce n’est qu’en début de soirée que, le magasin fermé, je mesurai l’ampleur de la tâche accomplie : j’avais transporté un grand nombre de cagettes, caisses plus ou moins lourdes. J’étais fourbue et n’aspirais qu’à me coucher. Mes bras et mon dos étaient douloureux. Sentir mon corps réagir était pour moi synonyme du pouvoir que je venais d’acquérir. N’étais-je pas seule responsable de cette situation ?
Je dormis assez mal. Dès que je me tournais dans mon lit, les douleurs se réveillaient. Parfois, je pensais à ma mère, seule dans notre chambre. J’aurais aimé savoir si mon départ l’avait affectée ou si, au contraire, elle était satisfaite d’être maintenant parfaitement seule. Lorsqu’aux aurores je dus me lever, j’avais peu récupéré de la fatigue de la veille, mais je me sentais prête à affronter une nouvelle journée de travail. Un fait cependant me chagrinait : je n’avais plus le temps de songer à ma vie future comme auparavant.
Mme Favier, ma patronne me commandait tant et tant que je devais me concentrer pour ne rien oublier. Tout devait en outre être effectué en temps et heure. Au bout de quelques jours de ce rythme soutenu, je songeais amèrement que cette femme, sous des airs affables, cachait un esprit tyrannique et avaricieux. Elle tuait ses employés à la tâche sous prétexte qu’elle leur offrait le gîte et le couvert.
Je regrettais finalement de ne pas avoir parlé avec la boulangère chez qui j’aurais peut-être eu moins à faire ou en tout cas, un travail moins rude. Je m’étais fiée aux apparences et je le regrettais déjà. C’était une première leçon dont je devais me souvenir pour l’avenir.
Or, certains traits de mon caractère lui déplaisaient au plus au point. C’était le fait que je sois peu loquace, et encore moins curieuse. Pour elle, je ne participais pas suffisamment aux commérages qu’elle entretenait avec sa clientèle. Quant à moi qui avais essentiellement vécu dans le silence, tout ce verbiage me donnait des maux de tête extrêmement pénibles qui ne se dissipaient que lorsque j’avais retrouvé la quiétude de ma chambre. N’ayant jamais eu l’âme d’une médisante, je me refusais à entrer dans le jeu de ma patronne. Je voulais bien avoir des contacts avec les gens, du style de ce que j’avais pu voir au marché, sans pour autant m’immiscer dans leur intimité comme le faisait Mme Favier.
Mon désir de socialisation m’avait ainsi conduite à un apprentissage de la vie plus ardu que je ne l’avais cru. Cependant, j’avais choisi de changer ma destinée. Dès lors, je devais m’efforcer de tenir au moins une année entière pour avoir les moyens de mettre à exécution le projet qui me tenait tant à cœur : partir pour toujours de ce lieu où j’avais végété. Parmi ces moyens, il était indispensable que j’apprenne à lire et à écrire. Je comptais sur le curé du village pour m’y aider par le biais du catéchisme. « Il n’est jamais trop tard pour combler des lacunes » me disais-je. Il accepta et ceci réduisit considérablement mon temps libre.
Je ne pouvais m’empêcher, pendant ces cours moments de répit d’espérer un avenir meilleur. Je me gardais bien cependant d’avoir des idées préconçues. J’avais su abandonner la maison du jour au lendemain, je saurai trouver ma voie de la même manière.
D’ailleurs, le souvenir de ma mère s’effaçait peu à peu. J’avais été étonnée qu’elle n’ait pas cherché à me faire revenir à la maison. Orgueil ou manque d’intérêt pour moi, je n’aurais su le dire. Malgré tout, cela m’attristait. Moi qui croyais la détester de tout mon cœur, ressentir cette émotion me surprenait d’autant plus que c’était un phénomène nouveau.
L’année que je m’étais donnée avait passé bien lentement. J’avais trimé, mais mon désir de prendre mon essor était resté intact. Je m’étais risquée quelquefois jusqu’à la boulangerie en m’arrêtant devant d’autres négoces pour donner le change car si ma patronne était à ce point cancanière, elle devait bien connaître des yeux et des oreilles aussi indiscrètes que les siennes. Mais c’était changer un cheval borgne contre un aveugle car le magasin était ouvert même à la fin de la semaine. Et je tenais absolument à continuer de parfaire mon éducation avec Monsieur le curé.
Or, un dimanche matin où je m’étais réveillée de bonne heure, je fus prise d’une folle envie de revoir ma maison. C’était un besoin si impératif qu’il me tira du lit, me fit m’habiller en hâte et sortir de même. Je me faufilai dehors en espérant ne pas être vue par Mme Favier qui n’aurait pas manqué de me questionner, bien que je n’eusse aucun compte à lui rendre. Je me donnais comme excuse d’emprunter jusqu’au bout le chemin qui avait bercé mon imagination toute mon enfance. Je savais maintenant qu’un autre village s’y trouvait.
Lorsque j’arrivai près de la petite maison, ma mère était sur le pas de la porte. Ne sachant quelle attitude adopter, je feignis de ne pas la voir. Si elle n’avait pas cherché à me ramener au bercail jusqu’à maintenant, elle n’allait certainement pas tenter quelque chose aujourd’hui. Aussi est-ce d’un pas tranquille que je continuai à avancer. Lorsque j’arrivai suffisamment près pour que nos regards se croisent, je me gardai bien de tourner la tête dans sa direction. Cependant, je ne pus m’empêcher de la regarder du coin de l’œil et je crus lire une certaine tristesse dans ses yeux. « Non, ce n’est pas possible, me suis-je dit. Elle ne m’a jamais montré ses sentiments, ce n’est pas maintenant qu’elle va commencer à exprimer un quelconque ressenti. Surtout pas vis-à-vis de moi. C’est simplement l’espoir que je lui manque qui me fait croire que son regard est empreint de tristesse ».
Ce regard m’a hanté pendant tout le trajet jusqu’au village voisin. Je m’efforçai de penser que j’avais affabulé, il devenait malgré tout obsessionnel. « Et si elle était réellement triste à cause de mon départ ? » me dis-je. Pourquoi, mais pourquoi grand dieu, ne m’avait-elle jamais rien confié de sa vie passée, de notre vie passée ? J’aurais pu comprendre certaines situations, certains événements. Mais rien n’avait jamais passé les lèvres maternelles pour éclairer son attitude. Alors, pourquoi ce sentiment de culpabilité tout à coup ? Ma propre vie n’était-elle pas plus importante que les états d’âme de ma mère ? Les derniers temps où nous vivions ensemble, j’avais l’impression de littéralement étouffer. Et la situation ne se serait jamais améliorée, bien au contraire. Elle n’aurait certainement fait qu’empirer car mon sentiment pour elle était de plus en plus proche de la haine. Il me semblait impossible que nous puissions un jour nous rapprocher. Je me persuadai que l’issue que j’avais délibérément choisie était la seule valable. Je chassai vivement ces pensées négatives de mon esprit.
J’étais arrivée à l’orée du bois. Or, je ne l’avais jamais traversé et je n’étais pas rassurée du tout. Il avait quelque chose d’impressionnant qui me glaça les sangs. De loin, il me paraissait plutôt sympathique. Je fis crânement fi de mes peurs et avançais gaillardement. Je voulus me donner du courage en chantonnant, mais je restais aphone. J’aurais voulu courir, mais si je courais, c’était montrer ma peur. Si d’aventure je rencontrais quelqu’un, ne valait-il pas mieux montrer de l’assurance ? J’avais déjà appris à mes dépens que la crainte n’aide pas à s’imposer.
En effet, au début où je travaillais pour l’épicière, je m’étais laissée commander sans broncher. Maintenant que je connaissais bien le travail, je savais m’imposer lorsque j’étais certaine d’être dans mon bon droit. Et ma patronne ne s’y opposait jamais. Autre leçon de vie qui me servirait plus tard.
Malgré tous les efforts que je faisais pour le chasser, le regard maternel ne me quittait pas. Crispée par la peur, je m’étais instinctivement retournée et avait cru distinguer une silhouette féminine.
« Je suis tellement obnubilée par la tristesse contenue dans les yeux de ma mère que je la vois partout. Maintenant que je suis certaine de l’avoir chassée de ma vie pour toujours, voilà qu’elle y revient en force. Allez, Agathe, suis ta route et surtout, ne te retourne plus, sinon tu vas finir par croire aux fantômes » me tançais-je.
À cette pensée je me mis à rire car j’avais souvent considéré ma mère comme tel. L’écho de mon rire me revint, lugubre. Il me glaça le dos et je frissonnai. Je trouvai étrange que l’image de ma mère évoquât fréquemment l’idée de revenants.
Je fus extrêmement soulagée lorsque j’arrivai à l’autre extrémité du bois et que des maisons apparaissaient à l’horizon. J’avais vécu toute ma vie proche d’un village que je n’avais jamais eu la curiosité de visiter. Ma mère m’avait toujours conduite à l’opposé de celui-ci, un trajet beaucoup plus long d’ailleurs. Était-ce la peur de traverser le bois qui l’avait retenue ? J’eus le sentiment que peut-être le secret de ma mère était lié à cette peur.
Je rentrai suffisamment tôt et pus marcher d’un pas tranquille. La traversée du bois m’avait d’autant plus impressionnée que j’avais à nouveau senti une présence derrière moi. Je ne m’étais par retournée et m’étais contentée d’accélérer le pas.
Ceci m’avait rappelé les agressions que les gens avaient mentionnées au marché lorsque j’avais une quinzaine d’année. La première avait eu lieu il y a fort longtemps et la jeune personne agressée n’avait jamais été identifiée. La deuxième avait pu échapper de justesse à son agresseur, et j’avais été contente pour elle, même si je ne savais pas exactement ce que signifiait « une agression ». Je ne m’étais pas sentie concernée par les recommandations faites aux jeunes filles d’une part parce que je ne traversais jamais le bois, d’autre part parce que j’étais toujours accompagnée de ma mère. Cette dernière avait critiqué ces cancans qui ne faisaient que susciter la peur.
Aujourd’hui, je venais de passer par un endroit qui ne m’avait pas inspiré confiance et si quelqu’un s’était présenté devant moi, j’ignore comment j’aurais réagi. Ma mère ne m’avait jamais appris à me défendre. Lorsque je regagnai ma chambre, ces souvenirs me hantèrent toute la soirée et j’eus de la peine à m’endormir.
Dans un éclair, le visage livide de ma mère et le tremblement de ses mains qu’elle s’efforçait de me cacher me revinrent en mémoire. Pourquoi avait-elle réagi aussi violemment à l’annonce de l’agression de cette jeune personne qu’elle ne connaissait même pas ? J’avais été surprise par sa réaction mais n’avais pas posé de questions. Éviter le bois à tous prix avait-il un lien avec ce qui s’était raconté ? Ce soir, j’étais perplexe. Et si ma mère avait subi une agression, elle aussi ! Cela pourrait expliquer son attitude et son indifférence à l’égard de tout. Mais pourquoi à mon encontre ? Quel mal avais-je fait pour qu’elle se montre aussi peu aimante envers son enfant ?
Des larmes, aussi soudaines qu’imprévisibles, inondèrent mon visage. Je ne me souvenais pas quand j’avais pleuré pour la dernière fois. Aujourd’hui, ces pleurs étaient salutaires. À l’intérieur, quelque chose venait de se débloquer. Je ne comprenais pas très bien ce que cela signifiait. Je sentais simplement que le fait de laisser ce chagrin s’exprimer me délivrait d’un grand poids.
M’étant mise au lit de bonne heure, je ne pus cependant m’endormir avant longtemps. Le regard de curiosité malveillante des habitants du village voisin me revenait et je me sentais humiliée au plus profond de mon être. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, j’étais mieux mais pas réellement bien.
Demain, je devrais faire face à ma patronne. Si j’avais une mine de papier mâché, j’aurais droit à une foule de questions. J’endiguai du mieux que je pus ce flot de pensées et réussis enfin à m’endormir. Mon sommeil ne fut pas aussi réparateur que je l’eus souhaité, mais au petit matin, je n’eus aucune difficulté à me lever. L’énergie du désespoir remplaçait le repos.
Pendant la journée, j’évitai soigneusement les contacts. Je n’avais aucune envie de parler. Agacée par la récurrence des images tantôt négatives et moroses, tantôt fantaisistes et sans doute irréelles qui me venaient, je décidai de m’efforcer de ne plus penser à rien et de me laisser porter par la vie.
Au début, ce ne fut pas facile. Je rêvais souvent que j’étais dans des lieux où je parvenais à lier de nouvelles connaissances qui m’apportaient, si ce n’est le bonheur, du moins un certain épanouissement, alors que chaque soir, je me retrouvais seule dans une pièce sordide où l’unique fenêtre qui l’éclairait donnait sur une cour intérieure où s’entassaient caisses et sacs de marchandises.
Je finis par maîtriser mon mental et redevenir la fille indifférente et soumise qui travaillait aux côtés de ma mère. En ce temps-là, rien ne m’intéressait réellement, mais au moins ne souffrais-je pas de désillusions et de sarcasmes quasi quotidiennement. Me rebeller avait engendré des satisfactions tout en générant des frustrations.
Je m’étais sentie si forte après toutes les années de silence passées aux côtés de ma mère que j’en avais conclu que je m’étais renforcée non seulement grâce à cela et mais encore du fait de n’avoir pas eu de désirs majeurs ni de pensées particulières. Dans l’état actuel des choses, il me fallait donc fortifier mon être afin que mes états d’âme perturbateurs se dissipent.
Il ne me fallut pas très longtemps pour retrouver mes vieilles habitudes. En une semaine, j’étais parvenue à faire le vide dans ma tête, me bornant à me concentrer sur mon travail. Je répondais par des phrases succinctes à tous mes interlocuteurs. Cependant, j’eus droit à de sérieux reproches qui ne firent que s’amplifier au fil des mois.
Comme j’étais fermement décidée à bannir toute frustration de mon existence parce que mes désirs les plus profonds ne semblaient pas vouloir se concrétiser, je maintins mon attitude, au grand dam de Mme Favier. Pour ma plus grande satisfaction, je faisais d’énormes progrès dans mon apprentissage de la lecture et du calcul avec Monsieur le Curé. De temps en temps, pour me rassurer, je comptais mes avoirs car je continuais à mettre le peu d’argent que je gagnais de côté.
Lorsque ce matin-là, je descendis en retard, Mme Favier entra dans une colère si violente que j’en fus abasourdie. Et lorsqu’elle me demanda de faire mes valises et de retourner chez ma mère, je la regardai, médusée. Il ne me fallut qu’un petit quart d’heure pour rassembler le peu d’effets que j’avais. Je mis mon argent en lieu sûr parmi mes vêtements et m’en allai sans même me retourner.
Depuis que j’avais été engagée chez Mme Favier, j’avais engrangé bon nombre de renseignements. Je savais qu’un train, qui partait d’une bourgade distante d’une vingtaine de kilomètres et dont le terminus était la ville de Roanne, passerait dans deux jours. Comme je ne connaissais que le curé, je me dirigeai d’un bon pas vers le presbytère. J’étais certaine qu’il m’aiderait.
J’étais un peu désemparée, mais je ne regrettai nullement de devoir quitter mon emploi de manière aussi expéditive qu’imprévue. C’était la deuxième fois que je laissai tout derrière moi et ce coup du sort me permettrait de tester ma détermination. Je me trouvai ramollie depuis que je travaillais. Plus j’aurai de difficultés, pensais-je, plus j’irai de l’avant. En restant toute ma vie dans ce petit village de campagne, je n’aurai jamais la possibilité de croiser des êtres différents. Or, c’est ce que je désirais le plus ardemment.
D’ailleurs, la ville était certainement un lieu mieux approprié pour cela. Mme Favier m’avait décrit les boutiques où elle s’était rendue avant son mariage. « J’y ai admiré de telles merveilles que leur souvenir restera éternellement gravé dans ma mémoire. » m’avait-elle confié, une pointe de nostalgie dans la voix. Elle y avait aussi vu des foules de gens qui allaient et venaient. Elle s’en était grandement étonnée.
J’étais maintenant arrivée près du presbytère. Je frappai et le prêtre vint m’ouvrir.
—Bien chère Agathe, quel hasard t’amène ici de si bon matin ? Ne devrais-tu pas être au travail à cette heure-ci ?
—Ma patronne m’a remerciée. Je n’ai nulle part où aller. Pourriez-vous m’héberger pour deux jours, jusqu’à ce que je puisse aller prendre le train qui va à Roanne ?
—Ne ferais-tu pas mieux de retourner chez ta mère ? Je te l’ai déjà dit, elle n’est plus revenue à l’église depuis que tu es partie. J’ai finalement pu la voir récemment, mais elle n’a pas voulu me parler. Je pense qu’elle est très malheureuse depuis que tu l’as quittée.
—Je n’irai plus jamais à la maison. Je ne pourrais plus vivre avec elle. Elle ne me voit pas, elle ne m’a jamais vue. Elle ne m’aime pas, et moi, j’ai besoin de trouver des gens qui me voient, qui ont de l’amitié pour moi. Revenir en arrière serait pour moi un échec.
—Je comprends que tu veuilles partir à la ville. Mais je suis certain que si tu vas voir ta mère et que tu lui expliques, elle comprendra et ne t’empêchera pas de partir, j’en suis convaincu. Tu lui auras au moins fait tes adieux. Elle ne s’inquiétera pas pour toi.
—Elle ne s’est jamais inquiétée pour moi, et elle ne le fera jamais, j’en suis sûre. Vous ne la connaissez pas.
—Je la connais peu, certes, mais elle reste ta mère. Et par respect pour elle, pour son âge, tu devrais l’avertir de ton départ.
—Inutile d’insister, Monsieur le Curé, je ne veux plus la voir. Mon seul désir est d’effacer mon passé avec elle. Ce passé ne m’a rien apporté, rien que le vide. Et moi, j’ai besoin de remplir ma vie.
Il n’insista pas et me montra ma chambre. Je m’y enfermai. À l’heure du déjeuner, je ne descendis pas malgré ses appels. Au moment du dîner, il me pria de bien vouloir le rejoindre pour que nous puissions parler de mes projets. Il désirait ardemment m’aider à ne pas partir à l’aventure.
Lorsque j’ouvrai ma porte, il paraissait soucieux. C’était bien la première fois que je lisais de la considération dans un regard.
—Je connais peut-être des personnes auprès de qui je pourrais te recommander. Mais il te faudrait un peu de patience. Tu ne pourras pas partir aussi vite que tu l’espères. Je dois d’abord les contacter.
—Mon père, je ne veux rien devoir à personne. Je me débrouillerai. J’ai quitté la maison sans aucune aide, je quitterai le village de la même façon.
—Ne t’entête pas ainsi Agathe. Tu vas audevant de problèmes. Tu ne connais pas la ville. Tu n’as nul endroit où aller. Tu seras à la merci du premier venu. Sois raisonnable.
—J’ai entendu dire qu’en ville on pouvait loger dans des pensions. J’en trouverai une. J’ai un peu d’argent pour pouvoir tenir quelques temps.
—Sais-tu seulement combien te coûtera ton hébergement ? Es-tu sûre que tu pourras y rester jusqu’à ce que tu aies un travail ? Et quel travail ? À qui vas-tu t’adresser pour en trouver ?
—J’ai déjà pensé à tout cela. Je ne sais pas, mais je me sens assez forte pour y faire face.
—Si tu ne veux dépendre de personne pour t’en sortir, j’ai une autre solution qui ne blessera pas ton orgueil. Je reçois régulièrement le journal dans lequel je te conseille de consulter les annonces. Par ce biais-là, tu trouveras des adresses d’entreprises avec lesquelles tu pourras prendre contact dès ton arrivée sur place. Mais je persiste à penser que ce que je t’ai proposé en premier est la manière la plus sûre de t’en sortir. Réfléchis jusqu’à demain et fais-moi part de ce que tu auras décidé. Maintenant, mangeons.
Je mangeai du bout des lèvres. J’étais perturbée par les paroles du père Fayolle. Qu’avait-il suggéré en disant « tu seras à la merci du premier venu » ? J’hésitais à revenir sur le sujet et lui demander d’approfondir sa pensée. Cette phrase ne m’avait pas plu. Bizarrement, elle faisait écho à ces deux agressions dont j’avais entendu parler, mais dont je ne savais pas grand-chose et à propos desquelles je n’avais pas réellement cherché à en apprendre d’avantage.
Je ressentais cependant la fragilité de la femme face à une telle situation. Aujourd’hui, détenir des informations plus précises sur les faits m’aurait permis de mesurer l’ampleur des risques que je courais en partant vers l’inconnu. Je me ressaisis. Ce bon curé essayait certainement de me faire peur pour que j’accepte de revoir ma mère.
Fermement convaincue depuis mon départ de la maison que rien ne pourrait m’arriver si j’avais une totale confiance en l’avenir, j’étais prête à lutter contre vents et marées pour faire ma place. Ne sentais-je pas en moi une indomptable force ? Je décidai d’accepter de consulter le journal pour avoir des adresses et ainsi perdre moins de temps et d’argent.
La décision prise me paraissant parfaite, je me couchai et m’endormis rapidement. Je ne m’éveillai que tard dans la matinée du lendemain. Le père Fayolle était sorti et je l’attendis pour consulter la gazette. Dès son retour, il entama un sermon qui me mit au supplice.
—Lorsque tu as quitté la maison, as-tu songé un seul instant à ce que ta mère pouvait ressentir ? Même si elle ne s’est pas beaucoup occupée de toi, tu n’as jamais manqué de rien, que je sache. Tu as toujours mangé à ta faim, tu as toujours eu des vêtements corrects. Je peux te garantir, moi qui visite différentes familles du village, que tous n’ont pas eu cette chance. La dureté de la vie ne permet pas toujours d’apporter aux enfants ce qu’ils attendent. Je suis bien certain qu’elle t’aime vraiment, mais qu’elle ne sait pas comment te le dire ou te le montrer. Elle a toujours dû faire face à toutes ses obligations maternelles sans aucune aide. Te rends-tu compte du courage qu’il faut pour y parvenir ? Je te trouve non seulement sévère avec elle, mais encore ingrate. Elle n’a fait que travailler toute sa vie pour subvenir à vos besoins, et tu n’as aucune reconnaissance vis-à-vis d’elle.
Je baissai les yeux et quittai la pièce sans mot dire. J’allai m’enfermer dans ma chambre d’où je ne sortis que le soir, après que ce bon vieux curé soit venu frapper à ma porte plusieurs fois.
—Agathe, je t’en prie, tu n’as déjà rien mangé à midi. Ne sois pas bornée et descend partager mon dîner. Je te promets que je ne te reparlerai plus de ta mère. Mon devoir est de t’aider, de faire de mon mieux pour te protéger. Viens et essayons de trouver des adresses dans le journal.
Lorsque j’ouvris ma porte, je ne pus retenir les paroles de rancœur que j’avais gardé pendant de nombreuses années.
—Excusez-moi, mon père, de ma réaction violente. J’ai moi aussi eu la vie dure. Je n’ai fait que travailler sans avoir la possibilité d’aller à l’école. Pourtant, j’aurais tellement aimé apprendre lorsque j’étais plus jeune. Heureusement que j’ai pu le faire maintenant grâce à vous et je vous en remercie infiniment.
—Bien chère Agathe, pourquoi ne m’en as-tu pas fait la demande à cette époque ? Je serais intervenu auprès de ta mère et je t’aurais enseigné au moins la lecture et le calcul.
—Quand ? Le dimanche, après la messe. Il fallait rentrer et retourner aux champs en été, et en hiver, il fallait coudre, ravauder et s’occuper des animaux comme tous les autres jours.
—Je sais, je sais. Tu n’as pas été la seule dans ce cas, malheureusement. Viens, je suis certain que nous allons trouver des possibilités. Tu pourras t’adresser à un prêtre de mes amis. Je te donnerai un mot de recommandation et il t’hébergera jusqu’à ce que tu sois en mesure de te prendre en charge. Si tu as un travail, tu lui donneras un peu d’argent pour la paroisse. Il t’en sera reconnaissant. Je sais que ses ouailles ne sont pas très généreuses.
—Grand merci, Monsieur le Curé. Avec mes excuses encore pour tout à l’heure.