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Malgré sa soif d'immensité et de solitude dont il jouit au sein du désert, il n'aura fallu qu'un seul regard pour que son coeur d'homme solitaire s'enflamme. Le désert l'avait-il doucement préparé à cette rencontre? Mystère de la vie, la magie opérera et le coeur de ce rude caravanier s'ouvrira à l'amour. En oubliera-t-il pour autant les racines qu'il a plantées dans les dunes de sable?
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Seitenzahl: 408
Veröffentlichungsjahr: 2019
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La rencontre
Entre rêve et réalité
Une journée peu ordinaire
Stratagème
S'unir face à l’adversité
Deuxième rencontre
Sceller son destin pour le meilleur et pour le pire
Révélation
Vivre le désert
Guet-apens ?
Le piège
Une nouvelle croisade
Un goût amer
Déception
Retrouvailles
Trahison ?
Ironie du sort
Savoir pardonner
Re-naissance
Initiation
« Les anges tiennent compte de chaque larme versée par le chagrin, et ils portent aux oreilles des esprits qui hantent les cieux de l’Infini chaque instant de joie créé par nos affections.
Là, dans le monde à venir, nous verrons, nous sentirons toutes les vibrations et les mouvements de nos cœurs. Nous comprendrons la signification de la divinité qui est en nous et que nous méprisons parce que nous sommes poussés par le Désespoir. »
Khalil Gibran, La voix de l’éternelle sagesse1
1 Citation tirée de l’œuvre de Christian Dawlat, La grande sagesse du monde arabe, Les Editions Quebecor, 2003, p. 66-67.
« L’amour, c’est le regard d’où naît le mal d’aimer. »
Ibn Zamrak (1333-1393)2
Balancé par le pas cadencé de son chameau, il scrute intensément l’horizon. Son regard perçant saura découvrir le moindre signe de danger. Il parcourt ce désert depuis si longtemps qu’il sait entendre sa respiration, ses silences. C’est un grand cœur qui bat à l’unisson du sien. Il aime perdre son regard dans ces dunes infinies lorsqu’il parvient au sommet de l’une d’elle. Tout ce vide, toute cette immensité ne sont que le reflet de son être intérieur. Car sous cette apparente vacuité se cache la vie la plus bouillonnante qui soit, aussi bien au fond de lui que parmi ces monticules de sable vierge. Comme une plante peut naître en quelques secondes, des sentiments ont germé en lui qui l’ont parfois surpris par leur soudaineté et leur intensité. Il sait au fond de lui que l’homme et la nature ne font qu’un et que c’est grâce à cette nature sauvage que jour après jour, il a acquis sa puissance. Non pas au niveau matériel, mais bien plutôt au niveau de sa personnalité. Il lui suffit d’un regard pour que son interlocuteur se sente pris au piège de cette puissance.
Son physique, visage rude tanné par le soleil et encadré d’un chèche noir, nez fin et rectiligne, yeux noirs perçants lui confèrent une certaine austérité qui accroît encore le sentiment d’estime et de déférence que lui témoignent instinctivement les personnes qui traitent avec lui. C’est un caravanier respecté et craint de tous car il a établi sa réputation sur son intransigeance dans le traitement de ses affaires, ce qui lui a valu le surnom de « Noureddine l’inflexible », et une certaine honnêteté, surtout en ce qui concerne la provenance de ce qu’il propose.
Ainsi il peut vendre plus cher ses marchandises sans que les acheteurs y voient un inconvénient. Ils savent qu’ils ne sont pas trompés sur la qualité. Il est issu d’un milieu simple, mais son intelligence et son habileté à commercer des objets ou des matières nouvelles lui ont permis de devenir ce qu’il est aujourd’hui.
Bercé par le mouvement régulier de sa monture et malgré son air tranquille, il demeure aux aguets. Il goûte intensément ces instants de calme pendant lesquels il se retourne sur son passé et se souvient des moments inoubliables qu’il a vécus avec celle qui le hante encore, le jour comme la nuit.
Ses souvenirs encore vifs lui rappellent une expédition semblable à celle qu’il vient d’entreprendre. Un très long parcours qui lui fait traverser des kilomètres de contrées désertiques. Un voyage comme tant d’autres au cœur du désert pour vendre les étoffes dont il a fait provision dans les différentes oasis par lesquelles il passe, en échange d’autres marchandises telles que les cuirs et les peaux et parfois même l’or, qu’il porte dans ces contrées lointaines. Il a un sens inné de ce qui peut plaire et jusque-là ne s’est jamais trompé dans le choix de ce qu’il commerce. C’est en outre un esthète et rien de ce qu’il propose n’est vulgaire ou douteux. Chaque objet ou vêtement procure satisfaction à son acquéreur. Il pense au plaisir qu’il lira sur les visages lorsqu’il commencera à déballer sa cargaison. Il ne peut s’empêcher de sourire d’aise à l’idée que tout ce qu’il transporte sera rapidement remplacé par des marchandises bien différentes qui elles aussi partiront vers d’autres horizons afin de combler d’autres désirs ou besoins.
Il en était là de ses réflexions lorsqu’il commença à apercevoir la palmeraie dans le lointain. Il imaginait déjà le brouhaha dans le souk. Il se voyait attablé avec ses amis pour savourer le traditionnel thé à la menthe et fumer le narguilé. C’était toujours le premier réconfort qu’il s’octroyait après un long périple dans le désert. Il n’y aurait dérogé à aucun prix.
Cependant ce jour-là, il dut se rendre à l’évidence que la vie se joue parfois de nos habitudes les plus incontournables. Il venait de franchir les portes de la ville et se dirigeait vers la place lorsqu’il fut irrésistiblement attiré par une mendiante dont le seul regard démentait sa condition. À mieux l’observer, son port lui-même semblait beaucoup plus altier que celui de la femme qu’elle voulait paraître, même si elle faisait des efforts pour le cacher. Il avait rencontré tant d’êtres différents dans sa vie qu’il se trompait rarement sur la condition sociale de ceux qu’il croisait, ne fût-ce qu’un seul instant. Quelque chose l’intriguait chez cette femme et son naturel curieux tentait à l’emporter sur son envie de se désaltérer. Il s’apprêtait à descendre de son chameau lorsque la femme se tourna vers lui.
Le voyant ébaucher son geste, elle emprunta à la hâte la première ruelle qu’elle croisa. Il sauta lestement à bas de sa monture et la suivit rapidement, mais le plus discrètement possible. Cette femme l’avait intrigué et piqué au vif dans sa curiosité, il ne la lâcherait pas avant d’en savoir plus sur elle et ses agissements. Elle était agile et se faufilait rapidement de ruelle en ruelle. Mais il avait souvent dû emprunter toutes sortes d’itinéraires dans des villes si différentes qu’il lui était non pas facile, mais possible de la suivre sans perdre sa trace. Car elle semblait fort bien connaître les lieux et tentait de semer son poursuivant, comme si une intuition bien féminine lui commandait la méfiance et la prudence.
Tout en la suivant, il revoyait ce regard intense qu’il n’avait croisé qu’une fraction de seconde mais en cet instant aussi fugace que profond, il savait déjà que son cœur allait souffrir avec autant d’intensité qu’il vibrerait. Ne pas perdre la trace de cette femme mystérieuse s’imposait à lui avec de plus en plus de force à mesure qu’il la sentait essayer de lui échapper. En même temps, il se persuadait qu’il jouait avec elle au chat et à la souris et que forcément, le chat en sortirait vainqueur. C’était sans doute mésestimer l’habileté de la femme à se faire désirer dès les premiers instants d’une rencontre. Peu à peu, il se rendait compte que c’était en fait elle qui menait le jeu. Elle ralentissait parfois, puis reprenait à se hâter comme si elle connaissait parfaitement les endroits où il était difficile de la suivre. Elle se jouait de lui et piquait ainsi son orgueil. Il n’avait jamais aimé s’avouer vaincu et ce n’était pas cette femme qui allait le semer, quand bien même elle devait redoubler d’efforts pour garder non seulement son allure de mendiante mais aussi ses distances avec lui. Il ne voulait pas non plus la rejoindre trop rapidement, anxieux de savoir où exactement elle dirigeait ses pas. Il était vigilant et savait à peu près où il était malgré les dédales de ruelles qu’elle avait empruntés. Au détour d’un de ces passages qui se rapprochaient insensiblement des quartiers chics, il se retrouva soudain devant une grande bâtisse qu’il connaissait parfaitement, étant très fréquemment en affaires avec son propriétaire. Le temps de sa surprise et la femme en avait profité pour disparaître de sa vue. Il était furieux et rejoignit ses amis, non sans avoir cherché à retrouver sa trace dans les rues avoisinantes. Rien. Il en conclut qu’elle s’était peut-être introduite dans la maison à son insu. Si cet éminent personnage avait besoin de quelque chose, il pouvait nourrir l’espoir de revoir la femme. Sinon, dieu seul savait quand leurs chemins se croiseraient à nouveau.
Il passa devant la mosquée et revint vers la place. Sur la table basse, les tasses de thé fumaient. Il but avec délice, cette course effrénée l’ayant considérablement altéré. Ses compagnons de voyage se moquaient gentiment de lui, voyant en lui un meilleur commerçant qu’un chasseur de gibier. Encore, si le gibier en question en eût valu la peine ! Échauffé par les discours qu’il venait de tenir avec tous ceux qu’il avait croisés à son arrivée dans l’oasis, Ghaled le défia en lui disant :
– « Eh, Noureddine, tu commerces mieux les étoffes que les femmes ! »
Et Mohammed de renchérir :
– « Si tu lui mets la longue tenue de soie émeraude que tu penses vendre à prix d’or pour sa qualité, tu en feras une princesse ! »
À ces mots, tous partirent d’un franc éclat de rire. Bien que lancées sur le ton du badinage, Noureddine n’apprécia pas ces plaisanteries mais n’en laissa rien paraître. Il ne voulait éveiller aucun soupçon. D’autant moins qu’il savait que les rumeurs se répandaient dans le souk comme une traînée de poudre. Cependant, il supportait mal leurs railleries après la déconvenue qu’il venait de subir. Chacun se demandait quelle mouche l’avait piqué pour ainsi poursuivre une mendiante sans intérêt. Aucun d’eux n’avait donc croisé ce regard de braise et c’était tant mieux. Il leur laissa même croire qu’il pensait avoir reconnu en cette femme l’auteur d’un larcin qu’il avait subi quelques mois auparavant dans une autre oasis. Il n’en avait rien dit mais il s’était juré d’ouvrir l’œil et de la retrouver en quelque lieu que ce fut. Ce qui concordait parfaitement avec la réputation d’intransigeance qui le caractérisait.
Son instinct lui commandait de dévoiler le moins de choses possibles au sujet de cette rencontre. Il tenta donc de chasser l’image de ce regard et de participer à la conversation afin de n’éveiller aucun soupçon, de ne générer aucun commentaire oiseux. Mais il parvenait avec peine à participer aux rires et aux boutades comme ils avaient l’habitude de le faire après la tension qu’ils avaient subie dans certaines régions du désert. Il en était plutôt agacé et faisait des efforts surhumains pour paraître aussi enjoué qu’à l’accoutumée. Donner le change n’était pas son fort. Cependant il le fallait. Aussi lança-t-il la conversation sur l’organisation de la journée du lendemain.
– « Ghaled, surtout sois très vigilant avec les couleurs. Tu sais que cette fois-ci nous avons beaucoup de couleurs qui se heurtent. Sois prudent lorsque tu étaleras les soieries. Que l’œil des femmes soit toujours attiré par une harmonie de couleurs, et surtout, prends garde qu’elles n’approchent pas une étoffe de leur visage qui ne flatterait pas leur teint. Sois très attentif à cela. »
Ghaled parut très surpris de ces remarques. Noureddine lui avait toujours fait confiance. Il l’avait souvent flatté de cette qualité. Voyant sa surprise, Noureddine lui avait aussitôt présenté des excuses, arguant encore une fois de sa fatigue après cette maudite course inutile.
Il s’adressa alors à Jamel.
– « Et toi Jamel, tu te souviens, la dernière fois que nous sommes venus, il y avait ce nouvel employé au caravansérail qui a lésiné sur la nourriture des chameaux. Prends garde à ce que cela ne se reproduise pas. »
– « J’ai appris au souk qu’il vendait les portions qui restaient pour se faire de l’argent. Toutes les caravanes se plaignaient de lui. Le caïd lui a fait payer une forte amende et le responsable du caravansérail l’a mis à la porte séance tenante. Sais-tu Noureddine que c’est le troisième caravansérail d’où il a été renvoyé. S’il continue, il ne trouvera plus de travail. La nouvelle finira par être colportée dans toutes les oasis du Sahara. »
– « Ne t’en fais pas pour lui Jamel, il n’aura que ce qu’il a mérité », lui répondit Noureddine.
Tous acquiescèrent, sachant effectivement comment la réputation de quiconque se répandait bien souvent enjolivée ou exagérée, ce qui donnait un résultat alarmant. Chacun le savait, mais rien ne pouvait contrer la rumeur publique. Elle se diffusait comme une gangrène jusqu’à ce qu’elle ait gagné le désert tout entier. Noureddine le savait parfaitement, qui dissimulait du mieux qu’il pouvait les émotions fortes qui l’habitaient depuis sa rencontre avec la mendiante.
Bientôt le narguilé s’éteindrait et ce serait le signal pour que chacun aille prendre un repos bien mérité au caravansérail habituel. Enfin, il pourrait laisser ses pensées envahir son esprit. Il s’obligea à quitter la table en dernier et montra une certaine nonchalance en regagnant sa chambre, comme si cette course l’avait épuisé, alors qu’il avait hâte de se retrouver seul. Il avait du mal à comprendre ce qui lui arrivait. Il essayait de se convaincre que seule sa curiosité l’avait poussé à agir ainsi avec la mendiante. Mais le souvenir de ce regard si intense le déstabilisait. Il sentait un désir monter en lui de retrouver cette femme coûte que coûte, comme s’il en allait de sa vie. Il ne pouvait croire qu’il était amoureux, n’ayant jamais éprouvé de sentiment d’amour auparavant. Comme si un regard suffisait !
D’ailleurs, que pouvait-il bien espérer de cette rencontre ? Même si cette femme se cachait réellement derrière un travestissement, quel intérêt cela avait-il pour lui ? À quoi cette curiosité à le découvrir pourrait-elle le mener ? L’idée que cette rencontre pourrait desservir ses affaires traversa son esprit, mais il la chassa aussitôt. Comme un tentacule, l’image de la mendiante avait pris possession de son cerveau. Allongé sur sa couche, il ne trouva pas le repos escompté. Tout se bousculait dans sa tête : comment parviendrait-il à la retrouver ? Il échafaudait des plans qui ne mèneraient probablement à rien, puisqu’il ne l’avait vue parler avec personne. Comment décrire ce regard ? On se moquerait de lui si le seul indice qu’il ne pourrait jamais fournir était une paire d’yeux de braise qui l’avaient ému si profondément que rien ne pouvait l’en détacher, car ces yeux ne le quittaient plus depuis qu’il en avait croisé l’intensité. Il savait qu’elle avait eu le même ressenti. Son cœur, son corps tout entier le lui disait à chaque instant. Il essaya de se calmer en se disant qu’il affabulait. Mais si comme lui elle avait eu le sentiment de retrouver l’être qu’il avait cherché toute sa vie, un être qu’il avait l’impression de connaître depuis toujours, alors leurs chemins se croiseraient à nouveau. Il lui semblait même avoir attendu depuis toujours l’instant de ces retrouvailles…
Il évoqua son grand ami le désert pour qu’il lui vienne en aide. Chaque fois qu’un problème avait surgi dans sa vie, ce n’est qu’en ressentant au plus profond de son être le vide du désert qu’il avait pu à nouveau se remplir de calme et de sérénité. Mais aucune image du désert ne put s’imposer à son esprit tant il bouillonnait de questionnements, de plans de recherche. Il imagina même qu’en sortant du caravansérail, elle serait là à l’attendre.
2 Citation tirée de l’œuvre de Christian Dawlat, La grande sagesse du monde arabe, Les Editions Quebecor, 2003, p. 39.
« Un cheveu sépare le faux du vrai. »
Proverbe persan3
Était-ce la fatigue ou son extrême tension mentale, des images se mirent à défiler devant ses yeux. Il vit une femme vêtue d’une longue robe rose décorée de pierres précieuses. Sa chevelure dorée, retenue par un diadème lui aussi incrusté de pierres précieuses, descendait jusqu’à sa taille. On aurait dit une princesse des mille et une nuits, n’eussent été ses cheveux blonds. Il se vit alors en tenue d’apparat. Un cortège les suivait. Tous semblaient se rendre à une grande fête donnée en leur honneur. Par un vaste hall, ils entrèrent dans une immense salle où brûlait un feu de cheminée. Il était très à l’aise dans cet univers où il semblait régner en maître. Il prit place au centre d’une table sur laquelle le couvert était dressé. Les immenses flammes qui crépitaient dans l’âtre se reflétaient dans les aiguières d’argent et les coupes d’or devant lesquelles des assiettes de fine porcelaine n’attendaient que le signal du maître des lieux pour se remplir des victuailles qu’on venait d’apporter. La belle femme blonde vint prendre place à ses côtés et posa sur lui un regard chaud et enveloppant qui se perdit dans le sien si profondément qu’il se sentit, comme à chaque fois qu’elle le regardait ainsi, mis à nu. Il perdit contenance un instant, détacha son regard afin de recouvrer la dignité due à son rang devant cette foule d’invités.
Des coups sonores frappés à sa porte le tirèrent de ce qu’il crut être un rêve. Et cependant, il avait le sentiment de n’avoir pas dormi, mais bien plutôt d’avoir revécu une scène qu’il connaissait parfaitement. Il avait vécu ces instants de rêve éveillé avec la sensation que c’était inscrit quelque part en lui depuis des temps fort lointains. Lieu étrange que celui qu’il venait d’évoquer, car il ne ressemblait en rien à tous les endroits, à toutes les demeures cossues où il s’était rendu jusque-là.
Les caravaniers venaient le chercher. Avec eux, il se rendit au souk afin de signaler son arrivée, même si déjà certains l’avaient aperçu en fin de matinée. Se replonger dans la foule lui permettrait de sonder les lieux sans trop se faire remarquer par son entourage car il pouvait feindre de repérer ce qui l’intéressait. C’était d’ailleurs toujours ainsi qu’il procédait à l’arrivée de chaque étape de son voyage. Au lieu de cela, il regardait les marchandises d’un œil distrait qui lui était peu coutumier et passait plus de temps à épier discrètement la foule. Au bout d’un moment, sachant intuitivement que la mendiante ne se trouverait pas dans ces lieux à une heure pareille et n’ayant aucune envie de commencer à marchander, il prétexta un état de fatigue inhabituel pour regagner sa chambre.
Il se sentait effectivement las, mais plutôt émotionnellement que physiquement. Profondément troublé par la rencontre avec cette femme, au-delà d’ailleurs de ce qu’il aurait jamais pu imaginer, son seul désir était d’être seul avec ses pensées. Où était l’homme inébranlable qu’il croyait être ? Il se sentait diminué dans sa virilité, prêt à succomber à l’appel d’un regard. Mieux valait qu’il ne la revît pas, conscient au plus profond de lui que cette femme avait déjà de l’emprise sur lui. Comment pouvait-il se laisser aller à tant de puérilité à son âge ? Aucun raisonnement ne semblait calmer le désir qu’il avait de la revoir, de sonder ce regard une fois encore. Il essayait de se persuader que cette histoire ne menait à rien de concret, que ce qu’il ressentait était un leurre et que seule la tension après la traversée du désert avait été à l’origine de son émotion. Mais une petite voix à l’intérieur lui susurrait qu’il se mentait à lui-même, que cette femme compterait tellement pour lui qu’elle ferait basculer sa vie. Il sentait même confusément que ce ne serait pas toujours pour le meilleur. Il aurait aimé cesser de se torturer l’esprit, mais en vain.
Il dormit très peu cette nuit-là, se réveillant fréquemment, en sueur parfois tant son sommeil était agité. Il fit un rêve étrange. Il se vit au bras de sa compagne, une femme jeune au corps souple comme un roseau. Ses cheveux aux tons mordorés étaient nattés derrière sa nuque en un gros chignon rond. Son teint laiteux était parsemé de taches de rousseur. Mais ce qu’il y avait de plus marquant dans toute sa personne, c’était ses yeux. Elle avait de grands yeux pers qui, à peine posés sur lui, balayaient en lui toute velléité de résistance en quelques instants. Il sentait toute l’impuissance à se refuser à elle qui le gagnait alors. Malgré le sourire angélique qu’elle affichait dans ces moments-là, son regard était empreint d’une perversité qu’elle travestissait sous des airs ingénus. Il savait combien ce regard était douloureux pour lui. Il aurait tant aimé pouvoir s’en détacher, mais il se sentait pris dans un piège infernal. Plus il tentait de lui échapper, plus ces yeux se faisaient tendres et enjôleurs et annihilaient les efforts qu’il déployait pour ne pas se soumettre à leur charme. Se sentant mollir de plus en plus et conscient d’un danger imminent, il se réveilla en sursaut. Il lui fallut un certain temps avant de comprendre que ce n’avait été qu’un cauchemar engendré par l’obstination qu’il avait montrée à vouloir à tout prix retrouver cette mendiante. Il voulut chasser ce rêve de sa mémoire, mais les dernières images avaient été tellement fortes qu’elles restaient imprégnées en lui de manière indélébile. Encore une fois, il voulut évoquer le désert de toutes ses forces pour qu’il lui apportât le calme désiré, mais il était encore subjugué par les yeux de son rêve.
Maintenant, trois paires d’yeux hantaient ses souvenirs : ceux de la mendiante, ceux des deux femmes de ses rêves. À moins que ces dernières ne fussent qu’une seule et même personne ! Comment était-il possible qu’il fût aussi sensible au regard des femmes, lui qui n’avait jamais beaucoup prêté attention à elles dans sa vie, excepté comme de fortes potentialités pour faire des bénéfices avec son commerce. Il ne se reconnaissait plus. Il allégua encore une fois la tension et la fatigue du voyage pour se donner bonne conscience. Néanmoins, il commençait à s’inquiéter sérieusement de sa faiblesse. Comment pouvait-il être à la fois cet homme fort et inflexible qu’il s’était toujours montré auparavant et celui dont l’insensibilité masculine fondait comme neige au soleil devant un regard de femme. Comment pouvait-il être aussi diamétralement opposé dans ses comportements ? Demain il se montrerait ferme et décidé s’il devait revoir la mendiante. Il ne se laisserait en tout cas pas subjuguer par ces yeux dévastateurs. Il aurait la parade avec ce regard dur que d’aucuns lui disaient avoir lorsqu’ils le rencontraient pour la première fois.
Il se rendormit et lorsqu’à l’aube il se leva, il se sentit épuisé. Il n’avait pas très envie de se rendre au souk, mais il le devait. Il souhaitait d’ailleurs revoir la femme, se persuadant qu’ainsi il pourrait la chasser définitivement de ses pensées, elle et tous ces yeux qui ressemblaient aux siens. Il ne faisait aucun doute pour lui qu’ils appartenaient à la même personne. Il ne pouvait se l’expliquer, mais en son for intérieur il en était convaincu. Se sentant soudainement submergé par une vague de nervosité, il se dit qu’un bain de foule lui serait salutaire. Les rires et les plaisanteries, le marchandage avec les acheteurs, tout cela lui permettrait de se retrouver. Rien ne le réjouissait plus que le jeu du marchandage. Il se plaisait à jouer avec son interlocuteur, augmentant bien souvent d’un tiers de leur valeur le prix de ses soieries, tout en sachant que même si elles étaient chères, elles partiraient car leur provenance et leur qualité n’étaient jamais remises en cause. Il commençait à se sentir mieux seulement à évoquer les joies de son travail.
Petit à petit, il se reprenait et participait à la vie du souk comme il en avait l’habitude depuis si longtemps. Ses instincts se réveillaient et il préparait déjà le terrain pour la vente. Hélant un marchand avec qui il avait coutume d’échanger ses plus belles marchandises, il commença à poser des jalons pour écouler quelques damas de soie et de laine, les très belles étoffes n’étant pas vendues au tout venant.
– « Mahmoud, j’ai ce qu’il te faut. Tu m’avais demandé des damas la dernière fois. Tu ne trouveras pas plus beaux que ces tissus dans tout l’Orient. Demain, je te montre. Tu ne vas pas en croire tes yeux. Je les ai pris pour toi, spécialement pour toi. »
– « Mon ami, je lis dans tes yeux que tu vas me les vendre très chers ! Je n’ai pas de quoi te payer en retour. Tu sais que j’ai peu de choses à échanger avec toi. Je ne suis pas cousu d’or et mes marchandises ne valent pas autant que tes tissus ! »
– « Mahmoud, tu sais bien que là où tu iras les revendre, tu pourras gagner de l’argent. Avoue Mahmoud que tu as trouvé le bon filon pour écouler mes plus beaux tissus. Tu es un des seuls à qui je peux vendre ce genre d’article, tu le sais bien. »
– « Inch’Allah ! Noureddine. Demain, nous verrons demain. J’ai peu de marchandises, cette fois et encore moins d’argent. Cherche quelqu’un d’autre. »
– « Tu dis toujours ça, Mahmoud, pour essayer de me faire perdre de l’argent. Tu es rusé, Mahmoud, mais moi je te connais. Demain, Mahmoud, demain. Inch’Allah ! Allah est grand, il saura nous mettre d’accord. »
– « Au revoir, Noureddine. Dieu te garde ! »
– « Au revoir, Mahmoud. Dieu veille sur ta maison. »
Il fut ravi de voir qu’il venait de se reprendre au jeu du commerce et appela ses compagnons.
– « Mes amis, j’ai déjà fait pâlir Mahmoud d’envie avec mes damas. Demain sera une journée fructueuse. Nous pouvons rentrer maintenant. J’ai préparé notre journée. Les affaires vont flamber ! »
– « Est-ce que tu n’es pas trop sûr de Mahmoud. Tu sais que parfois il dit vrai quand il dit qu’il n’a ni argent ni marchandises. On dit qu’il fait souvent de mauvaises affaires en ce moment. Méfie-toi. Ne lui réserve pas tous tes damas. Tu pourrais le regretter. »
– « Tu vois la vie de manière trop sinistre, Naguib. Ne soit pas si pessimiste. Si ce n’est pas Mahmoud, ce sera un autre qui achètera. Mes tissus ont une grande valeur et je trouverai preneur. Tu sais que mes damas sont de très bonne qualité. »
– « De très bonne qualité, oui. Mais tu sais qu’en ce moment, les affaires sont instables ici. »
Noureddine coupa court à ces allégations, étant fermement décidé à rester dans de bonnes dispositions d’esprit avant d’aller se coucher. Il redoutait de se retrouver seul avec ses pensées maintenant, car il pressentait que le lendemain serait difficile, même s’il essayait de se persuader du contraire. L’arrivée dans cette oasis avec tous les événements imprévus qui venaient de se produire, il le savait au fond de lui, n’augurait rien de bon. Se convaincre que tout irait bien était sa bouée de sauvetage. Aussi invita-t-il les membres de sa caravane à rentrer au caravansérail avec lui s’ils le désiraient. Sinon, il rentrerait seul afin de mettre tous les atouts de son côté pour le lendemain.
À peine fut-il rentré dans sa chambre qu’il fit sa toilette pour se mettre au lit. Il se sentait extrêmement las et excité tout à la fois. Il avait l’impression d’être dans l’oasis depuis de nombreux jours déjà, non seulement à cause de cette rencontre, mais aussi de ses rêves qui l’avaient emmené dans des régions de son être où il n’avait jamais consciemment osé s’aventurer, même si parfois il avait commencé à avoir des images étranges. Cela lui était fréquemment arrivé en plein désert. Il s’était alors persuadé d’avoir sombré dans le sommeil le temps d’un rêve. Même s’il percevait toute une foule de choses avant même qu’elles ne surviennent, il n’avait jamais cru possible de régresser dans un passé fort lointain qu’il sentait lui appartenir, comme au cours de cette vision qu’il avait eue hier.
Il se sentait extrêmement perturbé par ce retour dans le passé et sentait confusément que c’était un avertissement pour lui. Mais sa conscience se refusait à admettre ce genre de prémonition. Être à l’écoute de son intuition lui était cependant fort utile à chaque instant de sa vie de caravanier. Lire dans son passé des leçons de vie lui semblait, à bien y réfléchir, extravagant et sans intérêt. Il était conscient que l’être humain n’avait pas qu’une seule vie, que ces vies étaient un éternel recommencement, sans pour autant être identiques à chaque fois. Rien en ce monde n’était immuable et les êtres et le cours de leur vie changeaient fréquemment.
Ainsi pensait-il ne jamais avoir vu en une femme autre chose qu’un être puéril qui ne songeait qu’aux frivolités et donc inintéressant. Même s’il en côtoyait d’autres dans le souk, celles qui n’avaient pas les moyens de s’offrir quoi que ce soit chez lui venaient avec envie regarder son étalage de marchandises pour ensuite se contenter de colifichets ou autre objet de parade qu’elles pouvaient se permettre. Il avait perdu sa mère beaucoup trop tôt pour avoir appris à son contact tout ce que la femme représente. Il avait été élevé à la dure par un père lui-même commerçant et coriace en affaires. Il n’avait donc aucun souvenir de la douceur de bras maternels et ne se souvenait pas en avoir ressenti le manque. Sa vie d’adolescent, remplie par le travail, ne lui avait pas permis de s’appesantir sur son sort, et le désir de partir dans le désert avec les caravaniers l’avait tenaillé dès son plus jeune âge. Il avait mis un peu de temps à convaincre son père de le laisser partir, alléguant que plus tôt il rejoindrait une caravane, le mieux ce serait pour se former. Il savait, par le récit des caravaniers qu’il côtoyait dans sa ville natale, combien c’était risqué, mais le goût de l’aventure était si fort en lui que la permission lui fut accordée.
Bien que n’étant pas fils de caravanier, il avait su immédiatement ressentir le désert, être à son écoute avec justesse, comme si un sixième sens l’habitait lorsqu’il était au milieu des dunes. Il vivait chaque palpitation du désert parce qu’il était en parfaite symbiose avec lui. Le chef caravanier était un homme sévère qui le traitait durement, comme le parfait néophyte qu’il était et qui a beaucoup à apprendre. Mais rien ne le rebutait tant qu’il était à dos de chameau, perdu dans l’immensité du Sahara. Il sentait que la grandeur du paysage était à l’image de la grandeur intérieure et profonde de l’être humain, même si en apparence ce dernier montrait autant, voire plus de défauts que de qualités. Il ne savait comment se l’expliquer. C’était pour lui une vérité inexpugnable.
Troublé par son ressenti, il se décida à se coucher. Il devait se lever tôt le lendemain et voulait être parfaitement maître de lui-même pour conclure de fructueux marchés. Il en allait de sa réputation et de sa fortune. Il avait payé cher ses damas et se promettait bien d’en retirer le profit escompté. À peine se fut-il allongé sur sa couche qu’il s’endormit. Visiblement, la journée passée au souk lui avait été bénéfique, balayant cet état de nervosité extrême du jour de son arrivée.
À son réveil, tout semblait calme dans le caravansérail, trop calme. Quelle heure était-il donc ? Il ouvrit les yeux et vit qu’il faisait encore très sombre. Il avait pourtant la sensation d’avoir suffisamment dormi. Il se retourna pour retrouver le sommeil. Les images de son rêve de la nuit précédente se mêlaient à celle de son rêve éveillé en un imbroglio d’événements sans queue ni tête. Les chasser était vain car elles s’imposaient à lui inexorablement. Se lever et aller marcher dans le désert, ou même ne serait-ce que dans la cour du caravansérail, aurait certainement eu raison de son excitation, mais il n’avait pas envie de quitter sa chambre. Il usa de toute sa volonté pour diriger ses pensées vers son commerce, mais les images revenaient en force. Que n’aurait-il donné pour retrouver la paix du sommeil.
Combien de temps passa-t-il ainsi, il n’en eut pas la moindre idée ? Lorsqu’il entendit les appels du muezzin et les premiers mouvements dans le bâtiment, il se sentit plus fatigué que lorsqu’il s’était couché. Sans doute avait-il passé plus de temps en état de veille qu’à dormir. Il décida de se rendre à la mosquée, espérant trouver un apaisement dans la prière. Il irait ensuite au bain maure pour ramollir son corps et éteindre ce feu qui le rongeait. De nombreux fidèles se trouvaient déjà à l’intérieur. Il se tint volontairement à l’écart de certains de ses compagnons afin de participer pleinement à l’office religieux. Il voulait à tout prix recouvrer sa paix intérieure avant d’affronter les palabres du souk. S’il n’était pas attentif à tout ce qui allait se tramer autour de lui, il risquait de perdre argent et marchandises.
Au bain maure, du fait de la promiscuité, il redoutait que ses amis ne découvrent sur son visage les marques de sa nuit d’insomnie. Être le plus naturel possible et plaisanter avec eux comme ils en avaient l’habitude serait un bon moyen pour se remettre pleinement dans un état d’esprit sain.
3 Citation tirée de l’œuvre de Christian Dawlat, La grande sagesse du monde arabe, Les Editions Quebecor, 2003, p. 82.
« Si la chance veut venir à toi, tu la conduiras avec un cheveu ; mais si la chance veut partir, elle rompra une chaîne. »
Proverbe berbère4
Ayant à peine franchi la porte du bain maure, il fut enveloppé dans un nuage cotonneux de vapeur. Il ne vit pas immédiatement que Mahmoud était là. C’était un fin limier qui le repéra au premier coup d’œil. Se sentant en état de supériorité sur Noureddine qui venait de l’extérieur et ne pouvait le distinguer dans cette épaisse buée, il le héla par ces mots :
– « Eh ! Noureddine, qu’est-ce que tu chasses la nuit pour avoir une tête pareille ce matin ? La sorcière ? »
Noureddine comprit immédiatement que sa rencontre avec la mendiante avait déjà fait le tour de l’oasis. Il rit d’un rire forcé et répondit :
– « Tu as raison de traiter de sorcières ces femmes qui sont capables de voler à l’étalage dès que tu n’as plus les yeux sur elles. Lorsque je la tiendrai, celle-ci, elle devra se recommander à Allah, je t’assure. Viens au souk tout à l’heure, tu ne le regretteras pas quand tu verras ce que j’ai à te proposer. »
– « Je viendrai si je parviens à me libérer assez rapidement. J’ai une affaire urgente, ce matin. »
Et Mahmoud quitta les lieux en toute hâte. On aurait dit qu’il voulait absolument éviter de parler plus qu’il ne fallait, qu’il cachait quelque chose d’important à Noureddine. Sans doute était-ce pour cela qu’il l’avait interpellé en premier.
Noureddine rejoignit ses co-équipiers pour paraître le plus naturel possible, bien qu’à contrecœur. Il aurait préféré voyager dans le désert car alors il aurait été en tête de caravane, concentré sur son environnement et obligé de s’y tenir. Comment avait-il pu croire que le bain maure lui ferait du bien quand il n’avait qu’un seul désir : être seul. Ici, il fallait composer, se surveiller pour ne rien laisser échapper de son état de fébrilité. Maintenant il devait user de toute sa force de caractère pour faire face. Aussi se dirigea-t-il d’un pas nonchalant vers eux, le sourire aux lèvres. Aux premiers mots de Ghaled, qui le connaissait bien car il avait rejoint la caravane au même âge que lui, ce qui avait créé entre eux des liens affectifs plus profonds qu’avec les autres, il fut conscient que c’était plutôt un rictus douloureux qui avait agrémenté son visage.
– « Tu es encore à penser à cette mendiante, Noureddine. Elle t’a envoûté avec son regard, ou je ne m’y connais pas. J’ai déjà vu un de mes amis à qui c’est arrivé. Il avait la même tête que toi aujourd’hui. Prends garde, Noureddine, il y a des femmes qui sont de véritables sorcières et qui jettent des sorts aux hommes seulement en les regardant dans les yeux. C’est terrible. »
– « Mais qu’est-ce que tu vas chercher là, Ghaled. J’ai seulement mal dormi parce que c’est la première fois que j’ai autant de damas de cette qualité à vendre et que tu m’as laissé entendre que Mahmoud a des problèmes d’argent. Je me suis réveillé souvent cette nuit en me demandant à chaque fois qui pourrait bien me les acheter. Mon gros souci, c’est aussi d’avoir assez d’argent pour continuer mon commerce. »
– « Est-ce que tu ne pourrais pas les vendre au bey de Tunis5 lui-même. On dit que ses femmes ne sont vêtues que de robes de damas. »
– « Je sais de source sûre que le bey s’approvisionne par le biais d’une filière particulière et que cela ne lui coûte que peu d’argent. Il s’en vante haut et fort, mais je n’ai pas encore réussi à en trouver la source. Des rumeurs parlent d’une femme, mais le bey a vivement démenti. »
– « J’ai entendu des racontars à ce propos la semaine dernière, mais selon qui raconte, l’histoire change de personnage : une fois c’est une femme effectivement, une fois c’est un homme d’âge mûr, une fois encore un jeune garçon très habile. J’ai même entendu parler d’une mendiante. Elle se serait approchée un peu trop de l’étalage d’un marchand, d’où elle a été chassée sans ménagements. »
– « Comme les gens se plaisent à affabuler. Comme si le bey allait employer une mendiante pour acheter ses soieries ! Il doit bien se douter qu’elle ne pourrait jamais vraiment approcher l’étalage de ce genre de commerçant. Quelle idée saugrenue ! Enfin, il faut bien distraire le peuple, et cela ne m’étonnerait pas que les proches du bey aient fait courir ce bruit sur son ordre afin de brouiller les pistes. C’est un homme machiavélique. Il se sert de tous ses sujets pour parvenir à des fins pas toujours honnêtes et louables. Comme je suis fier d’être originaire de la ville sainte6 et non pas de Tunis. »
– « S’il a envoyé son émissaire ici pour se procurer des damas, peut-être allons-nous découvrir qui il est. Il doit être bien renseigné et savoir que tu en as fait une bonne provision. »
– « Si comme on le dit, cet émissaire est aussi futé, il faudra ouvrir l’œil ce matin. »
S’agissant de leur travail de ces deux prochains jours, les autres avaient écouté Noureddine et Ghaled avec une attention soutenue. Ils devraient redoubler de vigilance car ils avaient entendu eux aussi des histoires peu flatteuses sur le bey de Tunis en matière de commerce et autres domaines dont il pouvait tirer profit. Ne voulant pas mettre en danger leur moyen de subsistance, chacun en son for intérieur se promettait d’être aux aguets et de réagir à la moindre suspicion. Ils prirent le chemin du caravansérail pour prendre les marchandises et préparer l’étalage.
Le souk, rempli du brouhaha des marchands qui se hélaient mutuellement à cette heure matinale, était en pleine effervescence. Chacun s’empressait pour être prêt avant son voisin et ainsi attirer le client en premier. Noureddine aurait fait de même auparavant. Mais aujourd’hui, il prenait son temps, demandant à ses compagnons de ne pas se précipiter pour sortir la marchandise. Il préféra présenter quelques damas seulement pour ne pas susciter la convoitise. Il préférait savoir ses étoffes en sécurité le plus longtemps possible. Méfiant de nature, et après la conversation au bain maure, il était certain de ne pas prendre des précautions exagérées en agissant ainsi. Il connaissait trop bien la cupidité de ses frères humains ! Comme il se l’était imaginé après leur rencontre de ce matin, Mahmoud ne vint pas voir ses damas.
Tout à coup, il remarqua une très belle femme dans la foule. Son port altier lui sauta aux yeux immédiatement et lui causa une vive émotion. Il eut à peine le temps de souffler deux mots à Ghaled pour l’avertir d’être sur ses gardes que déjà la femme dirigeait ses pas vers son étalage. Très perspicace du fait d’une certaine complicité entre eux, Ghaled avait compris le message. Il faudrait compter sans Noureddine pour s’occuper à la fois de cette acheteuse et de la protection des soieries.
Son regard semblait assez redoutable, mais il n’avait aucune emprise sur Ghaled qui n’était pas très sensible aux charmes féminins. Il savait que Noureddine avait toujours regretté qu’il fût plus attiré par les hommes que par les femmes. Il savait que ce dernier aimait bien le jeune homme qu’il était devenu à son contact, sauf cette tendance en lui parce que bien souvent, elle lui avait apporté des déceptions. À maintes reprises il avait dû le consoler par des paroles trop vraies qui faisaient mal au départ, mais qui finissaient par l’aider à passer le cap. Il ne cessait de lui répéter que les hommes ne se liaient pas autant que les femmes et qu’ils avaient tôt fait de prendre leur plaisir sans lui assurer de lendemains.
Néanmoins, voyant le regard de cette femme, Ghaled eut aussitôt conscience du danger qui menaçait Noureddine. Il se mit en avant et l’aborda à sa place. Il pensait qu’elle appréciait à sa juste valeur la combinaison des verts et des ors, des gris et des roses pâles, des bleus et des bruns. Les damas étaient présentés de telle sorte qu’ils se lovaient en de savants drapés en forme de rose ou de nœuds compliqués, ou bien ils s’étalaient nonchalamment afin de mettre en valeur leurs motifs floraux ou géométriques. Puis il commença à vanter les soieries, expliquant le tissage des damas, la qualité des fils, leur provenance. La femme restait impassible. Ghaled comprit immédiatement qu’elle était très dure en affaires, mais aussi très rouée. Lorsqu’il en vint au prix, elle ne marchanda pas tout de suite, faisant semblant d’être d’accord sur la valeur des damas.
Elle se détourna finalement de l’étalage sans un mot pour aller contempler à l’échoppe voisine, avec un plaisir non dissimulé, des étoffes qui ne valaient pas le quart de celles que Ghaled lui avait présentées. Ainsi avait-elle renversé les rôles et appâté Ghaled. Il était furieux de n’avoir pu la convaincre et se promettait d’y parvenir le lendemain si elle revenait. Il connaissait la coquetterie des femmes et avait toujours trouvé leur point faible en ce qui concernait leurs convoitises. Il avait assez de féminité en lui pour sentir la faille. Avec cette femme cependant, son instinct lui disait que ce serait très ardu quand bien même il essayait de se persuader du contraire. Le mot méfiance revenait sans cesse à son esprit. Si cela avait été possible, des tas de petites lumières rouges auraient clignoté sur son front pour signifier aux autres : défiance. Ils devaient tous se défier de cette femme.
Ghaled regardait du coin de l’œil ce qui se tramait à côté, et la femme annonça haut et fort qu’elle serait de retour le lendemain pour faire son choix. Elle ne lança pas un regard en arrière et s’en fut dans le souk pour se perdre en quelques instants au milieu de la foule.
À son approche, Noureddine lui, était resté figé sur place telle une statue. Il avait été, dès les premiers instants, fasciné par l’allure de cette femme. Cependant, il s’était repris assez rapidement, observant du coin de l’œil sans y paraître afin d’être sûr de la personne à qui il avait affaire. Soudain, il croisa son regard et il put constater qu’il était d’une beauté froide et bien loin d’être aussi enveloppant que celui de la femme mendiante. Il resta encore quelques instants pour surveiller ce qui allait se passer, prêt à intervenir en cas de besoin tout en laissant Ghaled s’occuper d’elle. Puis il décida d’aller faire un tour pour savoir ce qui se disait de ce personnage, certain qu’aucun autre client ne se présenterait pour les damas.
Noureddine se fondit dans la marée humaine qui animait le souk. Il se promenait d’étalage en étalage, échangeant un propos de-ci, de-là avec ses connaissances. Arrivé près d’un marchand de parfums, il crut voir celle qu’il cherchait dans son cœur. Car depuis qu’il avait croisé le regard de la mendiante, de vives émotions s’emparaient de lui dès qu’il croyait voir une femme qui lui ressemblait. Il s’approcha nonchalamment afin d’avoir le temps de se calmer. La femme portait un costume de nomade berbère très peu seyant, mais qui cachait tout son visage à l’exception de ses yeux, qu’il aurait reconnus entre mille. Elle semblait être terriblement sur ses gardes. Il attendit qu’elle s’éloignât un peu à l’écart des échoppes pour l’aborder. Il était juste derrière elle et pouvait sentir son odeur. Il en avait le cœur tout chaviré. Il émanait d’elle un parfum qu’il n’avait jamais senti sur aucune femme auparavant. Elle sentit une présence et revint précipitamment sur ses pas, pour se fondre dans la foule qui à cette heure de la journée était extrêmement dense. Il la perdit de vue et s’en retourna à son étalage, terriblement déçu. Mais le fait qu’elle s’échappe aussi précipitamment, lui laissait à penser que c’était certainement celle qu’il cherchait. Il sentait qu’un lien fort se tissait entre elle et lui, quand bien même elle l’évitait. Elle n’avait d’ailleurs pas paru aussi effarouchée que la première fois. Peut-être parce qu’étant très agile, et elle le lui avait déjà prouvé une fois, elle savait pouvoir semer son poursuivant très facilement ; ou peut-être sentait-elle qu’il n’y avait ni animosité en lui, ni intention de violence à son égard !
Pendant ce temps, à son étalage, la situation n’était pas très brillante. En effet, à peine était-il parti qu’un homme s’était approché et avait commencé à regarder les damas avec attention. Son allure pouvait être celle d’un riche marchand ou d’un notable de la ville. Ghaled ne les connaissait pas tous. Il avait récemment entendu parler de nouveaux commerçants âpres à l’achat de marchandises de luxe. Était-ce l’un d’eux ? Il sentait que la partie serait dure à jouer. Il laissa l’homme palper les damas, les retourner sur l’envers pour mieux juger du tissage, les palper encore. Aucun des deux n’avait encore proféré une parole. Ghaled ne savait comment aborder cet homme. Il semblait à la fois sûr de lui, et impénétrable et distant. Il n’avait pas coutume de traiter avec ce genre d’individu et se sentait mal à l’aise devant autant d’arrogance silencieuse. Chez lui tout passait par le regard et le maintien. Ghaled n’osait pas demander à ses compagnons d’aller quérir Noureddine, ne voulant pas perdre la face devant cet homme qui le jaugeait sans vergogne. Il rassembla son courage et commença par lui donner les mêmes explications qu’il avait données précédemment à la femme. L’homme afficha un petit sourire narquois qui ne le quitta pas jusqu’à ce que Ghaled eût terminé. Se tournant vers lui :
– « Vous ne m’apprenez rien, jeune homme ! Votre prix ? »
– « Tous mes damas ne sont pas au même prix. Tout dépend de la qualité des fils et du genre de tissage. Les prix varient de 50 à 200 piastres. »
– « Je ne pense pas que vous trouverez preneur à de tels prix. D’autres commerçants vendent des soieries tunisiennes de fort bonne qualité à prix moindre, le saviez-vous, jeune homme ? »
Ghaled se sentit vexé par le ton péremptoire et ampoulé de ce fat qui le traitait en adolescent. S’il revenait, il lui montrerait ce dont le « jeune homme » était capable.
Il fut soulagé de le voir s’en aller, mais s’il avait pu voir le visage de son client potentiel, il ne se serait pas réjoui autant. Il aurait aimé que Noureddine fut là pour lui raconter ce qui venait de se produire et tenir conseil. Il sentait que quelque chose se tramait mais il ne savait pas comment tout cela finirait. Il soupçonnait ces deux personnages d’être liés par quelque affaire louche, même s’ils étaient partis dans des directions diamétralement opposées en s’éloignant de l’étalage. Comment savoir s’ils n’avaient pas mis sur pied un plan d’attaque, dont la première phase était aujourd’hui, pour obtenir les damas à bas prix ? Tous deux avaient quelque chose de peu ordinaire dont il fallait se méfier absolument. D’ailleurs, à cause de l’attitude hautaine de l’homme, Ghaled avait à peine réussi à terminer sa démonstration. Aurait-il dû traiter entièrement l’affaire, il était certain qu’il n’aurait pu aller jusqu’au bout. L’exaspération qu’il avait sentie monter en lui l’aurait fait sortir de ses gonds et il aurait à tout jamais compromis la vente en envoyant son interlocuteur au diable. Si cet acheteur potentiel devait réapparaître demain, il faudrait que Noureddine soit avec lui pour prendre le relais. N’était-ce pas en cela que résidait le plan machiavélique de ces deux êtres ? La femme venait troubler Noureddine, puis l’homme arrivait et faisait perdre son sang-froid à Ghaled. Il décida d’envoyer quérir Noureddine car l’heure était grave.
Lorsqu’enfin il arriva, Ghaled lui exposa ses craintes tout en lui contant ce qui s’était passé avec son client. Noureddine ne savait que penser. Il savait que Ghaled