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Avec humour et parfois même autodérision, mais aussi avec profondeur, Marion Moser relate son pèlerinage qui l'a conduite du nord de l'Allemagne à la Suisse. Convaincue qu'elle n'a rien de particulier à raconter, elle n'a pas la prétention de partager de grandes connaissances. Mais dans le quotidien et l'anodin se cache souvent l'extraordinaire. Marion parle avec précaution de ses propres expériences religieuses. Elle évoque les défis et la beauté de la marche; elle aborde aussi des questions plus existentielles auxquelles il n'y a généralement pas de réponse simple. Elle n'est pas en route sur un chemin de pèlerinage classique, mais son chemin devient une expérience avec elle-même, avec Dieu et avec le monde.
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Seitenzahl: 355
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Marion Moser
Rencontres et expériences au cours d’un pèlerinage
Marion Moser
Rencontres et expériences au cours d’un pèlerinage
A mes neveux
Eliot, Lionel, Basile, Ethan
et à ma nièce
Clara
ISBN 978-3-87214-639-7
© Erlanger Verlag für Mission und Ökumene
Hauptstr. 2 | 91564 Neuendettelsau
Neuendettelsau 2025
Production : Martin Keiper/keipertext.com
Partie 1 Avant le voyage
Qu’écrire ?
Une profonde soif
Puissante colère
Sur un banc
Rêves et projets
Tout pareil et tout différent
Une page blanche
Le poids des choses
Le wasgij
Tout doit disparaître !
Partie 2 Pendant le voyage
Train de jour
Une salade grecque aux choux
De quoi parlait le musée ?
Rien à dire
C’était le sommet !
Tout différent et tout pareil
Merveilleusement affamées
Cartes postales
Léger
Combien de kilomètres ?
Thé
Souvenirs d’un cours d’histoire
Donne-nous notre douche de ce jour
Deux jours…
Monstrueusement grand
Prévoir la fin…
La photo du jour
Simplement
Façade
Seule
« Beurk ! »
Qui suis-je ?
Collectionne des moments !
Tests scientifiques
Petits problèmes
Et si ?
Naïve
Du temps pour rien
Tests scientifiques II
Arbres
Pas à pas
La bonne façon de se perdre
Sinnfrei
En chemin
Je le savais déjà !
Tests scientifiques III
Moments d’éternité
Rencontres
Avis de tempête
Patrie
Tranquillou
Un guide mensonger ou une publicité de randonnée ?
Touristes
Une vache ruminante
La lessive
Je l’ai dit !
Un banc merveilleux
Un mammouth ruminant
Pyjama
Saint-Jacques de Compostelle
Civilisation : technologie, consommation et science
La France
Descriptions
La brebis perdue
Routes barrées
Contraste
Beaucoup à dire
Beaucoup de rires
Geborgenheit
Piscine et hammam
Confiance
Elsa
Les derniers
Arriver
Partie 3 Après le voyage
« Alors ? Raconte ! »
Ni où, ni quand
L’album photos
Bullet Journal
Indisible
Le mot de la fin
Merci à ..
ANDREA MARGOT,
tu as été la première à m´encourager à écrire ce livre. Merci pour ton amitié et nos discussions inspirantes. Et merci pour le temps, la patience, les compétences et l´amour que tu as consacrés au perfectionnement du texte allemand.
ANNE - CLAIREROH - MOSER,
tu as été à mes côtés pour me conseiller et m´aider tout au long de la rédaction. Merci pour nos échanges sur le contenu de chaque chapitre. Merci pour ton humour, ta bonne humeur et pour les nombreux appels téléphoniques au cours desquels nous avons partagé nos soucis quotidiens.
JUDITH BENNETT,
tu m´as accompagnée non seulement sur le chemin du pèlerinage, mais aussi pendant l´aventure de l´écriture. Merci pour ton écoute, tes conseils et ta joie de vivre communicative.
ANNE - CHRISTINE WILD,
tu as posé ton regard neuf sur l´ensemble et tu m´as donné du courage pour le sprint final.
TANIA PALACIOS ORTIZ,
merci pour ta relecture attentive de l´œuvre achevée en français.
Je me sens appelé à commencer un journal, une sorte de cahierde bord spirituel pour l´édification des générations futures.
Des intuitions et des connaissances élevées jailliront de ces lignescomme un phare dans la nuit.
Je ne sais pas ce que je vais écrire aujourd´hui.
ADRIAN PLASS
Je déballe un nouveau stylo, je respire profondément et jesouris. Une tasse de thé chaud est posée sur le pupitre. Le monde est donc parfaitement en ordre. Je me réjouis du nouveau défi que je me lance : écrire un livre. C’est une manière de rester en route : maintenant mot par mot, comme auparavant étape par étape. Continuer à avancer pas à pas, comme ces quatre derniers mois où j’étais en pèlerinage.
On attend d’un tel voyage des expériences qui marquent la vie. Cela devrait être une aventure incroyable qui mène à une sagesse profonde, impossible à atteindre autrement. La randonnée donne le temps de réfléchir et de mûrir intérieurement. Mais tout cela ne semble être vrai malheureusement qu’en théorie, car je dois l’avouer, je n’ai aucune grande découverte à raconter. Pourtant, je devrais quand même avoir quelque chose d’intéressant à dire.
Qu’écrire ? J’espère que les notes prises pendant le voyage me sauveront. Chaque jour, je prenais en effet le temps de résumer les faits essentiels dans un petit carnet. J’y trouverai certainement l’inspiration. Malheureusement, mes gribouillis témoignent d’une pauvreté sans pareille. Les jours se suivent et se ressemblent : je marche, je mange, je dors. Le tout se réduit à une série d’indications d’hôtels, d’itinéraires et de menus mais comme j’ai simplifié mon texte, car je ne voulais pas, lorsque j’écrivais en route, m’attarder sur des détails inutiles, cela lasserait les lectrices1 même les plus persévérantes : (3.8. Bon repas et bon hôtel, 5.8. Bon repas et mauvais hôtel, 10.8. Mauvais repas mais bon hôtel...)
Fascinée, je poursuis néanmoins ma lecture. Ces quelques maigres mots ravivent des souvenirs : je sais exactement ce que j’ai mangé où, à quoi ressemblait l’entrée de l’hôtel, des bribes de conversation me reviennent, l’ambiance, les rencontres, le chemin, la vue... Jamais dans ma vie je ne me suis souvenue de quelque chose avec autant de détails. C’est comme si j’avais vécu cette période avec une intensité différente. Je peux passer en revue toutes les journées et tout est très présent : les pensées, l’odeur, le sol humide, les sentiments, le panneau indicateur, la météo, le banc pour la pause... Mes notes ouvrent la porte à une richesse insoupçonnée. Mais avec elle s’invite la triste pensée qu’un jour peut-être les souvenirs s’estomperont, ainsi que ledésir de tout saisir avec précision. Mais les souvenirs sont comme des bulles de savon qui éclatent lorsqu’on veut les retenir. Ils refusent d’être couchés sur le papier, ils ne veulent pas être cloués au mur, ils ne se laissent pas enfermer dans un album photos.
Je bois quelques gorgées et laisse mon regard se promener par la fenêtre. Je me sens si riche et pourtant je n’ai toujours rien à écrire. D’une manière ou d’une autre, je devrais commencer par le début. Tout raconter dans l’ordre serait la meilleure solution.
Je fixe la page blanche. Je ne trouve pas le début. Mon thé est maintenant froid. Quand le pèlerinage a-t-il débuté ? Le jour où j’ai commencé à marcher ? Ou la veille, quand je n’arrivais pas à m’endormir ? Devrais-je aussi mentionner les mois précédents, pendant lesquels j’ai tout préparé ? Dans ce cas, je choisirais comme début la date à laquelle la décision de partir a été prise. Cela correspondrait à plus d’un an avant mon départ. Ou alors, j’opte pour une date encore plus ancienne, comme la première fois où l’idée me traversa l’esprit ?
Peu importe où je commence, j’ai l’impression de débuter en plein milieu. Un concours de circonstances et des pensées qui fermentaient en moi depuis longtemps m’ont conduite à quitter Flensburg le 29 juin 2020 avec l’intention de rejoindre la Suisse à pied.
Je regarde par la fenêtre. La nuit est tombée. « Demain, c’est promis… Demain, je commencerai par le début. »
Tout commence par une envie profonde, une soif de quelque chosede plus grand.
NELLY SACHS
J’avais maintenant 37 ans. La vie, avec ses choix multiples plus ou moins inconscients et ses riches nombreuses, m’avait amenée à un point où, sans être insatisfaite, je ressentais une incertitude croissante quant à savoir si j’avais atterri au bon endroit. J’étais là, mais j’aurais tout aussi bien pu être ailleurs. J’avais eu plusieurs chemins de vie devant moi et j’en avais choisi un. Celui-ci présentait certains avantages, certains inconvénients. Tout aurait pu être différent; ni meilleur, ni pire, mais différent. Ma situation actuelle me semblait si quelconque. J’aimais mon travail, mon appartement. Ma situation personnelle me plaisait aussi... Et pourtant, quelque chose germait...
Tout commence par une envie profonde,
une soif de quelque chose de plus grand,
Toujours dans le cœur,
il y a de la place pour
plus pour quelque chose de plus beau, de plus grand.2
Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été à la recherche de quelque chose. J’aspirais à plus. Je cherchais des réponses à des questions que je n’osais même pas me poser. D’une certaine manière, j’avais grandi entre deux pages de Bible, mes parents étant très engagés dans l’Église réformée. Ils étaient néanmoins très ouverts quant aux questions religieuses. Plus tard, je suis toujours restée fidèle à mes racines chrétiennes. Mais c’est plutôt en marge de cette tradition, dans le silence, que je trouvais un sentiment d’appartenance et un profond réconfort. Les grands mots comme Dieu, Liberté ou Amour me semblaient souvent usés, vidés de leur sens. Mais quand tout se tait, quand je ne réfléchis plus sur Dieu et qui il est, quand la prière trop pleine de moi et de ma vie perd ses mots, alors... Mes explications ne peuvent au fond que trahir la tendresse du silence... Mais quand tout se tait, alors… dans la force fragile de l’instant, je suis.
Et quand la soif est assouvie,
elle renaît de plus belle.3
J’aimais le silence et je le considérais comme le centre de ma foi, mais un désir indéfini restait malgré tout inassouvi. Le yoga, qui m’aidait à être plus présente, plus ancrée dans le moment présent, m’avait ouvert de nouvelles perspectives à cet égard grâce à des mouvements simples et la prise de conscience de mon corps. Je trouvais là un bon complément à mon expérience chrétienne de la prière.
Cependant, il me manquait un je ne sais quoi ainsi que l’autodiscipline pour méditer régulièrement. J’observais des temps de silence avec un grand zèle pendant quelques semaines. Puis ma bonne résolution se noyait dans mon quotidien, avant que je ne fasse un nouvel essai. Et pourtant, quelque chose germait...
Hier, je me suis promis de commencer par le début. J’ai cherché un événement, une date, un éventuel tournant ou une conversation marquante. Et je n’ai rien trouvé. Et ce pour une bonne raison : tout a commencé par une soif profonde.
N´ avoir aucune raison de rester est une bonne raison de partir.
INCONNU
On a une réunion. On redistribue le travail. Je rends mes collègues attentifs au problème. On soupire. On a trop de séances. On discute du problème. On a une réunion. On parle de réorganisation. On a un nouveau formulaire. On planifie dans les moindres détails. Ça se passe autrement que prévu. On évalue soigneusement la situation. On rédige un PV. On fait preuve de souplesse. On a une réunion. Je demande le sens de tout ça. On en discute.
« Si tu cours comme un hamster dans sa roue et que tu n’avances pas, descends ! Courir plus vite ne t’aidera pas. » Une pensée éclair qui m’amuse et me réconforte. Les séances sont certes usantes, mais j’aime mon travail.
On a une réunion. Le chef part à la retraite. On a un nouveau formulaire. On planifie dans les moindres détails. Que ferons-nous si...? On a une réunion. Le projet risque d’échouer. On crée un groupe de travail. Je rends mes collègues attentifs au problème. On a une réunion. Le collègue a démissionné. On en discute. On introduit le nouveau collaborateur. On se répartit les tâches. On a une réunion. Je rends mes collègues attentifs au problème. On gérera ça spontanément. Je demande le sens de tout ça. On rédige un PV.
« Si tu cours comme un hamster dans sa roue et que tu n’avances pas, descends ! Courir plus vite ne t’aidera pas. » Cette phrase ne me lâche plus. Je commence à être lasse. Je croyais que j’allais faire un métier social ! Mais me restait-il encore du temps pour les relations humaines entre toutes ces séances ? Est-ce que j’aimais encore mon travail ?
On a une réunion. On organise tout très soigneusement Le projet pourrait échouer. On le réorganise. Ça se passe différemment. On fait preuve de flexibilité. On a une réunion. On réagit spontanément.Jerendsmescollèguesattentifsauproblème.On soupire. On se répartit les tâches. On a trop de séances. Le personnel change. On rédige un PV. Le projet pourrait réussir. Je ne pose plus la question du sens.
« Si tu cours comme un hamster dans sa roue et que tu n’avances pas, descends ! Courir plus vite ne t’aidera pas. » La colère mord et crie. Je ne sais pas quand elle s’est emparée de moi, mais depuis, elle bouillonne et me ronge. Elle prend de l’espace et ne me quitte plus. Il n’y a que la colère qui ait assez de force pour mettre toute une vie sens dessus dessous : je démissionnerai – ou pas.
Tu poses mes pieds dans un vaste espace.
PSAUME 31,9
Ça avait le goût d’une orange sur les pistes de ski.
Pourquoi ce souvenir d’enfance me revenait-il à l’esprit à ce moment-là ? Probablement à cause de la neige. C’était une journée d’hiver comme dans un livre d’images. Je me trouvais dans un paysage ensoleillé avec des arbres saupoudrés de sucre. Le chemin m’avait conduit autour d’un lac gelé, recouvert partiellement de neige, laissant çà et là entrevoir sa noire profondeur. J’aurais pu deviner l’eau, sous la fine couche de glace, si j’avais pris le temps de regarder ce qui m’entourait. Mais perdue dans mes pensées, j’avançais d’un pas vif et décidé, ne prêtant guère attention aux alentours. Je mâchouillais mon problème. Le temps passait, les kilomètres aussi. Je réfléchissais et marchais, marchais. Je me perdais dans le monde souterrain des « peut-être », des « si seulement... » et des « qu’est-ce que je dois faire ? ». J’en devenais aveugle.
Le banc surgit de nulle part. Ce n’est qu’en le voyant que je réalisai que je serais heureuse de faire une pause. L’invitation inscrite dessus perça le brouillard de mes pensées :
Lieu pour rêver
S’asseoir
Balancer les jambes
Rêver, simplement.
M’asseoir. Je sentais l’humidité au travers de mon pantalon de ski, mais savais que ce n’était qu’une impression. J’hésitai à sortir du pain de mon sac à dos. L’air sentait le froid. J’aurais aimé manger une orange, comme sur les pistes de ski. Malheureusement, je n’en avais pas prise avec moi. Mais le souvenir était si présent que je pouvais sentir le jus rafraîchissant dans ma bouche. La lumière semblait féerique.
J’appréciais mes vacances de randonnée. Je voulais prendre le temps de me calmer, éviter de partir en claquant la porte sous le coup de la colère. Mon envie de démissionner n’avait d’abord été qu’une impulsion, et j’espérais qu’elle passerait. Lors de ma marche hivernale, je cherchais, pas après pas, une paix intérieure qui me fuyait. J’avais réfléchi à ma situation professionnelle, réchauffé mes frustrations, évalué différentes possibilités.
Balancer les jambes. La structure cristalline et fragile d’un flocon de neige attira mon regard. Un jour, un professeur avait rappelé à l’ordre un élève qui regardait en rêvant par la fenêtre en lui disant : « Regarde ta feuille; ce n’est ni la première ni la dernière fois qu’il neige. » Celui-ci avait répondu : « Mais il neige toujours autrement ! ». Autour de moi, une multitude de flocons différents donnaient rétrospectivement raison à mon camarade de classe. Je souris intérieurement et, m’appuyant sur le dossier du banc, je sentis la neige comprimée par mon poids marmonner silencieusement dans mon dos. Trois arbres dans leur manteau de poudre scintillante hibernaient. La vue était vaste, infinie, libre. Et quand la soif est assouvie, elle renaît de plus belle.
Je ne savais pas ce que j’attendais de la vie, mais une insatisfaction muette me rongeait de plus en plus. Peut-être avais-je besoin de temps pour découvrir ce que je voulais vraiment ? Et si je prenais le temps ? Et si je faisais un break ?
Je respirai plus grand. Le petit cercle autour de ma potentielle démission, dans lequel mes pensées tournaient, éclata. Il y avait de la place. Le cadre de mes réflexions explosa, et avec lui les conséquences étriquées de toutes les considérations pratiques qui m’avaient obsédée. Il y avait de l’espace. Mais les questions concrètes me rattrapèrent aussitôt. Je pensai à mon compte épargne. Il fallait que je vérifie, mais cela semblait faisable. Je pouvais m’offrir une année. Une année sabbatique. Si je le voulais, je pouvais prendre le temps de m’asseoir sur un banc. Rêver.
Il y avait quelque chose de fou, d’irréel. Maintenant, je ne pouvais plus rester tranquille. Mon corps explosait d’énergie et de joie. Je me levai d’un bond et je continuai à courir à travers le paysage enneigé. De toute ma vie, je ne m’étais jamais précipitée. Un collègue m’avait dit un jour : « Tu es tellement raisonnable que ça fait mal. » Je me connaissais : j’y réfléchirais encore, j’examinerais tout soigneusement, je pèserais le pour et le contre. Mais au fond, je le savais déjà : je démissionnerais et prendrais un congé sabbatique.
Est vraiment riche celui qui a plus de rêves dans son âme que ceque la réalité peut détruire.
HANS KRUPPA
Si j’avais le temps, je...
Ma liste de souhaits était longue : apprendre le chinois, écrire un livre, voyager, bricoler, passer du temps avec des amis et, il ne faut pas l’oublier, m’asseoir sur un banc pour admirer un paysage enneigé…
Si j'avais le temps... Soudainement, je n'utilisai plus le conditionnel. C'était fermement décidé : j'aurais du temps. Je démissionnerais et prendrais un congé sabbatique. J'avais clarifié ma situation financière et pouvais me le permettre : je m'offrirais une année, un espace de tous les possibles. J'aurais du temps libre. J'en avais un peu le vertige.
Je ne quitterais pas mon travail pour poursuivre un projet ou un rêve d’enfant. Je n’avais aucun plan concret. Cela ne me semblait pas tout à fait juste. Un sentiment marécageux et indéfinissable serpentait en arrière-fond. Ma décision n’était-elle pas moralement discutable ? La question avait surgi comme une publicité sur un site Internet. Elle m’houspillait, comme lorsque j’envisageais d’acheter une robe coûteuse que je craignais de ne jamais porter. Effrayée par moi-même, je trouvais l’idée folle. Mais la colère me donnait la détermination nécessaire – j’en avais assez de ma situation professionnelle. Et ma « soif de plus » me donnait une sorte de certitude absolue.
J’aurais du temps... Je n’arrivais toujours pas à le croire. Moi, j’allais faire une chose pareille ! Une joie indescriptible de liberté ruisselait en moi. J’aurais pu sauter de bonheur, embrasser le monde entier.
J’aurais du temps... Je déballai tous mes rêves. Cela commença de manière anodine. Une destination enfouie depuis longtemps au plus profond de moi s’imposa : le pôle Nord. Paysages enneigés, ours polaires, froid, aventure… Des images intérieures s’éveillaient. J’avais à chaque fois rejeté l’idée avant même d’y avoir réfléchi. Rétrospectivement, je me demandais pourquoi. Était-ce trop cher ? trop loin ? En fait, j’avais renoncé avant même d’avoir formulé un seul argument concret. Cela n’avait rien à voir avec le pôle Nord. C’était une attitude paralysante face à la vie : j’avais peur d’oser. Cette fois, je voulais poursuivre ce rêve. J’en avais assez de m’interdire des choses sans vraiment savoir pourquoi.
Je parcourus des sites Internet, rassemblai des brochures et des offres de voyage sur mon bureau, et finalement, des livres s'empilaient sur ma table de chevet. J'avais commencé par des possibilités concrètes de voyage, puis, mue par ma curiosité naturelle, une chose en avait entraîné une autre : j'étais tombée sur la soi-disant conquête du pôle Nord avec les aventures de Peary et Cook et avais été immédiatement fascinée. Logiquement, le pôle Sud suivit avec la course acharnée de Scott et Amundsen, et c'est ainsi que je découvris Nansen, Charcot et Shackleton, d'autres explorateurs polaires. Je dévorai tous leurs récits de voyage : des pages et des pages de neige et de froid de succédaient. Au milieu d'un désert de glace impitoyable, des hommes poursuivaient leur rêve, entre détresse et espoir, entre amitié indéfectible et lutte amère... D'autres livres remplis d'hivers cruels m'attendaient encore, notamment les récits des scientifiques qui vivent actuellement dans l'Antarctique.
Je n'oubliai pas de faire des projets concrets. Je passai les destinations possibles au crible : Islande, Groenland, Spitzberg, Pôle Nord... Je comparais avec plaisir les différents prestataires et les types de voyages les plus divers : des aventures époustouflantes avec des chiens de traîneau aux excursions en canoë ou à pied, en passant par les croisières. Mais il était encore trop tôt pour réserver définitivement quelque chose. Je pris néanmoins conscience d'une chose. Un voyage me prendrait entre 15 et 30 jours; il me resterait donc du temps pour d'autres projets.
J'aurais du temps... J'avais déjà fait plusieurs randonnées de plusieurs jours et je les avais vraiment appréciées. Un plus long trek m'attirait. J'avais fait fi de ma première impulsion, qui qualifiait la chose de déraisonnable, et je rêvais devant « Les plus beaux endroits pour marcher »4. Le livre prenait la poussière depuis des années sur une étagère chez mes parents et je profitai d'une visite chez eux pour le feuilleter attentivement. Je me demandais ce que je cherchais. Je n'avais jamais été une sportive passionnée et j'avais peur de l'aventure. J'appartenais définitivement à la catégorie des rats de bibliothèque. Mais le Saar-Hunsrücksteig me sauta aux yeux : les photos étaient magnifiques. Et avec ses 410 kilomètres en 27 étapes, il me semblait être un bon choix. Tout ce que je lus ensuite à son sujet sur Internet confirma cette première impression : l'itinéraire n'était pas situé en dehors de l'Europe, il était bien balisé, sa longueur était raisonnable, il y avait suffisamment d'hôtels en chemin... Pour chaque question angoissante comme « Peux-tu y arriver ? », « Que feras-tu si...? », « Est-ce que tu ne vas pas t'ennuyer ? », je pouvais facilement trouver un contre-argument adéquat.
« Pourquoi pas ? » : c'est ainsi que Jean-Baptiste Charcot avait baptisé le bateau avec lequel il avait entrepris son voyage en Antarctique. C'était aussi la réponse qu'il donnait déjà enfant à tous ceux qui doutaient de son désir de devenir marin. Selon la légende, lorsqu'il était encore un petit garçon, il avait même fait flotter sur un petit lac un baquet en bois portant le même nom. L'embarcation avait coulé net, mais cette expérience n'avait pas découragé le futur explorateur des grands froids. Je ne sais pas quelle est la part de vérité dans tout cela, mais « pourquoi pas ? » est une attitude inspirante pour la vie. Pourquoi pas ? Je surmontai ainsi les dernières résistances intérieures. Je fixai ainsi le deuxième projet de l'année et, avec lui, l'idée « 12 mois, 12 projets » fut lancée...
Petit à petit, tout devint plus concret. Je me renseignai sur Interrail et j’empruntai à la bibliothèque des guides de voyage sur plusieurs grandes villes d’Europe : Rome, Florence et Oslo me faisaient de l’œil.
C’est ainsi que je commençai à planifier mon congé sabbatique. Et rapidement, j’eus le sentiment qu’il ne me faudrait pas que une année, mais plusieurs vies !
Il suffit de changer de regard pour donner un nouveau sens à devieilles évidences.
JACQUES SALOMÉ
Rien n’avait encore changé, mais déjà plus rien n’était pareil. Mon quotidien restait exactement le même, et ma vie aurait pu continuer comme avant. Mais ma décision de démissionner faisait bouger les choses, et je percevais clairement des différences invisibles.
Cela toucha en premier ma vie professionnelle. Je n’avais pas l’intention de quitter mon poste avant 15 mois – car je voulais terminer proprement certains projets et planifier mon congé en toute tranquillité – mais j’informai très tôt mon chef et mes collègues. Rien que de savoir que j’allais partir donna immédiatement une nouvelle couleur à mon travail : tout le monde était conscient que les planifications à long terme ne me concernaient plus, mais qu’elles seraient le problème de mon successeur; je pouvais mieux me déconnecter après les séances, car le sentiment de non-sens que je ressentais souvent allait bientôt prendre fin. Et je profitais pleinement de ce que j’aimais dans mon travail. J’appréciais davantage ce que j’allais bientôt perdre.
Il y eut également des changements dans mes loisirs. Mes projets et mes rêves m'influençaient plus que je ne le pensais au départ, et d'autres priorités s'imposèrent d'elles-mêmes. Certaines activités prirent plus de place, d'autres moins. Je faisais de plus grandes randonnées, comme une sorte d'entraînement pour le « Saar-Hunsrück-Steig », et profitais de chaque minute de libre pour lire, et donc regardai moins la télévision. Tout n'avait pas soudainement changé – les livres et les chaussures de marche étaient déjà avant mes fidèles compagnons – mais mes activités étaient teintées d'une joyeuse impatience. Ou peut-être que j'appréciais plus consciemment ce que je faisais…
En revanche, je ne m’attendais pas à ce que la perception de ma vie privée évolue. Et pourtant… Depuis quatre ans, je vivais seule. Certes, je n’avais pas choisi consciemment d’être célibataire, mais cette situation ne me pesait pas. Et au travers des projets autour demon année sabbatique, je pris conscience que je ne m’étais pas seulement arrangée avec mon célibat, mais qu’il m’offrait de nombreuses possibilités que je me réjouissais d’explorer.
« Je ne pourrais jamais faire ça. J’ai des enfants. Je suis presque jalouse », me dit une collègue, mère de trois garçons pleins de vie. Le temps pour soi est la denrée la plus rare de presque tous les parents. Et moi ? Je m’offrais une année entière ! « Tu ne peux faire cela que parce que tu n’as pas d’attache », me dit une autre connaissance. Cette constatation cachait-elle une critique ou un désir inassouvi ? Je l’interprétai positivement : elle voulait juste que je me rende compte de la chance que j’avais. Et oui, j’en avais pleinement conscience…
Quelque chose de profond avait changé par rapport à avant, et je le sentais. On jetait jusque-là un regard involontairement condescendant sur ma vie, de la pitié bien intentionnée. Même non dites, les choses transparaissaient malgré tout. Pour exemple, cette amie qui évitait avec tactle sujet de la Saint-Valentin par peur de me rappeler que j'étais seule; cela serait si blessant ! Il y eut aussi la tentative de sauvetage embarrassante d'un collègue : après une remarque maladroite et méprisante sur une vieille fille – comme quoi il comprenait pourquoi elle était encore seule – il voulut désespérément me rassurer : c'était évidemment très différent pour moi, je trouverais quelqu'un. Et dans certains cercles chrétiens, on me consolait en me garantissant que l'on priait pour moi afin que je trouve un mari, aie des enfants et sois enfin heureuse. Mes efforts répétés pour convaincre toutes ces personnes inquiètes que j'étais très heureuse seule et que je ne souhaitais pas une nouvelle relation amoureuse récoltaient inévitablement la même remarque : « C'est la bonne attitude : c'est quand on ne cherche pas que l'on trouve l'âme sœur ». Peut-on demanderquelleestlabonneattitudeàadoptersil'onveutrester célibataire ? Apparemment, c'est une possibilité inexistante.
Avec ma décision de prendre un congé sabbatique, quelque chose avait changé. Il serait peut-être exagéré de dire qu’un apitoiement inexprimé fit place à une envie refoulée, mais il y eut un retournement dans l’interprétation de ma situation de vie : je n’étais plus une pauvre célibataire, mais une chanceuse qui pouvait vivre son rêve. Ce changement s’était-il opéré à mes yeux ou aux yeux des autres ? Peu importe, je le sentais littéralement : je n’étais plus une femme sage et ennuyeuse qui n’avait malheureusement pas (encore) trouvé l’homme de sa vie et qui devrait peut-être renoncer à avoir des enfants, mais une âme aventureuse qui jouissait de sa liberté.
Je menais mon ancienne vie : je me levais, travaillais, profitais de mon temps libre, vivais seule. Mais un bouleversement, à peine perceptible de l’extérieur et pourtant profond, s’était déjà produit : un nouveau regard sur la même situation. Tout était pareil et différent.
Si tes rêves ne te font pas peur, c´est qu´ils ne sont pas assezgrands.
MIKE HORN
J’avais lu cette citation dans un livre sur un voyage en Antarctique et je ne pouvais l’oublier. Elle ne me laissait pas tranquille. J’avais rempli mon année sabbatique comme des vacances qui s’enchaînent : un mois de ceci, un mois de cela. Tout était plein. Tout était clair, sûr, rassurant.
« Être satisfait de ce que l'on a », « ne pas en vouloir trop », « s'adapter aux circonstances », « être raisonnable », « ne pas prendre de risques » ... Mes parents étaient-ils conscients des valeurs qu'ils m'avaient transmises ? Je ne les trouvais même pas mauvaises. Mais j'avais l'impression d'avoir passé ma vie à rêver trop petit. Tranquillité d'esprit et simplicité avaient toujours primé sur aventure. Et voilà que je m'étais préparé un projet annuel qui découlait entièrement de mon besoin naturel de sécurité... Même la partie la plus périlleuse, la traversée de la Sarre-Hunsrück, avait été choisie dans un mélange de pragmatisme et de peur.
J’étais en vacances et faisais de la randonnée. Je m’étais armée de mon journal intime et avais l’intention d’écrire et méditer car je voulais clarifier la question que tout le monde me posait en apprenant ma démission : « Que vas-tu faire ? ». Ma décision n’avait surpris mon entourage que dans une moindre mesure. Tous avaient ressenti ma frustration latente et pouvaient très bien comprendre mon envie d’un break. Mais cela en laissait plus d’un perplexes que je ne sache pas ce que j’allais faire concrètement. Un temps de pause, oui, mais pour quoi ? Je devais avoir un plan. Et je leur avais rapidement livré un scénario rassurant.
« Je te souhaite le courage du vide ». Avec ce conseil, un collègue nageait à contre-courant. Il avait probablement senti que derrière ma démission, derrière les raisons superficielles d’une situation professionnelle difficile, il y avait plus. On ne peut pas remplir d’eau un verre déjà plein. On ne peut pas écrire une histoire sur une feuille noircie jusqu’au bord. « Il faut parfois laisser à Dieu une chance de se montrer ». Je n’avais pas écouté cet ami. Pleine d’élan et d’enthousiasme, j’avais choisi un programme passionnant pour chaque jour de mon congé sabbatique. J’avais tout rempli.
Je repensai à une prédication de Pâques que j’avais entendue un jour. Elle avait pour thème : « Vide et plein d’espoir » et mettait en avant que le récit de la résurrection commençait par le constat du tombeau vide. Il faut de l’espace, du vide, pour que quelque chose de nouveau puisse naître.
« Je te souhaite le courage du vide. ». Ce n'est pas sans raison que mon collègue avait utilisé le mot « courage ». Laisser vide, laisser ouvert… cela signifait perdre le contrôle; supporter de ne pas savoir ce qui allait arriver; attendre patiemment que quelque chose germe lentement. Je regardai mon beau programme, bien pensé, bien planifié. Est-ce que je voulais tout maîtriser ou faire confiance ? J'étouffais dans ces rêves tout petits; je les avais réduits jusqu'à ce qu'ils rentrent dans un cadre raisonnable, jusqu'à ce qu'ils ne me fassent plus peur. Alors, je jetai le tout et recommençai depuis le début. Je décidai de rêver en grand, de laisser de la place à l'inconnu et à la surprise. Je pris une feuille blanche. Le but était qu'elle soit, à la fin de ma semaine de vacances, toujours vide.
Mais prudemment et lentement, la première ligne se remplit. Je commençai à planifier un grand pèlerinage. Ce faisant, je ne fixai que le point de départ. C’étaient les premiers pas, mais ils restaient timides et laissaient ouvert où le chemin mènerait.
Beaucoup aimeraient mener une vie plus simple si le chemin pour yparvenir n´était pas aussi compliqué.
JUSTUS JOHANNES L’AÎNÉ
8 à 12 kilos. C’était le poids maximal recommandé pour le sac à dos. Les livres de randonnée et les récits de pèlerins avaient remplacé mes lectures précédentes. Les plaintes concernant les maux de dos et le sentiment de devoir porter des pierres n’y étaient pas rares. Elles s’accompagnaient d’encouragements à réduire au maximum le poids de ce que l’on portait. J’achetai donc des vêtements high-techs spécialement légers et une liseuse. Je possédais par conséquent plus, avant de commencer à m’interroger sur le moins.
8 à 12 kilos… Entre les deux, il y a un monde ! Sur Internet, je tombai sur une indication plus judicieuse : au lieu de donner un chiffre, les auteurs conseillaient de ne pas porter plus de 10% de son propre poids. Tenir compte de sa propre condition physique et de son propre corps me semblait plus pertinent que de suivre une règle impersonnelle et abstraite. En théorie, l’approche me plaisait donc beaucoup. Je faillis changer d’avis 30 secondes plus tard, lorsque je réalisai ce que cela signifiait concrètement. Les 10% de mes 53 kilos ne me laissaient définitivement que peu de marge de manœuvre. Toute ma vie, je m’étais réjouie de pouvoir manger ce que je voulais sans prendre un gramme. Maintenant, cela se retournait contre moi. J’y réfléchis un court instant et cliquai sur le prochain site Internet : prendre du poids sainement. Un rapide calcul rendait en effet la situation limpide : pour chaque tablette de chocolat (100 grammes) que je voulais emporter, je devais prendre un kilo…
Au cours des mois suivants, je passai pas mal de temps avec la balance. Je pesai les objets que je voulais absolument emporter avec moi; et ils étaient tous plus lourds que je ne l’espérais. Je devais me résigner mentalement à me contenter de très peu. Et le fait de monter régulièrement sur la balance m’oblige à un triste constat : mes efforts pour prendre du poids ne donnaient rien.
Il n’y eut pas que la balance qui me causait du souci lors de cette période de préparation, mais aussi les cartons de déménagement. J’avais décidé de quitter mon appartement avec une étonnante évidence. Pendant mon congé, j’avais l’intention de voyager et après, je voulais repartir à zéro. Il était donc logique de stocker mes biens quelque part pour économiser le loyer d’une année. Une amie me proposa un coin dans sa grande cave. Il n’y avait pas énormément de place, mais cela devait suffire pour quelques caisses. C’était l’occasion rêvée de laisser derrière moi le poids du passé. C’est ainsi que je pris une décision radicale : 15 caisses, trois valises de vêtements et quelques objets (comme la planche à repasser, entre autres) étaient tout ce que je conserverais. Cela semblait bien parti. Il ne me restait plus qu’à choisir ce que j’allais garder, ce qui, en pratique, revenait plutôt à trier ce que je n’allais pas garder.
C’est avec soulagement mais aussi avec des remords que je me séparai de livres qui, depuis longtemps, me lançaient des regards pleins de reproche, soit parce que je ne les avais jamais lus, soit parce que je ne les avais jamais rouverts depuis mes études. Cela me brisa le cœur de jeter des bricolages commencés et, en même temps, j’éprouvai une sorte de libération : mes chefs d’œuvre presque terminés m’interdisaient depuis des années d’en commencer de nouveaux. Agacée par moi-même, je donnai aux vieux vêtements une jupe coûteuse que je n’avais jamais portée; l’occasion ne s’était pas présentée… et ne se présenterait probablement jamais. Elle me demandait d’un ton accusateur, à chaque fois que j’ouvrais la penderie, pourquoi je l’avais achetée. Maintenant, j’en étais débarrassée.
Bien des personnes trouvaient la voie que je suivais courageuse; moi pas. Je m’inspirai du mouvement minimaliste, dont la règle principale est : ne garde que les objets qui t’apportent de la joie. Je devais par conséquent dire adieu à tout ce qui me paralysait, m’attristait ou m’enfermait. En fait, ce n’était que positif. Mais pour cela, je devais regarder les choses en face et m’avouer que j’associais tel ou tel objet à des sentiments plutôt négatifs. J’ai ainsi dû admettre que je manquais de concentration et d’envie pour lire des livres exigeants, et que j’avais été trop ambitieuse dans certains projets...
Ma motivation n’était pas nourrie par un sentiment de devoir ou une prise de conscience morale, mais par l’expérience positive du lâcher-prise. On ne garde que ce qui fait plaisir. L’objectif était si clair et le résultat si bénéfique. Ce n’était que de temps en temps qu’il y avait quelques embûches sur le chemin.
Ce fut avec les cadeaux que j’eus le plus de mal ! Quelqu’un avait voulu me faire plaisir, mais je n’appréciais pas vraiment ce qu’il m’avait donné. Jusqu’à la fin, je ne pouvais me défaire du sentiment désagréable que je n’étais pas assez reconnaissante. Mais à quoi cela me servait-il de garder un objet de décoration que je détestais ? L’objectif de 15 cartons que je m’étais fixé assez arbitrairement vint par chance à mon secours : il n’y avait pas de place pour ce cadeau douteux. Il ne fut pas empaqueté... Je me sentais bien.
Il fut presque aussi difficile de me séparer de tout ce que je classais dans la catégorie « bons souvenirs » : photos, lettres, peluches, billets d'avion, journaux intimes, premiers cahiers d'école, jouets d'enfants... J'aurais volontiers complété la maxime du minimalisme : ne garde que ce qui t'apporte ou t'apportait de la joie. J'étais très attachée au passé, ce que la quantité de caisses reflétait… impitoyablement. Le nombre de cartons révélait ma propre réalité, mes propres priorités : avant le tri, je possédais 2,5 caisses de puzzles, 1,5 de livres, 0,2 de DVD... et 7 de « souvenirs ». Est-ce que je voulais vraiment consacrer autant de place au sacro-saint musée dans lequel j'archivais ma vie ?
« C’était bien, mais c’était ». Je passai en revue mes anciennes affaires parfois avec délectation, parfois avec nostalgie, parfois de manière assez amusée. Et souvent, j’avais urgemment besoin de soutien moral. J’appelais alors sans gêne des amis et des membres de ma famille. J’ai trois sœurs et nous partageons le même hobby : téléphoner. Les deux aînées, Aline et Mireille, ont des enfants (et donc moins de temps), mais j’appelais Anne-Claire, la benjamine, presque tous les jours.
Lors d’une de nos conversations pendant laquelle je fis une crise sentimentale à cause de mon matériel de peinture dont je ne pouvais décemment me séparer, ma sœur introduisit une nouvelle unité de mesure pour évaluer au mieux et plus rapidement la détresse dans laquelle je me trouvais et l’urgence de la situation : le pinceau. Elle permettait de mesurer le poids émotionnel d’un objet ou, en d’autres termes, la difficulté qu’on avait à le jeter. Mon éplucheur manuel multifonctionnel, certes un peu cassé, avait une valeur de 8,36 pinceaux, les chaussures de randonnée si usées qu’elles laissaient entrer l’eau 11 pinceaux, soit environ 34 (bien que des mesures de cette importance doivent être prises avec la plus grande précision et ne puissent dans les faits pas être arrondies).
Durant cette période, je m’intéressai donc de près au poids des choses et je fus confrontée à différentes unités de mesure : les kilos, les cartons de déménagement et les pinceaux. Ce travail difficile, au cours duquel la balance et moi développâmes une relation peu amicale, me fit supposer que la plus grande partie de l’aventure était la préparation au voyage, et non le pèlerinage lui-même. Et avec le temps, ce soupçon se transforma en certitude.
La vie est un puzzle. Ce n´est que lorsque nous avons placé toutesles pièces au bon endroit que nous pouvons comprendre.
GERHARD STROBEL
En triant mes affaires, je déterrai au fond d'une armoire un wasgij. Je ne savais même plus que je le possédais. Pour lui faire dignement mes adieux, je devais le faire. Un wasgij est en effet une sorte de puzzle, avec une grande différence : sur la boîte, on ne voit pas quelle image va apparaître. Il y a un certain suspens. Un tas de pièces… et on ne sait ce que sera le résultat de nos efforts : un paysage ou une personne, une ville ou un couple d'amoureux ? Lorsque je tombai sur ce jeu miraculeux, j'eus tout de suite envie de redécouvrir ce qu'il y avait dessus. De plus, j'ai toujours aimé les puzzles; ça laisse le temps de réfléchir.
Morcelée et énigmatique comme un wasgij, voilà l’impression que me laissait tout ce que j’avais vécu jusqu’à présent :
beaucoup de déménagements, de bouleversements, de changements de caps. Et je cherchais l’image. Je voulais intégrer les différents morceaux, les étapes de vie, les rencontres, les expériences dans quelque chose qui donne un sens à cet ensemble coloré. Je pressentais un fil conducteur, et pourtant il m’échappait sans cesse.
Je commençai par les pièces bleues, persuadée qu’elles allaient former le ciel. Je voulus donc les placer tout en haut... mais ça s’avéra vite faux. Ce bleu devait être un vêtement, celui d’un clown... J’étais ravie et je supposai que les dix petits morceaux qui formaient ensemble un petit cercle rouge étaient son nez. Mais encore une fois, je me trompais : c’était le centre d’une fleur que le clown tenait dans sa main...
Dans la tradition réformée dans laquelle j’ai grandi, « chercher » pourrait être la définition de « religion ». Pendant longtemps, je zigzaguais entre le protestantisme intellectuel de ma famille et une foi plus évangélique, partagée avec plusieurs de mes amies. Chez les uns, j’appréciais la pensée critique et une certaine ouverture d’esprit; chez les autres, l’engagement. Mais je suis restée une chercheuse insatisfaite. Ni les réponses alambiquées des uns, qui se perdent parfois dans les nuances, ni les réponses simples des autres, qui ne rendent pas toujours justice à la complexité du monde, ne me contentaient vraiment. Je poursuivis donc mon cheminement, et le silence prit de plus en plus d’importance : yoga, méditation, retraite. Je cherchais toujours et encore d’autres formes pour cultiver ma spiritualité, sans pour autant renoncer à mes racines chrétiennes.
Je réfléchissais à ma vie, tout en essayant constamment de deviner l’image du wasgij. Ma capacité à visualiser ce que serait l’image m’aidait à avancer. Lorsque que je compris que je n’étais pas en train d’assembler un paysage mais un clown, de nombreuses pièces trouvèrent d’elles-mêmes leur place. Mais en même temps, mes représentations et mes attentes me freinaient : le point rouge n’était pas le nez de mon clown. Pleine de préjugés, je ne trouvais pas la bonne place pour lui. Un wasgij est un jeu fascinant. Le plaisir de chercher et la joie de trouver font progresser. Et en même temps, la conviction d’avoir trouvé, cette fausse certitude, entrave la poursuite du chemin.
Peu à peu, l'image se dessinait. Enfant, lorsque j'assemblais deux pièces d'un puzzle, je disais qu'elles devenaient amies. Si, pour mon goût impatient, une pièce mettait trop de temps pour trouver sa place, je la consolais et me consolais en même temps : chacune serait finalement placée au bon endroit.
Le monde serait-il comme un wasgij ? Serait-il possible que tout ce qui était, est et sera, forme d’une manière ou d’une autre une image ? Faut-il croire que le monde avec ses différentes cultures et religions, les planètes, les galaxies et le big-bang ait un sens ? Mais il ne serait pas en notre pouvoir d’en saisir l’ensemble. Notre tâche consisterait alors seulement à y trouver notre place en tant que petite pièce.
Heureusement que j’avais terminé ce wasgij, sinon j’aurais philosophé sans fin… Mais pièce après pièce, une question personnelle s’était comme clarifiée d’elle-même. J’avais pris conscience que je partais en pèlerinage car je cherchais quelque chose. Et maintenant, je savais également quoi. Je cherchais l’image que composaient les différents morceaux de ma vie. Et peut-être aussi ma place dans l’ensemble...
Si le plan A ne fonctionne pas : pas de panique, l´alphabet compteencore 25 autres lettres.
INCONNU
Je devais liquider tous mes meubles et presque tout ce que je possédais, et je voulais produire le moins de déchets possible pour des raisons éthiques et écologiques. De plus, ne conduisant pas, me débarrasser de tout ce que je ne gardais pas nécessitait une certaine organisation. Je faisais néanmoins preuve d’une attitude positive : « Il suffit d’un bon plan ». Allez savoir s’il s’agissait d’optimisme ou d’insouciance. Une chose est sûre : après le plan A et le plan B, j’eus vraiment besoin de presque toutes les lettres de l’alphabet pour atteindre mon objectif. Et, dans le chaos du déménagement, je ne respectai même pas le bon ordre !
F comme fête d’adieu