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Meurtre et complications, tome 1 Seuls les cadavres ne parlent pas. Cambrioleur réformé, Rook Stevens a jadis volé d'innombrables objets de valeur inestimable, mais jamais il n'avait encore été accusé de meurtre – jusqu'à aujourd'hui. Déjà surpris de découvrir une de ses anciennes complices à Potter's Field, sa boutique dédiée aux collectionneurs et fans du cinéma, Rook l'est encore plus de constater qu'elle a été assassinée. L'inspecteur Dante Montoya pensait ne jamais revoir Rook Stevens – surtout après une douteuse affaire de falsification de preuve commise par son ancien partenaire pour piéger le voleur. Aussi, quand il intercepte un suspect couvert de sang fuyant la scène d'un crime, est-il choqué de reconnaître celui qu'il avait tant voulu mettre en prison quelques années plus tôt. Et comme autrefois, Rook Stevens lui enflamme le sang. Rook, malgré son attirance inexplicable pour l'inspecteur cubano-mexicain qui vient de l'arrêter, est déterminé à se disculper. Malheureusement, les cadavres ne cessent de s'accumuler autour de lui. Quand sa vie est menacée, Rook est obligé d'accepter l'aide d'un flic qu'il n'aurait jamais cru capable de croire à son innocence : Dante, le seul homme qu'il ait dans la peau.
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Seitenzahl: 498
Veröffentlichungsjahr: 2015
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Par Rhys Ford
Seuls les cadavres ne parlent pas.
Cambrioleur réformé, Rook Stevens a jadis volé d’innombrables objets de valeur inestimable, mais jamais il n’avait encore été accusé de meurtre – jusqu’à aujourd’hui. Déjà surpris de découvrir une de ses anciennes complices à Potter’s Field, sa boutique dédiée aux collectionneurs et fans du cinéma, Rook l’est encore plus de constater qu’elle a été assassinée.
L’inspecteur Dante Montoya pensait ne jamais revoir Rook Stevens – surtout après une douteuse affaire de falsification de preuve commise par son ancien partenaire pour piéger le voleur. Aussi, quand il intercepte un suspect couvert de sang fuyant la scène d’un crime, est-il choqué de reconnaître celui qu’il avait tant voulu mettre en prison quelques années plus tôt.
Et comme autrefois, Rook Stevens lui enflamme le sang.
Rook, malgré son attirance inexplicable pour l’inspecteur cubano-mexicain qui vient de l’arrêter, est déterminé à se disculper. Malheureusement, les cadavres ne cessent de s’accumuler autour de lui. Quand sa vie est menacée, Rook est obligé d’accepter l’aide d’un flic qu’il n’aurait jamais cru capable de croire à son innocence : Dante, le seul homme qu’il ait dans la peau.
Ce livre n’aurait pas été écrit sans la douce et diligente patience de Karla Yenelie Muñoz, Armandina Muñoz, Felix Duarte et le superbe Jacob Flores. Merci à tous, je vous aime.
Quant à mes lecteurs qui ont de la difficulté à choisir entre les médecins, qui regrettent encore Wash et Ianto, qui ont le réflexe pavlovien, en entendant le mot loup-garou, de répondre immédiatement : ‘Là, le loup. Là, le château’, qui savent qu’il vaut mieux ne pas manger le dernier carré de menthe… ce livre est pour vous.
Comme toujours, un livre où s’affiche mon nom est dédié aux Cinq ; Jenn, Penn, Lea, et Tamm – ainsi qu’à mes bien-aimées sœurs cadettes, Ree, Ren, et Lisa. Jamais je ne serais arrivée jusque-là sans vous.
À Elizabeth Nord et au personnel de Dreamspinner, un grand merci. J’en ai tant à nommer… Grace et ma pauvre équipe d’édition que je torture régulièrement, Hayley et chacun de ceux que je tourmente tous les jours. Merci.
Merci à la San Diego Crewe qui m’écoute radoter. Et, une fois encore, en toute sincérité, un grand merci à mes bêta-lecteurs et aux Dirty Ford Guinea Pigs.
J’ai écrit ce livre en écoutant essentiellement AC/DC, VAST, Black Rebel MC et Tools, avec quelques ajouts sporadiques de musique celtique et les aboiements de mon terrier chaque fois que passait une ambulance, toutes sirènes hurlantes.
Abuelita : mémé, mamie (de abuela, grand-mère)
Asere : mon pote (littéralement ‘je te salue’, mais passé différemment dans le langage courant)
Canicas : billes – mais aussi grossier juron
Carne guisada : ragoût de viande
Chicharrón : couenne de porc grillé, plat d’origine espagnole et d’Amérique du Sud.
Chingado (vulgaire) : littéralement ‘foutre’, juron courant
Cuervo : corbeau – rappel ‘Rook’ en anglais signifie aussi ‘corbeau’
Culero (mexicain, vulgaire) : couillon, couille molle
Dios : Dieu
Dios en el cielo : Dieu du ciel
Disipado : dissipé, exalté
Dispuesto : prêt, excité
¿Estás listo? : Tu es prêt ?
Familia : famille
Jalapeňo : petit piment
Lascivo : lascif, sensuel
Lotería : loterie
Mama : maman
Mano (contraction de hermano) : frère – ou mec, dans le contexte
Maricón : pédé
Mi cielo : littéralement, ‘mon ciel’, mais c’est utilisé comme un terme affectueux, mon chou, mon cœur
Mierda : merde
Mijo (contraction de mi hijo) : mon fils, terme d’affection
Mocoso : morveux
Puto : putain
Quesadilla : plat mexicain, tortillas (crêpes) fourrées de fromage fondant
Telenovelas : feuilletons télévisés
Tío : oncle
DU SANG.
Rook ne sentait que ça. Une odeur brûlante. Métallique. Écœurante. Du sang.
Elle agressait ses sens comme un essaim de frelons enragés auquel il ne pouvait échapper – même alors qu’il détalait dans les ruelles étroites de Hollywood. Derrière lui, des cris retentissaient, bruyant tintamarre dont les échos se perdaient dans ce labyrinthe de briques, de verre et de ciment.
Une canette d’aluminium, ternie par le soleil, couina sous son pied. Elle se replia et s’accrocha à son sneaker, s’y cramponnant le temps d’une foulée avant d’être délogée par la gravité. Surpris, Rook trébucha et faillit tomber, se rattrapant de justesse à un énorme container noir qu’il renversa. Les ordures se répandirent sur le sol et un immonde liquide gluant suinta des abîmes du mastodonte métallique. Rook l’évita d’un bond, conscient que les pas de ses poursuivants se rapprochaient.
Bon sang, pas question de se laisser attraper !
Il pouvait se distancer de la puanteur des ordures. Mais pas de celle du sang. Il en avait plein les mains. En voulant les essuyer, il s’en mit plein le pantalon. La semelle de ses chaussures en était probablement engluée, car il avait pataugé dedans au magasin. Le liquide visqueux avait dû s’incruster dans les profondes rainures de ses Chuck noir délavé.
Un gémissement l’avait alors attiré au fond de sa boutique. Il ignorait d’où ce bruit était venu, mais il l’avait entendu, il aurait pu le jurer sur toutes les Bibles dédicacées par le Seigneur en personne. Ce soupir geignard l’avait poussé à s’arrêter, à regarder. Sa curiosité finirait par le tuer, lui avait dit Hawkins un jour.
C’était absolument et ridiculement vrai, car en tournant à l’angle d’une vitrine remplie d’objets-souvenirs de films d’horreur, il avait marché sur la main d’un cadavre.
Et là, sa curiosité avait explosé de rire, avant de le pousser dans de nouvelles difficultés.
Rook savait que la femme était morte, même à la faible lueur des lampes de secours incrustées au plafond. C’était aussi facile à voir que la statue grandeur nature de Chewbacca1 dressée à quelques mètres de l’endroit où le corps était étalé. Personne ne pouvait survivre à ce que Rook avait vu. Il ne restait rien du ventre et de la poitrine. La lumière bleue des LED donnait des reflets d’argent aux morceaux éparpillés autour du cadavre, horrible mélange d’os et de chair meurtrie, et les entrailles se déroulaient en longs rubans humides baignant dans le sang et les autres fluides.
Dans la petite partie du cerveau de Rook qui fonctionnait encore, une lueur de reconnaissance s’alluma, overdose sensorielle assez vive pour faire crépiter ses nerfs à vif. Il connaissait cette femme… il s’était disputé avec elle, furieux qu’elle l’ait baisé. Pire encore, il l’avait maudite en découvrant qu’elle avait filé avec l’un de ses plus importants butins.
Dani Anderson.
Son visage de poupée était tailladé et abîmé, ses immenses prunelles bleu myosotis, qu’elle savait si bien utiliser pour séduire, étaient désormais ternes et vides, fixant sans le voir le haut plafond du magasin. Elle gisait sur le côté, les bras tendus devant elle à un angle bizarre. Les jambes étaient écartées et les genoux pliés, ce qui faisait remonter jusqu’aux hanches la jupe étroite. Machinalement, sans réfléchir, Rook avait tiré sur l’ourlet de la jupe, pour donner au cadavre une certaine dignité. Il avait vivement ôté sa main en sentant sa paume s’humidifier. Il avait dû y avoir une sorte d’effondrement intérieur du corps déchiqueté, car il avait basculé. D’instinct, Rook avait agi pour le retenir, comme si son geste pouvait éviter à Dani de nouvelles souffrances.
Et il fut découvert ainsi : couvert d’un sang encore chaud, avec le cadavre d’une femme dans les bras.
Une vive lumière avait illuminé la boutique. Surpris, Rook s’était écarté et avait laissé retomber Dani – dont le corps avait heurté le sol avec un bruit humide. Il n’avait pas eu le temps de reprendre son souffle que la vitrine avait explosé. Des silhouettes anonymes s’étaient précipitées vers lui, trop nombreuses pour qu’il puisse les compter dans son état de panique.
Par contre, il avait remarqué les armes braquées. Et il avait senti le sifflement de la balle qui lui avait effleuré la joue.
Potter’s Field2, sa boutique d’objets de collection, était composée d’un dédale de vitrines d’exposition et d’arrière-salles. Et Rook la connaissait comme sa poche, aussi habitué à la disposition des lieux qu’aux grincements de serrure des vieux coffres-forts qui cédaient sous ses doigts habiles. Il faisait bien trop sombre dans les arrière-salles. Il aurait dû y avoir de la lumière, les LED clignotantes de R2-D23 ou les ampoules du vieux tableau de signalisation qu’il avait acquis à la vente aux enchères d’une maison de production. Au pire, il aurait dû pouvoir se diriger au doux rayonnement des vitrines réfrigérées de ses collections les plus délicates. Au lieu d’être accueilli par le costume rose fané de Charlie Chan dans un de ses premiers films ou la robe à paillettes multicolores d’une vitrine scellée, Rook avait affronté une obscurité totale. Seul un rai de lueur orangé lui avait permis d’y voir.
Il n’avait pas eu besoin de plus pour retrouver la porte métallique coulissante qui ouvrait sur le côté de l’immeuble. Charlène, son écervelée d’assistante, avait oublié de refermer le gros cadenas du loquet lors de sa dernière pause cigarette. Il comptait bien avoir une sérieuse conversation avec elle à ce sujet !
S’il ne se faisait pas tirer dessus avant.
Bon sang, s’il réussissait à survivre – un fuyard couvert de sang, à Los Angeles, avec une meute d’hommes armés à ses trousses – ce serait grâce à l’inattention de Char et elle recevrait probablement une augmentation. Il avait poussé la barre automatique de la porte et s’était retrouvé dehors avant qu’une autre balle tente de lui exploser la tête.
Ses jambes le brûlaient. Après des années passées à se faufiler dans des espaces exigus, il était resté agile. Il avait veillé à conserver sa souplesse. Malheureusement, il manquait d’endurance, comme il le découvrit très vite, plié en deux par une crampe au niveau des côtes. Il s’était montré négligent – vraiment. Quelle idée d’avoir cru que, maintenant qu’il avait décidé de rester dans le droit chemin, il pouvait abandonner ses vieilles habitudes de prudence : connaître parfaitement son environnement et s’y adapter.
Il le payait cher à l’heure actuelle.
À Hollywood, les immeubles étaient bâtis les uns sur les autres, dans des espaces exigus derrière de larges parvis sur la rue, conception de masse, construction à grande échelle. Quelques espaces réservés, de-ci de-là, pour des parkings asphaltés, auraient pu donner à Rook, s’il avait voulu, la possibilité de sprinter pour les traverser.
Il s’en gardait bien. Se trouver à découvert était la meilleure façon de se faire prendre. Ses seules chances, dans la nuit jamais vraiment noire d’Hollywood, étaient la ruse et la pénombre. Le ciel brillait d’une aura de lumière jaune coincée sous la masse nuageuse de ce début d’automne. Les ruelles étaient dangereuses, à la fois sinueuses et parsemées de déchets de tous ordres, ordures et SDF recroquevillés dans les encoignures de porte, en espérant que leur abri fragile les protégerait de la bruine nocturne.
Humant dans l’air un relent d’épices chinoises, Rook devina où il était – à quelques rues de l’endroit où il avait pénétré dans le dédale. Dans les entrailles urbaines, la couche de crasse était épaisse, la poussière et les gaz d’échappement laissaient derrière eux de longues stries noires que les pluies de Los Angeles n’arrivaient jamais à effacer. Dans certains cas, les bâtiments étaient tellement serrés qu’ils ne laissaient même pas passer la brise. Dans une rue latérale, Rook s’étrangla en tombant sur une poche d’air stagnant derrière un miteux salon de coiffure, rance mélange de patchouli et de fumée de marijuana.
Derrière les rues d’Hollywood fleurissait une ville différente, loin du glamour et des paillettes. Ce n’était pas celle qu’on vendait à la télévision et au cinéma comme une beauté scintillante à la peau dorée et au souffle parfumé. La petite cité nichée sous l’aisselle de Beverly Hills n’avait absolument rien en commun avec ce Hollywood-là. Au mieux, la créature dorée représentait la ville sous un maquillage trop épais, buriné par le temps, fendillé par la chaleur. Et, en y regardant de plus près, la has-been vieillissante apparaissait sous la tartine de fond de teint et les faux cils pailletés.
Rook avait grandi avec les forains, de ville en ville, et il aimait toujours retrouver les rues de Hollywood, ses collines envahies d’appartements coûteux avec leurs immenses baies vitrées. Il s’amusait de la richesse frivole qu’exhibait la moindre prétendue star dont le visage apparaissait brièvement sur un écran, avant de retomber dans l’anonymat et de disparaître dans le flot continuel qui charriait les ordures.
Rook s’était battu pour quitter le ruisseau. S’il ne devait pas courir pour rester en vie, il en aurait ri, car tout perdre était vraiment facile. Il suffisait d’une fraction de seconde – surtout couvert du sang d’une femme dont on souhaitait la mort depuis des années.
En prenant un virage à gauche, il faillit tomber sur un noir grisonnant qui sortait d’un vieux caddy déglingué des morceaux de mannequin. Ébranlé par l’impact, Rook évita les doigts noueux tendus vers lui. Sous l’effet de la colère, le visage de l’homme se marbra.
— Regarde où tu vas, mon gars ! cracha-t-il.
Rook reçut en plein visage son haleine fétide, assez forte pour momentanément atténuer la puanteur du sang et des tripes qu’il avait encore dans les sinus.
— Désolé, murmura-t-il en le dépassant.
Il ne fit qu’un pas avant que le vieillard le retienne, les doigts crispés dans ses cheveux ébouriffés. La douleur fut soudaine, violente et surprenante, et Rook tituba en arrière, surpris par la poigne d’un homme aussi maigre.
— Lâchez-moi… Je dois…
— C’est du sang que je sens ? tonna l’homme.
Une explosion de cris leur parvint à travers les ruelles entrecroisées.
— T’as tué quelqu’un ? Merde ! Police !
Rook pivota et se jeta sur le côté. Les appels du vieux devenaient plus virulents, sons indistincts qui dirigeaient les traqueurs vers leur proie. Le ventre serré, saisi de panique, Rook attaqua, frappant d’un coup de genou l’entrejambe du vieillard. Une seconde plus tard, libéré, il reprenait sa course, déterminé à se débarrasser de ses poursuivants anonymes. Il quitta le labyrinthe, inspira l’air frais et courut se mettre à l’abri.
Ce fut alors qu’une ombre, jaillissant de l’obscurité d’un trottoir encombré, se jeta sur lui.
La silhouette immense arriva trop vite pour que Rook puisse l’éviter. Il aperçut brièvement un jean, une chemise blanche et une veste, simples éclairs de couleur avant qu’une masse de muscles et de tendons le heurte avec assez de force pour que tous deux basculent sur le trottoir défoncé. Rook se recroquevilla, roulant sur lui-même pour protéger sa poitrine et son ventre. Des années de combat de rue ayant aiguisé ses instincts, il réagit sans même se relever, pressant ses doigts raidis dans la gorge de son agresseur. Celui-ci s’étrangla. Rook espéra alors pouvoir s’en tirer, mais le trottoir contraria ses plans.
Il se coinça l’épaule dans une faille du béton, s’immobilisant brutalement, ce qui dévia son attention. Ses sneakers grincèrent contre un mur de plâtre couvert de pancartes et de graffitis, mais il ne réussit pas à se relever. Coincé le dos tourné à son assaillant, Rook s’appuya sur le trottoir pour dégager ses jambes, mais déjà, l’homme était sur lui. Rook se retrouva maintenu au sol d’une main féroce. Sa tête partit en avant et heurta violemment l’asphalte et il en vit des étoiles. Pendant qu’il clignait des yeux sous l’effet de la douleur, son estomac sombra profondément dans ses entrailles frémissantes.
Ce ne fut pas à cause de l’arme de son agresseur ni du badge doré qu’il portait à sa ceinture. Rook aperçut les deux quand le géant aux cheveux de jais souleva un pan de sa veste pour récupérer des liens zip dans un étui en cuir près de sa poche arrière.
— Putain, un flic ! jura Rook malgré les étincelles qui scintillaient toujours devant ses yeux. Oh, merde !
Et il connaissait le policier hispanique à califourchon sur lui. Il avait déjà senti l’étreinte de ces bras forts autour de lui. Alors même qu’il entendait le déclic de l’attache plastique se refermant sur son poignet, il se souvint de la dernière fois où il avait vu ce beau visage de pierre. Et il se mit à bander. Les yeux dorés, d’un brun liquide qui prenait des reflets chatoyants à la lumière, sous leurs cils ridiculement longs, étudièrent ses traits. Rook devina le moment où le flic le reconnut, quelques secondes seulement après que lui-même eût compris qui le maintenait plaqué au sol, bras et jambes écartés.
Un flic, mais pas n’importe lequel.
Le seul flic de Los Angeles à vouloir sa mort !
Et le seul et unique flic à qui Rook ait jamais permis de le toucher.
— CE FOUTU Rook Stevens ! grogna l’inspecteur Dante Montoya.
Il était planté devant le côté vitre d’un miroir sans tain, à l’extérieur d’une petite salle d’interrogatoire du poste de police central. Il frotta les égratignures à vif qu’il s’était faites sur le trottoir après avoir taclé Stevens. Il avait encore la gorge douloureuse à l’endroit où l’escroc soi-disant réformé avait pressé sa pomme d’Adam, mais à ses yeux, c’était sans importance. Il avait enfin mis la main sur ce foutu Rook Stevens. D’après les premières constatations, Stevens ne réussirait pas – cette fois ! – à s’en tirer aussi facilement.
Le suspect, étalé dans un des sièges inconfortables en métal et vinyle de la salle aseptisée, paraissait d’une totale nonchalance avec ses longues jambes étendues devant lui et son bras posé sur le dossier. À son attitude décontractée, il était difficile de croire qu’il était suspecté de meurtre. Pourtant, de petits détails le trahissaient. Toutes les quelques secondes, ses yeux vairons se détournaient vers la porte avant de revenir se fixer sur le miroir, et sa bouche renflée se durcissait légèrement chaque fois qu’une ombre passait sous la porte.
Malheureusement, cet enfoiré de Rook Stevens était toujours aussi beau – et Dante aurait bien aimé lui flanquer son poing dans la figure pour effacer cet air suffisant.
Franchement, l’uniforme gris que la police lui avait remis aurait dû priver le suspect d’une partie de son charme, non ? Au contraire, le terne du tissu ne faisait que souligner la peau pâle et les yeux surprenants, l’un bleu et l’autre vert noisette. Le vif néon du plafond mettait en relief les hautes pommettes, la mâchoire obstinée, les traits espiègles – Stevens évoquait un elfe – qui dissimulaient une intelligence machiavélique. Dante savait ce que cachait ce regard écarquillé à l’innocence trompeuse. Les cheveux caramel étaient plus longs que dans ses souvenirs, bien plus longs en tout cas que sur les photos du dossier prises au cours de l’enquête désastreuse ayant mis fin à la carrière du précédent partenaire de Dante. Et lui-même n’en était pas sorti indemne !
Pour rétablir sa réputation, il lui avait fallu près de cinq ans. Cinq longues années s’étaient écoulées depuis ce jour où Dante avait été contraint de refermer le dossier constitué sur Stevens et ses complices, un gang qu’il soupçonnait d’organiser des cambriolages tout le long de la côte Ouest. Son partenaire de l’époque, Vince, avait pris le cas encore plus à cœur, encore plus personnellement aussi, ce qui avait fini par provoquer sa perte. En voyant deux années d’enquête partir en fumée, Vince en avait eu assez d’être un flic et de poursuivre les criminels. Et surtout, il était écœuré de se cogner en permanence la tête contre le mur des mensonges et faux-semblants que Rook Stevens et les autres forains avaient bâti.
— Je suis trop vieux pour des conneries pareilles, avait-il marmonné en apprenant que Stevens avait quitté le tribunal, libre et innocenté de toutes les accusations portées contre lui par les deux inspecteurs. Je passe ma vie à tenter d’arrêter un foutu illettré qui prétend gagner sa vie dans une foire. Ce connard savait très bien que nous l’avions coincé et qu’il ne nous restait plus qu’à découvrir chez quel receleur il avait fourgué le butin de sa dernière opération.
Malheureusement, ils n’avaient pas trouvé le receleur, ni même un intermédiaire quelconque admettant avoir aidé Stevens à écouler les objets de luxe volés dans les demeures qu’il visitait, pendant que la foire où il travaillait hivernait à Los Angeles. Aucun des forains n’avait parlé, tous restant bouche cousue chaque fois que Vince et Dante étaient venu les interroger. Pire encore, même les victimes avaient insisté pour abandonner l’affaire lorsque les inspecteurs avaient commencé à fouiller leur passé.
Ensuite, Vince avait commis l’impensable, franchissant la ligne entre le bien et le mal, pour falsifier des preuves incriminantes. Il s’y était si mal pris qu’il avait été découvert avant même que ses accusations contre Stevens aient le temps de prendre racine. Il avait bien failli faire couler son jeune partenaire avec lui.
Dante aimait bien Vince. Plus âgé, plus expérimenté, le vieil inspecteur avait pris sous son aile un jeune cubain, gay, colérique, pour lui apprendre tout ce qu’il savait sur la chasse aux criminels. Et Dante, avide d’apprendre, avait tout absorbé. Au final, Vince avait vu sombrer sa carrière dans un amer gâchis. Quant à Dante, il avait bien failli être limogé sous l’accusation d’avoir été payé pour permettre au gang d’échapper à la justice. Vince lui avait fortement conseillé de ne pas rapporter à leur capitaine cette rencontre de hasard dans un bar gay d’Hollywood, particulièrement sombre. À dire vrai, Dante s’était contenté d’un rapport écourté, reconnaissant seulement avoir failli baiser Stevens avant que, par accident, quelqu’un rallume les projecteurs, jetant sur les lieux une lumière blanche impitoyable.
Dante n’était jamais retourné dans ce bar pour y satisfaire ses besoins sexuels. Il n’avait cependant pas oublié sa première vision du sourire sensuel de Stevens, s’excusant presque de la méprise.
Ce salopard réussissait encore à lui provoquer des papillons dans le ventre, putain ! Dante aurait bien aimé le prendre par les cheveux, lui arracher ses vêtements et le baiser à lui en faire perdre le souffle.
— Alors, tu as fini par retrouver ta baleine blanche, hein, Moby ?
Hank Camden, son partenaire depuis trois ans, venait d’entrer dans la pièce adjacente à la salle d’interrogatoire, un grand dégingandé, blafard et maladroit, couronné d’une tignasse rousse assez flamboyante pour déclencher une alerte incendie.
— Moby Dick, c’est le nom de la baleine, puto, répondit Dante.
Il récupéra son gobelet rempli d’infâme café – une tradition du poste de police – avant de reprendre :
— Et nous ne l’avons pas encore harponné. Qu’en dit le labo ? Tu as des nouvelles ?
— Non, pas encore. Mais merde, il était couvert de sang de la tête aux pieds. S’il n’a pas de résidu de poudre sur les mains, c’est simplement parce que ça a disparu dans ce maudit carnage.
En guise de salut, Hank leva son gobelet, d’où pendait l’étiquette d’un sachet de thé. Il s’approcha de la vitre et déclara :
— Euh, il ne paraît pas assez âgé pour être ta Némésis.
— Il l’est bien assez, gronda Dante. Ça me gonfle de ne pas continuer. J’ai attendu sacrément longtemps pour chopper Stevens. Qui va s’occuper de cette affaire ? O’Byrne ? À mon avis, c’est la seule capable de s’opposer à lui.
— C’est toi qui l’as arrêté, d’accord, mais ce n’est pas pour autant que nous obtiendrons l’enquête. Et le capitaine sait que tu as un contentieux personnel avec lui. Toi et moi allons être condamnés à faire du porte-à-porte jusqu’à ce qu’il nous dise…
— Montoya. Camden.
Quand on parlait du diable ! Un flic à la poitrine large et au visage de morse passa la tête dans la pièce. Le capitaine Book était un vétéran de Los Angeles, ayant avec la loi une longue et intime relation. D’un signe de tête, il désigna la salle d’interrogatoire et le dernier suspect arrivé à la LAPD4.
— Tout le monde a du boulot par-dessus la tête, reprit-il, et même plus encore. Vous êtes ma seule équipe disponible, donc, allez-y et faites-le parler. Je veux que ce soit propre. Et rapide. Je veux le voir au tapis le plus vite possible.
Réprimant un sourire, Dante jeta son gobelet dans la poubelle.
— Oui, monsieur. Merci, capitaine.
— Ne foirez pas, Montoya. Entrez là-dedans. Obtenez ce qu’il nous faut et restez professionnel.
Book, les sourcils menaçants, agitait son doigt épais comme pour poignarder Dante en pleine poitrine. Il se tourna ensuite vers son autre inspecteur :
— Et vous, Camden, attention où vous marchez. Ne laissez pas au DA5 la moindre foutue possibilité de permettre à ce salaud de s’en tirer. Ce putain d’avocat est une vraie girouette, toujours à osciller de gauche à droite. Arrangez-vous pour avoir un dossier béton.
Dante attendit que le capitaine ait quitté la pièce pour exprimer son sourire victorieux. En désignant le miroir de la tête, il tapota Hank sur l’épaule et annonça gaiement :
— Viens, mec, allons voir ce que Stevens va nous raconter concernant tout ce sang.
1 Personnage de Star Wars, légendaire guerrier wookie et copilote du Faucon Millenium.
2 ‘Le champ du potier’, ou ‘tombe commune’, car c'était autrefois l’endroit où étaient enterrés les indigents. Aux USA, l’expression vient de la Bible, se référant à un champ d'argile qui devint lieu de sépulture.
3 Personnage emblématique de la saga cinématographique Star Wars
4Los Angeles Police Department
5District attorney, procureur et plus haut titulaire de sa juridiction, qui représente le gouvernement américain au cours d'un procès.
LES DEUX inspecteurs entrèrent dans la pièce comme le rancor1 dans sa fosse, deux prédateurs décidés à se nourrir d’un Rook impuissant à se défendre. Il ne jeta qu’un coup d’œil au flamboyant rouquin, l’homme-allumette étant caché par l’imposante silhouette de son partenaire. Rook concentra toute son attention sur Montoya, surtout après avoir surpris un éclat brûlant dans le regard sombre braqué sur lui.
Il n’avait pas revu l’inspecteur hispanique depuis un bail, et avait même oublié dans quel poste le flic était alors affecté. Bon sang, cette foutue pièce d’interrogation ressemblait à celle dans laquelle tous deux s’étaient retrouvés jadis lorsque l’inspecteur avait déjà tenté de lui faire avouer ce qu’on lui reprochait alors. À l’époque, le langage corporel de Montoya exprimait la colère, mais ses larges épaules voûtées indiquaient la défaite. Et son partenaire d’autrefois, un homme plus âgé, avait les yeux gonflés par l’accumulation des années et l’abus d’alcool. Cet après-midi-là, Rook s’était même demandé si le vieil inspecteur vivrait suffisamment longtemps pour quitter le poste de police. Il avait vu Montoya glisser une main sous le bras de son partenaire qui trébuchait en quittant la zone. Il se souvenait aussi de la rage brûlant dans ses yeux vitreux, une rage qui lui promettait un sort très désagréable si le mec y pouvait quelque chose.
Pour être franc, il était un peu surpris que les flics aient mis plus de quatre ans à tenter de le coincer à nouveau – pour un crime qu’il n’avait même pas commis. Il n’aurait jamais accordé au vieux une telle patience. Bon sang, en repensant au teint grisâtre et à la toux rauque du senior, il était peu probable qu’il soit encore en vie.
Si Rook affichait la moindre panique, les flics se jetteraient sur lui comme des requins sur de la bidoche, aussi fit-il un effort pour afficher un calme qu’il ne ressentait pas. Les deux porteurs de badges approchaient de lui, l’agressivité suintant de leurs attitudes décidées, son ventre se noua et ses nerfs se tendirent, car ils avaient désormais tous les atouts. Depuis son arrestation, tous ceux qu’il avait croisés étaient restés sourds à ses protestations d’innocence, surtout quand il avait affirmé que pas un flic ne s’était identifié comme tel en forçant la vitrine de Potter’s Field.
Sans l’écouter, ils l’avaient déshabillé et inspecté sous toutes les coutures, avant de le laisser aux mains d’une équipe de rats de laboratoire – des agents de la police scientifique – au visage sinistre. Ils l’avaient lavé au jet sur une bâche en plastique pour récolter les preuves s’écoulant de son corps. Ensuite, un homme au profil acéré avait enfilé des gants en latex en lui disant de se pencher en avant et d’écarter les jambes. Rook avait compris être dans une merde bien plus profonde que jamais.
Franchement ? Comme s’il avait eu le temps de se fourrer quoi que ce soit dans le cul entre la fusillade au magasin et le taclage de Montoya, qui l’avait jeté, tête en avant, sur un des trottoirs crasseux d’Hollywood ! Il ignorait ce que les flics s’attendaient à trouver, mais après quelques intrusions douloureuses, le prétendu Dick Tracy fut bien obligé de se convaincre que Rook n’avait rien de caché entre les fesses.
Il avait l’anus meurtri, mais ne comptait pas donner aux deux inspecteurs la satisfaction de le voir mal à l’aise. Il chercha plutôt à déchiffrer l’attitude des deux hommes qui semblaient décidés à lui extirper des informations, par tous les moyens.
Dans le domaine de la manipulation, Rook était un professionnel et personne ne pouvait rien lui apprendre. Il avait l’habitude de détecter les points faibles d’autrui et de les utiliser, c’était son outil de travail, une technique qu’il avait apprise et maîtrisée avant de pénétrer illégalement dans les demeures pour y trouver les trésors cachés dans des congélateurs et les coffres encastrés derrière d’horribles paysages. Par la suite, il s’était perfectionné en convainquant les gens de lui vendre leurs objets rares, transactions sur lesquelles il faisait un énorme profit.
D’après ce qu’il en savait, les flics n’avaient aucune preuve contre lui concernant son passé. Et il était certain que rien ne pouvait l’impliquer dans le meurtre de Dani. Ce qui ne les empêcherait pas d’essayer de le lui coller sur le dos.
— Bonjour, M. Stevens.
L’homme-allumette fut le premier à parler, d’une voix rocailleuse, un peu chantante. Rook le voyait bien l’utiliser pour endormir des bébés capricieux.
— Je suis l’inspecteur Camden, enchaîna le rouquin. Voici l’inspecteur Montoya.
Montoya était en sacrée bonne forme, décida Rook. Un peu amaigri de visage, mais plus musclé partout ailleurs. Il avait récemment changé de veste et de chemise, sans doute parce qu’il s’était barbouillé de saleté et de sang séché en se frottant à Rook sur le macadam. Son blouson en daim et velours, couleur chamois, coupé sur mesure, mettait en valeur les larges épaules et la taille mince. Quant au tee-shirt gris fané que le flic portait en dessous, l’usage l’avait rendu presque transparent et le doux coton soulignait la poitrine et le ventre plat. Par contre, Montoya portait le même jean délavé, remarqua Rook, éclaboussé d’une poussière qu’il ne s’était pas donné la peine de brosser. Sous le Levi 501, les cuisses épaisses étaient musclées et un renflement pendait le long de la jambe gauche.
Un corps délectable, c’était incontestable, mais Rook appréciait encore plus le visage. Les pommettes fortes et la bouche pleine adoucissaient les traits presque ascétiques. Les yeux d’un brun lumineux étaient immenses – un regard de biche, pensa Rook, avec un sourire intérieur. L’inspecteur avait beau le fixer d’un air impassible, froid et professionnel, ces chaudes prunelles d’ambre liquide suffisaient à apaiser un peu la méfiance de Rook.
Pas suffisamment pour qu’il baisse sa garde, d’accord, mais assez pour qu’il en ressente d’agréables fourmillements tout le long de la colonne vertébrale.
Il leva la main et taquina l’inspecteur :
— Hé, Montoya. Ça fait un bail. Et aucune arrestation. Regardez, j’ai tous mes doigts. Je n’ai pas tué votre père2. Je n’ai pas tué Dani non plus.
— Qu’est-ce que vous racontez, Stevens ? grogna l’homme.
Sa voix profonde était marquée d’un léger accent cubain, un peu chantant, bien différent de celui auquel Rook était habitué depuis son enfance – le mexicain de Californie du Sud, plus dur, plus guttural.
— Vous voulez un médecin ? reprit le flic. Ou bien est-ce juste un nouveau jeu ?
Camden, la tête penchée, considérait Rook avec dégoût, comme un insecte bizarre qu’il venait de trouver dans son assiette.
— Tu crois que Stevens se moque de nous, Montoya ? Quel intérêt aurait-il ? Pourquoi éviter de répondre à nos questions ? Après tout, il n’a rien à cacher, pas vrai ?
— Aucun de vous deux n’a jamais entendu parler d’Inigo Montoya3 ? demanda Rook.
Son regard passa d’un policier à l’autre. Croisant des yeux vides, il soupira lourdement avant d’enchaîner :
— Merde, mais où va le monde ? Et non, je n’ai rien à cacher, inspecteur.
— On vous a déjà lu vos droits. Voulez-vous les entendre à nouveau ?
Là, le rouquin jeta un regard bizarre à son partenaire, qui marmonnait en espagnol entre ses dents, mais trop bas pour que Rook entende ses paroles.
— Avez-vous compris les droits qui vous ont été lus ? insista Camden.
Rook s’adossa dans sa chaise raide, malgré les barres métalliques du dossier qui s’enfonçaient dans ses épaules. Les pieds lourds et carrés n’étaient pas des plus pratiques pour se balancer, mais il le tenta quand même. Les rondelles d’acier grincèrent sur le linoléum de la salle et il sentit quelque chose lâcher sous lui. Il sourit, assez satisfait d’avoir laissé sa marque sur le sol des flics.
— Ouais, j’ai compris mes droits. Allez-y, Weasley. Balancez vos questions.
Il ajouta d’un ton ronronnant, les yeux fixés sur le visage de Montoya :
— Comme je l’ai déjà dit, je n’ai rien à cacher. Enfin, presque rien. Je préfère ne pas trop ressasser le passé, précisa-t-il avec un clin d’œil narquois.
D’après son air surpris, Montoya comprit que Rook le draguait sans vergogne. En réponse, ses yeux d’ambre flambèrent brièvement. L’éclat s’éteignit aussi vite qu’il était venu, mais Rook l’avait cependant remarqué.
Montoya prit l’une des deux chaises qui restaient autour de la table, s’assit et commença à feuilleter le dossier qu’il avait apporté avec lui. L’homme-allumette, Camden, arpenta la pièce sur toute sa longueur avant de revenir vers la table. Il appuya sa hanche à un des coins et se pencha vers Rook.
Des deux inspecteurs, Rook aurait pensé que Montoya, plutôt que ce flambant épouvantail, tenterait de l’intimider en envahissant son espace personnel. Le rouquin était si maigre qu’il projetait à peine une ombre sur son bras. Il n’avait aucune chance de le forcer à parler !
Rook lui octroya un petit sourire, tout en gardant Montoya à l’œil.
Camden continuait son baratin de flic, parlant d’enregistrer l’interrogatoire. Pour commencer, il lui demanda d’indiquer son nom et autres informations personnelles.
Rook haussa les épaules et répondit :
— Martin Stevens Rook. Mon anniversaire tombe le premier avril… Je dois avoir vingt-six… ou peut-être vingt-sept ans.
— Vous prétendez ne pas connaître votre année de naissance ?
— Maman était le plus souvent droguée, riposta Rook. Une chance pour moi qu’elle ne se soit pas trompée de sexe en me déclarant.
Le flic roula des yeux avant de continuer :
— Lieu de naissance, inconnu. Père, inconnu. Mère, Béatrice Martin, domicile actuel, inconnu.
— Et où travaillez-vous, Stevens ? intervint Montoya. Quelle est votre adresse ?
Aux deux questions, Rook répondit la même chose : son magasin. Quand les flics voulurent des précisions, il afficha une expression affable.
— Je vis au-dessus de ma boutique, Potter’s Field. C’était autrefois un studio de danse, alors il y avait une douche. J’ai fait quelques travaux de rénovation. Sur le coup, j’ai trouvé que c’était une bonne idée. Maintenant, je n’en suis plus aussi sûr.
Camden agita une feuille de papier.
— Parlons un peu de votre passé. Nous aimerions revoir certains détails. Vous avez été arrêté plusieurs fois, Stevens. Vous étiez même un délinquant juvénile. Quinze accusations pour effraction, cambriolage et escroquerie, pour ne nommer que l’essentiel. Vous êtes déjà un récidiviste, aussi le meurtre n’est-il pour vous qu’une étape de plus.
Les néons du plafond étaient assez forts pour rendre la page transparente, ce qui permit à Rook d’y lire une partie du menu d’un restaurant indien de la Sixième rue. Il apprit ainsi qu’ils proposaient un buffet à volonté pour cinq dollars. Par contre, concernant ses précédentes arrestations, les renseignements étaient faibles. Il inclina légèrement la tête et fit semblant d’entrer dans le jeu du flic :
— Je n’ai jamais été condamné. Qu’est-ce que ça vous indique ?
— Que vous êtes rusé, grommela sombrement Montoya, d’une voix d’autant plus éraillée que celle de Camden était flutée. Mais pas très malin.
— Ou que les flics ne sont pas foutus de faire leur travail.
Voilà qui toucha un nerf sensible. Montoya était fier d’être flic. Ses yeux durcirent tandis qu’il examinait Rook, le dossier rouge posé devant lui.
Poussant le bouchon un peu plus loin, Rook ajouta :
— Ou peut-être n’envoie-t-on après moi que des nullités ?
Ayant grandi pieds nus, parmi les forains, il n’avait pas oublié l’une de ses premières leçons de survie : une fois acculé, mieux valait titiller la bête. Les gens – et en particulier les flics – avaient l’habitude d’avoir l’ego très chatouilleux. Quelques piques judicieusement appliquées suffisaient à leur faire perdre tout contrôle. Bien entendu, cette technique pouvait s’avérer dangereuse dans la rue, mais elle était parfaite dans une salle d’interrogatoire. Un flic qui perdait la tête donnait un avantage fantastique à un homme en situation délicate.
Ce fut Camden qui se hérissa, rouge de colère. Montoya, au contraire, devint encore plus froid. Rook glissa un regard rapide au rouquin à ses côtés avant de sourire.
— Parlons plutôt de Dani Anderson, d’accord ? dit Montoya.
Avec ces paroles, il avait empêché Camden de s’en prendre à Rook. Intéressant. Il y avait davantage d’équité entre ces deux-là qu’il n’en existait autrefois entre Montoya et le vieillard.
— Pourquoi l’avoir tuée ? insista l’inspecteur.
— Comme je l’ai déjà dit aux cinq derniers flics qui m’ont accusé…
Rook tentait de parler avec fermeté, mais il commençait à ressentir le stress de son arrestation et n’arrivait pas à débarrasser ses narines de l’odeur de la mort de Dani, malgré la douche désinfectante qu’il avait subie au labo de la police.
— … Dani était… déjà dans cet état quand je l’ai trouvée.
— Un des agents affirme que vous teniez quelque chose à la main quand vous vous êtes enfui, déclara Montoya en lisant un rapport.
Rook était pratiquement certain que, contrairement à Camden, il n’inventait pas cette accusation.
— Où avez-vous caché cet objet ? susurra Montoya.
Rook se pencha en avant.
— Je n’avais rien dans les mains… sauf Dani. Et seulement parce qu’elle est tombée et que j’ai voulu la retenir. Et je vous l’ai déjà dit.
— Ouais, c’est comme ça que vous vous êtes retrouvé couvert de sang, répliqua Camden avec scepticisme, la lèvre supérieure légèrement soulevée. Pourriez-vous nous expliquer, si vous vous êtes contenté de la rattraper, comment vous en étiez tellement imbibé ? En supposant d’ailleurs qu’un cadavre puisse tomber. Qu’en penses-tu, Montoya ? Ça te paraît vraisemblable ?
Rook répondit sans laisser à Montoya le temps de le faire.
— Bien sûr, c’est une question de gravité. Elle était sur le côté. J’étais accroupi au-dessus d’elle et elle a basculé…
— Pourquoi avoir fait ça ? Pourquoi vous être accroupi ? C’est vous qui venez de le dire, insista le rouquin d’un air suffisant. Pourquoi ne pas avoir appelé la police en trouvant un cadavre dans votre boutique ? Et ne me dites pas que vous ignoriez qu’elle était morte. Votre coup de feu lui a fait exploser l’abdomen.
— Avec quoi aurais-je tiré pour faire tant de dégâts ? Un fusil à éléphant ? Une sarbacane ? Le disrupteur4 Klingon5 de ma vitrine ? Avez-vous trouvé une arme ? Parce que je suis sacrément certain que je n’en avais pas.
Rook pivota dans son siège pour regarder Montoya, qui avait les épaules carrées et fermes, le visage impassible. Rook détesta entendre dans sa voix une légère supplication, mais il commençait à perdre espoir.
— Enfin, Montoya, vous me connaissez. Vous savez que je ne suis pas un meurtrier.
— Et comment le saurais-je ?
L’accent chantant joua sur ses nerfs.
— Parce que vous avez passé des années sur mon dos !
Il retint une grimace au double sens involontaire de ses paroles. Il reprit très vite :
— J’ai peut-être quelques bricoles à me reprocher – et je n’ai pas l’intention de m’en excuser – mais je ne suis pas un meurtrier. Surtout pas alors que je…
Il se reprit de justesse, avant d’avouer avoir renoncé à ses vols et escroqueries que les flics n’avaient jamais réussi à prouver. Il réalisa alors ne pas être le seul à tenter de briser le self-control de son adversaire.
Il était bien plus secoué par Montoya qu’il aurait voulu l’admettre. Cette fichue affaire le prenait aux tripes et, pour la première fois depuis son arrestation, Rook eut peur – peur d’être tombé dans le seul piège dont il ne puisse se sortir, alors qu’il était innocent.
— … je n’ai pas tué Dani.
Camden changea de position, la table remua sous son poids.
— D’après vos dires ! Le problème, Stevens, c’est que nous ne vous croyons pas.
Rook inspira profondément, pour retrouver son calme avant de s’exprimer d’une voix lente :
— Dans ce cas, je vais devoir me répéter. Je n’ai pas tué Dani Anderson. J’ignore même pourquoi elle se trouvait dans ma boutique. Merde, je ne l’avais pas revue depuis… Je ne me souviens même plus de notre dernière rencontre. Elle m’a baisé, alors je l’ai larguée.
— Ainsi, insista Camden, vous la connaissiez intimement. Et vous avez eu des problèmes avec elle. Et si nous discutions du motif qui a pu la pousser à passer vous voir ?
— Je n’en ai aucune idée, répondit posément Rook, son attention fixée sur le rouquin. Je ne sais même pas comment elle a pu entrer. Charlène, mon assistante, est chargée de la fermeture le dimanche à 17 heures. La connaissant, il est probable qu’il était plutôt 15 heures. Ou même midi, bon sang ! Dani a dû entrer par la suite. Char a beau être une écervelée, je pense qu’elle aurait remarqué un cadavre au milieu de la boutique.
L’inspecteur roux posa le menu indien sur la table, face cachée.
— Nous cherchons encore à localiser votre assistante pour déterminer l’heure exacte de la fermeture. Auriez-vous une idée de l’endroit où elle se trouve ?
— Sans doute au coin d’une rue. Il lui arrive souvent de distribuer des brochures et des préservatifs aux prostituées, ricana Rook. Char est ce que vous appelleriez un électron libre. Je considère que ma journée commence bien quand elle se présente au travail.
— Et c’est votre seule employée ? intervint Montoya.
— Non. Enfin, oui. Pour le moment. J’avais aussi deux temps partiel, mais ils sont partis ensemble pour l’Oregon. Je ne leur ai pas encore cherché de remplaçants.
Montoya demanda d’un ton sec :
— D’après l’agent qui a enregistré votre déclaration, vous n’avez pas d’alibi pour l’après-midi. La dernière personne susceptible de confirmer votre présence est Mme Viola Cranson. Elle liquide la succession de son mari et nous a dit que vous lui avez déjà acheté quelques articles, mais que vous étiez revenu pour négocier un anneau décodeur. Est-ce exact ?
— Ouais. Je connaissais son mari. Il est mort, aussi vend-elle une partie de ses collections, admit Rook d’un ton prudent. Et alors ?
Il avait payé bien trop cher cet anneau, mais Viola était une vraie tête de mule de la vieille école. S’il lui avait remis un chèque, elle le lui aurait jeté au visage.
Montoya se pencha pour rencontrer son regard.
— Cinq mille dollars. Pour un bout de plastique dans un sac ? Est-ce le prix habituel ?
— Non, grinça-t-il. Mais la dame n’a plus un sou et elle vient de perdre son mari. Il travaillait pour moi autrefois, il étudiait le marché et m’a apporté pas mal d’affaires. J’ai voulu rendre service à sa veuve. Cet anneau ne vaut pas plus de vingt-cinq dollars.
Camden sifflota.
— Et vous l’avez payé cinq mille ? C’est un paquet ! Certains diraient que vous vous achetiez un alibi.
Rook haussa les épaules.
— Comme je viens de vous le dire, son mari m’a rendu service, surtout quand je me suis installé. Je ne suis pas le seul à avoir donné de argent à Viola. Deux des collectionneurs qui se trouvaient là ont fait pareil. Son mari, Mark, était un brave homme. Il était très apprécié.
— En voiture, il faut moins d’une heure pour revenir de chez Mme Cranson jusqu’à votre boutique. Vous avez quitté la dame à 16 heures. Où étiez-vous entre 16 et 20 heures ? demanda Montoya.
Les questions venaient des deux côtés, les deux inspecteurs se renvoyant la balle comme au ping-pong. C’était censé le déstabiliser, Rook le savait. Il utilisait la même tactique quand il avait une information à soutirer. Bon sang, entre lui et Dani, tout s’était bien passé avant qu’elle le baise. Elle avait été la goutte de trop, l’ultime trahison.
— Qu’avez-vous fait durant ces quatre heures ?
— J’ai roulé, la plupart du temps, répondit-il négligemment. Il est rare que j’aie du temps libre. J’avais besoin de réfléchir, alors je suis allé à l’entrepôt de Potter’s Field, à West Hollywood, où j’ai vérifié quelques détails. Ensuite, je suis allé jusqu’à la côte.
Il pencha soudain la tête et poursuivit :
— J’ai déjà indiqué que la caméra de surveillance du magasin devrait avoir enregistré mon arrivée, mais le flic prétend que le courant a été coupé.
— Une caméra qui ne marche pas, c’est bien pratique pour éviter qu’un meurtre soit filmé en direct, souligna Camden. Le courant a été coupé depuis le compteur extérieur. Vous en avez les clés, non ? Sans courant, vous auriez pu être bien tranquille dans ce magasin sans que personne ne sache que vous vous y trouviez.
Rook écarta les mains sur la table et protesta posément :
— Tous les résidents du quartier ont la clé de ce foutu compteur. Merde, ce n’est pas Fort Knox, quand même ! D’ailleurs, tous les compteurs de Los Angeles doivent avoir la même clé. Ces mêmes caméras – judicieusement arrêtées – auraient pu enregistrer que les flics sont entrés sans s’identifier, alors ouais, je dirais que cette coupure de courant n’arrange pas du tout mes affaires, mais je n’en suis pas responsable non plus. Ça coûte une fortune de faire venir un électricien pour réparer ce genre de choses.
— Et alors ? s’exclama l’inspecteur hispanique. Vous avez donné cinq mille dollars à une vieille dame pour un bout de plastique.
— Parce que Viola le valait bien ! rétorqua Rook. Tuer Dani Anderson ne le vaut pas.
— Non, mais le diamant de cinquante carats que nous avons trouvé dans sa poche vaut infiniment plus que les cinq mille billets que vous avez donnés à Mme Cranson pour votre alibi.
Montoya tira du dossier la photo d’une pierre éblouissante, en forme de poire, placée contre une règle en forme de L qui indiquait sa largeur et sa hauteur.
— Très étrange, susurra le policier, mais cette pierre correspond au diamant que vous étiez soupçonné d’avoir volé il y a six ans. Un diamant qui n’a jamais été retrouvé… jusqu’à aujourd’hui.
Camden s’approcha, quelque chose dans sa poche raclant la table avec un grincement strident.
— Et devinez quoi, Stevens ? Ce diamant est couvert de vos empreintes digitales. À mon avis, une pierre pareille est un excellent motif pour avoir tué Dani Anderson.
Rook baissa les yeux, surpris et inquiet. Il avait fourgué ce diamant bien des années plus tôt, quelques heures à peine après l’avoir volé dans une riche demeure de Beverly Hills. Et Dani n’avait rien eu à voir avec cette opération. Bon sang, il n’avait parlé à personne de ce coup-là, même pas à Char, qui avait plusieurs fois fait le guet pour lui.
— Qu’avez-vous à répondre, Stevens ? ronronna Montoya.
Rook s’agita nerveusement dans son siège. Il leva les yeux et se maudit intérieurement, parce qu’il proféra un mot qu’il aurait préféré éviter – mais il n’en avait plus l’option.
— Avocat, grogna-t-il aux deux flics assis en face de lui. Je veux mon avocat.
1 Créature vivant sur des planètes isolées comme Dathomir, ou dans le système otthetien – monde de Star Wars
2 ‘Je m'appelle Inigo Montoya tu as tué mon père, prépare-toi à mourir’ citation de la comédie fantastico-romantique américaine, Princesse Bride, sortie en 1987 et adapté d’un roman éponyme.
3 Maître d'escrime, du film Princesse Bride, qui recherche l’homme à six doigts ayant tué son père.
4 Arme extraterrestre des séries Stargate, Star Wars et Star Trek.
5 Planète extraterrestre de l’univers Star Trek.
IL Y avait chez Dante un essaim – si un tel mot pouvait s’appliquer à ça – de drag-queens.
Et toutes, plus ivres les unes que les autres, jacassaient à tue-tête, assez fort pour réveiller un mort.
Il s’efforça de garder son calme : après tout, l’une d’entre elles vivait sous son toit, mais nul homme ne mérite de rentrer chez lui pour trouver un individu aussi gros et hirsute qu’un bison vautré sur son canapé en cuir… en string doré !
Dante esquiva un petit Asiatique – pas plus d’un mètre vingt – qui cherchait à lui pincer les fesses tout en déposant des margaritas sur la table de la salle à manger, et préféra aller chercher deux canettes dans une glacière posée près de la porte de la cuisine. Puis d’un pas de côté et d’un bond preste, il s’échappa pour rejoindre son partenaire sur le perron, refermant derrière lui l’écran grillagé de la porte.
Il tendit à Hank une bière et fit la grimace, car le groupe douteux des envahisseurs éclata soudain en glapissements, gloussements et bordées d’insanités colorées.
Sous le porche, Dante chassa d’un fauteuil en rotin l’un des chats du voisinage, s’installa à sa place et ouvrit la canette.
— Merci pour le soda, dit Hank.
Quand retentit une nouvelle agression auditive, le rouquin regarda par-dessus son épaule.
— Dis, Montoya, ai-je vraiment envie de savoir ce qui se passe là-dedans ? Tu crois qu’ils appellent au secours ?
— Nan, marmonna Dante, c’est une séance d’épilation. Crois-moi, mieux vaut ne pas les approcher.
Ils étaient énervés, épuisés et assoiffés. Sur la route de Wiltshire, un bref arrêt dans un débit de tacos leur avait permis d’assouvir leur faim, mais à proximité du parc, une fête de quartier avait créé un embouteillage monstre. Bloqués dans la voiture, les deux inspecteurs avaient longuement mijoté dans l’air humide de Los Angeles, en ce début de soirée. Lorsque Dante s’était enfin garé devant le bungalow à deux niveaux qu’il partageait avec son oncle, Manuel, il était aussi trempé de sueur que Hank et ne supportait plus le confinement de la voiture.
West Hollywood était calme – sauf la burlesque séance de soins corporels en cours derrière eux. De la musique mexicaine à l’ancienne émanait en sourdine d’un minuscule cottage rose, en face de la rue, et quelques maisons plus bas, une jeune femme en peignoir de bain jaune tenait en laisse un chien minuscule qu’elle cherchait à convaincre de faire ses besoins. Manifestement, le rat surdimensionné refusait de pisser et de laisser sa maîtresse rentrer chez elle. De chaque côté, la rue était bordée de trottoirs défoncés par endroits, soit par les vieux troncs dont les racines faisaient gondoler le ciment, soit suite à un ancien tremblement de terre. Les jardins étaient petits, parfois même réduits à de minuscules carrés de graviers ou de béton peint en vert ou en terra-cotta, et presque toutes les maisons étaient entourées d’une petite chaîne ou d’une clôture blanche, essentiellement pour éviter que les chiens et les enfants s’aventurent dans la rue.
Peu à peu, le quartier s’embourgeoisait. En général, les maisons se léguaient d’une génération à l’autre. Dante considérait avoir eu une sacrée chance d’obtenir sa maison lors d’une vente aux enchères après saisie-arrêt, trois mois à peine après son arrivée à Los Angeles. Abandonné depuis longtemps, le bungalow était alors presque inhabitable. Dante avait installé son oncle dans la ‘maison de la belle-mère’, à l’arrière de la propriété, et passé l’essentiel de son temps libre à faire tomber les cloisons et arracher les moquettes couvertes de taches d’urine.
À l’heure actuelle, la maison annexe était devenue salon de beauté pour y recevoir les clients occasionnels de Manny, et Dante concentrait son énergie sur les petits projets de rénovation qu’il avait jugés moins urgents, comme arracher l’affreuse fontaine en béton qui occupait son jardin de devant, au centre d’un carré de pelouse brûlée par le soleil.
— Tu veux que je te ramène chez toi ? demanda Dante, en sirotant sa bière.
Hank refusa d’un signe de tête
— Nan, le tram me déposera juste devant ma porte. Ne te vexe pas, mais je n’ai vraiment aucune envie de remonter dans ton minuscule tacot.
— Il n’est pas à moi, je te le rappelle. Mon 4 x 4 est au garage. Tu pourrais remercier Manny de nous avoir prêté sa voiture. Nous avions le choix entre sa Z/281 ou le monospace de ta femme.
— Pitié, pas la Cheerio-mobile ! La semaine passée, le chien a vomi dans la climatisation. Si tu veux mon avis, il va nous falloir faire exorciser cette bagnole. Je ne peux plus entrer là-dedans sans avoir la nausée.
Hank prit une grande gorgée de sa canette, puis en frotta l’aluminium glacé sur son visage.
— Au fait, et Manny ? demanda-t-il ensuite. Comment s’en sort-il ?
— Ça va mieux. Tío a reçu le feu vert de son oncologue la semaine dernière. Après cinq ans, il est enfin libéré de son cancer. Il prétend être surtout content que ses cheveux repoussent, mais je sais qu’il a eu très peur.
Dante se rendit compte qu’il dessinait un signe de croix sur sa poitrine.
— Je ne sais pas ce qui est pire, continua-t-il, l’air penaud, ne pas être fichu d’oublier une vieille habitude ou d’être trop idiot pour en acquérir de nouvelles.
Tout à coup, leurs deux téléphones se mirent à bourdonner et à sonner en même temps. Surpris, Dante fronça les sourcils et tira son appareil de sa poche arrière tandis que Hank cherchait le sien. En faisant défiler le long texto qu’il venait de recevoir, Dante dut résister à son désir de jeter son portable à travers la cour et d’arracher par la même occasion un morceau de la foutue fontaine.
Stevens était sorti de prison et en cavale, très probablement.
Hank serrait les dents.
— Putain, comment a-t-il pu sortir ? s’exclama-t-il. Bordel de merde ! Il est suspecté de meurtre ! Et ils le relâchent tout tranquillement ?
— Il a été libéré sur parole, marmonna Dante. Tu as vu arriver ses avocats, hein ? À ton avis, ce n’était pas l’argent de la caution qu’ils apportaient ? Leurs foutus costumes coûtent sans doute plus cher que le remboursement mensuel du prêt de ma maison.
Il relisait le message de leur capitaine. Son partenaire se redressa et se mit à arpenter nerveusement le porche.
— Ça m’étonne qu’il leur ait fallu tout ce temps pour le faire sortir, déclara Dante. Stevens ne peut pas retourner chez lui. C’est mieux bouclé encore que les perles du chapelet que Manny a obtenu du Pape. Où peut-il se cacher ? Si nous perdons sa trace, nous sommes baisés.
— Son plus proche parent est indiqué dans son dossier, souligna Hank. Archibald Martin. Il habite à Beverley Hills. C’est peut-être son oncle ? Ah, non, son grand-père. Stevens a un papy !
— Et il vit dans les Hills ? s’étonna Dante. À ton avis, combien gagne cet escroc de Stevens en refilant aux gens des anneaux en plastique et des monstres en peluche ? Et son grand-père habite dans le quartier le plus cher de Los Angeles ?
— C’est peut-être juste un jardinier ou un parasite. Les gens des Hills sont tellement riches qu’ils payent des lèche-culs pour vivre chez eux et les encenser. Stevens est le genre d’homme qui, s’il le voulait, se tirerait très bien du rôle. Merde, cet oncle-cousin est sans doute un escroc qui s’est faufilé dans le lit d’une vieille et attend sa mort pour passer le reste de sa vie à veiller sur ses caniches.
Hank grimaça quand Dante lui jeta un regard de reproche.
— Quoi ? protesta-t-il. Je suis sûr que tu pensais la même chose.
— Non. Je n’ai pas l’esprit aussi tordu. Écoute, Stevens ne peut pas retourner chez lui. Sa boutique et son appartement sont toujours bouclés par la police, il va donc devoir aller ailleurs. Et dans ce cas…
Après un haussement d’épaules, Dante se pencha sur son portable et chercha l’adresse d’Archibald Martin à Beverly Hills. Il cligna des yeux en voyant ce qui apparaissait à l’écran.
— Ben merde alors !
— Voyons si nous pouvons trouver quelque chose sur lui…
Hank s’interrompit quand Dante lui tendit son téléphone, lui permettant ainsi de voir le résultat de sa recherche.
— C’est quoi ce bordel ? Stevens est plein aux as ?
— Sa famille l’est. Il y a un truc qui cloche, parce que je t’assure que Vince et moi ne savions rien de ce prétendu parent quand nous étions sur les traces de Stevens. Et voilà qu’il apparaît de nulle part, avec une belle adresse ? C’est louche. Si Stevens est encore à Los Angeles, il est soit chez ce gars, soit chez cette assistante introuvable.
— Comment s’appelle-t-elle déjà ? Charlotte ? Non, Charlène. Il n’y a aucun autre nom indiqué sur son dossier. Merde, soupira Hank, je ne sais même pas si nous pouvons considérer ces vagues renseignements comme un ‘dossier’. Tu as déjà travaillé pour Harry Jette-tout, non ? D’après ce que j’ai entendu dire, ce connard balançait les dossiers comme s’il s’agissait de vieux restes moisis.
— Ouais, c’est vrai. Il nous a ordonné de jeter tout ce que nous avions sur Stevens dès qu’il a appris que son cas n’intéresserait pas le DA – ni maintenant, ni jamais. Je pense que pour Vince, ça a été la goutte qui a fait déborder le vase.
Le rouquin écrasa entre ses doigts sa canette vide.
— Avec des idées pareilles, ça m’étonne que nous n’ayons pas davantage de procès sur le dos. Il va falloir que nous allions fouiller dans les microfiches en espérant que les gars des renseignements aient bien tout scanné.
Dante évoqua les cartons qu’il avait planqués des années plus tôt, le jour où Vince avait jeté son badge sur le bureau de leur capitaine avant de s’en aller définitivement, laissant Dante éponger les dégâts qu’il avait créés.
Il se racla la gorge et marmonna :
— Tu sais… Vince et moi avions fait des copies de sauvegarde. Mierda, j’ai conservé des tonnes de papiers. Tout est à l’étage… dans un placard.
Surpris, Hank cligna des yeux.
— Tu te fous de moi ?
— Nan. En principe, j’ai tout ce que Vince et moi avions déniché sur Stevens, ce qui n’était pas beaucoup d’ailleurs, mais c’est toujours ça. En particulier, j’ai tous les noms de ceux que nous soupçonnions d’être ses complices ou ses intermédiaires. Et ce depuis son adolescence. En ce temps-là, Stevens gardait un profil bas. Ce n’était qu’un gosse, mais Vince et moi étions tombés d’accord pour penser qu’il opérait pour un receleur. Nous n’avons pas trouvé grand-chose de personnel sur lui, mais qui sait, ça peut toujours nous aider.
— Mec, c’est… c’est contre le règlement de la LAPD ! Même si ce connard de Vince est tombé dans l’illégalité en falsifiant les preuves, tu n’étais pas censé emporter un dossier chez toi.
Puis Hank sifflota doucement.
— Waouh ! Le capitaine va franchement apprécier un truc pareil !
