Mon désir en captivité - Tome 3 - Aurore Morel - E-Book

Mon désir en captivité - Tome 3 E-Book

Aurore Morel

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Beschreibung

Coline est enfin heureuse et épanouie aux États-Unis.

Dean, le garçon dont elle est secrètement tombée amoureuse cet été, vient de lui déclarer ses sentiments, malgré ses blessures et ses blocages. Son amitié avec Carrissa est à présent au beau fixe, plus profonde et sincère que ses relations passées.

Tout va pour le mieux ! Jusqu’à cette fameuse fête.

Fête durant laquelle son cauchemar personnel prend forme sous ses yeux. L’inconnu qui s’est introduit chez elle à de multiples reprises est de retour, elle tente de s’enfuir, en vain.

Aucun moyen non plus d’échapper à la séquestration qui suivra l’agression la plus traumatisante de sa vie.

Qui est-il ? Que veut-il ? Et si rien n’était dû au hasard comme elle semblait le croire depuis le début ?

En affrontant la période la plus sombre de son existence, Coline découvre un pan du passé qu’elle aurait préféré ne jamais connaître.

Parviendra-t-elle à tenir bon ? Et si le bouleversement de sa vie ne faisait que commencer ?

À PROPOS DE L'AUTRICE

L’écriture accompagne Aurore Morel depuis son enfance. Après avoir exprimé cet art à travers la composition de chansons et la création de nouvelles, Aurore s’est lancée dans l’écriture de sa première saga à l’âge de quatorze ans, il y a donc plus de dix ans. Depuis cette période, lorsqu’elle n’imagine pas des histoires afin de les coucher sur papier, elle se plonge dans un bon livre. "Mon désir en captivité" est son premier roman, il s’agit de l’histoire qui ne l’a jamais vraiment quittée et qu’elle a finalement décidé de partager

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Mon désir en captivité

Tome III : Révélations

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Morel Aurore

 

 

 

 

À tous ceux et celles qui continuent

de me suivre dans cette belle aventure,

merci !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Précédemment…

 

En quittant provisoirement la France pour partir aux États-Unis, Coline est passée à autre chose. Sa rupture avec Kevin n’est plus qu’un lointain souvenir et ses relations avec son père, le premier déserteur de sa vie, sont au beau fixe. Carrissa, sa voisine et meilleure amie, ainsi que le groupe de copains de cette dernière, ont largement contribué à cette guérison. Tout comme Dean, une célébrité revenue dans sa ville natale pour marquer une pause dans sa carrière. À son contact, l’héroïne est sans cesse tiraillée entre le désir qu’elle éprouve pour lui et l’envie de se protéger de ce chanteur aussi grossier que railleur.

Hélas, au beau milieu de ces vacances ensoleillées, l’équilibre est rompu. Carrissa révèle son véritable visage et met tout en œuvre pour éloigner son « amie » de Dean, quitte à énoncer des mensonges éhontés sur son lit d’hôpital juste après sa tentative de suicide. D’abord incertain, Dean préfère croire son compère d’enfance plutôt qu’une Française fraîchement débarquée dans son quotidien. Un élément de son passé l’entraîne finalement vers un tout autre sentier, qui l’amènera à découvrir Coline dans une situation alarmante. Celle-ci est persuadée que quelqu’un est entré par effraction dans sa villa. Sauf qu’aucune preuve n’étaye son hypothèse, dans le doute elle est donc hébergée une nuit chez celui qui vient de la repousser. Sur ces entrefaites, une discussion est nécessaire et rabiboche les deux protagonistes. Leur accord, basé sur une amitié édulcorée par une relation charnelle, reprend du service, bientôt relégué en arrière-plan par Carrissa. En effet, en proie à une haine sans limites, cette dernière agresse Coline qui se remettra laborieusement de ce traumatisme, soutenue par son « copain » et Paco, l’un de ses meilleurs amis. Ce qui facilitera son évolution sur le chemin du pardon, c’est la bipolarité de Carrissa diagnostiquée peu après.

Cette maladie n’est pas récente. Dean le lui confirme en relatant une partie de son passé, porte grande ouverte à ses démons actuels. Des années plus tôt, Carrissa a adopté un comportement malveillant envers Summer, premier et seul véritable amour de Dean. Elle lui a raconté que ce dernier l’avait trompée. Engloutie par une vague de tristesse et de déception, Summer a décidé de sécher les cours et de louper son examen de violoncelle, elle a contacté sa mère, sûrement par besoin de réconfort. Elles sont toutes deux brutalement mortes dans un accident de voiture quelques heures plus tard.

Lors de cette longue confession, le chanteur avoue être résolu, le concept de l’amour ne l’attire plus. Dans la foulée, il éclaircit également un point nébuleux de son histoire. Dean et Carrissa n’ont jamais formé un couple classique comme l’avait affirmé l’intéressée, tout ce qu’ils ont partagé ensemble, c’est un accord du même genre que celui de l’artiste et de l’héroïne.

Forte de ces révélations et après un laps de temps indispensable, Coline est plus à même de se confronter à Carrissa. Le témoignage de la malade remanie son opinion. En revanche, seul le temps lèvera le voile sur la progression de leur amitié.

Les liens se reconsolident, le groupe se reconstitue et cette situation idéale présage des semaines marquées par l’indolence et la joie. C’était sans compter sur le coup de téléphone d’Irving, le manageur de Dean, et le choix express que fait ce dernier, un choix qui remet sa carrière sur les rails et le sépare de ses compagnons.

De nouveau entre les griffes de l’abandon, Coline lutte de toutes ses forces contre ses tendances dépressives. Heureusement, ses amis et en particulier Carrissa l’aident à aller de l’avant. De même, ils la soutiendront quand, après une succession d’événements étranges au sein de sa villa, la Française découvre qu’un homme est entré chez elle par effraction en pleine nuit, douloureux rappel de ses deux précédentes expériences. Il n’est plus question de coïncidences désormais. Pour lui échapper, Coline frôle la noyade et s’en sortira grâce à la présence bienveillante de Paco.

Dès lors, elle préfère cohabiter avec Carrissa et donc composer avec sa maladie. Au cours d’un bal masqué, marqué par la rencontre avec deux nouveaux personnages, l’accord entre Dean et Coline est rompu par un quiproquo. La dispute éclate au téléphone.

Tout semble partir à vau-l’eau pour l’héroïne, surtout quand sa voisine lui avoue être la victime d’un harceleur. Depuis le début de l’été, une menace est quotidiennement glissée dans sa boîte aux lettres. Les deux jeunes femmes redoublent de vigilance au sein de ce climat d’insécurité. Ce qui n’est pas le cas de Denver, l’érudit organise une grande fête en l’honneur du départ de Coline qui se profile à l’horizon et du sien pour Washington.

Quelques heures avant les festivités, Dean débarque à Chesterfield. Il tient à ce que sa partenaire sache la vérité. Il ne l’a absolument pas trompée au cours de son voyage. Coline est bouleversée par ce retour inattendu et met en lumière ses sentiments pour lui. Certaine de s’être lancée dans une relation unilatérale, la voilà doublement chamboulée quand Dean admet être tombé amoureux d’elle. Il est dorénavant exclu de repartir en France. Cette décision la plonge dans un bain d’euphorie qui s’accorde à merveille avec la fête. Et malgré quelques points noirs, tels que la réaction virulente de Dean lors de sa rencontre avec Evan, l’une des connaissances du bal, l’héroïne est comblée. Sa gaieté retrouvée retombe comme un soufflé tandis qu’elle découvre, au beau milieu de la soirée, Carrissa en proie à une crise de panique.

Seule, Coline s’empresse d’aller chercher ses médicaments, elle surprend alors la présence d’un étranger sous le toit des Buckner. Elle le reconnaît très vite : c’est l’homme qui se trouvait chez elle durant cette nuit d’horreur, il est armé. Elle tente de fuir avant qu’il ne s’en prenne à elle, sans succès. Et l’arrivée de Dean quelques minutes après la course-poursuite à l’étage n’arrange rien. Coline essaie de se défendre. Le coup de feu part. Dean est gravement blessé, l’inconnu assomme sa cible. Celle-ci se réveille dans une pièce sombre, sans moyen d’évasion.

Où se trouve-t-elle ? Que lui veut cet homme ? Qui est-il ?

Et si son agression n’était pas une fin en soi, mais le début de la fin ?

 

 

 

Prologue

 

« Chaque homme est seul et tous se fichent de tous et nos douleurs sont une île déserte. » d ’Albert Cohen

 

Un jour, peu après ma rupture avec Kevin, je suis rentrée à la maison ivre et stone. Il pleuvait des cordes ce soir-là. Le trajet du retour, je l’avais passé cramponnée au dos d’un garçon dont le nom m’échappait, à califourchon sur une moto. Ma mère, à l’affût du moindre bruit ou en l’occurrence de la moindre pétarade, l’a bien sûr remarqué. Je me souviens avoir rejoint l’escalier sur la pointe des pieds, mais la lumière qui a jailli juste à côté du canapé m’a pétrifiée sur place, un peu à la manière de la petite lampe que mon ravisseur a actionnée chez Carrissa. Maman était là, les traits décomposés. Elle n’a d’abord rien dit et ça m’a paru presque pire, parce qu’elle m’observait avec ce regard fixe d’où suintaient désillusion et déception. Même à travers la brume de mon esprit, la teneur de ce regard est venue me percuter avec une force désarmante. Elle a ouvert la bouche, puis a prononcé lentement et distinctement :

— Ne prends pas la vie pour un jeu, Coline. Sinon tu perdras, et à ce système-là tu ne disposes pas de plusieurs pions. Tu n’as qu’une seule chance.

Peu après j’ai raté mon bac et j’ai préféré m’enfermer dans ma chambre, plus une décision de préservation qu’autre chose.

Ironiquement, aujourd’hui c’est la phrase de ma mère qui trotte dans ma tête. Sa mine sombre se matérialise juste en face de moi avec son visage à présent strié de larmes. Je crois qu’à l’époque, lors de sa réprimande, j’ai lâché un rire forcé.

Bon sang, elle avait tellement raison ! Quand les choses déraillent, il est très facile de constater à quel point la vie est un fil bien trop fragile. Et pourtant, après avoir reçu des leçons de morale, on continue de jouer avec les autres et avec nous-mêmes. On s’évertue à être le meilleur, à gagner la course, mais la vérité c’est qu’à terme, nous en serons tous au même stade. Il est temps de s’avouer vaincu.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre 1

 

« Je n’ai nulle part où aller. Aucun moyen de fuir cette sensation accablante de perte, l’épuisement infini du temps qui me coupe des gens et de tout ce que j’aimais. » de Lauren Oliver

 

Coline

Mon gémissement se disloque. Il se fragmente en mille petits échos qui ricochent je ne sais où, pour revenir me frapper de plein fouet comme autant de boomerangs. Un point lumineux clignote sous mes paupières closes. Quelque part, dans les contrées voilées de mon crâne, les pulsations irrégulières de mon cœur pianotent. Ça fait mal. Un mal de chien ! Et ma bouche est si sèche. Descendre d’un trait un verre d’eau ne fait pas partie d’une envie passagère, mais bien d’un besoin viscéral. Et je ne cracherais pas non plus sur un cachet d’aspirine, voire deux.

Je n’aurais pas dû boire autant hier. Je sais que cette résolution jouit d’une immense notoriété à la suite d’une cuite, mais à cet instant je me fais la promesse solennelle de ne plus jamais siffler une si grande quantité d’alcool. La nausée pousse mon ventre à abonder dans mon sens, sans compter que la soirée n’était pas juste bien arrosée, mais manifestement effrénée. Les multiples points de douleur qui balisent mon corps sont là pour l’attester. Qu’est-ce que j’ai trafiqué ?

Plus par automatisme qu’autre chose, je tapote la place à côté de moi. Froide. Où est passé Dean ? J’entrouvre les paupières avec moult difficultés, elles semblent collées les unes contre les autres et constituées de papier de verre. Il fait jour. Cinq secondes me sont nécessaires afin d’accomplir l’accommodation. Dix de plus pour comprendre que ces briques grossières n’appartiennent pas à ma villa.

C’est ainsi que mon estomac se révulse davantage, mes doigts s’engourdissent. Et, bien que je me dresse sur mon séant, la sensation de chute dont je suis victime m’ébranle. Pantelante, j’inspecte la pièce emplie de mes halètements. Quatre murs effrités. Une ampoule pendue à un plafond lézardé, l’unique source de lumière. Un sol de terre pilée et séchée. Un lavabo. Des toilettes tout aussi abîmées. Un matelas miteux sur lequel je tremble comme une feuille. Des escaliers. C’est fou le nombre incalculable de détails que j’enregistre en dépit de la peur, à croire que mon instinct, conscient du danger, a décidé de prendre les devants.

Je ne sais pas si je me lève parce que j’ai froid ou parce que je suis terrorisée. Ma robe représente l’unique barrage contre l’air piquant et humide. Je flaire l’odeur de moisissure couplée à des relents d’essence. L’effroi qui me tenaille me rend muette et désolidarise mes pensées, il les démantibule.

Où suis-je ? Comment j’ai débarqué là ? Mes orteils raclent le sol granuleux tandis que je titube, assaillie par des roulis de vertiges. Je n’ai pas l’occasion d’atteindre les marches, car à leur vue une bombe d’une envergure colossale explose sous ma boîte crânienne. Mon Dieu ! Dean !

La mémoire ne me revient pas progressivement. Non, elle déferle dans ma conscience en un kaléidoscope d’images abominables. La rambarde d’un autre escalier que j’agrippe pour me donner de l’élan, une paume salée contre ma bouche béante, des yeux révulsés, du sang à n’en plus finir, des coups sur ma tête. La souffrance physique s’est volatilisée au profit d’un châtiment bien différent. Mes sentiments mitraillent ma poitrine, aussi efficaces que le revolver de l’homme. Dean agonisait sur le sol. Qu’en est-il à ce moment précis ? Est-ce qu’il est… Je ne peux consentir à de telles idées, elles estropient mon cœur. Il me faut réfléchir de manière pratique.

Quelle heure est-il ? Depuis combien de temps lui a-t-on tiré dessus ? Plus important encore, est-ce que je suis en mesure d’alerter quelqu’un, de le sauver ? Seule ma respiration erratique me répond et elle est bien trop rapide pour marquer les secondes. Je me retourne vers la paillasse sur laquelle j’étais allongée. Depuis quand je campe sur ce lit de fortune ? Une nuit ? Une heure ? Une vie ? Je dois m’échapper de ce trou à rat ! C’est l’unique solution, le reste n’est qu’un fouillis de scénarios cornés. Sans lui… il n’y a pas de moi.

Je me rue vers la sortie, mes muscles convulsent et une douleur fulgurante dans ma cheville éclipse ma migraine. Je ne m’y attarde pas. Dans ma précipitation, mon tibia bute contre la première marche. Malgré le manque de lumière et mes jambes flageolantes, je monte sans perdre une miette de mon empressement, jusqu’au coup brusque et aveuglant sur mon crâne. Il y a un flash et une seconde incertaine durant laquelle je tangue dangereusement. Je me raccroche au plafond bas que je viens de heurter et persévère mon ascension, accroupie cette fois.

Mon cœur tonne dans mes doigts. C’est tout mon corps qui se rebelle. Enfin, en haut des escaliers, mes bras rencontrent avec précaution une trappe. Le souffle soudain plus morcelé, je comprends que je me retrouve sous terre. Enfermée et ensevelie. Perdant toute retenue, je tambourine contre le montant. Le bois est si solide qu’il ne bouge pas d’un pouce, il ne grince même pas. J’y plaque mes paumes et par la pauvre force de mes cuisses tremblotantes, je tente d’y exercer une pression plus conséquente. Rien à faire. Je suis en nage et des points lumineux dansent dans mon champ de vision.

Cette trappe est inviolable, il n’y a donc aucune issue. Après m’avoir assommée, l’homme m’a amenée ici. En plus d’être à sa merci, je ne peux rien pour Dean. Un sentiment de claustrophobie me terrasse et mes poumons se bloquent. On va me laisser croupir là, sans eau, sans nourriture, sans oxygène. Je ne peux pas mourir en ignorant si Dean respire encore. Non, pitié ! Je me jette à nouveau sur la trappe, animée par un désespoir débordant et une obstination sans faille. Parce que si j’arrête d’essayer, que me restera-t-il ? L’acceptation, la résignation, la réalité effroyable. Je ne peux pas le croire.

Je. Ne. Peux. Pas. Arrêter. D’essayer. De crier. Jusqu’à l’évanouissement.

Quand je reprends connaissance, rien n’a changé, si ce n’est que je suis au pied des marches, je les ai sûrement dévalées en tombant dans les pommes. Mon corps est tellement sensible que je peine à me redresser. La vérité s’abat sans crier gare sur mes épaules. J’étouffe, par mon poing, la plainte qui prend vie au fin fond de mes entrailles. « Calme-toi ! Il y a toujours une solution ! Quelqu’un va finir par se rendre compte de ta disparition et venir te chercher ! » vocifère une voix à l’intérieur de ma tête, elle représente un dixième de mon esprit à la dérive. Le reste hurle de frayeur, muré dans une de ces paniques rarement rencontrées au cours d’une existence. Je m’effondre et je pleure face contre terre. Entre deux sanglots, j’avale de la poussière. Et je suffoque. Encore et encore et encore.

 

Evan

Qu’est-ce que je fiche ici ? Je ne suis pas à ma place dans cet endroit, avec ces gens. La présence de James est discutable, on peut même dire qu’elle est légitime. Je ne sais pas ce qu’il entretient avec Carrissa, mais quelque chose est né entre elle et lui lors du bal masqué et depuis, cette chose non identifiée subsiste. Avec Coline, nous venons tout juste d’engendrer un fœtus d’amitié. Certes, depuis cette malheureuse soirée, j’ai pensé à cette fille plus de fois que le bon sens le laisse présager, mais qu’en est-il de son côté ? Elle m’a invité à une fête en l’honneur de son départ. Ça s’arrête là.

Et maintenant, elle a disparu. Merde, je ne peux tout simplement pas rentrer chez moi. D’abord parce que James est mon meilleur ami, je fais office de soutien. Puis malgré les bonnes paroles de la police, je serais incapable de gagner mon lit pour roupiller alors que des horreurs se déroulent à l’extérieur.

Il faut pourtant se rendre à l’évidence, je ne suis pas en mesure de l’aider et ça me tue. L’impuissance additionnée de l’incompréhension me fait crever à petit feu sur cette chaise bancale d’hôpital. Pourquoi quelqu’un l’enlèverait dans la maison de son amie ? Pourquoi cette même personne tirerait sur son copain ? Ça me paraît excessif pour une simple histoire de vol, à moins qu’il ne s’agisse seulement de la partie émergée de l’iceberg…

Je suis dans cette salle, donc. Je regarde le soleil se lever, les poings serrés. J’imagine une piscine, je plonge, fends la surface de l’eau, et je nage. Un mouvement de bras, un mouvement de jambes. Une seconde, deux.

J’attends qu’un médecin vienne nous faire son topo. J’attends de l’optimisme, même si je ne me soucie pas vraiment du patient. Je pense à elle. Ses cheveux blonds sont détrempés, elle flotte avec moi. Elle est en sécurité. Pourquoi de mauvaises choses arrivent toujours aux bonnes personnes ? Pour la centième fois, je me repasse la soirée en boucle. Je tente de farfouiller dans la marée de détails que seul mon inconscient a jugé sage de retenir tant j’étais sidéré.

Il y a d’abord eu Dean qui est sorti s’aérer.

Coline qui est revenue de la cuisine, l’air un peu perdu. J’ai tout de suite compris qu’une querelle venait d’avoir lieu. Ensuite, un garçon blond l’a monopolisée et j’ai assisté, de loin, à la naissance de la moue impatiente sur ses traits. Elle est parvenue à lui fausser compagnie, elle a retrouvé James en vitesse, et a déguerpi à l’étage quelques secondes plus tard. Je l’ai suivie des yeux, encore pétrifié par ma rencontre avec son petit ami.

C’est la dernière fois que j’ai aperçu son visage. Par la suite, j’ai bu quelques verres de vodka, histoire d’oublier mon envie irrépressible de surveiller les escaliers, ce qui n’a pas été une mince affaire. Et j’ai écouté d’une oreille inattentive les plaintes de James concernant l’absence de sa nouvelle conquête, tout en notant que Dean aussi était introuvable.

Au bout d’un moment, n’y tenant plus, j’ai fait taire une partie de moi-même, truffée d’un genre de fierté mal placée. Je voulais juste savoir comment elle allait, m’excuser pour ce qui était arrivé, puis décamper. Et ne plus jamais retourner dans cette villa. Déterminé, j’ai gravi les marches. Seulement deux avant qu’un garçon aux cheveux noir corbeau m’intercepte, son expression oscillait entre l’inquiétude et l’agacement. Je lui ai appris que je cherchais Coline. Et sa contrariété est montée en flèche.

— Elle est certainement encore fourrée avec Dean, a-t-il marmonné dans sa barbe, plus pour lui-même que pour moi.

Je me suis senti idiot, mais j’ai insisté. Je n’ai pas cette fâcheuse tendance à ruer dans les brancards habituellement. J’ai toutefois continué mon ascension, le garçon à mes basques. Il me disait vaguement quelque chose, comme la plupart des gens de cette ville d’ailleurs. Normal.

C’est à cet instant qu’il a poussé la porte de sa chambre à elle et que le fiasco a viré au cauchemar. Carrissa était affaissée sur le sol, frissonnante, les cheveux ébouriffés au possible. Elle avait ces hoquets irrépressibles qui suivent une crise de larmes et des sillons noirs maculaient ses joues.

Le mec a été plus rapide que moi. Il s’est hâté de la prendre dans ses bras en l’interrogeant sur son état. Elle a enfilé des mots incohérents en un marmottage.

— Cachets… Coline… chez moi.

Elle paraissait éreintée. Cependant quand le garçon a fait mine de quitter la pièce pour, si je comprends bien, lui rapporter ses médicaments, elle s’est animée et s’est raccrochée à lui avec une telle force qu’il a chancelé. Et là, j’ai très clairement saisi le sens de sa phrase :

— Coline n’est pas revenue…

Énième hoquet à la limite du sanglot.

— Dean non plus. Ils avaient promis pourtant !

Ses paupières exorbitées renfermaient un affolement sans frontières. Nous ne pouvions pas la laisser comme ça. De ce fait, nous sommes redescendus et l’avons confiée à James.

Puis très rapidement, nous avons fendu la foule et mon nouvel acolyte m’a devancé pour rejoindre la porte d’entrée de la maison voisine. Une petite lampe illuminait le salon et à l’étage le couloir était éclairé, il menait à une chambre plongée dans la pénombre. C’est à ce moment que nous l’avons perçu. Le souffle saccadé. Nous sommes restés plantés là, comme deux crétins.

Et si le couple n’était pas parvenu à repousser une envie pressante ? J’ai miré le gars qui me dévisageait déjà. Ça m’a sauté aux yeux, il pensait exactement comme moi. Nos soupirs ont résonné à l’unisson jusqu’à ce que la respiration irrégulière se mue en étouffement. Nous nous sommes précipités dans la pièce. L’autre a allumé la lumière tandis que j’effectuais quelques pas. Puis, j’ai dirigé mes iris vers le sol, lorgné mes baskets… elles barbotaient dans une mare écarlate.

Ce n’est pas parce que vous avez vécu des drames que vous êtes habitués aux visions d’épouvante. Et cette image de Dean, livide, étendu sur un parquet recouvert de son sang, m’a scindé en deux.

Je suis resté immobile, statufié par le choc, pendant que le garçon se jetait sur le blessé. Un linge posé en vrac épongeait à peine l’hémoglobine qui jaillissait continuellement de la plaie. La sirène des secours retentissait, sans même que nous les ayons contactés. Et j’ai compris : Coline était passée par là. Et elle avait disparu.

 

Un mec en blouse blanche approche. Je reviens peu à peu à la réalité. Carrissa est déjà debout, ses amis et son frère la suivent de près. Les lignes de leur figure sont fermées, les mâchoires verrouillées par l’appréhension. James et moi demeurons sur nos chaises. Son bras est d’ailleurs resté en suspens après avoir recouvert les épaules de « la fille aux beaux yeux verts ». Il aime la surnommer ainsi. Je pensais qu’après cette nuit mouvementée au bal, il l’aurait oubliée, comme toutes les autres, loin de là. Sa présence ici le prouve.

Le docteur remue les lèvres. Je ne déchiffre pas grand-chose de mon emplacement. Et je n’ai aucune raison de me lever pour écouter. La personne ne fait pas partie de mes proches. Néanmoins, mes paumes sont moites. Cette situation réanime les flammes asphyxiantes de vieux souvenirs que je m’échine continuellement à écarter.

J’analyse quand même l’expression du médecin, juste trois secondes pour isoler la pitié, la gravité, le professionnalisme qui caractérisent cet individu.

Personne ne bouge. En étant spectateur de leur malheur, je me rappelle le mien. Mes jointures blanchissent. Sous les néons qui déversent leur couleur verdâtre, tout le monde autour de moi devient un peu plus pâle. Quelqu’un s’effondre carrément en pleurant d’une manière horrible, inhumaine, j’en ai des frissons. Il y a des regards vides, de ceux qui signifient « Dieu n’existe pas, je ne pourrai plus croire en lui ! ».

Et le silence aussi. Personne ne s’avance pour assurer que « tout ira bien » afin de consoler l’assemblée. Parce que ça n’ira pas bien avant longtemps. Le boomerang de ma propre douleur me dévaste. Je suis cloué sur cette maudite chaise.

Voilà ce qui va arriver à présent. Ils vont recevoir des plats, des condoléances, des œillades démesurément tristes. Comme si quelqu’un d’extérieur à toute cette merde ressentait ne serait-ce qu’une miette de la peine qui les traverse. Il y aura des étreintes et des « désolé pour votre perte ».

Je m’éclipse sans bruit, sans un regard en arrière. Et je cours jusqu’au lac. Je me débarrasse ensuite de mes vêtements. Les vents violents se disputent mon corps, ce qui ne m’empêche pas de nager dans l’eau froide jusqu’à ce que l’épuisement altère les souvenirs de ces dernières heures.

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre 2

 

« Ne vous demandez pas pourquoi les gens deviennent fous. Demandez-vous pourquoi ils ne le deviennent pas. Devant tout ce qu’on peut perdre en un jour, en un instant… Demandez-vous ce qui fait qu’on tienne le coup… » extrait de Grey’s Anatomy

 

Coline

Je n’ai pas vraiment perdu connaissance après avoir suffoqué pendant des heures. Je suis juste rentrée dans une espèce de phase de somnolence, un flou total. Une attitude nécessaire pour un semblant d’équilibre mental. Ma respiration s’est apaisée d’elle-même jusqu’à devenir un souffle indiscernable, et je me suis demandé ce que ça ferait de stopper net le flux d’oxygène entre l’extérieur et l’intérieur de mes poumons. Je n’y suis malheureusement pas parvenue, car l’instinct m’a empêchée de commettre l’irréparable tout en me tenant par la main. Je l’ai pourtant prévenu que mourir sur-le-champ était probablement la meilleure option pour nous deux. Hélas, l’instinct est sourd.

Alors je suis restée là, en hypoglycémie, l’épouvante m’ayant vidée de mes ultimes débris d’énergie. Aucun de mes membres n’a accepté de remuer. Une dernière manœuvre pour tenir bon s’est présentée à moi : lui. J’ai pensé à lui parce que sa survie était la seule alternative envisageable. L’espace d’une éternité bien silencieuse, j’ai élaboré la rétrospective de notre été. De ma rencontre avec Dylan à la déclaration de Dean. Et mes élucubrations m’ont permis de garder ma raison confinée au chaud sous mon crâne endolori, jusqu’à l’irruption fatidique.

Pas celle de Dean. Ni même celle de son fantôme. Mais lui.

Quelques marches grincent sous ses pieds. Après être restée figée durant une infinité de secondes, je bondis à l’autre bout de la pièce, étourdie par un afflux d’adrénaline. Et le cauchemar prend à nouveau forme sous mes yeux écarquillés. L’immense silhouette absorbe la lueur approximative de l’ampoule et se penche pour déposer un plateau sur le sol. Il ne compte donc pas me laisser mourir de faim. Ce qui est bien et pire à la fois.

C’est en croisant son regard glacé que je réalise pleinement ma situation. Ses cheveux de neige souillée et son masque de givre me retranchent dans l’horreur, à tel point que l’hématome au niveau de son nez retient à peine mon attention. Il y a encore peu de temps en arrière, j’osais affirmer qu’il n’avait rien d’un assassin. À présent, j’en suis persuadée : après m’avoir cognée, il n’a pas pris la peine de porter assistance à Dean. Il s’agit simplement d’un pervers qui en a eu marre de m’épier dans mon sommeil, il est donc passé à la phase suivante : la séquestration. Un jour, une étape. Pour l’heure, la trappe claque. Demain, il reviendra afin de poursuivre l’expérience. Mon esprit ne mâche pas ses mots, il me dépeint un tableau bien sombre. Je suis lucide, l’homme ne réprimera pas ses pulsions encore longtemps.

Tout à l’heure, je luttais pour défoncer le montant qui me garde prisonnière, désormais je n’escompte plus gravir ces maudits escaliers. J’étudie mes mains, paumes dirigées vers le plafond. Du sang séché s’est faufilé entre les segments de ma peau. Je suis leur trajectoire du bout de l’index, le souffle coupé. C’était à lui, tout ce sang, c’était sa vie entre mes doigts. Comme je gratte chaque sillon, des petits copeaux s’échouent près de mes genoux.

Dean est mort. Une partie de ma conscience, la plus importante, est morte avec lui. Et quant à mon corps, il sera bientôt utilisé contre son gré, bafoué, violé. Une lame, si fine qu’il m’est impossible de la localiser avec précision, se plante au sein de ma poitrine, aussi facilement qu’un couteau peut se loger dans du beurre réchauffé. Les choix cruciaux se prennent en quelques secondes seulement.

— Dean.

Ma voix n’est qu’un murmure inaudible qui ruisselle hors de ma bouche. Je délaisse ma ligne de vie pour ramper jusqu’au plateau. Avec un détachement soigné, j’attrape la carafe remplie d’une eau calcaire et, sans aucune hésitation, je l’éclate contre l’un des murs. Le tintement du verre me fait à peine sursauter.

Maman, papa, désolée de vous laisser tomber, quoique vous me féliciteriez peut-être d’avoir eu assez de courage pour échapper à un viol suivi d’une mort certaine.

Toujours prostrée, je m’empare du bout le plus acéré. Je me suis déjà questionnée sur les pensées qui ont traversé Carrissa juste avant son passage à l’acte. A-t-elle examiné le tracé bleuté de ses veines courant le long de ses poignets, comme moi ? A-t-elle palpé son enveloppe charnelle, pris une profonde inspiration puis tranché… ? A-t-elle hésité ? Parce que ce n’est pas mon cas.

Mes phalanges crispées sur l’éclat ne restent pas percluses, elles entament ma chair que j’écoute se déchirer tout en jetant un coup d’œil peu amène à mon instinct. Il est avachi dans un coin de la pièce, médusé. Ma vision, à travers le prisme de ma résignation, ne se brouille pas. « Plus profondément », me conseille mon bon sens. Et j’obtempère. Les sales ongles de la douleur crissent contre mes os. Ce qui est supportable, comparé aux événements derniers.

Je lacère donc ma peau sans plus m’arrêter. La délivrance, c’est mon sang qui remplace mine de rien le sien au compte-gouttes sur la terre pilée, ce petit bruit presque plaisant. D’une beauté époustouflante, tout ce rouge. Une course écarlate, interminable. Mon unique ticket de sortie. Je commence à voir double : un signe encourageant. Ensuite, mes paupières s’alourdissent, elles papillonnent comme pour lutter contre la fatalité, à l’instar de mon cœur qui bourre de coups ma cage thoracique avant de ralentir progressivement. Je chancelle et chute dans la neige. Il fait si froid. Pas de tunnel ni de lumière blanche. Juste lui. Puis plus rien.

 

Evan

Quand j’étais petit, je tombais tous les jours amoureux d’une nouvelle fille. La voilà, ma seule constante : le fait de craquer pour quelqu’un. Ce qui n’en était pas une : l’identité de la fille en question. Je me souviens de celle qui avait trébuché dans la cour de récréation, elle s’était écorché le genou et j’étais resté auprès d’elle tandis que les sanglots secouaient son buste.

— Tout va bien se passer, ne cessais-je de rabâcher.

Le lendemain, je trouvais une petite brune particulièrement jolie, elle courait et ses cheveux voletaient joyeusement autour de son crâne. La semaine suivante, je tenais la main à une blondinette qui savait bien mieux sauter à la corde que toutes ses amies réunies.

J’ai oublié leur prénom, à ces fillettes. J’ai oublié la sensation d’être un gamin.

J’imagine que chacun et chacune perd cette capacité en vieillissant, celle de vivre, de s’émerveiller comme un enfant, celle de croquer le monde de ses dents voraces. Les mois se travestissent en années, parce qu’on découvre tout le temps de nouvelles choses, de nouvelles copines, de nouveaux jeux. Les ennuis n’en sont pas. On les contourne facilement, on efface les problèmes de santé, même quand ils vous font de larges signes de la main de loin, vous intimant de ralentir la cadence.

Ensuite, on grandit, certains plus vite que d’autres. Des événements indicibles peuvent survenir en cours de route. La vie est un filet qui ne laisse passer entre ses mailles que très peu d’individus indemnes. En cette période, je ne déniche de chanceux nulle part. Et des reclus étriqués dans l’épuisette géante partout.

Après avoir nagé bien trop longtemps dans l’eau glaciale, je permets au vent de sécher mon corps transi en fixant les arabesques que forment les nuages. Au loin, une masse d’un gris orageux menace notre météo. Je m’habille et retourne à l’hôpital. L’ami possessif de Coline aux cheveux d’un noir de jais est encore là. La figure plongée dans ses mains, les bras en équilibre précaire sur ses genoux. Il se trouve au fond du trou. James, lui, est toujours affaissé, il récupère. Une succession de ronflements se faufile hors de sa bouche grande ouverte. En d’autres circonstances, je l’aurais gentiment bousculé et rembarré :

« Ferme ton clapet, abruti ! ». Même cette pensée n’est pas à même de m’arracher le moindre rictus.

Alors que je me dirige vers ma chaise bancale, Carrissa apparaît auprès d’une femme d’âge mûr.

— Vous serez encadrés, un accompagnement psychologique… palabre celle-ci.

J’évite avec soin les prunelles émeraude, sa propriétaire est vraisemblablement encore prise au piège de cette phase brumeuse dans laquelle rien ne semble réel. J’aimerais lui garantir que ça va passer, que bientôt la colère montera en spirales et qu’elle hurlera contre l’injustice de ce monde, y compris contre les proches qui nourrissent des intentions sincères à son encontre. Elle recherchera juste la solitude. Je voudrais lui expliquer qu’après ça les négociations rappliqueront. Et enfin, le pire instant selon moi, celui durant lequel elle se rendra compte que personne ne revient d’entre les morts. Les arrangements tomberont à l’eau. La tristesse refermera sa gueule sur sa poitrine avec ses canines létales qui entraîneront une souffrance insupportable. Il y aura le désespoir, la dépression, l’effondrement. Et après une éternité : l’acceptation, aussi possible soit-il d’accepter cette amputation.

Elle dépassera la perte, à sa façon, même s’il lui arrivera fréquemment de se réveiller le matin en oubliant de manière brève le trou dans son cœur. La réalité lui claquera de plein fouet au nez. Il faudra à nouveau se dépêtrer du gouffre sans limites, de la culpabilité lorsque, en lâchant quelques minutes du lest, son rire fusera. Elle se réprimandera :

— De quel droit suis-je heureuse ? Lui ne le sera plus jamais !

J’ai envie de lui lancer que la plaie se fermera, que seule la cicatrice ne connaît pas les affres du temps. Tu n’oublieras jamais, tu apprendras juste à vivre avec. Tu continueras certains soirs à pleurer sans pouvoir t’arrêter. Tu seras suivie, espionnée, traquée par les réminiscences, sans moyens à ta disposition pour les semer. Il te faudra être forte et t’armer de patience face à ce massacre de l’âme, un point c’est tout. En dépit de ce bon gros tas de conseils, je me détourne de son agonie sans mot dire.

Le gars aux cheveux noirs se redresse alors que je m’approche de lui. Il est sincèrement inquiet pour Coline, et totalement impliqué dans sa sécurité. Nul besoin d’y mettre les formes, il est temps d’agir, je ne peux plus rester les bras croisés.

 

 

 

Chapitre 3

« D’une utilisation imprécise, tous les mots ont perdu leur tranchant. » d’Ernest Hemingway

 

Evan

Il est en très mauvais état. En même temps, qui se porterait bien après avoir perdu tout ce sang ? Le simple fait de me trouver en face de lui éveille d’anciens sentiments. Ces reliques sont encore enchaînées à un tronc implanté dans ce que je surnomme la forêt de l’oubli… ou du déni. À croire qu’en acceptant l’invitation de Coline, j’ai également signé mon second arrêt de mort. Allez, mon gars, ce n’est pas le moment de défaillir ! Il y a bien une raison au fait que le temps s’écoule, il est censé nous distancer du passé, pas nous en rapprocher !

Une attelle maintient fermement son bras gauche contre son torse. Je tente d’ignorer sa lividité visible malgré son bronzage, elle jure si sévèrement avec le mauve de ses cernes, ce qui est plus aisé que d’omettre sa douleur. Elle régente ses traits.

Nous restons paralysés, durant d’interminables minutes, immobilisés par le poids de nos émotions. Après avoir bataillé toute la journée pour être ici, je ne suis pas fichu d’en placer une. Le manque de sommeil remet sûrement en cause mes capacités de réflexion. En tout cas, à cette cadence, les visites auront pris fin qu’on n’aura toujours pas entamé le sujet.

— Qu’est-ce que tu fous là ?

C’est à moi que Dean s’adresse, pas à l’autre. L’hostilité peine à remplacer son chagrin, même si ce n’est pas faute d’avoir essayé.

— Je suis venu te parler de… Coline.

Je regrette ces deux dernières syllabes à l’instant où un éclair de souffrance déforme son visage. Je ne porte clairement pas ce gars dans mon cœur, sauf que sa torture résonne en moi.

— Elle a disparu, me rappelle-t-il inutilement avec beaucoup de difficultés. La police a ouvert une enquête.

Il s’agite puis grimace, comme si rester alité relevait du supplice. Je sais ce qu’il veut, ça peut paraître irrationnel, mais je le veux aussi. Partir à sa recherche. Je viens tout juste de comprendre que j’ai inconsciemment sous-estimé son attachement envers Coline. Je n’ai pas douté de ses sentiments à elle, son comportement au bal était limpide. Ce n’est donc pas un amour à sens unique.

— Je souhaiterais t’aider à la retrouver, je plastronne, les dents serrées.

Dean évalue mes doigts crispés autour du barreau de son lit, à ses pieds. Je suis tendu, et ce simple état camoufle l’ampleur de ma détermination. Dommage.

— Tout comme moi.

— Bien sûr, Paco.

Le chanteur n’est pas étonné par la proposition de ce Paco, à croire qu’elle va de soi. La mienne en revanche… La suspicion et la méfiance qu’il me porte crèvent les yeux. Au moins, il ne m’a pas contredit, il prévoit bien de mener les recherches de son propre chef.

— Et pour toi, ce serait en quel honneur ? persifle-t-il. Tu ne la connais même pas !

Sa condition est lamentable, ça ne l’empêche pas de cracher cette dernière exclamation.

— J’ai conscience que deux soirées semblent dérisoires, mais je pense vraiment que Coline est quelqu’un de bien. Je veux aider. Je… je ne supporte pas de la savoir seule, quelque part, en danger… Elle mérite qu’on se batte pour sa sécurité !

Stop, arrête-toi là ! Ne lui dévoile pas ton besoin irrépressible de protéger cette inconnue et surtout évite de balbutier en sa présence, il prendrait un malin plaisir à user de ton point faible. En général, je suis plutôt doué pour observer, interpréter et me la fermer, excepté lors de cette fameuse soirée. J’ai carrément fait un topo à Coline sur mon enfance, en particulier sur le grand jardin de l’ancienne propriété de mes parents, rien que ça ! Ensuite, comme si ça ne suffisait pas, j’ai passé en revue les bons côtés de ma passion en utilisant des termes aussi ringards que bateau. Elle a assisté à ma nostalgie, et enfin j’ai par-dessus le marché perdu mes moyens devant elle. Les interactions sociales ont eu si peu d’importance ces dernières années que je ne m’étais pas retrouvé ainsi, en roue libre, depuis trop longtemps.

Durant mon moment d’égarement, Dean a soupesé le pour et le contre, légèrement influencé par les conseils de Paco.

— On ne peut refuser aucune aide extérieure, Dean.

Verdict : mes éclaircissements lui plaisent à moitié, certes, sauf que l’urgence de la situation empêchera peut-être ses émotions d’interférer. Il n’est plus seul dorénavant, c’est le principal. Il m’autorise d’un hochement de tête inflexible à fusionner mes efforts à venir aux siens. Impulsif, mais sensé.

C’est ce qui fera toute la différence avec la police. Nous ne sommes pas qualifiés pour la moindre enquête, nous détenons toutefois cette hargne dont ils ne disposent pas.

— Je suis coincé ici, balance-t-il brusquement alors que je commençais à m’accommoder de son silence.

Je le plains. Entre l’odeur de détergent, les murs grisâtres, le lieu complètement glauque et l’impuissance qui le tiraille, il n’est pas gâté. À sa place, j’aurais déjà programmé mon évasion.

— Pour combien de temps ? s’informe Paco.

— Tu connais ma mère, elle exagère les choses. Il n’y aurait que moi…

— Qu’en disent les médecins ? embraye le taciturne, imperturbable.

— Ils sont trop prudents. Je suis remis. Je vais bien.

— Tu devrais…

— Écoute ! l’interrompt-il sèchement. J’ai vu cette silhouette, cet homme, agresser Coline et l’emporter avec lui. Je ne peux pas le laisser faire. Si quelque chose devait lui arriver…

Soudain, le moniteur à sa gauche émet des intonations rapides et stridentes. C’est comme si un venin embrasait son corps. Il rejette les couvertures, et fait mine de se lever. Le plus dur pour lui reste de camoufler les contorsions de ses muscles faciaux. Paco le repousse immédiatement.

— Tu n’es pas en état.

— Coline est certainement en train de mourir à l’heure où je te parle ! Je ne peux pas continuer à me tourner les pouces !

Il ferme les paupières, les narines dilatées par l’agitation, avant de respirer profondément comme pour s’arracher à une vague de panique.

— Tu ne lui seras d’aucune utilité si tu aggraves ton cas.

— Que font les autres ? élude Dean. Carrissa est sortie de sa crise ? Elle va mieux ?

Alourdi par le désespoir, il se rencogne dans son coussin. Le silence lui répond jusqu’à ce que j’intervienne, agacé.

— Son père est mort, comment tu veux qu’elle aille ?

Je me retiens de le traiter d’abruti, car j’ai l’impression que mes paroles lui administrent une véritable décharge électrique. Je m’éclaircis la gorge, mal à l’aise.

— Tu ne savais pas ?

— Ma mère ne m’a pas averti. Comment… ?

Ses inflexions désarticulées contraignent mon attention à se focaliser sur autre chose que lui, comme les tubes qui le gardent aussi efficacement prisonnier qu’une paire de menottes. Quel imbécile ! Ses proches s’échinent évidemment à le protéger. Paco me lance d’ailleurs un regard de biais plutôt mécontent et je songe à la réaction qu’aurait eue James en pareille situation. « Te fais pas de bile, mon pote, elle est bien entourée et pour Coline on va se bouger le cul et la retrouver ! ». L’optimisme sur pattes.

— Un accident de voiture, lui apprend à contrecœur Paco. Denver est avec Robin et le… copain de Carrissa veille sur elle.

— Comment on a pu en arriver là ? Tout allait pourtant si bien et du jour au lendemain…

Il se frotte la figure d’une main, en accusant le coup. Simultanément, une infirmière surgit avec son attirail, elle nous adresse une moue irritée. De toute façon, j’en ai assez vu pour aujourd’hui. Je risquerais de perdre les pédales n’importe quand à ce stade. Il faut dire que je m’approche des quarante-huit heures d’éveil. J’achemine une vibration monocorde destinée à Paco.

— Contacte-moi dès que tu prévois de commencer les recherches.

Celui-ci acquiesce, la mine grave. Je zieute une dernière fois Dean, il est déjà amorphe. En dépit de ses protestations, l’infirmière lui a injecté un sédatif. Je file sur les chapeaux de roues. Demain, je ferai front, pour l’heure, j’aurais bien besoin d’un calmant aussi.

 

Coline

Et si un jour vous en aviez marre ? Juste une fois ?

Ça arrive à tout le monde de faiblir, l’espace d’une seconde bien solitaire. Imaginez une lassitude incommensurable née d’une situation inextricable, de celle qui vous pousse à hésiter quant à la prochaine inspiration que vous devriez prendre.

Je n’en suis pas à mon premier coup de frayeur, cependant je n’ai jamais autant désiré glisser dans des sables mouvants, m’enfoncer dans des eaux sombres. Je veux échapper à la douleur dématérialisée. Je quémande un répit, un vrai de vrai, pas une contrefaçon, pas une pause où l’on continue à entendre les tic-tac réguliers d’une aiguille un peu trop bornée. Je souhaite un de ces moments où vous vous arrêtez de respirer et où le monde entier retient son souffle pour vous.

Mais votre opinion n’est jamais source d’importance. Je le sais, car je reprends connaissance et reconnais aussitôt le plafond craquelé de la pièce dans laquelle je suis détenue. Puis je considère les bandages qui m’ont si égoïstement ramenée à la vie, hagarde. Ce n’était pas censé se produire, cette ressuscitation.

— Ne t’avise pas de réitérer ce genre de pratique, me prévient une voix habillée de pénombre.

Je tressaille et tente avec affolement de me lever, c’est impossible. Mes dernières cabrioles ont fragilisé ma cheville, mon crâne et tous les muscles susceptibles d’être sollicités me font souffrir le martyre, mes poings sont enflés, engoncés dans leurs pansements. Pour couronner le tout, chaque petit frottement sur mes avant-bras largue une salve de douleur intolérable. Alors avec des mouvements saccadés et horriblement maladroits, je m’assois à moitié et l’aspecte.

L’homme aux iris saphir est debout près des escaliers, un plateau à la main. Sur le sol de cet endroit maudit, ne demeure plus qu’une fade tache de mon sang. Les débris ont disparu. Il effectue quelques pas dans ma direction et capte de nouveau toute mon attention, je me renfonce dans un coin.

Sans un mot supplémentaire, il dépose tout un assortiment de vaisselle en plastique. Plus de verre, juste un gobelet et des couverts inutiles. On m’a offert une chance de pouvoir en finir, une seule, et je n’ai pas réussi à mourir. Maintenant, je suis condamnée à moisir ici et à endurer tout ce qu’il escompte m’infliger.

— Pourquoi est-ce que vous vous acharnez à me garder vivante ? je lui demande, malgré mon timbre crevassé et la terreur non diluée qui s’y est infiltrée.

Il entrouvre la bouche, s’accorde une minute de réflexion durant laquelle mon esprit s’affaisse sur lui-même, avant de m’esquiver :

— Tu devrais manger quelque chose.

Son ton extrêmement bas édifie une parcelle de ténèbres en mon sein. Manger ? Pour quoi faire ? Je frôle le givre de ses yeux pour finalement me concentrer sur la nourriture.

— Je n’ai pas faim.

Je mens. Et « allez vous faire voir ! », la suite logique, sauf que je n’ai pas assez de cran pour la cracher. Mon ressentiment pour cet inconnu et ma peur de lui entretiennent des liaisons dangereuses, un peu comme le soulagement d’être en vie et l’horreur face à mon échec.

Quoi qu’il en soit, il tourne les talons. Je m’alarme à mesure que le contour de ses épaules s’efface.

— Dean… il est mort, c’est ça ?

Mon agresseur suspend son avancée trois secondes d’affilée.

— Oublie ce garçon.

Ensuite, il poursuit son ascension comme si mes paroles n’avaient jamais franchi la barrière de mes lèvres. Et la trappe claque. J’essaie de décrypter la signification de ses propos, celle de son silence tenace, en vain.

Après ça, je fixe l’ampoule retenue au plafond par quelques fils électriques. Je me brûle la rétine en étreignant de mes prunelles sa pâle lumière. Depuis combien de temps n’ai-je pas contemplé le chatoiement d’un éclat naturel ? Depuis quand n’ai-je pas senti l’air frais et revigorant me caresser la figure ? Deux heures ? Une semaine ? J’ai l’impression d’avoir bataillé pour sortir d’ici pendant des jours, d’avoir tailladé mes bras durant un mois, de m’être échouée sur ce lit il y a une décennie. Et si j’ôtais un à un mes bandages pour rouvrir les plaies ? Il y a tellement d’idées ébréchées qui passent sous ma boîte crânienne et les réponses qui se terrent derrière un mutisme vicieux, elles décampent à mon arrivée et se tapissent dans les encoignures obscures de cette pièce.

En définitive, mon corps s’effondre de lui-même à côté du plateau. Je mange en attendant de dégoter une façon discrète de m’évader, si possible autrement que les pieds devant.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre 4

« Je suis mécaniquement vivant, puisque mes doigts bougent et que mes yeux clignent. Mais je suis rempli de vide. » de Mathias Malzieu

 

Evan

Carrissa ne sort plus de sa chambre depuis quarante-huit heures. La venue de sa tante n’a rien changé à ce fait. Et James passe l’intégralité de son temps avec elle. Je ne pensais pas qu’il avait ça en lui, cette capacité à idolâtrer une fille pour ses beaux yeux ainsi que son décolleté plongeant, et à la soutenir le jour suivant tandis qu’elle traverse la pire période de son existence. Elle vient de perdre son père, sans compter sa meilleure amie portée disparue. J’étais persuadé que les pleurs, la dépression et les crises d’angoisse l’effraieraient. J’aurais pourtant dû me douter qu’il tiendrait bon. Après tout, rien de toutes ces choses ne l’a découragé avec moi.

Son choix était d’ores et déjà arrêté lors du bal. Il a couché avec elle dès le premier soir et désormais il sèche ses larmes. Cette fille qui ne quitte plus son pyjama, cette fille aux cheveux désorganisés et à la mine défaite, l’a touché en plein cœur. En plein dans le mille. Son teint est terne, elle a perdu de sa superbe, néanmoins l’amour naissant qu’il couve précieusement se peint sur sa tronche. Pas besoin de délibérer, je sais qu’elle est la bonne, sans doute la seule du pays à lui correspondre.

Pour ma part, je suis obnubilé par Coline, ou plutôt par son enlèvement. Inlassable, je me répète qu’elle n’est pas morte. Lorsque c’est trop dur psychologiquement parlant, je me dis que je peux botter en touche, que je ne suis pas obligé de bousiller mon quotidien pour une étrangère qui m’a dévoyé. Hélas, rien ne peut me détourner de toute cette merde !

Nous avons déjà, avec mes acolytes du moment, passé au peigne fin chaque édifice inoccupé du centre-ville. Toujours aucune trace d’elle.

— Il faut prendre en considération toutes les fois où quelqu’un est entré sans invitation chez Coline, déclare Paco, lourdement appuyé contre la table du salon. Nous devons nous creuser les méninges au lieu de ratisser des bâtiments au hasard.

Je me redresse, provisoirement délivré de mes réflexions maussades. À force d’emmêler mes pensées, je vais me déclencher des nœuds dans la tête.

— À deux reprises, rebondit le principal intéressé. Ce n’est pas une coïncidence.

Le chef de notre brigade improvisée relève promptement le nez et décortique le regard perdu dans le vague de Dean. Celui-ci ne le remarque pas, en même temps avec tous les antidouleurs qu’on le force à ingérer, je ne sais pas comment il fait pour nous suivre. Il est assis sur le canapé, physiquement présent, ça ne va pas plus loin. Son esprit à lui aussi est porté disparu.

Nous nous sommes cantonnés au rez-de-chaussée de la maison des Buckner. Rejoindre l’étage et donc l’endroit où il s’est fait tirer dessus n’était pas envisageable, tout comme la villa de Coline. C’est à peine si Dean tient debout. Impossible pour lui de se mesurer à la myriade de souvenirs stagnant là-bas, ainsi qu’aux deux parents plongés dans la plus grande des terreurs. Celle de découvrir la photo de leur enfant qui défile à la télé, accompagnée d’une nouvelle dramatique.

La dernière fois que j’ai franchi le seuil de cette baraque, j’ai été accueilli par un père au charisme bringuebalant.La mère de Coline s’échinait à nettoyer une tache sur l’un des tapis clairs, sûrement de la bière, relique d’une soirée bien arrosée. Sa persévérance, la manière dont elle s’acharnait sur les fibres du tissu, n’avait rien à voir avec un besoin de propreté, elle était simplement contrainte de s’occuper les mains sous peine de vriller. Et quoi de mieux qu’effacer les preuves de cette malheureuse soirée ? Son mari ou ex, peu importe, me reluquait d’un drôle d’air. Ça puait la détresse entre ces murs étouffants, je ne m’y suis pas attardé et je ne compte surtout pas y retourner.

Paco se racle la gorge, gêné. Mon regard se déracine du vieux papier peint saumon. Il accapare automatiquement mon attention.

— En fait… pendant ton absence, il est revenu.

— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

Cette confession a au moins le mérite de sortir Dean de sa transe, il a réagi au quart de tour.

— Quand tu étais à Los Angeles, on a constaté… que quelqu’un continuait de pénétrer chez elle. Une nuit…

Le calme qui s’ensuit se révèle pesant, presque électrique, et d’emblée Dean le brise à l’aide d’une voix dénuée de reliefs, aussi blanche que sa peau.

— Quoi ? Pourquoi tu hésites ? Je devrais être celui qui sait tout d’elle ! Pourquoi elle ne m’a rien dit ?

Il se lève en un éclair et titube vers son ami. Simultanément, ce dernier se retourne pour le confronter. À part lâcher le dossier de la chaise contre laquelle j’étais calé, je ne bronche pas, les sens tout de même en alerte.

— Tu n’étais pas là pour elle, voilà pourquoi ! le brime Paco sans prendre de pincettes. Je ne remets pas en cause ta carrière ni tes décisions, mais tu étais absent et elle n’allait pas bien. J’avais beau la soutenir… elle me repoussait sans cesse parce que tu lui manquais. C’est pour cette raison aussi qu’elle a continué à dormir dans sa villa malgré sa porte-fenêtre qu’elle retrouvait ouverte chaque matin. Une nuit, elle a surpris un homme à l’intérieur de sa chambre… Elle a paniqué et sauté de son balcon. Si je n’avais pas été sur les lieux… elle se serait noyée dans sa propre piscine.

Je n’avais encore jamais entendu Paco aligner autant de mots en un laps de temps si restreint. Au milieu de son périple, Dean agrippe l’accoudoir du fauteuil en cuir tout près de lui, il s’y affale, les orbites un peu plus creusées. En dépit du choc que m’inspirent ces aveux, j’émets immédiatement un parallèle entre cette mésaventure et la mauvaise expérience citée par Coline au cours du bal, voilà ce qui l’empêchait de partager mon ravissement pour la nage.

— Tu aurais dû me prévenir, ou au moins appeler la police ! lui reproche Dean, les poings tremblants.

— Nous sommes allés au commissariat le lendemain. Coline a décrit un homme grand, aux cheveux poivre et sel, c’est tout ce qui a été noté.

Les arguments de Paco prévalent contre ceux de Dean. Aucun des deux garçons ne reprend la parole après ça, comme si le silence était sous notre responsabilité, et que nous devions à présent le protéger.

Bon sang ! Que veut cet homme ? Et pourquoi il aurait tendu une embuscade à Coline sous le toit des Buckner ? Comme s’il savait qu’elle finirait par se rendre chez sa voisine, comme s’il l’espionnait depuis le début…

— À moi non plus, elle ne m’a rien dit. Elle a fait allusion à une crise de somnambulisme pour expliquer son plongeon nocturne.

Des grincements retentissent au sommet de l’escalier et ponctuent cette phrase articulée en un fantôme de timbre. Carrissa apparaît, son aspect cadavérique me sidère, chaque heure qui passe semble lui asséner un énième coup. Son évolution est catastrophique, j’espère que James ou quelqu’un d’autre va finir par inverser la tendance. Car cette chute libre ne pourra pas se perpétuer. Elle descend laborieusement les marches pour se poster au pied de la dernière. Sa présence sécrète un genre de sédatif dans mon sang, et je ne suis pas le seul à ressentir cet effet, on a tous les trois l’air amorphe.

— Elle a probablement gardé le silence pour me protéger, enchaîne-t-elle, le visage inexpressif. J’ai deux suppositions. Soit cet homme savait où dénicher Coline et déclencher une entrevue parce qu’il la prenait en filature. Soit ce monstre vise ma famille et dans ce cas Coline se serait trouvée au mauvais endroit au mauvais moment. Si cette dernière hypothèse est avérée, alors c’est certainement son agresseur qui m’envoyait des menaces.

Notre interlocutrice cille à peine. Ses paupières sont aussi figées que le reste, ce qui témoigne d’une souffrance qu’elle n’est pas apte à endiguer, son corps ainsi que son esprit ont jeté l’éponge. Je musèle mon embarras et me force à ne pas gesticuler.

— Quelles menaces ?

Cette nouvelle confidence, c’est apparemment le jour des révélations, remet les pendules à l’heure. Il n’est plus question de Paco et de ses cachotteries, d’ailleurs ce dernier a spontanément repris les rênes de la conversation.

— Des feuilles volantes dactylographiées. Je les recevais chaque matin dans la boîte aux lettres, depuis quelques jours c’est le silence radio. Je ne sais pas qui en est l’auteur, lâche-t-elle d’un bloc, comme pour parer à un énième interrogatoire.

Cette intervention embue ses yeux, elle pose sur la table l’encombrant carton qu’elle garde depuis son arrivée entre ses phalanges blafardes.

— Tenez, lisez-les ! Moi je n’ai plus la force de les conserver.

Elle tourne les talons et je détourne le regard pour ne pas assister à son ascension qui ne manquera pas d’être pénible. Dean est toujours pris au piège d’une immobilité surnaturelle, seule sa paume d’Adam est agitée de soubresauts, tandis que Paco prévoit d’apostropher la nouvelle venue.

Trop tard. James, juché au sommet de l’escalier, chope la main de sa petite protégée et, sans une parole, ils disparaissent. Mon meilleur ami a laconiquement croisé la trajectoire de mes prunelles, cet échange m’a permis de capter sa résolution, sa compassion et sa patience actuelles, tout ce qu’il ne projette pas à l’accoutumée.

Personne ne moufte, et chaque seconde qui s’écoule est une seconde de perdue dans les recherches.

N’y tenant plus, je bondis vers la fameuse boîte pour l’ouvrir à la volée et découvrir les innombrables menaces. Écouter les explications de Carrissa n’a rien à voir avec cette vision-là.

Paco s’approche lui aussi pour les déchiffrer. Bon gré, mal gré, Dean se joint à nous une fois que chaque papier est disposé l’un à côté de l’autre.

On croirait un puzzle constitué d’une infinité de lettres inoffensives et colorées, formant une succession de mots anodins pour un ensemble bien affuté de phrases virulentes.

 

Coline

Il a décoré mon âme de cernes et l’a couverte de bleus. Les heures s’épuisent au compte-gouttes. C’est étrange de sentir son cœur coaguler à l’entente des secondes qui déguerpissent en accomplissant des petits pas sautillants. Ces secondes turbulentes me font souvent sursauter. J’aimerais qu’elles soient moins bruyantes, qu’elles s’évanouissent ou piquent un sprint pour que tout ça puisse enfin finir.

Les questions prolifèrent sous mon crâne, elles s’amoncellent, dissonantes au possible. Dean a-t-il survécu ? J’ai un jour affirmé que si l’avenir nous séparait, nous nous retrouverions toujours. Et si je lui avais menti ? La crise de Carrissa est-elle passée avant qu’elle ne commette un acte irréparable ? Son père s’en est-il sorti ? J’ai besoin de lèvres charnues sur les miennes, d’iris brun doré qui envelopperaient mon corps du fameux halo protecteur. Pour faire bonne figure, je berce contre mon sein la petite boule d’espoir qui chevrote de discrets encouragements.

« Je t’aime, Coline », c’est ce qu’il a proféré. Je me raccroche à cette poignée de paroles, aux sourires de mes amis, aux tendres traits de ma mère, aux propos de mon père. « Sois forte, Coline ! ».

« J’essaie, papa. J’essaie ».

Mais chaque minute est un ravin sombre, rempli d’aspérités mortelles, un enfer à traverser qui sonnera quoi qu’il en soit ma déchéance. Et j’ai peur de trébucher, il suffirait d’une seconde d’inattention pour que le sol s’installe sous ma joue et que je n’aie pas l’énergie nécessaire pour me relever.

Après le départ de l’homme, après avoir englouti le repas qu’il m’a servi, j’ai monté une liste généreuse de promesses.

— Je contacterai tous les jours mes parents, je rappellerai à mes proches que je les aime, je me mettrai plus souvent à la place des autres, je respirerai profondément avant de m’énerver, je jugulerai mon égoïsme légendaire.

Des résolutions mirobolantes à n’en plus finir. J’en suis carrément venue à chuchoter :

— Je ferai tout ce que vous voudrez, s’il vous plaît, faites-moi sortir de là !

Car c’est ainsi que nous fonctionnons lorsque nous nous retrouvons dans une situation compliquée. Nous prions, nous négocions, même quand il n’y a rien à négocier. Et ceux qui ne croient pas en Dieu n’échappent pas à la règle, ils joignent les deux mains eux aussi. Je ne sais pas vraiment ce que j’attends, un miracle vraisemblablement.

Je finis par comprendre qu’il ne se produira pas, que personne ne s’est penché sur mon berceau pour s’exclamer :

— Celle-ci, elle aura de la chance !

En effet, mon ravisseur revient à la charge. Un deuxième plateau. Un nouveau silence rythmé par deux respirations en contretemps. Des pas grinçants dans l’escalier. Une trappe qui claque. L’indéfectible solitude. Et la lumière qui s’éteint. Cette nuit, je dors à peine deux heures. Je suis déjà réveillée alors que l’ampoule s’allume. C’est la même scène qui déplie son interminable pelote de laine devant mes yeux bordés de traînées violacées.

Le plus dur, je crois, c’est de ne pas savoir ce qu’il me veut. C’est l’expectative sans frontières ni limites, la crainte de l’inconnu. Que m’a-t-il préparé ?

Viol, torture, meurtre. Ou rien.

Peut-être escompte-t-il admirer le blanchiment de mes cheveux, concourir à la disparition de ma blondeur, peut-être attend-il que ma peau se fripe.

Le rien, c’est le pire. Car dans le rien, il y a seulement le temps. Le rien est vide, il est sans pitié, impossible de se suspendre au rien. On est condamnés à flotter dans l’espace, sans gravité, sans atmosphère, sans oxygène. Sans bruit.

Uniquement des crissements effrayants, des plats fumants, une ampoule qui clignote, seize heures de lumière, huit d’obscurité, et les comptes approximatifs dans ma tête.

Juste ça.